III. Venise : colloque sur le fédéralisme, modèle de▶ l’Europe
Sur les instances ◀d’▶Alexandre Marc, en mars dernier, j’avais accepté ◀de▶ prendre part au colloque ◀de▶ Venise — du 10 au 13 octobre — sur Le Fédéralisme, un modèle pour l’Europe.
Mon livre terminé, pensais-je alors, la vie s’ouvrirait devant moi, et Venise signifie vacances. Au surplus, une année sans séjour à Venise est déséquilibrée du point de vue émotif, j’entends du point de vue ◀de▶ l’âme au sens jungien du terme.
Nous décidons ◀de▶ partir le 5 octobre déjà, dans l’espoir fou ◀de▶ quelques jours ◀de▶ loisirs avant le colloque.
Du 5 au 12 octobre 1974
Pendant les deux premières journées, je cours partout : ma fièvre vénitienne m’oblige à repasser sur toutes les traces ◀de▶ mes anciens trajets. J’ai cherché pendant des années cette terrasse ◀de▶ petit restaurant sur une place que fermait au sud le haut mur grenat ◀d’▶une église. On arrivait ◀de▶ la droite, on repartait vers la gauche… Je l’ai retrouvée cette fois-ci. Le restaurant qui a doublé ◀de▶ surface et occupe aujourd’hui la moitié ◀de▶ la petite place, était fermé.
Le troisième jour, je me suis vu nommé président du Bureau directeur du Centre international ◀de▶ formation européenne, et en cette qualité, convié à présider la seconde journée du colloque. Le 12 octobre à 9 h du matin, dans une très vaste salle décorée ◀de▶ fresques ◀de▶ la somptueuse Fondation Cini, j’ai introduit la séance par ces mots :
Nous sommes ici à Venise…
…il serait sacrilège ◀de▶ l’oublier, et ◀de▶ parler comme si nous étions n’importe où.
En me promenant hier soir j’ai repensé à la question que m’avait posée la veille le président Jean Rey : Venise est-elle vraiment une ville européenne ?
Voyez Venise, vivez Venise, et pensez très vite, en même temps, à Chicago ou à Novossibirsk, et vous me direz si Venise est ◀d’▶Europe, avec ses marbres si doux au toucher, ses trésors bien dissimulés, ses bleus ◀de▶ ciel déchirants ◀de▶ tendresse entre les ors et les ivoires ◀de▶ ses frontons.
J’ai vécu ici, à Venise, un grand moment ◀de▶ la culture européenne. Après la création mondiale, dans le chœur ◀de▶ la basilique, du Cantique en l’honneur ◀de▶ Saint-Marc, j’ai vu l’auteur, qui était Stravinsky, s’incliner et tomber dans les bras étendus du Patriarche Roncalli, le futur Jean XXIII, pape ◀de▶ l’œcuménisme — cette forme sublime du fédéralisme, ◀de▶ l’unité dans la diversité, hors de quoi point ◀de▶ salut pour ce siècle.
Hier, dans ce beau décor ◀de▶ la Fondation Cini, on nous a parlé ◀d’▶un fédéralisme plus problématique, plus empêtré dans les inerties politiques, donc plus difficilement conforme à son modèle. On nous l’a présenté sous des formes optimistes et pessimistes, gradualistes ou révolutionnaires, voire apocalyptiques.
Les orateurs jouaient le jeu sincère ◀de▶ s’opposer les uns aux autres, et je me disais : comme c’est curieux, je suis d’accord avec chacun d’entre eux successivement.
Je ne crois pas un instant que cela s’explique par un éclectisme coupable ou une doctrine trop permissive. Je crois que les points de vue exprimés hier étaient en relation ◀de▶ complémentarité : tout le monde avait raison dans le même temps, quant au phénomène observé ◀de▶ deux manières antinomiques.
Le président Jean Rey a fait le point ◀de▶ l’action des Communautés ; sur quoi, Orio Giarini est venu rappeler qu’à côté et au-delà ◀de▶ cette action, il y a une crise profonde ◀de▶ civilisation, due au culte ◀de▶ la croissance. (Mais on ne peut parler ◀de▶ tout à la fois, même avec la maîtrise ◀d’▶un Jean Rey.)
Alors que l’un, le professeur Humblet, proposait la concertation continentale des autorités régionales (vraie voie, selon moi, vers la constitution ◀d’▶un parlement ou ◀d’▶un sénat européen), l’autre, qui est le ministre belge François Périn, chargé ◀de▶ la réforme constitutionnelle, tenait pour un exécutif collégial, inspiré du modèle suisse (et j’avais les meilleures raisons ◀de▶ me retrouver dans l’une et l’autre ◀de▶ ces propositions rigoureusement complémentaires).
Tout le monde parle aujourd’hui ◀de▶ régions. Le général de Gaulle en a parlé très bien, dans un fameux discours ◀de▶ Lyon, en 1969, je crois, où il faisait ◀de▶ la région la nouvelle forme ◀de▶ communauté du xxe siècle, succédant normalement à la nation centralisée. Et il invitait les régions frontalières à s’ouvrir aux régions des pays voisins, la Lorraine et l’Alsace à l’Allemagne, Rhône-Alpes à la Suisse et à l’Italie, la Provence à la Méditerranée, le Languedoc à l’Espagne, la Bretagne à l’Atlantique, et la Normandie aux Anglais.
Cinq ans plus tard, le Premier ministre ◀d’▶alors, parlant lui aussi à Lyon, prétendait interdire aux régions frontalières toute coopération avec « l’étranger ». J’ai écrit alors : « La différence (entre les deux discours) consiste en ceci : de Gaulle était un homme d’État, ses successeurs ne sont que des hommes ◀de▶ l’État. »
Quand nous avons commencé à parler ◀de▶ régions, nous les fédéralistes ◀de▶ la première heure, dans les années 1950, on a fait comme si l’on n’entendait rien. Vers 1960, les porteurs ◀de▶ l’idée européenne officielle nous ont dit : « Malheureux que vous êtes ! Comme si ce n’était pas assez difficile ◀de▶ faire l’Europe avec les gouvernements ! »
J’ai répondu : — Ce n’est pas difficile, c’est impossible. La preuve ? Depuis 25 ans que chefs d’État et Premiers ministres nous répètent que l’union ◀de▶ l’Europe est urgente, ils ne l’ont pas faite.
Si l’on ne veut pas les régions, cela signifie concrètement qu’on ne veut pas la fédération, seule forme concevable ◀de▶ l’union des peuples ◀de▶ l’Europe.
Il faut opter. Voulons-nous l’Europe unie pour la Puissance ? ou pour la Liberté ?
J’entends par Puissance ce que notre ami Lewis Mumford a baptisé « Le Pentagone ◀de▶ la Puissance » : Profit, Publicité, Pouvoir militaire, Productivité ; à quoi j’ajoute le Plutonium créé par les centrales nucléaires, et qui est le produit le plus durable — 24 000 ans ◀de▶ demi-vie — qu’ait inventé l’humanité. Un dix-millionième ◀de▶ gramme en suffit pour tuer son homme par un cancer. Et les centrales nucléaires en produiront des tonnes avant la fin du siècle.
Voilà pour la Puissance.
D’autre part, j’entends par Liberté non pas celle du plus fort dans l’anarchie, non pas « le renard libre dans le poulailler libre », selon la formule ◀d’▶Albert de Mun, mais la responsabilité du citoyen dans la cité et la faculté pour chaque personne ◀de▶ réaliser sa vocation.
Toute la question politique du xxe siècle se ramène alors à ceci : — Voulons-nous par priorité, et en fin finale, la Puissance ou la Liberté ?
La devise du fédéralisme suisse est bien connue : Un pour tous, tous pour un.
En tant que fédéraliste et personnaliste, j’insiste sur le second membre ◀de▶ la devise : tous pour un. Le but ◀de▶ notre union européenne n’est pas ◀de▶ constituer une puissance mondiale écrasante, mais ◀de▶ créer une société où la personne puisse se réaliser.
J’eus ensuite à passer la parole à l’un ◀de▶ nos camarades fédéralistes ◀de▶ la première heure, Altiero Spinelli, aujourd’hui membre ◀de▶ la Commission ◀de▶ la CEE.
Après un exposé dépourvu ◀de▶ complaisance ◀de▶ la situation communautaire, sommé ◀de▶ dire aux militants ◀de▶ la salle ce qu’ils devaient et pouvaient faire, il revint à la tribune, se tut quelques instants, et dit enfin : « Annoncez à tout le monde, autour de vous, que nous allons vers la misère. »
Le second orateur ◀de▶ cette séance fut Paul Delouvrier, PDG de l’EDF et brillant défenseur des centrales nucléaires, dont on a vu plus haut ce que pense Georg Picht, traduisant l’opinion ◀de▶ tous les physiciens vraiment sérieux, je veux dire vraiment libres.
La veille, George Thomson, commissaire lui aussi ◀de▶ la CEE, chargé des recherches régionales, avait fait une profession ◀de▶ foi sans équivoque en faveur des régions transfrontalières autant qu’intérieures, « substituées aux États-nations comme unités sociales ◀de▶ base, au sein desquelles le citoyen puisse se sentir responsable ».
Une fois de plus, l’idée ◀de▶ région s’impose comme seule alternative à la formule ◀de▶ l’État-nation.
Le 12 octobre 1974
Quitté le Piazzale Roma vers 17 h. Arrivés à Bergame vers 20 h. On ne peut plus entrer dans la haute ville — seule intéressante — mais seulement en faire le tour. Si l’on parvient cependant à s’y introduire il est très difficile ◀d’▶en sortir. Les progrès du tourisme italien aboutiront bientôt, en bonne logique, à la paralysie générale des « égarés » que nous serons tous.
Le 13 octobre 1974
Retour à Pouilly vers 17 h.
Le 14 octobre 1974