I. Alpbach : le▶ trentième anniversaire du Forum européen
Du 22 au 26 août 1974
Je viens de déménager ◀d’▶une grande ferme du xviiie siècle que je louais depuis 27 ans — ancienne maison du garde-chasse ◀de▶ Voltaire à Ferney — dans une ferme ◀de▶ mêmes proportions et du même siècle, à 7 km ◀de▶ là, qu’il a fallu rebâtir et rien n’est prêt. J’ai 8200 livres à déballer, 80 cartons ◀de▶ manuscrits à rouvrir et à reclasser.
Des ouvriers tapent sur ma tête à coups ◀de▶ marteau, d’autres me vrillent ◀les▶ tempes à l’aide de perceuses électriques. Ceux qui ne font rien depuis des mois exigent des paiements anticipés sur leur travail à venir, mais ne s’engagent à rien, et cela provoque presque chaque jour des palabres ◀de▶ plusieurs heures.
J’envoie à Otto Molden, président du « Forum européen » ◀de▶ ◀l’▶Oesterreichisches College, un télégramme expliquant que ◀les▶ circonstances m’empêchent ◀de▶ participer au trentième anniversaire ◀de▶ ◀l’▶institution qu’il a fondée.
Trois jours plus tard, Otto Molden me téléphone ◀de▶ Vienne. Mon absence, en tant que seul orateur français est simplement impossible, s’écrie-t-il en allemand dans ◀l’▶appareil. ◀Le▶ président fédéral, ◀le▶ Chancelier, ◀le▶ Cardinal-archevêque de Vienne, trois ministres et douze ambassadeurs, plus six-cents professeurs universitaires et étudiants ◀de▶ tous ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Europe seront là pour cette plus grande fête du Collège. Il est donc impensable que…, etc.
Bref, ◀le▶ 4 septembre au matin, me voici dans ◀le▶ train vers Zurich et Innsbruck, et j’écris sur mes genoux des notes pour mon discours.
Du 4 au 7 septembre
Alpbach, Tyrol, 1000 m ◀d’▶altitude, des maisons blanches aux fenêtres ornées, des chalets bruns, une énorme église baroque, dans des pâturages ◀d’▶un vert cru, des forêts ◀de▶ sapins, et quelques petits névés enveloppant un pic rocheux à ◀l’▶extrémité sud ◀de▶ ◀la▶ vallée, vers ◀l’▶Italie. Depuis ◀la▶ libération, en 1945, ◀le▶ Collège ◀d’▶Autriche y a réuni trente sessions ◀d’▶été ◀d’▶études européennes. ◀Les▶ cours et séminaires se tenaient au début sur une terrasse ◀d’▶auberge, sur un pré, dans une salle ◀de▶ bal du seul hôtel. Depuis, Molden et ses amis1 — qui n’étaient encore, en 1945, que ◀d’▶heureux rescapés ◀de▶ ◀la▶ Résistance — ont fait construire un bâtiment accordé au style du village : ◀la▶ Maison Paula von Preradovic (romancière croate, mère d’Otto Molden) héberge ◀les▶ activités du Forum européen. Chaque été, des centaines ◀d’▶étudiants et une cinquantaine ◀de▶ professeurs étudient notre Europe en trois ou quatre langues et une douzaine ◀de▶ disciplines. ◀L’▶atmosphère intellectuelle est ◀d’▶une alpestre alacrité. Tous ◀les▶ problèmes ◀de▶ pointe, réels ou à ◀la▶ mode, sont traités par ◀de▶ très hautes autorités : Schrödinger, prix Nobel ◀de▶ physique, Franz von Hayek, prix Nobel ◀d’▶économie, Salvador de Madariaga, Ernst Bloch, et des professeurs « dans ◀le▶ vent », ◀de▶ Theodor Adorno à Étiemble, ◀de▶ Karl Popper à Alain Touraine y ont souvent dirigé des groupes ◀d’▶études. Arthur Koestler, séduit par ◀le▶ climat intellectuel autant que par ◀la▶ beauté du lieu, s’y est fait bâtir une belle maison paysanne. Dans ◀la▶ piscine communale, ministres et diplomates se mêlent aux jolies nageuses, et ◀le▶ barman du Böglerhof vous sert ce qu’on appelle ici un « Geist », et qu’on nomme calvados en Normandie, pflümli en Alsace, et sliwovicz en Croatie.
Citoyen ◀d’▶honneur ◀de▶ cette communauté, depuis 1952, très conscient des services rendus à ◀la▶ cause européenne par ◀le▶ Collège autrichien, et ◀de▶ mes devoirs à son égard, je passe une partie ◀de▶ ◀la▶ nuit à me préparer.
◀Le▶ thème que ◀l’▶on m’a proposé : Trente années ◀d’▶évolution culturelle en Europe, en relation avec ◀l’▶idée ◀d’▶union européenne est ◀le▶ type même du sujet impossible à traiter : c’est ce qu’il me faudra dire d’abord, mais ce n’est guère intéressant en soi. Plus instructif sera ◀de▶ contraster ◀les▶ efforts pour ◀l’▶Europe déployés depuis 30 ans par nos instituts universitaires ou privés, et ◀l’▶évolution généralement antieuropéenne ◀de▶ ◀la▶ culture en Europe durant ◀le▶ même temps.
C’est ce que je tenterai ◀de▶ faire ◀le▶ lendemain matin, lorsqu’après ◀la▶ messe solennelle et ◀le▶ sermon « européen » du cardinal König, ◀l’▶assemblée, président fédéral en tête, se sera transportée dans ◀la▶ maison Paula von Preradovic.
◀La▶ culture en Europe et pour ◀l’▶Europe depuis trente ans
(texte reconstitué et résumé d’après mes notes)
Ce lieu, et tant de visages qui m’entourent, me rappellent quelques-unes des plus belles heures ◀de▶ notre lutte commune pour ◀l’▶Europe fédérée. Je ne vous ferai pas ◀le▶ discours ◀d’▶un ancien combattant, mais bien ◀d’▶un militant ◀de▶ ◀l’▶Europe qui, tel ◀le▶ John Paul Jones de la Guerre d’Indépendance, s’écrie au cœur ◀d’▶un combat en retraite, alors qu’on ◀le▶ somme ◀de▶ se rendre : « J’ai à peine commencé à me battre ! »
◀De▶ quoi sommes-nous partis au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre ? Qu’avons-nous réussi ou raté ; et que devons-nous faire aujourd’hui pour demain ?
Lors des grands congrès européens — Montreux, La Haye, Bruxelles, Westminster et Lausanne, au cours des manifestations culturelles à incidences politiques — ou ◀l’▶inverse — comme celles dont ◀le▶ Forum ◀d’▶Alpbach fut l’un des premiers exemples, un consensus général s’est dégagé : ◀l’▶Europe que nous voulons unir n’est pas d’abord une expression géographique, ou économique, et encore moins militaire, mais une manière ◀de▶ vivre, ◀de▶ sentir ◀le▶ monde, et ◀de▶ juger ◀les▶ rapports humains — donc une culture, au sens ◀le▶ plus large du terme.
Il serait vain ◀de▶ rêver ◀d’▶union là où n’existe pas ◀d’▶unité préalable sur quoi bâtir. Il faut faire ◀l’▶union politique pour préserver ce mode de vie et cette culture qui sont ◀les▶ raisons ◀d’▶être ◀de▶ ◀l’▶Europe. Et il faut restaurer ◀l’▶unité culturelle si ◀l’▶on veut que ◀l’▶union politique devienne possible. ◀Les▶ deux actions sont ◀les▶ aspects ◀d’▶un seul et même processus historique dont nous sommes ◀les▶ agents responsables.
À partir de cette plate-forme commune, nous avons travaillé pour ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, avec des résultats plus qu’honorables.
Lors de ◀la▶ Conférence européenne ◀de▶ ◀la▶ culture (Lausanne, 1949), nous nous voyons en situation ◀de▶ misère : manque ◀de▶ papier partout, Bach introuvable en Allemagne, Debussy en France ; barrières douanières paralysant ◀les▶ échanges culturels ; nationalisation ◀de▶ ◀la▶ recherche scientifique ; censure politique ; étatisation ◀de▶ ◀la▶ vie intellectuelle dans un tiers des pays ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Devant cette situation, courant au plus pressé, ◀la▶ conférence ◀de▶ Lausanne a voté 23 résolutions dont 21 ont été réalisées. Quelques exemples.
À l’instar de foyers ◀d’▶enseignement du type ◀d’▶Alpbach — ◀le▶ plus ancien — et du Collège ◀d’▶Europe à Bruges, 37 Instituts universitaires ◀d’▶études européennes ont été créés, puis réunis en une association, ◀l’▶AIEE. Cela représente une somme énorme ◀de▶ recherches, ◀de▶ publications, ◀de▶ conférences, ◀de▶ diplômes et ◀de▶ thèses. Mais pour autant, bien sûr, ◀l’▶Europe n’est pas faite.
Un problème urgent se pose à ◀l’▶Europe dans ◀les▶ années 1946-1950 : ◀l’▶exode des cerveaux, en physique atomique notamment. ◀La▶ conférence ◀de▶ Lausanne propose ◀la▶ création ◀d’▶un Laboratoire européen ◀de▶ recherches nucléaires. ◀Le▶ 12 décembre 1950, sept pays dressent ◀les▶ plans du CERN, qui occupe aujourd’hui 4500 personnes. Nos physiciens pourront rester Européens, mais ◀l’▶Europe, pour autant, n’est pas faite.
◀Les▶ manuels ◀d’▶histoire, créant et entretenant ◀les▶ nationalismes, ont rendu possibles nos guerres, surtout celle ◀de▶ 1914. Il faut ◀les▶ réformer. Plusieurs colloques ◀d’▶historiens et un institut spécialisé, à Braunschweig, s’y consacrent avec un succès considérable : ◀la▶ plus grande partie des mensonges officiels entretenant ◀la▶ haine entre nos peuples ont été effacés. C’est beaucoup pour ◀la▶ paix — mais ◀l’▶Europe pour autant n’est pas faite.
Dans ◀les▶ années 1950, il était difficile ◀de▶ faire passer ◀le▶ moindre article sur ◀l’▶Europe dans ◀la▶ grande presse. Quand ◀le▶ mot « Europe » était imprimé, on pavoisait ! Plusieurs Agences européennes ◀de▶ presse ont été créées pour diffuser non seulement des informations mais aussi des articles rédigés par une vingtaine des meilleurs chroniqueurs du Continent. Succès total : ◀les▶ agences ont été dissoutes l’une après l’autre, parce que toute ◀la▶ presse ne parlait plus que ◀de▶ ◀l’▶Europe — ◀de▶ cette Europe qui pourtant n’est pas faite.
Convaincus comme nous ◀l’▶étions tous que ◀l’▶Europe devait se faire d’abord dans ◀les▶ esprits et constatant que ◀les▶ esprits étaient faits à ◀l’▶École, par ◀les▶ maîtres du primaire et du secondaire surtout, nous avons pensé que c’était sur ces maîtres qu’il fallait agir. ◀D’▶où ◀la▶ Campagne ◀d’▶éducation civique européenne, qui groupe pour une action commune ◀les▶ diverses associations ◀d’▶enseignants militant pour ◀la▶ fédération ◀de▶ nos peuples, et qui a pour objectifs non pas ◀d’▶enseigner ◀l’▶Europe comme une matière nouvelle s’ajoutant à des programmes déjà surchargés, mais ◀d’▶obtenir que ◀l’▶histoire, ◀la▶ géographie, ◀l’▶économie, ◀les▶ langues, etc., soient enseignées dans un esprit européen. Beaucoup dépend du succès ◀de▶ cette campagne, et ◀de▶ son élargissement prochain grâce à ◀l’▶intervention massive ◀de▶ ◀la▶ CEE…
Je n’ai cité que quelques exemples ◀d’▶actions pour ◀l’▶Europe au plan culturel initiées par des organismes privés, avec trop peu ◀d’▶appui des gouvernements, et sur ◀la▶ base ◀de▶ dévouements, voire ◀de▶ sacrifices personnels. Tous ou presque sont des exemples ◀de▶ succès, parfois complets, et cela dans un domaine décisif pour ◀l’▶union fédérale. Et pourtant ◀l’▶Europe n’est pas faite. Pourquoi ?
À mon avis, pour deux raisons :
1. ◀La▶ mentalité politique des Européens, celle des gouvernants et celle des peuples, n’a pas été transformée. ◀Le▶ concept napoléonien ◀d’▶État-nation, souverain comme un monarque ◀de▶ droit divin dans ses frontières, reste intangible et sacré. ◀Le▶ motif ◀de▶ ◀la▶ Puissance collective continue ◀de▶ primer partout sur ◀le▶ motif ◀de▶ ◀la▶ Liberté personnelle.
Nos efforts pour ◀l’▶Europe sur le plan culturel ont sauvé pratiquement ◀la▶ culture dans certains secteurs, mais n’ont pas déclenché ◀la▶ mutation nécessaire, ni dans ◀les▶ masses, ni dans ◀les▶ élites intellectuelles et politiques.
2. ◀La▶ culture créatrice, spontanée, non liée à ◀la▶ conjoncture politico-économique du continent, s’est développée dans ◀le▶ même temps contre ◀l’▶Europe.
Prenez ◀les▶ trois grandes écoles qui ont dominé ◀la▶ scène culturelle depuis trente ans.
◀La▶ « Philosophie ◀de▶ ◀l’▶Existence » issue ◀de▶ Kierkegaard et ◀de▶ Heidegger, dont s’inspiraient ◀les▶ mouvements personnalistes des années 1930 à 1940, qui ont débouché dans ◀le▶ mouvement fédéraliste européen des années 1950, semblait promise voire vouée à une action européenne. Et en effet, J.-P. Sartre, chef ◀de▶ ◀la▶ nouvelle école dite « existentialiste » au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre, me donnait en 1949, pour ◀la▶ conférence ◀de▶ Lausanne, un texte où il affirmait que ◀la▶ culture française n’avait ◀d’▶autre avenir que dans et par ◀la▶ culture ◀d’▶une Europe politiquement unie. Dix ans plus tard, tout a changé. Sartre préfaçant un livre ◀de▶ Frantz Fanon contre ◀le▶ colonialisme, demande que ◀l’▶on « tire à vue » sur tout Européen qui se présenterait en Afrique. Il se peut qu’il y ait là une contribution à ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais elle serait, au mieux, très indirecte, exagérément « dialectique »a.
◀L’▶École ◀de▶ Francfort, freudo-marxiste (Adorno, Horkheimer, Habermas, Marcuse), n’est certes pas antieuropéenne par principe, au départ. Mais il se trouve, par accident je crois, qu’elle devient ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀la▶ révolte estudiantine des années 1966 à 1968, ◀de▶ Berkeley à Prague, ◀de▶ Berlin à Madrid, et finalement à Paris en mai 1968. Or, si « Mai 68 » a ébranlé un régime nationaliste, il n’en est rien résulté ◀de▶ constructif pour ◀l’▶Europe. Toutes ces jeunes énergies déchaînées se sont épuisées en slogans clamés sur des barricades désespérément anachroniques. Quant au discours marcusien, il favorise plutôt ◀le▶ désengagement que ◀l’▶intervention politique des jeunes.
◀Le▶ structuralisme enfin, dans ◀les▶ années 1960 à 1970, avec pour vedettes ◀les▶ linguistes Jakobson et Chomsky aux USA, et en Europe ◀l’▶ethnographe Claude Lévi-Strauss, ◀l’▶essayiste Michel Foucault, et ◀le▶ psychanalyste Lacan, tend à substituer des structures à ◀l’▶homme, et ne tient aucun compte ◀de▶ ◀la▶ personne, « pauvre trésor » raillé par Lévi-Strauss : il s’oppose donc diamétralement à toutes ◀les▶ traditions dont ◀la▶ convergence historique a fait ◀la▶ culture ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Idéologie commune à ces trois écoles : ◀la▶ mort ◀de▶ Dieu.
Dès 1880, Nietzsche avait annoncé ◀la▶ mort ◀de▶ Dieu : c’était pour lui un événement ontologique, essentiellement tragique. On a ressorti ◀l’▶idée sous forme de slogan dans ◀les▶ années 1940 et 1950, et ce n’était souvent qu’une manière « dramatisée » ◀de▶ justifier une incroyance des plus banales, ou politiquement opportune. Un peu plus tard, des écrivains ont cru pouvoir en tirer ◀la▶ conclusion que si Dieu est mort, ◀l’▶homme aussi. Mais qu’est-ce à dire ? Si c’était vrai, qui serait là pour ◀le▶ dire ? Et par quel improbable privilège posthume ?
◀Les▶ structuralistes, en ce point, déclarent que ◀l’▶homme n’existe pas, n’est qu’illusion, « constituée » au xviiie siècle. ◀Le▶ sujet humain se voit proprement évacué. Il n’y a donc plus rien du tout, ni Dieu, ni homme, ni sujet, ni drame, il n’y a plus que des livres — mais pourquoi signés ? Ce qui prouve que ◀le▶ phénomène ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Dieu et ◀de▶ ◀l’▶homme n’est en fait qu’une manière ◀de▶ parler, ou plus exactement : ◀d’▶écrire.
En même temps se répand dans ◀le▶ grand public une crédulité sans limites devant « ◀la▶ science », ◀la▶ Technologie, ◀les▶ Experts, et ◀le▶ Sacré national, glorifié notamment lors des jeux Olympiques, mais qui justifie avant tout ◀les▶ dépenses militaires et ◀les▶ centrales nucléaires.
◀D’▶où ◀l’▶impression générale que ◀l’▶homme ne peut rien sur ◀l’▶évolution générale, que ◀les▶ États font tout, que ◀l’▶avenir n’est pas notre affaire, mais celle des ordinateurs.
Où sont ◀les▶ grands écrivains, ◀les▶ grands philosophes, ◀les▶ grands artistes, dans ce drame ? En fuite devant toute responsabilité civique ; dans ◀l’▶anti-Europe où se retrouvent nationalistes et staliniens impénitents ; ou dans ◀l’▶ambiguïté, comme Malraux qui déclare à des jeunes gens, en 1967, que « ◀la▶ tâche ◀la▶ plus importante du siècle, c’est ◀de▶ faire ◀l’▶Europe », mais qui répète, d’autre part, à vingt reprises, que ◀le▶ phénomène dominant du xxe siècle, c’est ◀la▶ nation — ce qui est bien vrai, mais ◀l’▶est autant, et dans ◀le▶ même sens, du cancer…
Je vous dirai maintenant mes raisons ◀de▶ croire à ◀la▶ venue ◀d’▶un renouveau européen.
◀Les▶ renouveaux ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ ◀la▶ vie politique en Europe sont produits par ◀l’▶action imprévue ◀de▶ facteurs extérieurs à ◀la▶ dialectique des concepts. Exemples :
— ◀la▶ culture antique, bouleversée par ◀le▶ christianisme, religion importée du Proche-Orient ;
— ◀la▶ culture et ◀la▶ cosmographie du Moyen Âge bouleversées par ◀la▶ découverte du Nouveau Monde ;
— ◀la▶ culture ◀de▶ ◀la▶ société absolutiste et ◀la▶ philosophie européenne bouleversées par ◀la▶ Révolution française, puis par ◀la▶ révolution industrielle.
◀L’▶action extraculturelle imprévue qui est en train de bouleverser ◀la▶ conjoncture culturelle et politique, c’est ◀la▶ crise ◀de▶ ◀l’▶environnement et ◀de▶ ◀l’▶énergie, qui s’est déclarée dès 1973, et qui nous ramène avec ◀la▶ force ◀de▶ ◀la▶ nécessité à ◀l’▶idée ◀de▶ limite (qui a fait ◀la▶ cité grecque) et à ◀la▶ notion ◀de▶ communauté seule capable ◀de▶ restaurer ◀la▶ Cité européenne.
◀La▶ double crie écologique-énergétique dont nous prenons conscience tardive, comme toujours, nous ramène à ◀l’▶idée ◀d’▶une société à la fois locale et universelle, sur ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀la▶ culture européenne.
Cette culture en laquelle coexistent des sources aussi diverses que ◀la▶ Grèce, Rome et Jérusalem, ◀le▶ christianisme, ◀le▶ germanisme et ◀le▶ celtisme, s’est formée à partir de foyers locaux (cités italiennes, flamandes, rhénanes, espagnoles, provençales, hanséatiques) du Moyen Âge et ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, et par ◀de▶ grands courants ou styles continentaux (roman, gothique, baroque, réaliste, symboliste, surréaliste, etc.). Aucune culture vivante ne s’est formée à partir de ◀l’▶État-nation. Toute culture typiquement européenne résulte du jeu dialectique du local et ◀de▶ ◀l’▶universel, ◀de▶ ◀l’▶atelier ◀d’▶un maître et ◀d’▶un style européen, ◀de▶ ◀la▶ paroisse et ◀de▶ ◀l’▶Église « catholique ».
Nous devons vouloir une société qui traduise cette formule génétique ◀de▶ ◀la▶ culture européenne.
Petites unités régionales, grands ensembles continentaux : dans ◀les▶ deux cas, ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶État-nation est dépassée.
Grâce à ◀la▶ crise ◀de▶ ◀l’▶environnement et à ◀la▶ prise de conscience écologique qui ont marqué ces dernières années, ◀les▶ Européens sont en train de découvrir ◀le▶ vice ◀le▶ plus profond ◀de▶ ◀l’▶État-nation centralisé : il a tué ◀les▶ communautés locales, seules capables ◀de▶ se défendre contre ◀les▶ industries polluantes. À cause de sa doctrine simpliste (jacobins et Napoléon), ◀de▶ ◀l’▶effacement systématique des pouvoirs régionaux devant ◀le▶ seul pouvoir des bureaux concentrés dans une capitale tyrannique et lointaine. ◀De▶ ce mal peut sortir ◀la▶ renaissance ◀de▶ ◀l’▶idée ◀de▶ fédération.
Refaire ◀la▶ culture ◀de▶ ◀l’▶Europe et faire une Europe fédérale, conjointement, suppose ◀la▶ restauration ◀de▶ communautés réelles parmi nous.
Elles seront d’abord spirituelles (◀l’▶immense rassemblement ◀de▶ jeunes qui se réalise ces jours-ci autour de ◀la▶ communauté œcuménique ◀de▶ Taizé en est ◀l’▶exemple). Mais ◀l’▶homme ne vit pas ◀de▶ ◀l’▶esprit seulement. Il faut recréer des communautés ◀de▶ tous ordres : municipales et régionales, professionnelles et culturelles, ethniques mais surtout politiques, et donc déterminées par ◀l’▶avenir plus que par ◀le▶ passé. Et d’abord, instaurer ◀le▶ sens communautaire dans ◀les▶ esprits. Dans cette vue trois propositions ◀d’▶action concrète, culturelles tout autant que politiques, et ◀l’▶inverse.
1. ◀Les▶ Anglais ont gagné leurs batailles sur ◀les▶ prairies ◀d’▶Eton. ◀Le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶an 2000 se joue dans nos écoles. J’ai parlé ◀de▶ ◀la▶ Campagne ◀d’▶éducation civique européenne, lancée par ◀le▶ CEC, et que ◀la▶ CEE se propose ◀de▶ reprendre avec des moyens financiers décuplés. Je voudrais préciser ma doctrine sur ce point.
◀L’▶enseignement depuis 1880-1885 (création ◀de▶ ◀l’▶instruction publique obligatoire dans nos pays) est basé sur ◀l’▶État-nation : histoire, géographie, économie sont enseignées à partir de ◀l’▶État où ◀l’▶on est né. ◀Le▶ nationalisme antieuropéen nous est donc inculqué dès ◀l’▶école primaire. Je propose ici une réforme profonde : que tout ◀l’▶enseignement parte ◀de▶ ce qui est ◀le▶ plus proche de ◀l’▶enfant : commune, région (souvent à cheval sur une frontière). Et ◀de▶ là, on passera à ◀l’▶ensemble européen et au Monde. Cette réforme aurait pour effet ◀de▶ rendre toute naturelle ◀l’▶idée ◀de▶ fédération européenne à partir des régions.
2. Sciences : je propose qu’on reprenne ◀le▶ projet que j’avais suggéré en 1958, ◀d’▶un Conseil européen ◀de▶ ◀la▶ recherche, qui aurait ◀la▶ charge ◀de▶ sauvegarder une sorte ◀d’▶équilibre écologique entre ◀les▶ branches ◀de▶ recherches, et ◀d’▶éviter notamment ◀les▶ recherches en relations directes avec ◀les▶ armements, ◀la▶ puissance militaire ou ◀le▶ prestige national.
3. Enfin, je demande que ◀la▶ science politique se consacre à ◀la▶ critique ◀de▶ ◀l’▶État-nation, origine des pires maux du monde moderne et qu’au-delà ◀de▶ cette formule périmée — mais encore si puissante, voire écrasante — ◀les▶ politologues retrouvent ◀le▶ courage ◀d’▶inventer ◀de▶ nouvelles formules ◀d’▶association et ◀d’▶administration publique.
Car ◀la▶ recherche et ◀l’▶invention ◀d’▶une société fondée sur ◀les▶ pouvoirs locaux et sur ◀la▶ participation civique, peut seule fonder ◀l’▶union européenne et restaurer ◀les▶ bases communautaires dans lesquelles ni culture vivante ni fédération ne sont possibles.
Dernière remarque. Je voudrais qu’il soit bien compris que ◀l’▶Europe que nous voulons n’est pas une superpuissance ni un super État-nation, et n’a pas pour fin ◀l’▶instauration ◀d’▶un nouvel empire. Mais qu’elle a au contraire pour finalité ◀la▶ création ◀d’▶un cadre communautaire favorisant ◀le▶ libre épanouissement des personnes et des groupes.
◀Le▶ but ◀de▶ ◀l’▶Europe, ce n’est pas ◀la▶ puissance, mais ◀la▶ personne et ◀la▶ communauté, sans lesquelles ◀la▶ personne ne saurait s’accomplir.
◀Le▶ but ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est chacun ◀de▶ nous. C’est chacun ◀de▶ nos groupes, c’est chacune ◀de▶ nos communautés. Je répéterai donc ici ◀la▶ devise fédéraliste ◀de▶ mon pays : un pour tous, tous pour un — et pour ◀l’▶occasion qui nous réunit ce matin, je ◀la▶ traduirai ainsi :
Alpbach für Europa, Europa für Alpbach !
Sir Karl Popper, qui exerce une influence considérable sur ◀le▶ monde universitaire anglo-saxon et ◀les▶ savants occidentaux tant soit peu soucieux ◀de▶ critiquer leur propre attitude scientifique2, esquissa ensuite un tableau des conflits épistémologiques dans ◀les▶ mathématiques et ◀la▶ physique depuis 30 ans ; Otto Wolf von Amerongen, président ◀de▶ ◀la▶ Journée ◀de▶ ◀l’▶industrie allemande, parla ◀d’▶économie en pessimiste réfléchi. Et ◀le▶ président fédéral conclut, en fin ◀d’▶après-midi, par une très belle méditation sur ◀la▶ mesure et ◀les▶ limites ◀de▶ ◀l’▶action politique.
◀Le▶ soir, feux ◀d’▶artifices, danses au village, « revue » très bien enlevée sur trente ans ◀de▶ Collège.
J’ai étudié ◀les▶ listes des participants aux séminaires, groupés cette année autour du thème Idee und Wirklichkeit, et qui traitaient ◀de▶ « Morale et Connaissance », ou ◀de▶ « Liberté et justice », des limites ◀d’▶un modèle formel ou ◀de▶ ◀l’▶hérédité des connaissances acquises…
Et j’ai noté que dans deux séminaires, un quart des étudiants étaient ◀les▶ fils et filles des fondateurs du Forum européen. Petite observation lourde ◀d’▶enseignements évidemment contradictoires : ◀l’▶idée européenne se transmet, c’est très bien, mais si elle consistait à faire ◀l’▶Europe dans ◀l’▶espace ◀d’▶une génération, qu’est-ce au juste qui s’est transmis ? ◀L’▶idée elle-même ou son échec — jusqu’ici ?