L’▶amour (1975)r
Il n’est pas question de constituer, à côté de ◀la▶ psychologie scientifique et de ◀la▶ psychanalyse, une troisième psychologie qui, faute de rigueur, se dirait littéraire, mais bien de mettre en valeur ◀le▶ fait, historique autant que psychologique, que « ◀l’▶Amour » tel qu’on ◀le▶ parle et qu’on ◀le▶ vit dans ◀la▶ culture occidentale, à ◀la▶ différence de ◀l’▶amour tel qu’il est codifié et vécu dans ◀les▶ autres cultures, se trouve lié dans sa genèse permanente à ◀l’▶expression, premièrement littéraire et musicale (au xiie siècle), puis théâtrale dès ◀la▶ fin du xvie siècle, enfin cinématographique au xxe siècle. Preuve en est que nos psychologues « scientifiques » et psychanalystes de toute école prennent leurs repères, leurs modèles structurels et leurs termes de base dans ◀la▶ tradition littéraire qui est ◀la▶ nôtre, d’Œdipe à Sade et à Sacher-Masoch.
Pour situer cette forme d’amour spécifiquement occidental dont ◀les▶ structures psychiques peuvent être étudiées au mieux dans ses expressions littéraires et artistiques en général, il nous faudra d’abord tenter de débrouiller, parmi ◀les▶ mille et trois sens du mot amour, quelques classes sémantiques assez évidemment distinctes, sinon opposables.
Il nous faudra ensuite repérer ◀les▶ grandes étapes d’une évolution historique qui s’est stratifiée dans ◀la▶ psyché occidentale, et dont ◀la▶ connaissance rend seule intelligibles ◀les▶ innombrables contradictions de ◀l’▶amour tel que nous ◀le▶ vivons et, plus encore, tel que nous ◀l’▶écrivons.
Cinq niveaux
À ◀la▶ base — au regard des modernes —, ◀l’▶instinct sexuel, c’est-à-dire une pulsion que tout être éprouve à un moment donné de son développement, même sans avoir jamais rien lu ni même entendu dire à son sujet. Fonction de ◀l’▶espèce, fatalité pour ◀l’▶individu, tropisme, mais, chez ◀l’▶homme, moins étroitement déterminé que chez tous ◀les▶ autres animaux : ◀les▶ mâles en tout temps excitables, ◀les▶ femelles en tout temps accessibles.
◀L’▶érotisme, deuxième niveau, est ◀l’▶usage non procréateur, non fonctionnel de ◀la▶ sexualité. C’est donc au sens littéral du terme une perversion, ◀le▶ détournement d’un instinct qui était générique et génésique, au profit d’un plaisir individuel et stérile. Ainsi défini comme ◀la▶ transformation du besoin en jouissance, ◀le▶ phénomène érotique est pratiquement universel. Toutes ◀les▶ religions connues comportent une érotique, ◀le▶ plus souvent codifiée dans des livres sacrés ou des idoles — à ◀la▶ seule exception du christianisme (dont on peut nier d’ailleurs qu’il soit une « religion » au sens sociologique du terme).
Il n’en va pas de même de ◀la▶ passion, forme d’amour liée plus que toute autre à ses expressions littéraires (au « discours amoureux » comme on disait naguère), et limitée de ◀la▶ sorte (à peu d’exceptions près) à ◀l’▶aire de ◀la▶ culture occidentale. ◀L’▶amour sentimental est ◀le▶ degré inférieur de ◀la▶ passion, laquelle est ◀la▶ transposition de ◀l’▶érotisme en religion de ◀l’▶amour ressenti, en exaltation nostalgique ou jubilante, comparée à un feu qui couve en secret et qui soudain éclate, flambe et « se déclare ». C’est ◀l’▶amour qui se prend pour son objet, qui aime sa propre intensité et non pas l’Autre. C’est ◀l’▶auto-intoxication, favorisée par ◀la▶ publicité que lui font nos romans, nos poèmes, nos chansons et nos opéras. C’est ◀le▶ sentiment qui s’exalte de tout ce qui s’oppose au désir, sépare ◀les▶ corps et fait obstacle à ◀l’▶accomplissement sexuel « sans histoire », comme à ◀la▶ fusion avec l’Autre, détruisant toute altérité. Mais ◀l’▶obstacle suprême est ◀la▶ mort, qui provoque ◀la▶ passion transfigurante, ◀la▶ « joie suprême » d’Isolde agonisante au dernier vers du grand poème musical de Wagner.
◀L’▶amour-passion n’est donc pas ◀le▶ mélange, mais ◀la▶ composition en un produit nouveau et de propriétés spécifiques, d’une jouissance désirée ou perdue et d’une souffrance délicieusement entretenue, qui, à ◀l’▶extrême, seront extase et mort.
◀L’▶amour du prochain tel qu’il est, ou tel que ◀le▶ regard aimant est capable de ◀le▶ susciter, c’est ◀l’▶inverse de ◀la▶ passion : il peut être sans lien aucun avec ◀l’▶Éros, il n’est pas sentiment mais acte, respect de l’Autre comme sujet autonome, non comme objet d’exaltation tout intérieure, voulant ◀la▶ vie au lieu de désirer ◀la▶ mort. Cet amour-là n’est pas disert ni exalté mais réaliste, d’une manière qui ne prête guère à ◀la▶ littérature.
Au dernier stade de « sublimation », où ◀la▶ pulsion sexuelle n’est plus sensible, ◀l’▶amour mystique va reprendre tout ◀le▶ langage de ◀la▶ passion : il cherche ◀la▶ fusion dans ◀la▶ divinité, et il « meurt de ne pas mourir » (Thérèse d’Ávila). Il est à ◀l’▶amour du prochain dans ◀le▶ même rapport dialectique que ◀l’▶érotisme ◀l’▶est à ◀l’▶instinct sexuel.
◀L’▶Éros grec
◀Le▶ vocabulaire de ◀la▶ Grèce antique est ◀le▶ seul qui exerce encore une influence permanente et vérifiable sur ◀l’▶expression des « variétés de ◀l’▶expérience amoureuse » en Occident.
Selon Platon et son maître Socrate, Éros est ◀l’▶agent de tout progrès moral et spirituel, mais à ◀la▶ condition qu’en lui et par lui prévale toujours sur ◀l’▶instinct génésique ◀la▶ recherche du bien de ◀l’▶être aimé. Cela ne saurait s’appliquer au mariage, dont ◀la▶ seule fin est de donner des enfants à ◀l’▶État.
Certes, ◀l’▶amour vrai « tend à ◀l’▶enfantement dans ◀la▶ beauté, selon ◀le▶ corps et selon ◀l’▶âme… » Cependant, ◀la▶ fécondité spirituelle reste ◀l’▶attribut supérieur de ◀l’▶Éros véritable.
Il est bien certain que ◀la▶ conception platonicienne a dominé tout ◀le▶ développement de ◀la▶ civilisation européenne, malgré quelques résistances isolées, et qu’elle constitue ◀l’▶apport principal de ◀la▶ Grèce à ce qu’on peut appeler ◀la▶ métaphysique de ◀l’▶amour (R. Flacelière, ◀L’▶Amour en Grèce).
Il semble que Platon agit sur nous comme une information héréditaire.
Personne ne saurait dire jusqu’à quelles couches profondes de ◀l’▶humanité d’Occident ont pénétré ◀les▶ conceptions platoniciennes. ◀L’▶homme ◀le▶ plus simple use couramment d’expressions et de notions qui remontent à Platon (J. Ortega y Gasset).
Illustrant cette remarque, appelons platoniciens inconscients, ou naïfs, tous ceux qui, de ◀la▶ cortezia des troubadours au romantisme allemand, puis à ◀la▶ poésie populaire des romans et des chansons, parlent d’« âme sœur », de « fusion des âmes », d’« extase amoureuse », où ◀les▶ amants croient « ne plus faire qu’un », tous ceux qui qualifient ◀l’▶être aimé de « ma moitié » (variante : « ma meilleure moitié »), et tous ceux qui écrivent sur Éros.
Si ◀l’▶idée platonicienne de ◀l’▶amour est résolument positive, édifiante, idéalisante, on aurait tort d’en inférer que ◀les▶ Grecs n’ont pas connu ◀le▶ couple sombre Éros-Thanatos, amour et mort.
Trois mythes en effet, écrit R. Flacelière, nous montrent que ◀les▶ Grecs ont médité sur ◀les▶ rapports mystérieux de ◀l’▶amour et de ◀la▶ mort, bien avant ◀le▶ Moyen Âge courtois et ◀le▶ roman de Tristan et Iseut, qui contient d’ailleurs tant de réminiscences de ◀l’▶Antiquité : ce sont ceux d’Orphée et d’Eurydice, d’Admète et d’Alceste, de Protésilas et de Laodamie.
(Le premier sert de modèle aux deux autres.) On peut penser, cependant, que ces trois mythes illustrent davantage ◀le▶ rêve ou ◀l’▶idéal de « ◀l’▶amour plus fort que ◀la▶ mort » que ◀la▶ passion de « ◀l’▶amour pour ◀la▶ mort » qui est, comme nous ◀le▶ verrons, ◀le▶ secret de Tristan.
◀La▶ révolution chrétienne
Cinq siècles après Platon, Plutarque fait un premier éloge du mariage d’amour : « ◀L’▶union physique avec une épouse est source d’amitié, comme une participation en commun à de grands mystères (hiéron mégalôn). » Or un contemporain de Plutarque, saint Paul, avait écrit de son côté que ◀le▶ mariage est « un grand mystère (mystérion méga) ».
Rencontre d’autant plus surprenante que saint Paul, avant même que ◀les▶ évangiles aient été rédigés, ne cesse de dénoncer dans ses épîtres ◀le▶ sacré tant juif que païen (hellénistico-romain surtout), qu’il range sous ◀la▶ catégorie de ◀la▶ Loi et auquel il oppose ◀la▶ « liberté des enfants de Dieu ». ◀La▶ révolution paulinienne consiste dans ◀la▶ proclamation que « tout m’est permis, mais tout n’est pas utile » (Épître aux Romains) relative à ◀l’▶ensemble des interdits et des tabous, au premier rang desquels figurait comme toujours et dans toutes ◀les▶ religions, sauf celle du Christ, ◀le▶ système des tabous sexuels.
◀L’▶Évangile n’apporte aucun code, aucun système d’interdictions rituelles, pas une recette de fécondité ni de plaisir ; il admet simplement ◀les▶ rites judaïques (◀la▶ circoncision notamment). ◀La▶ vie sexuelle n’y joue qu’un rôle quelconque, à peu près invisible et sans drame. (Paroles de Jésus à une prostituée ou à ◀la▶ femme de cinq maris : paix et pardon à cause de ◀l’▶amour.) S’agirait-il d’un refoulement ? Non, car ◀la▶ tentation correspondante n’est pas sensible : ◀la▶ volupté ou ◀la▶ luxure ne figure pas au nombre des tentations majeures que Satan fait subir au Christ dans ◀le▶ désert.
◀Le▶ paradoxe fondamental de ◀l’▶érotique, dans ◀l’▶ère chrétienne, tient en ceci que ◀le▶ christianisme, religion de ◀l’▶Amour (« Dieu est Amour »), créé par un acte d’amour (« Dieu a tant aimé ◀le▶ monde qu’il a donné son Fils unique… »), et dont toute ◀la▶ loi se résume dans ◀le▶ commandement unique « Tu aimeras ◀le▶ Seigneur ton Dieu et ton prochain comme toi-même », cette foi nouvelle n’a pas de livres sacrés sur ◀l’▶amour. C’est cette absence totale de cérémonials d’initiation et de recettes de plaisir ou de fécondité, si profus dans ◀les▶ grandes religions de ◀l’▶Asie, qui va créer ◀le▶ « problème sexuel » de ◀l’▶Occident christianisé.
Contre ◀l’▶opinion générale des Grecs autant que de ◀l’▶Inde et de ◀la▶ Chine, saint Paul fait de ◀l’▶amour matrimonial, sexuel, social et personnel, une forme d’existence spirituelle : « Maris, aimez vos femmes comme ◀le▶ Christ a aimé ◀l’▶Église. » D’autre part, il n’hésite pas à écrire : « Celui qui n’est pas marié s’inquiète du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur, et celui qui est marié s’inquiète des choses du monde, des moyens de plaire à sa femme » (I Cor. vii, 32). Ainsi donc, exalté d’une part comme image de ◀l’▶amour divin, mais vilipendé d’autre part comme ennemi de ◀la▶ vie spirituelle, toléré finalement, mais dans ◀les▶ seules limites du mariage ◀le▶ plus strict et consacré — tout ◀le▶ reste étant laissé en friche ou très sommairement condamné (« luxure », « impudicité », « prostitution spirituelle ») —, ◀l’▶amour humain devait fatalement devenir une source intarissable de problèmes, tant pour ◀la▶ société que pour ◀l’▶individu.
Au surplus, lié dès ◀l’▶origine à ◀la▶ réalité de ◀la▶ personne, ◀l’▶amour sexuel, sentimental et spirituel (amour des corps, des âmes ou des esprits, selon ◀la▶ tripartition paulinienne et gnostique, soulignons-◀le▶) se trouvait lié à ◀la▶ dialectique du salut, c’est-à-dire du péché et de ◀la▶ grâce, donc valorisé à ◀l’▶extrême. Cela ne pouvait se produire — et en effet ne s’est produit — que dans ◀la▶ sphère d’influence du christianisme.
Mais, entre ◀la▶ position d’un principe révolutionnaire — foi contre loi — et sa réalisation sociale, il y a toute ◀l’▶épaisseur, ◀la▶ lourdeur, ◀l’▶inertie psychobiologique d’une société.
Au cours du premier millénaire de ◀la▶ christianisation du Proche-Orient et de ◀l’▶Occident, ◀l’▶amour personnel ne semble avoir joué aucun rôle pratique, juridique, ni même psychologique. ◀Le▶ mariage était certes un sacrement, mais il liait deux patrimoines et deux familles — des clans, des rangs et des procréateurs, non des personnes. Du ixe au xiie siècle, ◀l’▶amour antique s’est éclipsé, et celui que nous croyons seul « naturel » et « aussi vieux que ◀l’▶humanité » ne donne encore que de malingres témoignages de son existence en Europe, parmi lesquels on peut citer ◀les▶ Carmina de ◀l’▶évêque Fortunat (fin du vie siècle) dédiés à ◀la▶ reine Radegonde, alors retirée au monastère qu’elle avait fondé à Poitiers. Ce clerc fait à ◀la▶ femme une place capitale qui annonce déjà ◀la▶ conception de ◀la▶ « courtoisie », mais il s’agit d’une femme idéalisée, objet d’une adoration mystique qui se confond bientôt avec celle vouée à ◀la▶ Sainte Vierge.
◀La▶ « cortezia »
On connaît ◀la▶ boutade de Charles Seignobos : « ◀L’▶amour est une invention du xiie siècle. » Amour, qui désigne pour nous ◀le▶ sentiment, ◀le▶ désir et ◀la▶ passion, n’a pris ce sens qu’avec ◀la▶ poésie des troubadours. Cette poésie apparaît subitement dans ◀le▶ sud de ◀la▶ France actuelle (Poitou, Limousin, puis Languedoc) et va se répandre sur tout ◀le▶ continent avec une surprenante rapidité. Elle ne ressemble à rien de ce qu’avaient connu ◀le▶ monde antique et ◀le▶ monde christianisé, à part ◀les▶ rares exceptions, déjà citées, des poésies dues à des clercs… Avec ses formes fixes et raffinées et sa doctrine absolument nouvelle, ◀la▶ cortezia (amour à la manière des cours seigneuriales), on ne peut croire qu’elle n’ait été que ◀la▶ trouvaille plus ou moins fortuite de quelques moines musiciens de Saint-Martial de Limoges et de jongleurs peu cultivés. Telle est, pourtant, ◀la▶ thèse « prudente » de la plupart des spécialistes du trobar, au xixe siècle et jusqu’à nous. Mais, s’ils avaient raison, comment concevoir que cette poésie ait pu transformer nos manières de sentir, et nos mœurs, et nos arts, pour des siècles ? Ne serait-elle pas au contraire ◀le▶ signe d’une révolution plus générale qui s’opérait à cette époque dans ◀la▶ psyché occidentale ?
Dès ◀la▶ fin du xie siècle, des mouvements religieux hétérodoxes prolifèrent en Italie, en Allemagne rhénane, dans ◀les▶ Flandres et ◀le▶ Nord, puis ◀le▶ centre et ◀le▶ sud de ◀la▶ France : tous opposent à ◀l’▶Église un spiritualisme épuré, tous condamnent ◀le▶ mariage — que ◀le▶ pape Grégoire VII vient d’interdire aux prêtres —, tous professent ◀la▶ divinité de ◀l’▶âme et jugent que, ◀le▶ corps étant vil, rien de ce qu’il fait ne saurait engager ◀le▶ salut : « Point de péché au-dessous du nombril ! », déclare ◀l’▶évêque d’une de ces sectes dualistes. Et Joachim de Flore annonce que ◀l’▶Esprit-Saint, dont ◀l’▶ère va commencer, s’incarnera dans une Femme. ◀La▶ plus puissante de ces hérésies sera ◀le▶ catharisme, venu de ◀l’▶Arménie à travers ◀l’▶Anatolie, ◀les▶ Balkans, ◀la▶ Bosnie et ◀l’▶Italie du Nord, où elle se répandra d’une part vers ◀le▶ nord de ◀la▶ France et jusqu’en Angleterre, d’autre part vers ◀l’▶Ouest occitan où elle s’installera solidement dans ◀les▶ grandes et petites cours de ◀l’▶Aquitaine et du comté de Toulouse, puis chez ◀les▶ artisans des villes du Midi. ◀Le▶ catharisme prêche ◀l’▶abstention des relations charnelles procréatrices. Mais la plupart des simples « croyants », jugeant trop difficile ◀l’▶exigence d’absolue chasteté, se bornent à médire du mariage, cette iurata fornicatio ordonnée aux lois de ◀l’▶espèce, de ◀l’▶héritage et de ◀la▶ brutalité masculine. Un prédicateur itinérant, Robert d’Arbrissel (né vers 1050), rendu populaire par ses diatribes passionnées contre ◀le▶ luxe et ◀la▶ luxure, fonde en 1101 à Fontevrault un couvent de femmes, bientôt célèbre parce que ◀les▶ plus grandes dames de France, de Bretagne et du Poitou, dont ◀l’▶ex-femme et ◀la▶ fille de Guillaume IX, viennent y chercher refuge contre ◀la▶ tyrannie grossière du mariage féodal et catholique.
◀Le▶ Breton Pierre Abélard (1079-1142), poète, philosophe, théologien et ◀le▶ plus grand docteur de son époque, devient le premier héros historique de ◀l’▶amour-passion, c’est-à-dire de ◀l’▶amour traversé, en butte à des obstacles toujours plus tragiques, et s’exaltant du tourment qui en résulte.
Une forme toute nouvelle de poésie chantée naît dans ◀le▶ Poitou et ◀le▶ Limousin avec les premières œuvres de Guillaume, sixième comte de Poitiers et neuvième duc d’Aquitaine (1070-1127). Il sera suivi par des dizaines puis des centaines de poètes qui se nomment « troubadours » (c’est-à-dire trouveurs, inventeurs, compositeurs). Cette poésie dont ◀la▶ doctrine se nomme cortezia — puisqu’elle est chantée dans ◀les▶ cours des seigneurs du Midi — exalte ◀la▶ Femme, jusqu’alors négligée et méprisée ; elle ◀la▶ célèbre sous ◀le▶ nom de Dame ou domina — d’où ◀le▶ nom de « maîtresse » donné plus tard à ◀l’▶amante —, ◀l’▶assimilant ainsi au seigneur féodal à qui ◀le▶ chevalier doit allégeance ; elle oppose au mariage « de raison » comme à ◀la▶ luxure grossière ◀le▶ culte de ◀l’▶amour vainqueur, respectueux de ◀la▶ femme, mais non des liens sociaux. À ◀la▶ « Dame des pensées » de ◀la▶ cortezia, ◀l’▶Église répond par ◀les▶ titres de « Notre Dame » et de Regina Coeli désormais donnés à ◀la▶ Vierge. En 1140, des moines instituent ◀le▶ culte de ◀l’▶Immaculée Conception de Notre-Dame.
◀La▶ grande innovation de ◀la▶ cortezia n’est pas seulement d’avoir exactement inversé ◀la▶ doctrine de saint Paul — selon laquelle ◀le▶ mariage sans amour vaudrait mieux que ◀l’▶amour sans mariage — mais surtout d’avoir soumis ◀l’▶Éros au discours poétique et romanesque, d’avoir découvert, en somme, que c’est ◀le▶ langage qui permet de transformer ◀la▶ pulsion instinctuelle en sentiment, et ◀l’▶expérience générique en conscience individuelle. À partir des troubadours et des trouvères du xiie siècle, ◀l’▶amour est cela qui se « déclare » par des mots.
On peut soutenir que ◀l’▶histoire de ◀l’▶Éros en Occident, des troubadours à notre siècle, se confond avec celle des expressions du désir, du sentiment et de ◀la▶ passion, non seulement dans ◀la▶ poésie, ◀le▶ roman, ◀le▶ théâtre et ◀l’▶opéra, mais aussi et d’abord dans ◀la▶ mystique, non moins liée au langage que ◀la▶ littérature, dans ◀la▶ mode, dans ◀les▶ formes réglées de ◀la▶ guerre et, de nos jours, dans ◀les▶ mass médias audiovisuels. On s’en tiendra ici à ◀la▶ littérature.
◀Le▶ mythe de ◀l’▶amour-passion
Très peu après ◀l’▶aventure d’Héloïse et Abélard apparaît ◀le▶ roman de Tristan et Iseut. Plusieurs allusions dans des poésies de troubadours datant du milieu du xiie siècle montrent que ◀la▶ légende était connue des troubadours dans ◀le▶ temps même où la première version (en langue romane — d’où ◀le▶ nom de roman), ◀le▶ Tristan et Iseut de Béroul, commence à circuler en Europe.
Tous ◀les▶ éléments de ◀la▶ révolution psychique composés en système dans ◀la▶ cortezia se retrouvent dans ◀l’▶histoire de Tristan : désir exaspéré par ◀les▶ obstacles de toute nature à sa conservation (liens parentaux, allégeance féodale, mariage, séparations physiques qui semblent souvent provoquées par ◀les▶ amants eux-mêmes), et ◀l’▶obstacle suprême, qui est ◀la▶ mort, portera ◀le▶ désir jusqu’à ◀l’▶extase ; service de ◀la▶ Dame à laquelle ◀l’▶homme sacrifie tout (Tristan renonce à son rang à ◀la▶ cour, faillit à ◀l’▶honneur du chevalier et à ◀la▶ fidélité envers ◀le▶ suzerain, ment, se parjure et finalement perd ◀la▶ vie même), mais cet asservissement volontaire est aussi source de prouesses, d’enthousiasme et d’élévation spirituelle ; amour de ◀la▶ princesse lointaine, rappelant « ◀l’▶amor de lonh » de Jaufré Rudel pour ◀la▶ comtesse de Tripoli, et c’est en vérité ◀l’▶amour de ◀l’▶amour même, ◀l’▶amour de ◀l’▶état amoureux plus que de l’Autre tel qu’il est, qu’on ne rejoindra que pour mourir ; et même ◀l’▶élan de ◀l’▶hérésie ne manque pas : « Amour » vaut plus que ◀la▶ simple vérité, que ◀le▶ sacré social, que ◀les▶ devoirs religieux, que ◀la▶ foi même, à ◀la▶ limite (comme on ◀le▶ voit par exemple dans ◀l’▶épisode du « jugement de Dieu » commenté par Gottfried de Strasbourg). Et ◀le▶ salut vient par ◀la▶ grâce de ◀la▶ Dame, de ◀la▶ Sophia aeterna — « ◀l’▶Éternel féminin », dira Goethe. ◀La▶ dialectique du vrai jour et de ◀l’▶évidence quotidienne qui domine ◀le▶ roman est gnostique…
Ainsi, ◀le▶ roman de Tristan décrit, analyse et déploie dans ◀la▶ durée tous ◀les▶ motifs psychologiques et religieux de ◀la▶ cortezia que ◀les▶ troubadours exprimaient dans ◀le▶ cri, ◀le▶ soupir, ◀la▶ mélopée ou ◀la▶ fulguration lyrique. ◀La▶ poésie courtoise a sensibilisé ◀la▶ psyché occidentale. En lui donnant un langage nouveau, elle a permis à des sentiments nouveaux d’accéder à ◀la▶ conscience, d’être reconnus et assumés. ◀L’▶amour, dès lors, sera toujours lié à son « aveu », à sa « déclaration ». ◀Le▶ contenu affectif de ◀la▶ passion va trouver maintenant dans ◀le▶ récit ◀l’▶indispensable condition formelle de ◀la▶ constitution d’un mythe exemplaire et communicable, socialisé dans ◀la▶ mesure même où il est sacralisé.
Situé de ◀la▶ sorte dans ◀le▶ temps et ◀l’▶espace, au xiie siècle de ◀l’▶Europe christianisée, ◀le▶ mythe révélera-t-il par ses structures mêmes ◀le▶ secret du pouvoir immodéré qu’il exerce depuis des siècles sur ◀l’▶affectivité occidentale ?
Le dernier tabou, ◀le▶ plus fort
Nous avons vu que ◀le▶ « problème sexuel » est né dans ◀le▶ monde christianisé du fait de ◀l’▶absence d’un code sacré et d’un système d’interdits comme on en trouve dans ◀les▶ autres religions. Un seul tabou, d’ailleurs universel (sauf exception comme chez ◀les▶ pharaons), mais que ◀les▶ évangiles ne mentionnent même pas, n’a jamais cessé d’exercer son empire sur nos sociétés, de ◀la▶ Grèce primitive à ◀l’▶Occident moderne, c’est ◀le▶ tabou de ◀l’▶inceste. Tous ◀les▶ autres étant évacués, il prend une importance majeure et régit des domaines psychosociaux toujours plus larges. Ainsi, ◀le▶ divorce, assimilé à ◀l’▶adultère par ◀la▶ chrétienté médiévale, devient obligation sacrée, pour peu qu’une parenté soit découverte, fût-ce au septième degré, entre mari et femme. Robert le Pieux se voit contraint de répudier sa première femme, qu’il aime, parce qu’elle est sa cousine au quatrième degré et qu’elle a tenu avec lui un enfant sur ◀les▶ fonts baptismaux. ◀La▶ terreur de ◀l’▶inceste, dès les premiers instants, va peser sur ◀l’▶amour de Tristan et d’Iseut. Car ◀le▶ trio Tristan-Iseut-roi Marc correspond non pas, certes, en vérité de fait matériel et physiologique, mais en réalité psychosociale, au trio œdipien fils-mère-père.
Tristan naît dans ◀le▶ malheur parental : son père vient de mourir et sa mère, Blanchefleur, ne survit pas à sa naissance, d’où ◀le▶ nom même du héros. ◀Le▶ roi Marc de Cornouailles, frère de sa mère, prend ◀l’▶orphelin à sa cour et ◀l’▶éduque. Or, chez ◀les▶ Celtes, comme chez bien d’autres peuples, ◀l’▶oncle maternel prend ◀la▶ place du père (même vivant) et devient ◀le▶ « père nourricier » et véritable éducateur, en vertu d’une institution dite fosterage. Tristan est donc, en droit, ◀le▶ « fils » de Marc. Chargé par ce dernier de ◀la▶ « quête » d’Iseut, c’est ainsi de sa future « mère » légale qu’il tombe passionnément amoureux. ◀La▶ condamnation de ◀l’▶inceste pèse donc sur ◀les▶ amants dès leur premier « aveu » sur ◀le▶ pont brûlant du bateau qui ◀les▶ ramène d’Irlande. Tristan, qui est ◀le▶ plus fort des chevaliers et qui a conquis Iseut par valeur et prouesse, serait en droit de ◀la▶ garder pour lui selon ◀la▶ coutume chevaleresque qu’illustrent ◀les▶ tournois dont ◀la▶ dame est ◀le▶ « prix ». S’il n’en fait rien, ce n’est pas seulement par respect de son suzerain (déjà trompé en fait), mais parce qu’à ◀la▶ force des lois et de sa fidélité au roi s’ajoute celle, bien plus contraignante, du dernier tabou subsistant, du pire obstacle imaginable — celui que ◀l’▶on pressent comme ◀le▶ plus « efficace » pour enflammer ◀le▶ désir des amants et ◀le▶ porter au degré de ◀la▶ passion mortelle. Dès lors, ◀la▶ structure du roman sera simplement ◀l’▶alternance des revoirs (de plus en plus périlleux) et des séparations (parfois voulues) qu’exige et que régit ◀la▶ dialectique du mythe, jusqu’à ◀la▶ catastrophe finale, où ◀la▶ réunion définitive des amants s’opère au prix de leur séparation suprême dans ◀la▶ mort, obstacle dernier, fin du « roman ».
Tel est ◀le▶ secret que ◀le▶ mythe a pour fonction, comme toujours, d’exprimer tout en ◀le▶ voilant, de trahir en ◀le▶ traduisant et de communiquer sans ◀l’▶expliquer, car son contenu demeure inavouable même s’il est fascinant comme une drogue. Et n’est-ce pas d’une intoxication — ◀le▶ « vin herbé » servi par une « erreur » sans laquelle point de roman — que naît ◀l’▶amour-passion, ◀l’▶amour subi, celui qui fera dire à ◀l’▶ermite recevant ◀la▶ confession des deux amants : « Amor par force vos demeine » ?
Et, depuis lors, tous ◀les▶ romans dignes du nom obéiront à ◀la▶ structure triangulaire, d’origine œdipienne, et à ◀l’▶alternance des obstacles secrètement suscités puis surmontés, sauf le dernier… Et ◀l’▶auteur, qui reste inconscient de ◀la▶ présence impérieuse du mythe, ◀l’▶en traduira peut-être d’autant mieux. Certes, ◀la▶ tension peut décroître, du tragique au sentimental, voire au comique dans Don Quichotte, et ◀l’▶histoire du roman européen, qui semble celle d’une longue dégradation du mythe, peut être aussi celle d’une lente intériorisation. ◀Le▶ roi Marc peut devenir tour à tour ◀le▶ Commandeur dans Don Juan, ◀le▶ comte Mosca dans ◀La▶ Chartreuse de Parme, ou ◀le▶ digne et terne mari des héroïnes bourgeoises, de Balzac à Flaubert, voire ◀le▶ cocu des pièces de Boulevard. Mieux encore, il peut s’effacer progressivement, se déguiser en protecteur, en oncle, en ami aîné et plus sage, et finalement s’évanouir tout à fait dans ◀les▶ romans d’analyse intérieure, mais c’est pour renaître aussitôt sous ◀les▶ espèces d’une instance morale, d’une autorité tutélaire mais rigoureuse, et du devoir envers ◀la▶ société, envers l’autre et envers soi-même que Freud (dès 1923, dans Das Ich und das Es) appellera ◀le▶ surmoi : c’est encore et toujours ◀l’▶image du Père — celui qui interdit ◀la▶ Mère au Fils.
De même, Iseut peut devenir ◀la▶ Béatrice de Dante ou ◀la▶ Laure de Pétrarque, ◀la▶ princesse de Clèves ou ◀la▶ petite Juliette de Roméo, ◀la▶ maîtresse de John Donne ou ◀la▶ nouvelle Héloïse de Rousseau, ◀l’▶Ellénore, ◀l’▶Adolphe, ◀la▶ petite fiancée de Novalis, ◀la▶ radieuse Adrienne de Gérard de Nerval, ◀l’▶« Éva qui donc es-tu… » des plus beaux vers de Vigny, objet d’un « amour taciturne et toujours menacé », ◀la▶ Tess d’Urberville de Thomas Hardy ou ◀la▶ grande cocotte dont Swann croit être amoureux parce qu’elle a dit un jour que « non, elle ne serait pas libre demain soir ». Elle est toujours ◀la▶ femme rêvée, ◀la▶ princesse lointaine, ◀la▶ fée Viviane ou ◀la▶ Velléda des Martyrs, celle qui se prête aux fantasmes de ◀l’▶homme. ◀Le▶ « héros » (comme on ◀le▶ dit encore des personnages de roman ◀les▶ plus falots) doit en être séparé, après de brèves et fulgurantes rencontres, par mille traverses astucieusement renouvelées et que suscitent à plaisir (littéralement) ◀les▶ ruses inépuisables de ◀l’▶amour-passion.
Quant à Tristan, du preux chevalier à ◀l’▶amoureux transi des romantiques, du héros empanaché de ◀l’▶Astrée au conteur lucide et sensible du grand roman de Proust, il perd peu à peu son allure de somnambule fasciné par ◀le▶ rêve de ◀la▶ « femme impossible ». Mais, si débile et complexé qu’il apparaisse ◀le▶ plus souvent dans ◀le▶ roman contemporain, il n’en reste pas moins celui qui affronte ◀la▶ mort d’amour, celui auquel son amour interdit « donne ◀l’▶audace de négocier avec ◀la▶ mort » (Pétrarque).
Passion et obstacle
C’est un fait évident, à ◀l’▶expérience comme à ◀la▶ lecture des romans, que ◀la▶ passion ne s’approfondit et ne dégage ses énergies qu’à ◀la▶ mesure des résistances qu’elle rencontre. Déjà, dans ◀la▶ poésie des troubadours, nous voyons que ◀l’▶amour courtois se distingue du simple désir par ◀le▶ raffinement de ses expressions, ◀la▶ culture du sentiment, ◀le▶ respect quasi religieux de ◀la▶ femme que ◀l’▶on met sur un piédestal pour mieux pouvoir se plaindre qu’elle soit située « en trop haut lieu », voire tout à fait inaccessible. « ◀L’▶amour de loin » que chante Jaufré Rudel, ◀l’▶éloge de ◀la▶ chasteté, ◀les▶ lois d’Amour strictement codifiées, ◀les▶ règles de chevalerie : tout indique ◀la▶ même volonté d’imposer une retenue aux instincts, de mettre une distance entre ◀les▶ amants. C’est cela qui permet à ◀l’▶attrait naturel de s’exalter, de devenir une passion.
Ce trait fondamental, ◀la▶ retenue, ◀les▶ contraintes, se manifestera d’une manière beaucoup plus dramatique lorsque ◀l’▶amour courtois trouvera son expression romanesque dans ◀la▶ France du Nord et ◀l’▶Angleterre celtique. ◀La▶ légende de Tristan et Iseut reste ◀le▶ prototype éternel de ◀l’▶Amour, inventé par ◀la▶ poésie du Midi mais transposé dans ◀le▶ climat sombre et tempétueux de ◀la▶ Bretagne, de ◀l’▶Irlande et de ◀la▶ Cornouailles. Des analyses de ce « roman par excellence » se dégage ◀la▶ conclusion que ◀la▶ passion est cette forme de ◀l’▶amour qui se nourrit des obstacles qu’on lui oppose, ou qu’elle sait inventer au besoin. Sans obstacles, point de passion. « ◀Les▶ peuples heureux n’ont pas d’histoire », dit ◀le▶ proverbe. Un couple heureux ne fait pas un roman. ◀L’▶histoire de ◀l’▶amour passionné sera donc celle de ses traverses, de ses malheurs, que ◀les▶ lecteurs comme ◀les▶ amants préfèrent au bonheur « sans histoires ».
Dès ◀le▶ xive siècle, toute ◀la▶ littérature européenne s’est convertie au style des troubadours. De ce temps jusqu’au xxe siècle, nous assistons aux péripéties d’un duel sans cesse renouvelé entre ◀la▶ religion des « Fidèles d’amour » et ◀l’▶orthodoxie des Églises, entre ◀l’▶aventure individuelle de ◀la▶ passion (ou de ◀la▶ mystique) et ◀la▶ morale collective de ◀la▶ cité, entre ◀le▶ romantisme éternel et ◀les▶ nécessités de ◀l’▶ordre social. Chaque fois que ◀la▶ société crée de nouvelles résistances à ◀l’▶anarchie passionnelle, ◀la▶ religion subversive de ◀l’▶amour reprend vigueur et invente de nouveaux moyens de s’exprimer et de répandre sa contagion, par ◀le▶ poème d’abord et ◀le▶ roman, puis ◀le▶ théâtre et, enfin, ◀l’▶opéra.
Encore faut-il bien préciser que ◀le▶ moment subversif, anarchique, individuel de ◀la▶ passion n’est jamais séparable de ◀l’▶arrière-plan social, de même que ◀le▶ moment mystique ne peut se détacher que sur un fond d’orthodoxie. « Entre deux êtres isolés, il n’y a pas d’amour possible », dit ◀le▶ héros de ◀L’▶Homme sans qualités de Robert Musil. Et il ajoute :
Un amour peut naître par défi, il ne peut être fait de défi. Il faut qu’il soit inséré dans une société. Il n’est pas un contenu de vie mais une négation, une exception faite à tous ◀les▶ contenus de vie. Or, il faut à une exception quelque chose dont elle soit ◀l’▶exception. On ne peut vivre d’une négation pure.
Musil, ici, fait écho à ◀l’▶épisode des amants de ◀la▶ légende, exilés dans ◀la▶ forêt de Morois, et qui, ◀le▶ philtre ayant cessé d’agir au bout de trois ans, découvrent ◀l’▶existence du monde et se séparent, pour renouveler ◀l’▶obstacle — et leur passion.
◀L’▶inévitable et nécessaire socialisation de ◀la▶ passion se fait sentir dans ◀la▶ publication même d’un roman, et plus encore dans ◀la▶ représentation d’une tragédie. Mais ce que ◀la▶ passion gagne à se déclarer par ◀le▶ moyen de ◀la▶ littérature, elle ◀le▶ perd en sincérité, en virulence ; son drame vécu devient spectacle passionnant, ses péripéties durement subies deviennent intrigue, suspense et plaisir du lecteur. Cependant, cette dégradation de ◀la▶ passion par ◀l’▶expression — sans laquelle elle ne pourrait pas s’entretenir (au double sens de ce terme) — s’est fait sentir plus vite dans ◀le▶ roman qu’au théâtre. (Je parle ici, bien entendu, d’ouvrages littéraires, et non pas de romans pornos ni du trio de Boulevard, mari-femme-amant ou maîtresse.)
◀La▶ descendance de Tristan
◀Le▶ roman ◀le▶ plus littéraire de ◀la▶ littérature française est sans doute ◀L’▶Astrée d’Honoré d’Urfé, ouvrage en cinq parties et plusieurs milliers de pages, paru de 1607 à 1627 et traduit aussitôt dans la plupart des langues de ◀l’▶Europe. ◀La▶ cortezia y devient simple courtoisie au sens moderne. ◀La▶ mystique se dégrade en psychologie de salon, transposée dans un paysage pastoral. ◀Les▶ amants, chevaliers ou bergers, ne sont plus que des soupirants. Et si ◀la▶ mort qu’ils appellent leur est accordée, c’est sous ◀la▶ forme d’un évanouissement, dont ils se réveillent pour épouser leur maîtresse. Happy Ending. Certes, tous ◀les▶ grands thèmes du mythe sont là, mais leur tragique s’est mué en élégante mélancolie : lois d’Amour, séparations ingénieuses, éloge de ◀la▶ chasteté, voire défi à ◀la▶ mort libératrice. Mais ◀la▶ dialectique cruelle du roman n’est plus ici que coquetteries, et ◀le▶ combat du Jour et de ◀la▶ Nuit se ramène à des jeux de pénombre. Entre ◀les▶ corps des deux amants plus d’épée nue, mais ◀la▶ houlette dorée de Céladon ornée d’une faveur de sa bergère.
Il est peu de romans mieux écrits que ◀L’▶Astrée. Mais, si ◀le▶ dur destin du mythe n’y est plus que machine romanesque, faut-il incriminer ◀la▶ société du temps et ses coutumes, ou ◀la▶ littérature elle-même, qui ne serait qu’un sous-produit des mystiques créatrices de formes et de mythes ? ◀L’▶œuvre d’art, conçue et reçue comme telle, ne serait-elle qu’un substitut tardif du sacré, un phénomène de décadence morale d’une société, et qui offre peu de résistance à ◀la▶ critique des générations qui vont suivre ? En fait, ce fut assez d’un décret de Boileau, dans son Dialogue sur ◀les▶ héros de roman, pour réduire à ◀l’▶oubli ◀la▶ féerie romanesque des d’Urfé, Gomberville ou Scudéry.
Une dernière flamme, mince et pure, ◀La▶ Princesse de Clèves de Madame de Lafayette, brûle encore sur ◀l’▶autel du mythe. Dernier roman courtois, premier roman moderne ? ◀La▶ mort s’y atténue en renoncement mutuel, et ◀la▶ chevalerie fait place à ◀la▶ vertu, qui conclut en faveur du monde, de sa morale.
Cependant, ◀le▶ mythe garde sa virulence dans ◀le▶ théâtre de ◀la▶ même époque. Roméo et Juliette est peut-être ◀la▶ plus authentique tragédie courtoise et ◀la▶ plus belle épiphanie du mythe avant ◀le▶ Tristan et Isolde de Wagner. Ici ◀la▶ mort par amour n’est plus seulement métaphorique. Elle est appelée dans sa réalité à la fois charnelle et mystique comme ◀l’▶amour même.
Deux générations plus tard, ◀le▶ théâtre français introduit à son tour, sous ◀les▶ formes ◀les▶ plus policées, « cette tristesse majestueuse qui fait tout ◀le▶ plaisir de ◀la▶ tragédie » (Racine, préface de Bérénice).
Nous avons vu qu’à chaque fois que ◀la▶ société crée de nouveaux obstacles à ◀l’▶anarchie des passions, ◀la▶ religion subversive de ◀l’▶amour reprend vigueur. Ainsi, lorsque ◀la▶ société française s’organise solidement sous ◀le▶ règne de Louis XIV et oppose à ◀l’▶anarchie de ◀la▶ Fronde cette mise en ordre quasi totalitaire de ◀la▶ nation et de ◀la▶ culture qu’on baptise aujourd’hui « ◀le▶ Grand Siècle », ◀la▶ passion imagine des formes qui vont ◀l’▶avouer dans toute sa force, à ◀la▶ Cour même, par ◀le▶ théâtre. Andromaque, Bérénice et Phèdre descendent bien moins de ◀l’▶Antiquité, dont Racine prétend s’inspirer, que de ◀l’▶amour courtois et de ◀la▶ passion fatale, à ◀la▶ Tristan, dont on peut voir qu’elle est devenue ◀la▶ manière de « ressentir ◀l’▶amour » qui paraît désormais naturelle en Europe. ◀L’▶empire du mythe tristanien sur Racine est manifeste : il explique seul que ◀l’▶amour de Phèdre pour Hippolyte, dont elle n’est que ◀la▶ belle-mère, soit présenté comme incestueux, donc absolument interdit. Quant à Hippolyte, Racine ◀le▶ fait amoureux d’Aricie « qui est ◀la▶ fille et ◀la▶ sœur des ennemis mortels de son père ». Aricie sera donc pour Hippolyte ◀l’▶amour que ◀le▶ Père interdit, un substitut voilé de ◀l’▶amour incestueux pour ◀la▶ Mère. « Dois-je épouser ses droits contre un père irrité ? » se demande ◀le▶ jeune homme. (◀La▶ psychanalyse nous a habitués à des déguisements plus savants !) Ces sentiments et ces passions sont condamnables, et Racine ◀les▶ condamne, mais il en fait son œuvre ! L’autre moyen qu’il a trouvé pour nous parler voluptueusement de ◀la▶ passion de ses personnages, donc de la sienne, c’est ◀l’▶argument à toute épreuve du philtre. Ici, comme pour Tristan, « ◀le▶ Destin » va servir d’alibi à ◀la▶ responsabilité (culpabilité) des amants et, du même coup, à celle de ◀l’▶auteur :
Et ◀la▶ servante Œnone tient à Phèdre ◀le▶ même langage que ◀la▶ servante Brangaine à Iseut :
Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée :
Par un charme fatal vous fûtes entraînée.
Racine est-il vraiment sincère dans sa préface lorsqu’il écrit :
Ce que je puis assurer, c’est que je n’en ai point fait [de tragédie] où ◀la▶ vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci. ◀Les▶ moindres fautes y sont sévèrement punies […]. ◀Les▶ faiblesses de ◀l’▶amour y passent pour de vraies faiblesses.
On est loin du dessein « d’exciter ◀les▶ passions » pour plaire à un besoin de « tristesse majestueuse ». Racine va se retirer du monde et des passions mondaines.
De Don Juan à Sade
◀Le▶ xviiie siècle offre ◀l’▶exemple inverse d’un affaiblissement de ◀la▶ passion correspondant à ◀l’▶affaiblissement des obstacles sociaux et moraux, déprimés par ◀la▶ critique rationaliste ou ridiculisés par ceux qui font ◀la▶ mode, telle cette grande dame des lettres, Madame du Deffand, qui écrit :
On trouve encore parmi ◀les▶ gens de condition inférieure de bons ménages mais, parmi ◀les▶ gens de qualité, je ne connais pas un seul exemple d’affection réciproque ni de fidélité.
◀Le▶ mariage n’est donc plus un obstacle, ◀les▶ liens familiaux se relâchent, ◀les▶ derniers interdits et tabous se voient en quelque sorte sécularisés et, du même coup, relativisés : ils cessent donc d’être des tabous. Quant à ◀la▶ religion chrétienne (ou du moins ce qu’elle est devenue : morale prêchée parfois par des évêques qui bâtissent des palais pour leur maîtresse, comme à Salzbourg, casuistique, règlements ecclésiastiques, condamnation de ◀la▶ « chair »), elle a perdu tout pouvoir contraignant.
À ◀la▶ rapide dévalorisation des obstacles (de ◀la▶ Régence à ◀la▶ Révolution) va donc répondre une apparente et passagère éclipse du mythe. De Molière à Mozart, c’est Don Juan qui occupe ◀la▶ scène de sa présence insolente, bondissante, mais secrètement anxieuse. Or, Don Juan est ◀l’▶antithèse de Tristan, son négatif parfait : infidèle par définition, homme des rencontres sans lendemain, cherchant en vain parmi toutes ◀les▶ femmes celle qui pourrait retenir son amour, quand Tristan était ◀l’▶homme d’un seul amour fatal mais dans lequel il trouvait toute ◀la▶ Femme. Don Juan viole toutes ◀les▶ règles de ◀la▶ cortezia et devient ◀le▶ héros du siècle où ◀les▶ cyniques donnent ◀le▶ ton aux mœurs et à ◀l’▶esprit. Or, ceux qui demeurent insensibles aux réalités spirituelles sont incapables de passion. On ne parle plus que de « passionnettes », mais bien plus souvent de femmes « prises » (comme une ville après un siège en règle). Mais ces femmes ne sont plus objets d’adoration. Elles ont leur politique, leur stratégie subtile. « ◀Les▶ femmes de ce temps n’aiment pas avec ◀le▶ cœur, elles aiment avec ◀la▶ tête », dit ◀l’▶abbé Galiani. « Des débauchées de ◀l’▶esprit », ajoute Horace Walpole, donnant ainsi ◀la▶ vraie formule d’un donjuanisme féminin. Car c’est ◀la▶ femme qui rêve Don Juan, c’est ◀le▶ désir féminin qui crée « ◀l’▶homme sans visage », ◀l’▶homme d’une nuit sans lendemains qui geignent, ◀l’▶homme du plaisir qui ne laissera qu’un souvenir de bonheur, quoi qu’en dise Dona Anna. Casanova, dans ses Mémoires, se vante de n’avoir laissé derrière lui que des femmes émues et heureuses. Il est vrai qu’aucune d’elles n’a publié de souvenirs. Mais écoutons ce cri d’Adrienne Lecouvreur, quand elle dit du très inconstant Maurice de Saxe : « Voici mon univers, mon espoir, et mes dieux ! » ◀L’▶idéal donjuanesque, comme ◀la▶ légende qu’il inverse, donnera lieu à toute une littérature romanesque où ◀l’▶amour-passion se réduit à « ◀l’▶échange de deux fantaisies » et au « contact de deux épidermes », selon ◀l’▶aphorisme célèbre de Chamfort. Ce qui compte aux yeux du romancier, c’est une intrigue délibérée et qui traduit non plus ◀la▶ dialectique du mythe mais une impitoyable stratégie : on a reconnu ◀la▶ formule des Liaisons dangereuses de Laclos. Leur cruauté reste purement psychologique. Avec Sade, elle tourne aux sévices corporels.
◀Le▶ marquis de Sade écrit ses œuvres en prison : il ne peut donc s’agir que de fantasmes, mais qui n’en sont que plus révélateurs de ◀l’▶inconscient collectif du siècle et des motivations qu’il subit. Sade est, de toute évidence, un malade mental, un de ces « fous » qui, selon Chesterton, « a tout perdu excepté ◀la▶ raison ». Privé en fait d’amour physique, ce descendant de ◀la▶ Laure de Pétrarque (Laure de Noves) trouve dans ◀la▶ tradition de sa famille ◀le▶ modèle de ◀l’▶amour idéal, cette cortezia que, pour se venger de ◀l’▶existence, il entreprend d’inverser et d’assassiner. Décidé à « copier ◀les▶ noirceurs de ◀la▶ nature », tels ◀les▶ gnostiques de ◀la▶ secte de Carpocrate au iie siècle, il entend renchérir sur elles. Pour lui, « ◀le▶ pire est ◀l’▶ennemi du mal », comme ◀l’▶a si bien vu Jean Paulhan. Par une sorte de dépit amoureux, il veut tuer ce que ◀la▶ courtoisie adorait. ◀Le▶ crime d’amour impur sauvera seul ◀la▶ « pureté », aux yeux de Sade comme à ceux des fauteurs de ◀la▶ Terreur jacobine. Et, pour cela, une seule alternative : exercer ◀la▶ cruauté et ◀la▶ violence sur soi-même — ou sur ◀le▶ prochain. Sade choisit pour victime ◀le▶ prochain (Sacher-Masoch se choisira lui-même). Ses livres ont ◀la▶ monotonie de ◀l’▶obsession. Quant à ses valeurs, on ne saurait trop souligner qu’elles sont celles de ◀la▶ noblesse ◀la▶ plus arrogante, et peu importe qu’il ◀les▶ vante ou ◀les▶ dénonce : elles régissent ◀l’▶œuvre. Au surplus, il choisit parmi elles ◀les▶ plus propres à « justifier » ◀l’▶arbitraire, ◀la▶ violence infligée, ◀le▶ mépris de ◀l’▶homme et de ◀la▶ femme et surtout de ◀la▶ classe « inférieure », simple objet des plaisirs du seigneur. Il ne retiendra pas ◀les▶ valeurs qui « obligent » ◀la▶ vraie noblesse féodale à ◀la▶ vertu et au service, celles qui pourraient favoriser ◀les▶ « attachements », ◀les▶ « fidélités » réciproques.
Entre Laclos et Sade, ◀l’▶astucieux et ◀le▶ fou, s’étend toute une littérature qui va du réalisme libertin des Liaisons dangereuses aux fantasmagories pornographiques des Cent journées de Sodome, cette inversion de ◀l’▶idéal courtois, aussi ardent que lui à poursuivre ◀l’▶impossible, aussi incompatible avec ◀la▶ vie vécue, et que J. Huizinga nommait « ◀l’▶idéal de ◀la▶ luxure ».
On pourrait croire que cette littérature anticourtoise remplit ◀le▶ siècle, de ◀la▶ Régence à ◀la▶ Révolution. Ce serait oublier son plus grand écrivain, Rousseau ◀le▶ gêneur, qui d’ailleurs vient de Genève et déteste ◀les▶ modes régnantes. Par ◀le▶ sujet et par ◀le▶ style de ◀La▶ Nouvelle Héloïse (au titre significatif puisqu’il évoque ◀la▶ passion d’Abélard), Rousseau d’un coup ressuscite ◀l’▶amour de Pétrarque (auquel il emprunte ◀les▶ sous-titres analytiques des chapitres dans une des éditions du roman) et, par-delà ◀le▶ pétrarquisme, rejoint ◀le▶ mythe tristanien, encore qu’il traduise et transpose ◀la▶ légende chevaleresque dans ◀le▶ langage d’une petite noblesse vaudoise embourgeoisée et dans ◀le▶ registre de ◀la▶ souffrance intime et du renoncement moral, non plus de ◀la▶ fascination mortelle.
Ainsi ◀l’▶on a passé, en plus de cinq siècles de progressive sensibilisation, des mœurs au mythe, avec ◀l’▶usure et ◀la▶ déperdition d’énergie que cela implique nécessairement, de ◀la▶ passion aux émotions, de ◀la▶ mystique aux sentiments religieux et de ◀l’▶extase aux états d’âme poétiques. Mais ◀la▶ mélancolie profonde qui baigne ◀l’▶histoire de Tristan s’attache encore au roman de Rousseau comme à tous ceux qu’il fera naître, de Richardson au Werther de Goethe.
Et c’est une autre amoureuse célèbre de ◀l’▶époque, Julie de Lespinasse, qui ◀l’▶exprimera elle aussi dans un seul cri :
À quoi Novalis fait écho :
Quand on fuit ◀la▶ douleur, c’est qu’on ne veut plus aimer… Que Dieu me conserve cette douleur qui m’est indiciblement chère.
◀L’▶amour romantique
C’est à partir de ◀l’▶état d’âme sentimental des amants de ◀La▶ Nouvelle Héloïse que ◀les▶ poètes et romanciers, allemands d’abord puis anglais, vont tenter de rejoindre une mystique primitive dont ils ignorent presque tout, historiquement, mais dont ils redécouvrent par éclairs ◀la▶ vertu sacrale et mortelle. Quelques phrases des plus purs romantiques allemands suffiront pour donner ◀le▶ ton tristanien de ◀la▶ nouvelle école.
Hölderlin, lettre à Diotima :
◀La▶ passion de ◀l’▶amour suprême ne trouve jamais son accomplissement ici-bas ! Mourir ensemble ! voilà ◀le▶ seul accomplissement.
Novalis, dans son journal intime :
Notre engagement n’était pas pris pour ce monde.
Et dans ◀les▶ Hymnes à ◀la▶ nuit :
Que ton feu spirituel dévore mon corps, qu’en une étreinte aérienne je m’unisse étroitement à toi, et que dure alors éternellement notre nuit nuptiale !
◀Les▶ Français seront plus lents à se laisser emporter par « ◀l’▶enthousiasme errant, fils de ◀la▶ belle Nuit » (André Chénier). Mais voici Chateaubriand paraphrasant ◀le▶ Cantique des cantiques dans son invocation célèbre :
Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans ◀les▶ espaces d’une autre vie !
À partir de là, tout ◀le▶ xixe siècle sera sentimental, passionné et mélancolique dans ◀les▶ choses de ◀l’▶amour, selon ◀le▶ vocabulaire des poètes romantiques, du Sturm und Drang aux lakistes, de Platen à Baudelaire et de Novalis aux symbolistes. Car ◀l’▶amour passionné, répétons-◀le▶, prend sa source dans cet élan qui par ailleurs fait naître ◀le▶ langage. Et ◀l’▶invention d’une rhétorique suractive ◀les▶ puissances latentes du cœur plus qu’elle ne traduit leurs pulsions. On a vu ◀le▶ rôle créateur de ◀la▶ conduite passionnelle des troubadours et des trouvères. Rousseau fait boire du lait à toute ◀la▶ cour de France, Werther produit une vague de suicides, René désole plusieurs générations. Mais, si ◀l’▶évolution de ◀l’▶amour et ◀la▶ psychologie de ◀l’▶état amoureux suivent de près ◀la▶ littérature, celle-ci à son tour n’est jamais indépendante de ◀la▶ société et de ses structures de contrainte. Si ◀le▶ romantisme est un retour en force de ◀la▶ religion des « Fidèles d’amour », c’est que ◀l’▶obstacle contre lequel il se révolte et mobilise ◀les▶ énergies de ◀l’▶âme est ◀l’▶ordre bourgeois tout entier : ◀le▶ règne des horaires, condition de ◀l’▶industrie, des chemins de fer et de ◀l’▶urbanisation ; ◀l’▶instruction publique, bientôt obligatoire, alignant ◀les▶ esprits ; ◀la▶ conscription universelle et obligatoire alignant ◀les▶ corps ; ◀la▶ grande presse alignant ◀les▶ curiosités ; tout concourt à faire, par contraste, de ◀l’▶Éros passionnel, anarchisant, ce « vert paradis des amours enfantines » (Baudelaire) où ceux qui aiment situent leur vraie patrie. ◀L’▶amour-passion (selon ◀l’▶expression de Stendhal) devient ◀la▶ part du rêve qu’on oppose au mariage bourgeois, union notariale.
C’est en 1830 et 1848 qu’apparaissent en Europe des expressions telles qu’érotisme, sexualité, problème sexuel, dans ◀les▶ œuvres de Charles Fourier et de ses disciples socialistes et communautaires, puis chez Kierkegaard, c’est-à-dire chez ◀les▶ critiques ◀les▶ plus radicaux de ◀la▶ bourgeoisie et de son système de valeurs jugées incompatibles soit avec ◀la▶ justice sociale, soit avec ◀l’▶exigence chrétienne. Baudelaire, profond révélateur de ◀la▶ sensibilité de son époque, compose dans ses poèmes une érotique secrète et douloureuse, en défense contre ◀la▶ civilisation industrielle. Elle est nourrie de spleen urbain et de nostalgie d’un horizon crépusculaire, horizon de mysticité qu’il oppose à ◀la▶ pure sensualité. Entrant malgré lui dans ◀les▶ catégories plus bourgeoises que chrétiennes qu’il veut combattre, il écrit que
◀la▶ volupté unique et suprême de ◀l’▶amour gît dans ◀la▶ certitude de faire ◀le▶ mal. Et ◀l’▶homme et ◀la▶ femme savent, de naissance, que dans ◀le▶ mal se trouve toute volupté (Fusées, III).
Cependant, c’est ◀le▶ roman anglais, de Melmoth aux sœurs Brontë puis à Thomas Hardy, qui traduira ◀le▶ mieux ◀l’▶action souterraine du mythe de Tristan, réactivé par ◀les▶ tabous de ◀la▶ nouvelle société, et qui réinventera ◀les▶ tourments bienheureux des amours interdites et impossibles. Et c’est Wagner qui en révélera musicalement ◀le▶ sens ésotérique, au moment où ◀le▶ mariage bourgeois, suffisamment consolidé, permet et appelle à la fois cette évasion psychodramatique vers ◀la▶ passion rêvée, son épanouissement dans ◀la▶ mort, au-delà de ◀la▶ prison des corps, dans ◀l’▶extase de ◀l’▶union des âmes.
Tout cela évolue vers une crise radicale. ◀L’▶hypocrisie du « mariage d’amour », refoulant ◀les▶ motifs sexuels et déguisant ◀les▶ motifs financiers, doit aboutir à une situation névrotique et créer un véritable stress social.
Érotisation de ◀la▶ culture
Éros et psyché
Que Freud ait si profondément choqué ◀la▶ bourgeoisie occidentale, mais qu’il ait donné en même temps à un petit nombre de disciples fanatiques puis, après une génération, à un vaste public, par ouï-dire, ◀la▶ certitude soudaine que sa doctrine « expliquait tout », cela tient au fait qu’il expliquait ◀les▶ névroses et quelques psychoses à partir d’un des deux éléments considérés comme tabou par ◀la▶ morale courante : ◀le▶ sexe. Marx produisait, à peu près dans ◀le▶ même temps, des effets de choc et de conversion d’une intensité comparable en « expliquant tout » par ◀l’▶action de l’autre élément considéré comme tabou : ◀l’▶argent.
Freud n’a rien ajouté à notre idée de ◀l’▶amour puisqu’en ramenant ◀l’▶amour à ◀l’▶Éros génital il inverse ◀la▶ cortezia, mais il a fortement contribué à ◀la▶ démystifier, par une réduction impitoyable de toutes ses motivations (mystiques, ethniques ou poétiques) à ◀la▶ seule libido ou énergie sexuelle. Pour lui, ◀l’▶amour « dont ◀les▶ poètes parlent tant » n’est qu’une « prime de plaisir » donnée à ◀l’▶acte sexuel, ◀l’▶attrait sexuel n’ayant « en somme pour profond motif que ◀la▶ nécessité de procréer pour conserver ◀l’▶espèce ».
En bref, on peut affirmer qu’aux yeux de Freud ◀l’▶amour du prochain, désintéressé et même oblatif, n’est en dernière analyse qu’une « variété » de ◀l’▶attrait sexuel, alors que, dans ◀la▶ conception chrétienne du monde, c’est ◀l’▶attrait sexuel qui n’est qu’un cas particulier de cet Amour cosmique et spirituel qui, selon Dante, « meut ◀le▶ soleil et ◀les▶ autres étoiles ».
◀La▶ psychanalyse s’est constituée au cours d’une période d’érotisation générale de ◀la▶ psyché européenne, qui ne caractérise pas seulement ◀la▶ Vienne de Freud, mais ◀le▶ Paris de la Belle Époque, Venise comme Munich, et Londres comme Berlin. Officiellement censurée par ◀la▶ bourgeoisie pieuse ou athée, par ◀la▶ morale laïque autant que par ◀l’▶Église, ◀la▶ sexualité n’en a pas moins envahi ◀les▶ salons de ◀la▶ peinture bourgeoise, ◀les▶ théâtres et ◀la▶ littérature romanesque qui, désormais, va étudier ◀les▶ mœurs des courtisanes, ◀l’▶inceste, ◀l’▶homosexualité féminine et masculine, et ◀les▶ délices infiniment variées du masochisme, de Sacher-Masoch à Marcel Proust. ◀Le▶ freudisme n’a nullement « déchaîné ◀la▶ sexualité » comme ◀le▶ répètent ceux qui ◀l’▶attaquent sans ◀le▶ connaître. Il a seulement autorisé une nouvelle manière de parler des choses du sexe. Il réfléchit (sur) un état de fait dont ◀la▶ bourgeoisie seule est responsable, et auquel Freud n’a voulu que donner ses vrais noms.
◀Le▶ Vocabulaire de ◀la▶ psychanalyse de J. Laplanche et J.-B. Pontalis ne comporte pas d’article sur ◀le▶ mot amour. En revanche, dans ◀l’▶article intitulé Génital (amour), ◀les▶ auteurs concèdent qu’on trouve chez Freud
◀l’▶idée d’une forme achevée de ◀la▶ sexualité et même “d’une attitude complètement normale en amour” où viennent s’unir ◀le▶ courant de ◀la▶ sensualité et celui de ◀la▶ “tendresse” (Zärtlichkeit).
Ce dernier terme, placé entre guillemets comme pour s’excuser de son incongruité, est défini comme
une attitude envers autrui qui perpétue ou reproduit le premier mode de ◀la▶ relation amoureuse de ◀l’▶enfant, où ◀le▶ plaisir sexuel n’est pas trouvé indépendamment, mais toujours en s’étayant sur ◀la▶ satisfaction des pulsions d’autoconservation.
(On a reconnu ◀l’▶action du « principe de plaisir », principe économique qui tend à ◀la▶ réduction par satisfaction des excitations libidinales.) Toute idée d’Agapè, mais aussi de passion, se trouve évacuée par cette interprétation purement sexuelle et égoïste de « ◀l’▶amour » selon Freud.
Éros, dieu d’une mystique athée
Que ◀les▶ interdits, ◀les▶ tabous et ◀les▶ angoisses que ces interdits expriment (ou qui en résultent par ◀la▶ suite) aient préexisté de longue date au christianisme (loin que celui-ci ◀les▶ ait fomentés, comme ◀le▶ répètent, dans leur spiritual illiteracy [T. S. Eliot], trop de savants contemporains), c’est ce qu’a fort bien relevé Georges Bataille dans ses ouvrages sur Éros et ◀l’▶érotisme, si fort en vogue dans ◀l’▶avant-garde intellectuelle des années 1970. C’est en deçà, non au-delà du christianisme que Bataille situe ◀les▶ éléments du drame authentique de ◀l’▶Éros. « ◀Le▶ christianisme, s’opposant à ◀l’▶érotisme, a condamné la plupart des religions », écrit-il avec une lucidité toute nietzschéenne. Suivant en cela Baudelaire, Bataille croit retrouver dans ◀le▶ sens du péché et ◀la▶ conscience de ◀la▶ « transgression » ◀les▶ éléments d’une érotique moderne. Toute son œuvre illustre ◀les▶ liens nécessaires entre érotisme et religion, désir et angoisse, transgression et volupté, finalement quête du plaisir transcendant et « mort de Dieu ». Il s’est fait ◀le▶ théologien d’une mystique athée fondée sur ◀le▶ seul drame d’Éros.
C’est, de même, dans ◀la▶ tradition de Nietzsche, non de Marx ni de Freud, que se situe André Malraux lorsqu’il écrit (très proche ici de G. Bataille) :
Il ne s’agit plus d’échapper au péché, mais d’intégrer ◀l’▶érotisme à ◀la▶ vie sans qu’il perde cette force qu’il devait au péché ; de lui donner tout ce qui, jusqu’ici, était donné à ◀l’▶amour ; d’en faire ◀le▶ moyen de notre propre révélation (préface à ◀L’▶Amant de Lady Chatterley).
Là encore, c’est bien au-delà du motif générique de procréation, et même du motif individuel d’intégration, c’est vers une connaissance peut-être mortelle que nous entraîne ◀l’▶Éros mythique.
Avenir de ◀l’▶amour-passion
◀La▶ morale bourgeoise est en pleine décadence. Ses tabous ne tiennent plus. Freud et tous ◀les▶ psychanalystes ont accrédité malgré eux ◀l’▶idée, devenue populaire, qu’il est moins dangereux pour ◀la▶ société de libérer ◀l’▶instinct sexuel que ◀le▶ refouler. Cette invasion de ◀l’▶érotisme dans ◀la▶ rue, dans ◀les▶ mœurs, dans ◀le▶ langage, dans ◀les▶ livres, ne signifie nullement que ◀la▶ sexualité soit plus anarchique ou plus vigoureuse qu’en d’autres temps. C’est seulement ◀l’▶expression de ◀la▶ sexualité qui n’est plus réprimée, ce qui signifie que la plupart des interdits sociaux, légaux et religieux ont perdu leur valeur de tabous. ◀Les▶ romanciers savent bien que ◀le▶ roman véritable n’est jamais qu’une version renouvelée de ◀l’▶archétype courtois de Tristan et Iseut. Ils cherchent partout ◀l’▶obstacle qui résiste et ils n’en trouvent plus guère. ◀L’▶Homme sans qualités de Robert Musil, qui décrit une passion incestueuse entre frère et sœur, et ◀la▶ Lolita de Nabokov, qui décrit ◀la▶ passion d’un quadragénaire pour une nymphette de 12 ans, sont ◀les▶ derniers échos du mythe ressuscité grâce aux derniers tabous que ◀l’▶époque respecte encore. Mais déjà ◀le▶ héros de Lolita nous est décrit comme un antihéros, c’est-à-dire un malade mental. Un psychanalyste ◀l’▶eût guéri et ◀le▶ roman n’eût pas été.
Anticipant sur une évolution qui devrait logiquement conduire à ◀l’▶extinction de ◀l’▶élément passionnel ou même sentimental, ◀les▶ artistes contemporains se cantonnent dans ◀la▶ description d’objets purifiés de toute psychologie, ils peignent des tableaux qui ne représentent rien, composent de ◀la▶ musique qui n’exprime plus aucun mouvement du cœur. Nouveau roman, peinture abstraite, musique concrète utilisent des instruments qui ne peuvent plus exprimer ◀la▶ passion mais seulement des combinaisons d’objets, de sensations, de rapports mathématiques.
Dans cette perspective, ◀la▶ passion paraît condamnée et ◀le▶ roman avec elle. Mais tout peut se renverser très vite, au point de crise que nous avons atteint.
◀L’▶ennui sécrété par ◀les▶ formes actuelles de ◀la▶ civilisation amènera nécessairement une rébellion de ◀l’▶esprit, une sédition de ◀l’▶inconscient, un phénomène comparable, à bien des égards, à celui qui se produisit dans ◀la▶ psyché collective du xiie siècle : une vaste remontée du principe féminin, à ◀la▶ recherche de nouveaux symboles, de nouvelles façons de se manifester, de s’exprimer. ◀Les▶ derniers ouvrages de C. G. Jung prédisaient ce retour des puissances affectives. On distingue déjà ◀les▶ signes avant-coureurs de cette revanche des puissances irrationnelles et affectives : ◀l’▶érotisme généralisé, ◀le▶ budget privé de ◀la▶ magie qui, en France, dépasse ◀le▶ budget de ◀la▶ recherche scientifique, ◀l’▶envahissement sournois de ◀l’▶ésotérisme pseudo-oriental, ◀la▶ révolte surréaliste culminant dans ◀le▶ culte de ◀la▶ femme-enfant salvatrice de ◀l’▶homme, prisonnier de ◀la▶ raison, ◀la▶ curiosité du public pour ◀la▶ doctrine cathare… Tout cela peut aller vers deux sortes de frénésies aussi dangereuses pour ◀la▶ santé sociale que pour ◀la▶ santé spirituelle. ◀Les▶ puissances passionnelles, frustrées par ◀la▶ technique et réclamant leur dû, peuvent provoquer des névroses collectives et des fureurs anarchiques. Elles peuvent aussi se perdre dans un idéalisme délirant, sans nul espoir de réconciliation avec ◀la▶ science ou ◀la▶ théologie.
Entre ce trop haut et ce trop bas également prévisibles, on peut imaginer que ◀l’▶avenir de ◀l’▶amour dépendra désormais de notre faculté de maîtriser ◀les▶ deux pulsions contradictoires de ◀l’▶érotisme et de ◀la▶ passion. Et ce sera ◀la▶ fonction retrouvée et renouvelée de ◀la▶ littérature romanesque et lyrique que de nous décrire ◀les▶ cheminements de cet amour dont ◀le▶ poète andalou Ibn Hazm écrivait au xie siècle :
◀L’▶amour est une maladie incurable qui ne peut trouver remède qu’en elle-même. C’est une condition délectable et un mal que nous désirons. Celui qui n’en est pas atteint ne souhaite nullement rester sain. Et celui qui en souffre ne trouve aucun plaisir à en être guéri.