II. Strasbourg : la deuxième table ronde du Conseil de l’Europe (« Promesses du xxe siècle »)
Du 18 au 22 septembre 1974
À l’▶automne ◀de▶ 1953, j’avais été appelé à présider la première table ronde du Conseil de l’Europe. Elle réunissait à ◀la▶ villa Aldobrandini puis au Capitole ◀de▶ Rome, des publicistes, écrivains et professeurs ◀de▶ tous ◀les▶ pays membres du Conseil de l’Europe, autour ◀d’▶un groupe ◀de▶ six « Sages » : Alcide de Gasperi, Robert Schuman, Arnold Toynbee, ◀l’▶ambassadeur E. van Kleffens, ◀le▶ prof. Eugen Kogon, et ◀le▶ Dr Einar Löfstedt, recteur ◀de▶ ◀l’▶Université ◀de▶ Lund.
Une seconde session devait se tenir à Strasbourg deux ans plus tard, pour approfondir ◀les▶ résultats ◀de▶ la première, avec ◀la▶ collaboration ◀de▶ philosophes tels que Gabriel Marcel, ◀de▶ linguistes tels que Alf Sommerfeldt, ◀d’▶historiens — Franco Valsecchi, Max Beloff —, ◀d’▶économistes — Peter Wiles, A. Doucy, Sir Oliver Franks — et ◀de▶ physiciens tels que Lew Kowarski et W. Groth. ◀Le▶ prof. Max Beloff, ◀d’▶Oxford, fut chargé ◀de▶ condenser en un volume ◀la▶ substance des débats et ◀les▶ conclusions des deux sessions3.
Au début ◀de▶ 1974, pour marquer son vingt-cinquième anniversaire, ◀le▶ Conseil de l’Europe eut ◀l’▶heureuse idée ◀de▶ réunir une deuxième table ronde, et ◀d’▶en confier ◀l’▶organisation à M. Y. Rodrigues, conseiller diplomatique du Secrétaire général.
Une masse impressionnante ◀de▶ rapports, notes et documents préparatoires, fut élaborée et distribuée aux participants ◀de▶ mai à septembre. ◀La▶ session — unique cette fois-ci — s’ouvrit dans ◀l’▶amphithéâtre du palais des droits de l’homme, à Strasbourg, ◀le▶ 19 septembre.
Dans ◀l’▶hémicycle réservé ◀d’▶ordinaire aux juges siégeaient ◀les▶ douze membres ◀de▶ ◀la▶ table ronde4. Devant eux, une vingtaine ◀de▶ rapporteurs, experts, et représentants ◀d’▶organismes européens et internationaux.
◀Le▶ public était limité aux diplomates accrédités auprès du Conseil de l’Europe et à une trentaine ◀de▶ correspondants des principaux journaux européens.
Dès ◀l’▶ouverture, ◀le▶ secrétaire général devait situer en quelques mots ◀les▶ objectifs ◀de▶ ◀la▶ table ronde et en expliquer ◀le▶ titre :
En élaborant ◀le▶ programme des manifestations commémoratives du XXVe anniversaire du Conseil de l’Europe nous avons pensé qu’il fallait non seulement évoquer ◀les▶ souvenirs du passé mais aussi susciter des espoirs pour ◀l’▶avenir ; non seulement nous donner — comme nous ◀l’▶avons fait ◀le▶ 5 mai — un air ◀de▶ fête, assombri il est vrai par ◀le▶ grand deuil ◀de▶ ◀la▶ France, mais aussi un moment ◀de▶ méditation comme en ont ◀les▶ montagnards à chaque palier ◀de▶ leur ascension.
Nous ◀l’▶avions fait il y a vingt ans en réunissant six Européens parmi ◀les▶ plus prestigieux pour évoquer ◀la▶ culture européenne à la fois une et diverse. Nous ◀le▶ faisons à nouveau pour réfléchir aux problèmes ◀de▶ civilisation qui assaillent ◀les▶ Européens dans leur désir presque contradictoire ◀de▶ changement et ◀de▶ sécurité, ◀de▶ justice sociale et ◀de▶ liberté individuelle ; ◀de▶ solidarité et ◀de▶ pluralisme des choix.
Jamais peut-être ◀la▶ vocation du Conseil de l’Europe ◀de▶ défendre ◀les▶ droits et libertés individuelles, et ◀d’▶œuvrer pour un humanisme ◀de▶ développement, n’a été plus évidente et plus nécessaire qu’aujourd’hui où, dans ◀le▶ grand ébranlement ◀de▶ nos valeurs et ◀de▶ nos traditions, nous pressentons ◀l’▶apparition ◀d’▶un monde nouveau. Parce que nous croyons qu’il faut faire confiance à ◀l’▶homme et que ◀le▶ bonheur ne vient pas à ceux qui ne ◀l’▶appellent pas ◀de▶ toutes leurs forces. Parce que nous croyons qu’une civilisation comme ◀la▶ nôtre ne se renie pas mais qu’elle se dépasse, parce que nous voulons que ◀l’▶homme fasse usage des machines et des inventions que nul ne peut et ne doit empêcher ◀de▶ suivre leur cours, nous avons proposé ◀d’▶appeler cette rencontre ◀La▶ Promesse du xxe siècle.
Ainsi que ◀le▶ secrétaire général ◀le▶ rappela, aucun discours n’était prévu, à ◀l’▶exception ◀de▶ celui qu’il m’avait prié ◀de▶ prononcer pour inaugurer ◀les▶ travaux ◀de▶ cette deuxième table ronde et ◀la▶ relier à la première.
Voici mon texte, légèrement abrégé.
◀La▶ personne comme fondement des valeurs européennes
La première table ronde, tenue à Rome en 1953, s’était demandé : ◀d’▶où vient ◀l’▶Europe, et sur quelles bases ◀d’▶unité culturelle édifier son union politique ? La deuxième table ronde, que nous inaugurons, se demande plutôt : où va ◀l’▶Europe ? et plus exactement : où voulons-nous qu’elle aille ?
Si ◀les▶ deux Tables rondes diffèrent visiblement, c’est moins encore par ◀le▶ sujet — héritage dans un cas, promesse dans l’autre — que par ◀le▶ climat qui ◀les▶ baigne. La première souhaitait approfondir en réflexion morale et culturelle ◀les▶ efforts pour ◀l’▶union que nos gouvernements se disposaient à faire porter principalement sur une construction économique, dont on croyait qu’elle devait entraîner des effets politiques, mais c’est ◀l’▶inverse qui s’est produit. Celle ◀d’▶aujourd’hui veut affronter les premières manifestations ◀d’▶une crise mondiale que tous ◀les▶ augures nous annoncent, et voici ◀le▶ paradoxe ◀de▶ notre situation : si nous refusons ◀de▶ ◀les▶ croire, donc ◀d’▶agir à l’encontre des destins qu’ils ont calculés, alors ◀le▶ pire deviendra sûr. (Situation moins nouvelle dans ◀l’▶Histoire qu’on ne ◀le▶ pense : c’est celle du peuple juif devant ses grands prophètes !)
Pour tout dire ◀d’▶un mot : entre la première table ronde et celle ◀d’▶aujourd’hui, expliquant tout ce qui ◀les▶ rend différentes, il y a eu ◀le▶ fameux Rapport au club de Rome.
Mais ceci dit pour désigner par un symbole ◀la▶ nature des changements survenus dans notre approche du phénomène européen, reconnaissons qu’il y a eu, aussi, ◀la▶ carence totale ◀de▶ réalisations ◀de▶ notre union politique. Or, ◀la▶ cause ◀de▶ cette carence est en interaction précise avec ◀les▶ causes ◀de▶ ◀la▶ crise mondiale, dont ◀le▶ Rapport au club de Rome décrivait ◀les▶ symptômes matériels et ◀le▶ syndrome fondamental : celui ◀de▶ ◀la▶ croissance illimitée. ◀La▶ crise mondiale, et ◀la▶ carence politique des Européens s’originent l’une et l’autre dans nos attitudes devant ◀la▶ Nature et ◀l’▶État, dans ◀l’▶échelle des valeurs réglant nos choix concrets, dans ◀les▶ finalités dont ces valeurs sont en définitive ◀les▶ moyens.
◀De▶ la première table ronde sont nés, nous dit un document récent émanant du Conseil de l’Europe, « ◀la▶ Convention ◀de▶ coopération culturelle et ◀le▶ programme du Conseil en matière ◀d’▶éducation et ◀de▶ culture ». Je crois qu’il serait juste ◀d’▶ajouter à ces dispositions techniques ◀la▶ diffusion discrète, mais efficace en profondeur, ◀de▶ quelques « lieux communs » européens qui ont sans doute orienté ◀l’▶action ◀d’▶hommes politiques tels que ◀De▶ Gasperi, Robert Schuman, Paul-Henri Spaak, pour ne citer que ◀les▶ plus évidents et ceux que j’ai ◀le▶ mieux connus. Ce n’est pas rien, mais il faut bien admettre que cela n’a pas suffi pour « faire ◀l’▶Europe ».
◀De▶ cette deuxième rencontre, que devons-nous attendre ? Face à ◀la▶ crise mondiale née ◀de▶ nos œuvres, à nous Européens inventeurs des machines, du DDT et ◀de▶ ◀la▶ bombe atomique, nous avons à trouver comment réorienter toute ◀l’▶aventure occidentale ◀de▶ ◀l’▶homme, afin d’éviter ◀les▶ désastres écologiques, civiques et génétiques auxquels conduit nécessairement une société ◀de▶ Production massive, ◀de▶ Publicité manipulatrice, ◀de▶ Pouvoir militaire et ◀de▶ Profit monétaire, un cinquième P, ◀le▶ Plutonium mortel des centrales à fission, venant fermer avec une logique infernale (◀le▶ nom ◀l’▶indique et ce n’est pas un hasard) ce « Pentagone ◀de▶ ◀la▶ Puissance » ou mieux : ◀de▶ ◀l’▶obsession ◀de▶ Puissance que nous décrit Lewis Mumford et que je n’ai cessé ◀de▶ dénoncer depuis que je m’occupe ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Nous voici, nous ◀les▶ Douze invités à ◀la▶ Table — et vous tous qui entrerez, je ◀l’▶espère, dans ◀le▶ débat — aux prises avec une question simple tout au moins dans son énoncé : Quelle société rénovée voulons-nous, nous autres « bons Européens » — comme disait Nietzsche — au nom de quelles valeurs, et en vue de quelles finalités ?
En nous posant cette énorme question, en nous demandant ◀d’▶y réfléchir en quelque sorte publiquement, et puis ◀de▶ déposer nos conclusions sur son bureau, ◀le▶ Conseil de l’Europe a fait un acte qui mérite ◀d’▶être qualifié ◀de▶ politique, au sens du terme ◀le▶ plus éminent, ◀le▶ plus large et aussi ◀le▶ plus précis puisqu’il désigne, comme au temps ◀d’▶Aristote, ◀la▶ gestion des rapports humains dans ◀la▶ cité. Que ◀le▶ Conseil en soit remercié par ◀les▶ Douze en tant qu’invités, et qu’il en soit félicité par nous tous en tant que citoyens. Car ◀le▶ Conseil ne tente rien ◀de▶ moins, dans cette affaire, que ◀de▶ fonder ◀la▶ politique européenne, et ◀de▶ ◀la▶ fonder, comme il se doit, beaucoup moins sur ◀les▶ expériences du passé, toujours ambiguës comme on ◀le▶ sait, que sur une espérance active, sur cette « substance des choses espérées » que ◀la▶ foi seule, par instants, peut saisir et peut seule activer dans notre histoire.
Où irons-nous ? Au nom de quoi ? Et en vue de quelles fins faut-il créer ◀l’▶union des gens ◀de▶ ◀l’▶Europe tels qu’ils sont, ou tels qu’ils peuvent devenir dans une société rénovée ? Selon quelle hiérarchie ◀de▶ valeurs ? Gagée sur quoi ? Valeurs évaluées elles-mêmes par rapport à quelles références, et à quel absolu réellement respecté et généralement obéi par ◀la▶ communauté dans laquelle nous sommes nés ?
Devant ces problèmes ◀de▶ destin, notre approche ne sera pas théorique. Nous ne partons pas à ◀la▶ recherche ◀de▶ définitions satisfaisantes ou simplement provocantes. Nous sommes confrontés à une crise, à des scandales, que tous ressentent, à des désastres calculables. Nous pensons à partir de là. Et ◀l’▶on ne peut pas faire autrement. Car ◀la▶ pensée, en général, n’est peut-être que ◀le▶ feed-back ◀d’▶une surprise ou ◀d’▶une blessure, ◀d’▶une agression subie ou ◀d’▶un défi. « On pense comme on se heurte », disait Paul Valéry. C’est ◀le▶ scandale, ◀le▶ choc, qui déclenche ◀les▶ circuits. Adam ne pensait pas avant ◀la▶ Chute.
Tous ici, nous pensons à partir de ◀la▶ Crise, c’est-à-dire à partir de ce qui nous apparaît menaçant pour nos libertés, pour notre économie, pour ◀la▶ Nature, et finalement pour ◀la▶ survie ◀de▶ ◀l’▶espèce humaine. Qu’il s’agisse ◀de▶ ◀la▶ pollution résultant ◀de▶ ◀la▶ production industrielle au service du profit privé et du prestige national, qu’il s’agisse ◀de▶ ◀l’▶épuisement des ressources terrestres non renouvelables, ou ◀de▶ ◀la▶ surpopulation du tiers-monde, ou ◀de▶ ◀la▶ pénurie ◀d’▶énergie, ◀de▶ tous côtés se multiplient ces grands points ◀d’▶exclamation qui, dans ◀la▶ signalisation routière, annoncent un passage dangereux, quand ce ne sont pas déjà ◀les▶ disques rouge et blanc ◀de▶ ◀la▶ voie barrée, ◀de▶ ◀l’▶impasse. Je n’en dirai pas plus sur ce chapitre ; tout le monde a lu Forrester ou Meadows. ◀L’▶équivalent moral, social et politique du célèbre Rapport sur « ◀Les▶ Limites à ◀la▶ croissance » (matérielle) reste à écrire : je ◀l’▶intitulerais pour ma part Rapport sur ◀la▶ dégradation des relations humaines et ◀la▶ dissolution des liens communautaires. On y décrirait ◀le▶ désert surpeuplé ◀de▶ nos villes hantées par ◀l’▶immense foule des solitaires ; ◀l’▶alignement des esprits, des jugements, des curiosités même par ◀l’▶école, ◀la▶ presse et ◀la▶ radio, qui a conduit à ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914. On décrirait ◀l’▶abaissement du niveau intellectuel des masses et ◀de▶ ◀la▶ qualité artisanale ; ◀la▶ jeunesse qui ne lit plus que des onomatopées en bulles ; ◀la▶ manipulation des désirs, des besoins et des fantasmes par ◀la▶ Publicité et ◀la▶ Télévision ; ◀les▶ ravages ◀de▶ ◀la▶ division du travail qui est en réalité une division ◀de▶ ◀l’▶homme, comme ◀l’▶avait annoncé Kropotkine ; ◀la▶ montée universelle ◀de▶ ◀la▶ délinquance, ◀la▶ démocratisation du terrorisme, des prises ◀d’▶otages, du chantage à ◀la▶ bombe, naguère privilèges des seuls États ; ◀la▶ montée parallèle ◀d’▶une sorte ◀d’▶anorexie civique, ◀d’▶un fatalisme qui devrait inquiéter bien plus encore que ◀les▶ prévisions des Meadows, car c’est lui qui ◀les▶ rendra vraies, quand elles n’étaient que monitoires et n’ambitionnaient rien que ◀d’▶être démenties ! On y décrirait enfin quelque chose qui me paraît beaucoup plus inquiétant que ◀les▶ vues apocalyptiques des écologistes, quelque chose qui est là déjà, bel et bien là, et qui est ◀la▶ Question du siècle : Quel est ◀le▶ sens ◀de▶ ma vie dans cette société qui n’en est pas une, puisqu’elle n’est plus une communauté ? […]
Cette crise morale affecte ◀l’▶Occident tout entier, et par lui tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ Terre qui copient notre civilisation industrielle, scientifico-technique, quantitative. Elle est née ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ ses valeurs et ◀de▶ leurs conflits ; et des guerres aussi, dans lesquelles nous avons entraîné toute ◀la▶ planète. Or à leur tour, ces guerres sont nées ◀de▶ nos nationalismes.
Et voici qu’apparaît clairement ◀le▶ sujet ◀de▶ notre table ronde : pour sortir ◀de▶ ◀la▶ Crise mondiale, ◀de▶ ses contradictions et ◀de▶ ses impasses, il faut des choix. Il faut savoir ce que ◀l’▶on est prêt à sacrifier et quelles sont ◀les▶ priorités. Veut-on d’abord et à tout prix ◀la▶ Puissance, ou ◀la▶ Liberté ? Tout changera selon ◀la▶ réponse. Et avec cela entrent en jeu, dans ◀le▶ concret, ◀les▶ valeurs, dont une mode ◀de▶ naguère avait tenté ◀de▶ décréter ◀l’▶inexistence.
Qu’est-ce qu’une valeur, dans ◀le▶ contexte ◀de▶ notre crise ? Ce n’est pas une entité philosophique. C’est ce qui nous permet ◀de▶ choisir, ordonne nos choix, et définit leur sens.
Face à ◀la▶ crise mondiale, nous avons ◀l’▶impression que quelque chose a été faussé dans ◀l’▶échelle des priorités, que ◀la▶ justice, ◀la▶ santé, ◀la▶ liberté, ◀la▶ qualité ◀de▶ ◀la▶ vie, ◀l’▶utilité sociale, se voient sacrifiées sans merci sur ◀l’▶autel du Profit, ◀de▶ ◀la▶ Rentabilité, du Prestige ou ◀de▶ ◀l’▶Indépendance nationale.
Mais s’il y a conflit ◀de▶ valeurs, c’est qu’il y a donc des valeurs ! Et qui décident ou plutôt nous permettent ◀de▶ décider. Nous ne prenons conscience des valeurs que lésées. Mais alors nous n’en doutons plus.
Voulons-nous vraiment consommer deux fois plus ◀d’▶électricité tous ◀les▶ sept ans, comme nous ◀le▶ répètent ◀les▶ producteurs (ce qui suppose une production multipliée par 16 384 en un peu moins ◀d’▶un siècle, utopie pure) et cela grâce aux 24 000 centrales nucléaires « nécessaires » à ◀la▶ fin du siècle, et produisant assez ◀de▶ plutonium pour nous tuer tous plusieurs millions ◀de▶ fois ? Ou bien préférons-nous ◀la▶ survie ◀de▶ ◀l’▶espèce ? Voulons-nous en priorité ◀le▶ profit, ou ◀l’▶équilibre moral ? ◀Le▶ progrès matériel, quantitatif, détruisant forêts et collines, ou cette sensation ◀de▶ bonheur animique et physiologique, que rien ne mesure et qui vaut plus que tout ? Bien sûr, ◀les▶ choix sont rarement aussi simples. Mais ils se ramènent dans ◀l’▶ensemble à un dilemme fondamental entre ◀l’▶impératif catégorique, qui est moral, et ◀les▶ impératifs technocratiques, qui sont des questions ◀de▶ gros sous, quand ce n’est pas ◀de▶ puissance militaire.
Or, ces choix ◀de▶ finalités, et ◀les▶ sacrifices qu’ils commandent, sur quel absolu ◀les▶ régler ? Et comment évaluer ◀les▶ valeurs qui ◀les▶ guident ?
Ici se pose la question décisive du référentiel, c’est-à-dire ◀de▶ ce qui gage ◀les▶ valeurs, ◀de▶ ◀l’▶évaluant fondamental.
Il n’est pas toujours bien conscient, même chez celui dont il gouverne ◀le▶ jugement et ◀la▶ conduite. Ainsi chez Marx : on a relevé que cet auteur semble bannir ◀de▶ son vocabulaire ◀le▶ terme ◀de▶ justice, décidé qu’il est à ne décrire que des enchaînements nécessaires et qui échappent à toute considération morale. Cependant, ◀la▶ passion qui anime ◀Le▶ Capital est celle ◀de▶ ◀la▶ justice, ou je n’y ai rien compris. C’est ◀la▶ justice, non ◀la▶ nécessité, qui est ◀le▶ vrai référentiel ◀de▶ ◀l’▶œuvre.
Pour ◀l’▶homme ◀d’▶Europe, qu’il ◀le▶ sache ou non, ◀le▶ référentiel absolu, c’est ◀la▶ personne.
Or ◀la▶ personne a une histoire, comme bien d’autres structures que ◀l’▶on croirait intemporelles et universelles, mais qui ont leur date et leurs coordonnées spatiales. Notre notion ◀de▶ ◀la▶ personne s’est constituée au cours des grands conciles œcuméniques, ◀de▶ Nicée en 325 à Chalcédoine en 451, époque où ◀l’▶Église s’installe dans ◀les▶ cadres ◀de▶ ◀l’▶Empire romain et tente ◀de▶ formuler à ◀l’▶aide des catégories ◀de▶ ◀la▶ pensée grecque une révélation venue de ◀la▶ Judée. ◀Le▶ problème majeur des conciles est celui ◀de▶ ◀la▶ Trinité : comment définir et distinguer en un seul Dieu, ◀le▶ Père, ◀le▶ Fils et ◀le▶ Saint-Esprit, c’est-à-dire ◀les▶ trois relations ◀de▶ ◀la▶ paternité, ◀de▶ ◀la▶ filialité et ◀de▶ ◀la▶ procession, sans sacrifier ni ◀l’▶unité divine ni ◀la▶ diversité des fonctions ? ◀Les▶ Grecs avaient constitué ◀la▶ notion ◀d’▶identité individuelle qu’ils exprimaient par ◀le▶ terme ◀de▶ face, ou ◀de▶ visage, mais cela ne rendait pas compte ◀de▶ ◀l’▶idée ◀de▶ relation et ◀de▶ rôle distinctif, qu’évoquait en revanche ◀le▶ mot latin ◀de▶ persona, terme juridique définissant ◀l’▶homme par son rôle dans ◀la▶ cité, après avoir désigné ◀le▶ masque porté par un acteur et caractérisant son rôle dans ◀l’▶action.
Pour définir ◀les▶ trois fonctions ou relations divines, c’est-à-dire pour exprimer à la fois l’Un et ◀le▶ Divers, ou ◀l’▶unité dans ◀la▶ diversité, ◀les▶ Pères adoptèrent donc ◀le▶ terme ◀de▶ personne. Mais c’est surtout ◀la▶ définition ◀de▶ la Deuxième Personne ◀de▶ ◀la▶ Trinité, celle du Fils, qui allait fonder ◀la▶ conception chrétienne ◀de▶ ◀l’▶homme. En déclarant qu’ils confessaient Jésus-Christ comme « vrai Dieu et vrai homme » à la fois, ◀les▶ Pères du concile ◀de▶ Chalcédoine ont posé le premier modèle permettant ◀de▶ penser ensemble des réalités antinomiques, qui s’excluent en logique mais coexistent en fait, ou comme diront ◀les▶ scolastiques, qui sont « distinguées par ◀la▶ raison mais unies par ◀la▶ réalité ». En formulant ◀la▶ thèse centrale ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie chrétienne, c’est-à-dire ◀la▶ coexistence en une Personne ◀de▶ deux natures antinomiques, sans confusion, sans séparation, sans réduction ◀de▶ l’un des termes ni subordination ◀de▶ l’un à l’autre, ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶Incarnation n’a pas seulement fondé ◀l’▶anthropologie chrétienne, mais il a posé ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀la▶ pensée spécifiquement européenne, ◀la▶ grande idée ◀de▶ ◀l’▶antagonisme créateur, déjà conçue par Héraclite, ◀de▶ ◀la▶ coïncidentia oppositorum ◀de▶ Nicolas de Cues, qui anime ◀les▶ œuvres ◀de▶ Goethe, ◀de▶ William Blake, des philosophes du romantisme allemand, ◀de▶ Kierkegaard ou ◀de▶ Proudhon, et ◀les▶ dialectiques ◀d’▶aujourd’hui, qu’elles soient marxistes, existentialistes ou physico-mathématiques. Et c’est aussi, au plan ◀de▶ ◀la▶ théorie politique, ◀le▶ modèle du fédéralisme, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ coexistence en perpétuelle interaction ◀de▶ ◀l’▶union et des petites communautés, ◀de▶ ◀l’▶unité globale et des autonomies locales — cette pensée en tension qui est vraiment ◀l’▶idée formatrice ◀de▶ ◀l’▶Europe parce qu’elle engendre ◀l’▶homme européen, à partir de ◀l’▶extraordinaire création qu’a été ◀le▶ concept ◀de▶ personne, cette notion théomorphe ◀de▶ ◀l’▶homme et anthropomorphe ◀de▶ Dieu.
Voilà pour ◀l’▶origine, « technique » en quelque sorte, ◀de▶ ◀la▶ notion, qui ne tarda pas à être transposée du plan théologique à celui ◀de▶ ◀l’▶humain, par Augustin d’abord, lequel estime que ◀l’▶homme, étant fait à ◀l’▶image ◀de▶ Dieu, est lui aussi une personne ; puis par Boèce, philosophe non chrétien, qui traduit en termes laïques ◀les▶ définitions conciliaires, et sera commenté par tout ◀le▶ Moyen Âge. Homologue du « vrai Dieu et vrai homme », ◀de▶ la Deuxième Personne divine, ◀la▶ personne humaine est devenue ◀la▶ coexistence en tension ◀de▶ ◀l’▶individu naturel et ◀de▶ ce qui dans ◀l’▶homme « passe infiniment ◀l’▶homme » comme dit Pascal : ◀le▶ transcendant. Une nature investie par une vocation, une notion ◀de▶ ◀l’▶homme qui implique ◀la▶ transcendance ◀de▶ ◀l’▶homme par rapport à lui-même.
Certes, ◀les▶ siècles ont ajouté à cette formule. Elle est devenue autre chose qu’un modèle, qu’une structure. Aux notions grecques ◀d’▶individu, ◀d’▶autonomie, et ◀d’▶homme mesure ◀de▶ toutes choses ; aux notions romaines ◀d’▶organisation et ◀d’▶institutions stables (ou État) ; aux notions évangéliques et judaïques, ◀d’▶amour actif, ◀de▶ liberté, ◀de▶ justice et ◀de▶ vocation, sont venues s’ajouter ◀les▶ valeurs germaniques ◀de▶ fidélité, ◀de▶ communauté, ◀de▶ biens communs, ◀les▶ valeurs celtes ◀d’▶aventure initiatique courue par ◀le▶ chevalier errant, et ◀de▶ Quête spirituelle. Mais aujourd’hui, qu’est-ce donc que ◀la▶ personne ? Il semble qu’à une telle question je ne pourrais répondre que pour moi, et pourtant j’oserai dire que ◀la▶ personne c’est ◀l’▶œuvre essentielle ◀de▶ chacun, qui consiste à trouver sa voie et à courir son aventure sans précédent.
Car chacun naît ◀de▶ quelque chose qui n’a jamais été auparavant, qui n’est exactement pareil à rien, croisement ◀de▶ chromosomes eux-mêmes sans précédent, de sorte que ◀la▶ chance est quasi nulle qu’il naisse jamais deux individus pareils. Chacun ◀de▶ nous est donc ◀le▶ point ◀de▶ départ ◀d’▶un chemin particulier vers ◀le▶ But qui ◀l’▶appelle, qu’il ◀le▶ nomme Dieu ou ◀l’▶Absolu, ◀la▶ Vérité ou ◀le▶ Bonheur. ◀Le▶ But suprême est ◀le▶ même pour tous, mais chacun pour ◀le▶ joindre doit créer sa propre voie, et frayer son propre sentier. Partant ◀de▶ moi, individu sans précédent historique ni physiologique, pour rejoindre ◀les▶ fins dernières qui m’appellent, je ne puis pas aller par ◀la▶ route nationale : elle conduirait au mieux à quelque capitale, non à moi-même.
Mais ◀la▶ question lancinante se pose, et se repose à tout instant, à savoir si je découvre mon chemin tel qu’il était prévu pour moi depuis toujours, ou si je ◀l’▶invente en osant y avancer sans ◀l’▶avoir vu. Ce que je sais, c’est qu’il n’existera qu’autant que j’aurai ◀le▶ courage ◀d’▶y marcher dans ◀la▶ nuit. Voilà qui implique ◀la▶ foi, cette forme ◀de▶ confiance dont saint Paul dit qu’elle est « ferme assurance des choses qu’on ne voit pas ». ◀Le▶ chemin qui se crée sous ◀les▶ pas qui ◀le▶ foulent, conduit au But qui se révèle lorsqu’on marche vers lui, pas autrement. Il s’agit ◀d’▶une activité jamais achevée et qui sans fin cherche sa fin, et qui ◀la▶ reconnaît lorsqu’elle éprouve un sentiment ◀de▶ convenance entre ses démarches et cette fin.
Je conçois que ◀l’▶on puisse n’y pas croire. Que ◀l’▶on puisse nier ◀l’▶existence ◀de▶ ce que j’appelle ◀la▶ personne, ◀la▶ traiter ◀de▶ fantôme métaphysique, ◀d’▶illusion verbale, ◀de▶ concept superflu. Mais j’observe que ceux qui ◀la▶ nient ont commencé par répéter, après Nietzsche, que Dieu est mort, et que cela signifiait ◀la▶ « mort ◀de▶ ◀l’▶homme », et donc ◀de▶ toute identité, ◀de▶ toute personne. Or, ce n’est là qu’une métaphore. Ce qui peut provoquer ◀la▶ mort ◀de▶ ◀l’▶homme, c’est ◀la▶ mort ◀d’▶une Nature tuée par ◀l’▶homme, et qui nécessairement entraînerait dans sa perte ◀l’▶espèce humaine. Car ◀l’▶homme ne peut rien contre Dieu, tout contre ◀l’▶homme.
Quand on nie Dieu, comme la plupart des écoles ◀de▶ pensée modernes, existentialistes, freudo-marxistes, ou structuralistes ; quand on répète que ◀la▶ mort ◀de▶ ◀l’▶homme s’ensuit « logiquement » ; quand on nie ◀le▶ sujet, et qu’on répond comme Ulysse au Cyclope : « Je me nomme personne, je n’y suis pas », c’est qu’on prépare un mauvais coup, ou qu’on tente ◀d’▶échapper à certaines responsabilités en se dissimulant derrière ◀de▶ prétendues « fatalités », ◀de▶ prétendus « impératifs », — comme Adam court se cacher dans ◀les▶ buissons quand Dieu ◀l’▶interpelle en Eden.
On peut très bien ne pas croire à ◀la▶ personne. Et je ne cherche pas, ici, à vous convaincre qu’elle existe, mais simplement à vous faire voir qu’en fait, et pratiquement, vous y croyez, tous tant que vous êtes.
Car si vous protestez comme vous ◀le▶ faites tous, chaque jour, contre ◀les▶ formes ◀les▶ plus diaboliquement variées ◀de▶ ◀l’▶aliénation, j’ose vous demander ce qui, selon vous, est aliéné ? Si ce n’est pas ◀la▶ personne, alors quoi ? Quelle abstraction politicienne ? Ceux qui prétendent que ◀l’▶homme n’est qu’une illusion, que ◀le▶ sujet n’existe pas, même dans ◀le▶ discours, que ◀le▶ langage ne fait qu’utiliser notre gosier, notre langue et nos lèvres et que « ça » parle à travers nous, — comment peuvent-ils signer des manifestes contre ◀l’▶aliénation… ◀de▶ quoi ? Contre ◀l’▶exploitation ◀de▶ ◀l’▶homme par ◀l’▶homme, disent-ils. Mais ce serait ◀l’▶exploitation ◀d’▶une illusion par une inexistence, à ◀les▶ en croire ? Marx, en revanche, dénonçant en termes hégéliens ◀l’▶aliénation des travailleurs, témoignait en faveur de ◀la▶ personne, et en son nom.
◀L’▶aliénation ◀de▶ ◀l’▶homme ne saurait désigner que ce qui compromet sa possibilité ◀de▶ se mouvoir librement, à la fois selon ◀le▶ naturel et selon ◀le▶ divin qui est en lui. ◀L’▶aliéner, c’est ◀le▶ mécaniser — au sens argotique qu’a pris ◀le▶ mot — c’est-à-dire ◀le▶ manipuler, lui imposer un comportement qui même très bénéfique, très bien payé, ne lui serait pas propre, ne pourrait que ◀l’▶altérer, ◀le▶ détourner ◀de▶ sa vocation — et c’est cela que j’appelle ◀le▶ péché.
◀Le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶aliénation, essentiellement lié à celui ◀de▶ ◀la▶ personne, me paraît se ramener au problème du pouvoir : pouvoir sur soi ou pouvoir sur autrui ?
J’ai fait allusion tout à ◀l’▶heure au dilemme Puissance ou Liberté. Or, ces deux termes désignent deux formes ◀de▶ pouvoir qu’il m’importe ◀de▶ préciser.
◀Le▶ pouvoir sur autrui, c’est ◀la▶ Puissance, et ◀le▶ pouvoir sur soi-même, ◀la▶ Liberté.
◀Le▶ pouvoir sur autrui, il est fatal que ◀l’▶État s’en empare un jour ou l’autre. Car ◀l’▶État réclame en effet ◀la▶ totalité des allégeances, et ne peut tolérer que des pouvoirs collectifs soient détenus par des particuliers : qu’on se rappelle ◀la▶ lutte des rois contre ◀les▶ féodaux, des États modernes contre ◀les▶ pouvoirs locaux, et ◀de▶ ◀l’▶école primaire contre toute forme ◀d’▶originalité chez ◀les▶ élèves. Tout pouvoir qui s’exerce sur autrui, non sur soi (comme celui que procure ◀la▶ richesse), relève du domaine réservé ou revendiqué par ◀l’▶État, et sera tôt ou tard monopolisé par ◀l’▶État. Tout pouvoir qui s’exerce sur autrui conduit donc à ◀l’▶État totalitaire, dans ◀le▶ système actuel ◀de▶ ◀l’▶État-nation centralisé, déstructuré ; donc à ◀la▶ perte ◀de▶ nos libertés.
En revanche, ◀le▶ pouvoir sur soi-même, ◀la▶ maîtrise ◀de▶ soi, au sens complet du terme, c’est-à-dire non seulement ◀de▶ ses émotions ou ◀de▶ ses mouvements ◀d’▶humeur, ◀de▶ colère ou ◀de▶ peur, mais ◀de▶ ses pensées, ◀de▶ ses désirs, ◀de▶ sa vision, comme ◀de▶ ◀la▶ connaissance spirituelle, c’est cela ◀la▶ Liberté, condition générale ◀de▶ ◀l’▶accueil et ◀de▶ ◀l’▶exercice ◀de▶ toute vocation personnelle.
Mais cette vocation personnelle, je ◀le▶ répète, nous est ◀le▶ plus souvent inconnue. ◀La▶ découvrir comme si on ◀l’▶inventait est ◀la▶ tâche singulière ◀de▶ chacune ◀de▶ nos vies. ◀La▶ tyrannie se définit alors par rapport à ◀la▶ seule personne, comme ◀le▶ type même ◀de▶ ◀l’▶aliénation : c’est ◀la▶ dictée ◀de▶ mon aventure individuelle par l’autre, ◀l’▶étranger, ◀l’▶alien comme dit ◀l’▶anglais, par ◀l’▶État, par ◀la▶ mode ou ◀la▶ publicité, par un laboratoire manipulant ◀les▶ gènes et capable ◀de▶ provoquer des changements ◀de▶ personnalité « à ◀la▶ demande », c’est-à-dire selon ◀les▶ normes du pouvoir régnant. Aliénation majeure, non pas seulement ◀de▶ ◀l’▶ouvrier ◀d’▶usine, dont ◀les▶ conditions ◀de▶ vie, ◀de▶ dignité, ◀de▶ santé et ◀de▶ loisirs sont à peu près ◀les▶ mêmes à ◀l’▶Est dit socialiste et à ◀l’▶Ouest capitaliste, mais ◀de▶ nous tous, habitants ◀d’▶une cité en ruines morales.
◀La▶ richesse, à ce banc ◀d’▶essai, se révèle une fausse valeur : elle procure ◀le▶ pouvoir sur autrui, non sur soi-même (bien au contraire), ◀le▶ pouvoir qui aliène, non celui qui libère. Au surplus, elle crée tant de liens avec ce qui n’est pas ma vocation, que toutes ◀les▶ religions ◀de▶ ◀la▶ Terre ◀l’▶ont condamnée : « Heureux ◀les▶ pauvres », disent nos Béatitudes, et ◀les▶ sermons ◀le▶ répètent tous ◀les▶ dimanches aux banquiers soucieux, comme à leurs clients insatisfaits.
◀Le▶ prestige national se révèle fausse valeur, évalué à ce test ◀de▶ ◀la▶ personne. Une petite phrase ◀de▶ Simone Weil, géniale dans sa simplicité, dit là-dessus tout ◀l’▶essentiel : « ◀L’▶orgueil national est loin de ◀la▶ vie quotidienne. »
◀Les▶ notions ◀d’▶impératif technique et ◀d’▶impératif ◀de▶ ◀l’▶économie se révèlent à leur tour valeurs fausses et même ◀d’▶un ridicule moliéresque. Elles ne sont, trop évidemment, que ◀les▶ alibis, soit ◀de▶ ◀la▶ volonté ◀de▶ puissance des États et ◀de▶ leurs grandes Agences techniques, soit du profit privé des sociétés, soit encore, en dernière analyse, ◀de▶ notre propre choix matérialiste. Lequel trahit peut-être, en fin de compte, un désir inavoué, tout inconscient, ◀de▶ substituer dans ◀le▶ cadre ◀de▶ notre vie ◀le▶ minéral, pratiquement immortel (métal, verre, plastique et béton) au végétal et à ◀l’▶animal, dont ◀la▶ loi ◀de▶ développement inclut ◀la▶ mort. Ainsi, par peur ◀de▶ mourir, choisissons-nous ◀l’▶inertie minérale, ◀l’▶inanimé contre ◀la▶ vie toujours mortelle.
◀Le▶ Progrès vénéré par ◀le▶ xixe siècle et réputé irrésistible, est ◀le▶ type même ◀de▶ ◀l’▶antivaleur s’il n’est que ◀l’▶accroissement des pouvoirs matériels, qui conduisent à ◀la▶ guerre, aux crises économiques, au gaspillage des ressources terrestres ; s’il n’est pas un progrès spirituel, une aventure ◀de▶ ◀la▶ liberté, un accroissement du pouvoir sur soi-même, mais seulement ◀la▶ croissance illimitée ◀de▶ besoins et ◀de▶ produits matériels, croissance dont on a remarqué que ◀le▶ rythme est celui ◀de▶ ◀la▶ prolifération des cellules cancéreuses.
En revanche, ◀l’▶amour est une valeur fondamentale, qui ne saurait être niée ou contestée que par des infirmes ◀de▶ ◀l’▶âme ou des débiles du spirituel, tous gens ◀de▶ pouvoir faible ou nul sur eux-mêmes ; ceux qui ne s’aiment pas et qui par suite ne valent rien pour aimer leur prochain. Car toute ◀la▶ tradition hébraïque et chrétienne, qui a formé vingt siècles ◀d’▶Europe, nous dit qu’il faut aimer son prochain comme soi-même, et cela fonde ◀la▶ communauté non sur un sentiment, mais sur un acte ! Sur ◀l’▶amour qui agit, ◀l’▶amour qui aide, et non pas sur cette chose qui se lamente douze heures par jour à ◀la▶ radio. Car aimer son prochain comme soi-même est un commandement ◀de▶ ◀la▶ Bible. Puisque ◀les▶ sentiments ne se commandent pas, aimer ◀le▶ prochain comme soi-même, dès lors que cela nous est commandé, ne saurait donc être qu’un acte : ◀le▶ prochain est celui que je puis aider en fait.
Mais ◀la▶ notion même ◀de▶ prochain suppose quelque proximité géographique. Si ◀le▶ principe ◀de▶ toute communauté est ◀de▶ nature spirituelle et touche ◀l’▶élément transcendant dans ◀la▶ personne, si bien qu’il peut relier des hommes ◀de▶ toute ◀la▶ terre, ◀la▶ vie communautaire concrète est proximiste, c’est-à-dire communale, locale et régionale. ◀L’▶universel et ◀le▶ local ne sont pas en contradiction pas plus que ◀l’▶Église et ◀la▶ paroisse puisqu’ils expriment ◀la▶ dialectique constitutive ◀de▶ ◀la▶ personne entre ◀le▶ transcendant et ◀l’▶incarné, entre ce qui libère, dégage, universalise d’une part, et ce qui lie, engage, enracine d’autre part.
J’ai dit que ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ personne implique sa responsabilité, et que ◀la▶ réciproque n’est pas moins vraie. ◀La▶ vocation dont ◀l’▶appel me libère, c’est elle aussi qui me relie à mes prochains dans ◀la▶ cité, parce que c’est parmi eux, avec eux et pour eux, autant que pour moi, qu’elle va peut-être se réaliser. Pas ◀de▶ liberté réelle pour un irresponsable : or il faut bien reconnaître que ◀la▶ cité moderne tend à faire ◀de▶ nous tous des irresponsables, et que ◀les▶ dimensions mêmes ◀de▶ nos États-nations et ◀de▶ nos villes ◀les▶ font échapper à nos prises, et rendent vaine notre idée ◀de▶ participation à leur gestion, donc ◀de▶ civisme.
Participation et civisme ne reprendront un sens concret que dans ◀les▶ petites unités, municipales et régionales, qu’il s’agit désormais ◀de▶ recréer si ◀l’▶on veut que ◀la▶ personne s’épanouisse : j’y vois ◀la▶ tâche principale ◀de▶ ◀la▶ génération qui monte. J’y vois aussi ◀la▶ condition ◀de▶ toute union possible ◀de▶ ◀l’▶Europe. J’ai dit souvent mon scepticisme à l’égard de ◀l’▶Europe des États, que j’ai nommée une « amicale des misanthropes » — quelque chose qu’on peut dire mais non pas faire. ◀L’▶Europe que tout appelle ne pourra s’édifier que sur ce qui déborde, non seulement par en haut mais par en bas, ◀le▶ cadre inadapté ◀de▶ ◀l’▶État-nation imposé par Napoléon : par en bas, ce sont ◀les▶ régions, par en haut, ◀la▶ fédération continentale. Et nous venons de voir que ces deux pôles ◀de▶ ◀la▶ société à construire correspondent aux exigences constitutives ◀de▶ ◀la▶ personne.
◀Les▶ hommes ne sauraient être unis par ◀l’▶imposition uniforme ◀d’▶un même corpus ◀de▶ lois et ◀de▶ règlements ◀de▶ police, mais au contraire, c’est dans ◀la▶ liberté ◀de▶ chaque personne que vient s’enraciner ◀la▶ solidarité du genre humain.
Ainsi, ◀de▶ ◀la▶ notion ◀de▶ personne considérée comme ◀le▶ référentiel ◀de▶ nos valeurs, comme ce qui nous permet ◀de▶ ◀les▶ éprouver et au besoin ◀de▶ ◀les▶ transvaluer, nous avons vu se dégager une morale ◀de▶ ◀la▶ vocation, et nous voyons maintenant se constituer ◀les▶ éléments ◀d’▶une politique communautaire. Morale et politique, soulignons-◀le▶, qui se déduisent immédiatement ◀de▶ ◀la▶ structure bipolaire ◀de▶ ◀la▶ personne et ◀de▶ ses exigences antinomiques, mais en réalité inséparables, ◀de▶ liberté et ◀de▶ responsabilité.
Or, il se trouve que toute vraie politique ◀de▶ ◀la▶ personne appelle ◀la▶ création ◀de▶ petites communautés qui, pour défendre leur autonomie, seront amenées à se fédérer et donc à pratiquer ◀la▶ seule méthode capable, selon moi, ◀d’▶unir nos peuples et ◀de▶ sauver nos libertés.
C’est à cause de cela, finalement, que je suis venu une fois de plus, ici, parler ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ son union, et ◀de▶ ◀la▶ création des régions qui rendra seule possible cette union. […]
Au terme ◀de▶ la quatrième et dernière séance ◀de▶ débats, je cherche à dégager ◀les▶ lignes générales ◀d’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶idée européenne depuis ◀la▶ table ronde ◀de▶ Rome, quand la plupart d’entre nous voulaient croire que ◀la▶ naissance prochaine du Marché commun ne manquerait pas ◀de▶ déclencher une série ◀de▶ processus politiques nécessairement « irréversibles »…
◀La▶ table ronde qui se termine aujourd’hui est née ◀de▶ ◀la▶ crise qui vient, pour tenter ◀d’▶y répondre. ◀La▶ crise qui vient porte à prévoir ◀l’▶avenir qu’il s’agit ◀d’▶empêcher, plutôt que ◀l’▶avenir à fomenter. Mais je crois bien que notre groupe a résisté à ◀la▶ tentation du refus. Sans se laisser intimider par ◀la▶ rituelle invocation des « impératifs » techniques, économiques, militaires, ou ◀de▶ « ◀l’▶indépendance nationale », il a tranquillement affirmé ce qu’il tenait pour juste et bon — que cela passe pour « réaliste » ou non.
Il y a dix ans, pendant un comité préparatoire ◀de▶ ◀la▶ conférence ◀de▶ Bâle sur ◀l’▶Europe et ◀le▶ Monde, comme quelqu’un proposait qu’une séance fût consacrée au fédéralisme, ◀le▶ représentant du Conseil de l’Europe avait déclaré qu’il se verrait, dans ce cas, contraint ◀de▶ s’en aller, « ◀le▶ mot fédéralisme étant tabou à Strasbourg ». Aujourd’hui non seulement ◀le▶ mot, mais ◀la▶ chose est admise, voire applaudie par ◀le▶ secrétaire général en personne, et sous ses formes ◀les▶ plus radicales : dénonciation ◀de▶ ◀l’▶État-nation comme principal fauteur ◀de▶ notre crise, appel à ◀la▶ formation ◀de▶ régions en tant qu’unités ◀de▶ base ◀de▶ ◀la▶ communauté à recréer. Progrès remarquable du fédéralisme : dans ◀les▶ esprits seulement, disent ◀les▶ sceptiques. Mais s’il ne se produit pas là d’abord, il n’y a pas ◀de▶ chance qu’il se produise jamais dans ◀les▶ faits, ◀les▶ institutions et nos comportements sociaux : solidarité, tolérance, sens des diversités, goût ◀de▶ ◀l’▶autonomie, et non pas individualisme égoïste, fanatisme politique, passion égalitaire et besoin « sécurisant » ◀d’▶être mené.
Pour amorcer cette mutation, il a fallu ◀l’▶éveil ◀de▶ ◀la▶ conscience écologique — ici représentée avec autant ◀de▶ bonne grâce que ◀de▶ rigueur par Robert Allen (et il est juste ◀de▶ souligner ◀le▶ rôle peut-être décisif joué sur ce plan par ◀le▶ Conseil de l’Europe, lorsqu’il a lancé son « Année ◀de▶ ◀la▶ protection ◀de▶ ◀la▶ nature » en 1970) ; il a fallu ◀le▶ rapport sur « ◀Les▶ Limites à ◀la▶ croissance » ; il a fallu ◀la▶ crise du pétrole et ses suites ; mais surtout, il a fallu ◀la▶ montée ◀de▶ ◀l’▶idée régionaliste dans toute ◀l’▶Europe, dépassant enfin ◀le▶ niveau des seules revendications ethniques, s’appuyant sur ◀les▶ nécessités écologiques et s’illustrant — négativement — par ◀la▶ carence ◀de▶ nos États devant ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶énergie et ◀de▶ sa nécessaire diversification : obsédés par ◀les▶ grandes centrales, ils ne voient pas que ◀les▶ petits ruisseaux et ◀les▶ moindres rayons ◀de▶ soleil détiennent ◀les▶ solutions ◀de▶ notre avenir autonome.
Georg Picht n’a pas hésité à qualifier ◀de▶ « crime abominable » ◀les▶ concentrations ◀de▶ centrales nucléaires exigées par ◀les▶ agences énergétiques ◀de▶ nos États ; à déclarer que « tant que ◀les▶ obscurs complexes ◀de▶ préjugés murés dans ◀les▶ fondations ◀de▶ ◀l’▶État-nation souverain ne sont pas dénoués, aucune planification rationnelle à ◀l’▶échelle du globe n’a ◀la▶ moindre chance ◀de▶ succès politique » ; et à constater qu’une science libre, non asservie aux buts ◀de▶ puissance des États, peut seule nous aider à sauver ◀la▶ biosphère ; dès lors, « ◀la▶ liberté ◀de▶ pensée et ◀d’▶expression est une condition biologique ◀de▶ notre survie ».
James Fawcett s’interroge : ◀la▶ société occidentale est-elle encore gouvernable ? A-t-elle encore une volonté politique générale, face à ◀l’▶émiettement en groupes ◀d’▶intérêts égoïstes ? Il ne voit ◀d’▶autre espoir, lui aussi, que dans ◀la▶ création ◀de▶ pouvoirs locaux et régionaux, problème numéro un ◀de▶ notre temps.
Giuseppe Petrilli estime qu’il est grand temps ◀de▶ priver ◀l’▶État ◀de▶ son aura, et ◀de▶ lui rappeler qu’il est service public.
Enfin, l’un des deux fondateurs du club de Rome, Alexander King, ancien directeur général des affaires scientifiques ◀de▶ ◀l’▶OCDE, confesse qu’il n’accorde plus aucune confiance aux structures politiques actuelles, et ne voit ◀d’▶autre espoir que dans ◀la▶ décentralisation des institutions et des organes ◀de▶ décision.
(Sur quoi je fais remarquer, une fois de plus, que décentraliser n’est encore que ◀le▶ fait du Centre, et qu’il nous faut repartir ◀d’▶en bas, des racines, c’est-à-dire des communes, si ◀l’▶on veut restaurer ◀de▶ vivantes régions.)
Cette évolution générale des esprits ◀les▶ mieux informés et ◀les▶ plus imaginatifs n’aboutira pas forcément à des réformes assez profondes, faites à temps. Mais s’il reste aujourd’hui un espoir, c’est bien là qu’on doit ◀le▶ placer.
Du 22 septembre au 5 octobre
◀De▶ retour dans ma maison-chantier ◀de▶ Saint-Genis-Pouilly, je trouve plusieurs lettres ◀de▶ dirigeants du club de Rome me pressant ◀de▶ rédiger ◀le▶ rapport que m’a demandé Aurelio Peccei. Sur quel thème ? lui ai-je écrit. Et ◀l’▶on me répond ◀de▶ Rio : « Sur vos derniers travaux, sur ce que vous tenez pour ◀le▶ plus important aujourd’hui. » Puis me parvient une photocopie du Second Report to the Club of Rome : Mankind at the turning point, par Mihajlo Mesarovic et Eduard Pestel. Je lis, p. 145 : « ◀La▶ futilité ◀d’▶un nationalisme étroit doit être reconnue et prise pour axiome dans tout processus ◀de▶ décision. Toute nation qui essaierait ◀de▶ résoudre ◀le▶ problème envahissant ◀de▶ ◀l’▶inflation à l’aide de mesures limitées à son seul territoire serait condamnée à ◀l’▶échec. » Je reçois également copie du rapport présenté par Georg Picht, qui réitère sa condamnation ◀de▶ ◀l’▶État-nation incompatible avec ◀l’▶ordre global.
Je n’hésite plus : j’annonce ◀le▶ titre, dépourvu ◀de▶ toute équivoque, du rapport que je me mets à écrire sans plus de délai, et qui prendra dans mon esprit ◀la▶ suite logique des deux déclarations que je viens de citer.
Peu de progrès dans ◀les▶ travaux ◀de▶ transformation ◀de▶ ma maison. On dirait qu’il suffit que je me mette au travail pour que ◀les▶ coups ◀de▶ marteau et ◀les▶ perceuses se déclenchent aussitôt autour de moi. J’écris 16 pages, je ne sais comment, et ◀les▶ envoie aux organisateurs berlinois ◀de▶ ◀la▶ prochaine assemblée du club de Rome.