Surréalisme : un jeu qui dure depuis 50 ans (7-8 septembre 1974)i j
En août 1940, Denis de Rougemont part pour les▶ États-Unis, chargé ◀d’▶une mission ◀de▶ conférences par ◀le▶ Secrétariat des Suisses à ◀l’▶étranger.
Comment avez-vous rencontré André Breton ?
Je ◀l’▶ai vu pour la première fois à New York en 1941, à ◀l’▶Office of War Information. J’étais devenu ◀le▶ rédacteur principal ◀de▶ ◀l’▶émission ◀La▶ Voix ◀de▶ ◀l’▶Amérique parle aux Français. Mes deux textes quotidiens étaient lus par deux équipes ◀d’▶« announcers » (◀le▶ mot ◀de▶ « speaker » n’est employé qu’en France) parmi lesquels se trouvaient Claude Lévi-Strauss et André Breton. Entre Breton et moi, ce fut une sorte ◀de▶ coup de foudre ◀d’▶amitié. Nous avons décidé ◀de▶ nous rencontrer souvent, avec d’autres artistes et écrivains surréalistes venus ◀d’▶Europe par divers chemins : Max Ernst, Matta, André Breton, ◀le▶ peintre suisse Kurt Seligmann (un très grand peintre et un maître ◀de▶ magie), ◀le▶ cinéaste Buñuel, Marcel Duchamp.
C’était donc une sorte ◀de▶ groupe ?
◀Le▶ surréalisme a toujours été, à Paris, une affaire ◀de▶ groupe, dont Breton était ◀le▶ « pape », mais au-dessus du pape, il y avait le Bon Dieu, c’est-à-dire Marcel Duchamp.
◀De▶ jeunes femmes ravissantes
Pour ma part, je n’ai jamais fait partie ◀de▶ ce groupe, ni partagé son idéologie, ce qui m’a évité ◀d’▶être excommunié tôt ou tard. C’était entre nous, à New York, une simple affaire ◀d’▶amitié, ◀d’▶affinité élective. Plusieurs ravissantes jeunes femmes prenaient part à nos réunions, généralement vêtues ◀de▶ longues robes ◀de▶ soie, si possible traînantes, où ◀la▶ mode voulait que ◀l’▶on fît quelques accrocs ou, avec des cigarettes, quelques trous artistement disposés. ◀Les▶ allures un peu folles étaient admises, jamais ◀la▶ drogue. Breton ne ◀l’▶eût pas toléré. Il régnait parmi nous une certaine tenue et une grande liberté ◀de▶ ton. Nous faisions des jeux que Breton prenait très au sérieux.
Pour lui, ◀le▶ jeu était une sorte ◀d’▶expérimentation du psychisme, ◀de▶ ◀la▶ surréalité, ◀de▶ ce qui dépasse ◀le▶ monde ◀de▶ ◀la▶ conscience rationnelle.
Il y avait des jeux écrits, comme celui des questions et des réponses, que je préférais. Il se jouait par paires. L’un écrivait trois questions : qu’est-ce que ceci ou cela ? ou : qu’arriverait-il si… ? Et l’autre, en même temps, écrivait trois réponses. Puis on lisait à haute voix ◀les▶ résultats. C’était prodigieux. J’ai gardé un certain nombre ◀de▶ ces petits papiers, où je retrouve souvent ◀l’▶écriture ◀de▶ Breton, mais ◀les▶ plus étonnants datent ◀de▶ mon retour en Europe, lorsque je repris ce jeu dans ma maison ◀de▶ Ferney. Un soir, ◀la▶ personne qui jouait avec moi avait écrit : « Qu’arriverait-il si ◀le▶ diable entrait dans cette pièce ? » Je lus ma réponse : « Toutes ◀les▶ lumières s’éteindraient. » Et, dans la seconde, toutes ◀les▶ lumières se sont éteintes dans ◀la▶ maison.
◀La▶ crise ◀de▶ ◀l’▶énergie
Cela vous est-il arrivé depuis ?
Oui, dans des circonstances assez différentes. Je donnais ◀la▶ leçon inaugurale ◀de▶ ◀l’▶année 1973-1974 à ◀l’▶Institut universitaire des hautes études internationales, en octobre dernier, juste avant la première grande crise ◀de▶ ◀l’▶énergie. J’en prédisais ◀le▶ processus, ◀l’▶enchaînement inexorable, en soulignant que ◀le▶ système techno-industriel montrait déjà des ratés, et voilà que sur ◀le▶ mot « raté » toutes ◀les▶ lumières se sont éteintes dans ◀la▶ salle (et, comme on ◀l’▶a su plus tard, dans tout ◀le▶ canton ◀de▶ Genève). Naturellement, ◀les▶ auditeurs ont cru à une mise en scène, ◀d’▶autant plus que j’ai continué à parler, suivant mes notes à ◀la▶ lueur ◀d’▶une torche électrique. Après vingt minutes, au moment où je lis dans mes notes : « Ceci devrait être regardé de plus près », toutes ◀les▶ lumières se sont rallumées.
Était-ce « ◀la▶ part du diable » ?
Breton m’a souvent parlé ◀de▶ ce livre, que j’ai écrit à New York. Il se demandait comment un homme qui croit en Dieu pouvait avoir des relations avec ◀la▶ magie. Car c’est un fait qu’au cours de nos jeux surréalistes ◀d’▶intuition, ◀de▶ divination, ◀de▶ télépathie, je devinais presque toujours juste.
Et Breton ?
Lui, jamais ! C’était ◀d’▶autant plus curieux que rien ne ◀l’▶intéressait davantage que ◀les▶ phénomènes, disons ◀de▶ magie, ◀les▶ dons médiumniques, ◀la▶ parapsychologie. Mais il était ◀le▶ contraire ◀d’▶un médium. Au fond, c’était un dogmatique subversif, et un rationaliste malgré lui.
◀Les▶ insultes ◀de▶ Breton
Un soir, on avait décidé que ◀l’▶on me banderait ◀les▶ yeux et que ◀l’▶on me mettrait dans ◀la▶ main, successivement, un objet appartenant à chacune des femmes présentes. Chaque fois, j’ai deviné à qui était ◀l’▶objet. Breton était comme « transfixé » par ce genre ◀de▶ choses.
Vous vous souveniez des femmes à qui appartenaient ces objets ?
Absolument pas. On me plaçait quelque chose dans ◀le▶ creux ◀de▶ ◀la▶ main, j’avais quatre ou cinq secondes pour réfléchir, et je disais : « C’est à Leonora, c’est à Consuelo, c’est à Barbara, etc. »
Y avait-il d’autres jeux ?
Oui, par exemple celui qui consiste à qualifier chacune des personnes présentes, sans réfléchir, immédiatement, par deux adjectifs, l’un louangeur, l’autre péjoratif. Il a donné lieu parfois à des scènes terribles, quand Breton n’était pas d’accord.
Un jour, par exemple, nous avions décidé ◀de▶ faire un banquet consacré au nombre 21 — nombre sacré, il y a toute une littérature là-dessus — qui avait joué un certain rôle dans ma vie. Nous avions lancé 21 invitations à dîner dans un restaurant portugais, près des docks ◀de▶ New York. Vers dix heures du soir, je suis monté sur un escabeau pour lire ◀le▶ chapitre consacré au nombre 21 par ◀l’▶occultiste du xixe siècle Éliphas Levi, que Breton vénérait. Un jeune philosophe grec fut désigné, que Breton avait baptisé « ◀le▶ nouveau Hegel ». Il fit ◀le▶ tour ◀de▶ ◀l’▶assistance, distribuant très vite — c’était ◀la▶ règle — ◀les▶ adjectifs flatteurs et dépréciatifs. Lorsqu’il arriva devant Claude Lévi-Strauss, il lui adressa un adjectif louangeur que j’ai oublié, puis il ◀le▶ traita ◀de▶ « calomniateur ◀de▶ Freud » parce que Lévi-Strauss venait de publier un article sur ◀l’▶ethnographe Malinowski, qui critiquait Freud. Fureur jupitérienne ◀de▶ Breton, qui expulsa ◀le▶ personnage sur ◀l’▶heure : « Sortez ! tonna-t-il. Et je me réjouis ◀de▶ ne plus jamais rencontrer sur mon chemin votre sale gueule ◀de▶ faux témoin ! »
◀Le▶ malheureux sortit ◀de▶ ◀la▶ salle, insulté jusqu’à ◀la▶ moelle, chassé du paradis. Et là, il y a quelque chose qu’on ne peut guère pardonner à Breton, cette faculté qu’il avait ◀d’▶insulter ◀les▶ gens sans aucune espèce ◀de▶ « raison ». En fait, après ◀la▶ sortie du « coupable », on s’aperçut qu’il restait 21 personnes dans ◀la▶ salle… ◀La▶ « victime » avait été sacrifiée sur ◀l’▶autel du nombre 21…
Une religion nouvelle
◀Les▶ surréalistes ont célébré ◀les▶ villes modernes. Breton aimait-il New York ?
Pour eux, ◀la▶ ville moderne, c’était Paris, si curieux que cela paraisse. Breton détestait New York, qu’il trouvait vide, artificiel, sans âme. Je me rappelle un dimanche matin, à Madison Avenue. ◀La▶ rue était déserte, tout le monde était à ◀l’▶église, et j’y allais moi-même, quand je me suis trouvé pile devant André Breton. Il marchait tête levée, regardant ◀les▶ nuages entre ◀les▶ gratte-ciel. Il s’arrêta et me dit, après un silence : « Et pourquoi ne ferait-on pas une religion dédiée au culte ◀d’▶une pierre bleue ? » Et puis il est reparti. ◀L’▶incident trahit quelque chose chez lui. Il a passé toute sa vie à une religion [sic] qui n’aurait pas été ◀le▶ christianisme et dont il aurait été un des grands prêtres. Un jour, nous parlions des sectes cathares, avec un ami. Il écoutait ◀d’▶une oreille, et brusquement il s’est tourné vers nous : « Voilà, dit-il, une Église où j’aurais pu être évêque ! »