« Le▶ sort des écrivains emprisonnés constitue un drame et un avertissement » (juin 1975)s t
Maître, vous avez accordé votre soutien à ◀la▶ campagne d’Amnesty International en faveur de Vladimir Boukovski, écrivain emprisonné. Pourquoi ?
Au-delà du cas précis de Boukovski je pense que ◀la▶ situation des écrivains soviétiques emprisonnés ou enfermés dans des cliniques sous prétexte de maladie mentale, représente ◀l’▶extrême d’un phénomène tout à fait général dans ◀les▶ sociétés d’aujourd’hui, notamment dans ◀les▶ sociétés occidentales. Ce qui se passe d’une manière scandaleuse dans ◀les▶ pays totalitaires est en germe chez nous. Face à un État qui veut tout régenter, y compris ◀la▶ morale, ◀l’▶écrivain qui veut dire ◀la▶ vérité se voit de plus en plus amené à critiquer, à s’opposer.
C’est parce qu’ils sont écrivains que Boukovski, comme Siniavsky ou Daniel sont enfermés ? Ou simplement parce qu’ils s’opposent au régime ?
Face à un régime totalitaire ◀l’▶écrivain est nécessairement en opposition. Non seulement parce qu’il raconte. Mais surtout parce qu’il est manieur de mots, donneur de sens. Dans ce qu’il écrit il y a presque toujours quelque chose qui peut contribuer à changer ◀les▶ mœurs. Et ◀le▶ changement est la dernière chose que peut accepter une société figée comme ◀les▶ sociétés totalitaires.
Dans ces sociétés, ◀le▶ fait, pour un écrivain, d’avoir une opinion personnelle peut donc être assimilé à une marque de folie ?
Je pense qu’on ne lui refuse pas d’avoir une opinion mais on accepte mal qu’il ◀l’▶affirme et qu’il continue à ◀l’▶affirmer avec véhémence. Il est comme un soldat qui n’accepte pas ◀la▶ discipline, se fait punir mais recommence quand même. Il y a un mot pour désigner ces individus : ce sont des mauvaises têtes. De mauvaise tête à « dérangé du cerveau » ◀le▶ glissement est facile. Dans une société totalitaire je dirais même qu’il est naturel.
On ◀les▶ condamne donc pour remettre leurs idées en place, en ordre ?
Il faut se mettre à ◀la▶ place du magistrat soviétique. On lui amène quelqu’un dont on lui dit qu’il est fou. Sa première réaction va consister à lui laver ◀le▶ cerveau. Pour ce magistrat ◀le▶ dogme, ◀la▶ vérité avec un grand V constituent ◀la▶ norme. Hors de leur église point de salut et c’est sincèrement qu’il ◀le▶ condamne. Un Soljenitsyne qui, pour lui, est un écrivain « dérangé » doit être guéri et il a justement ◀les▶ moyens de ◀le▶ guérir.
Quels moyens ?
◀Le▶ psychiatre, ◀le▶ lavage de cerveau, ◀la▶ clinique où il aura toutes sortes de traitements, ceux que, précisément, on réserve aux fous. Si j’étais en Russie je serais enfermé depuis longtemps et je me demande si je ne deviendrais pas fou réellement. Quand on vous dit que vous êtes seul à penser de ◀la▶ sorte, vous pouvez réellement vous demander : Mais en fin de compte est-ce que je n’ai pas tort puisque tous ◀les▶ autres pensent autrement ? Et ce doute répété, amplifié, peut très bien vous amener à ◀la▶ folie.
J’ai su comment s’étaient passés ◀les▶ grands procès de Moscou lorsque Staline s’est débarrassé de tous ◀les▶ vieux communistes qui avaient participé à ◀la▶ fondation de ◀l’▶URSS. On enfermait ces gens et on leur disait : vous prétendez n’avoir jamais rien dit contre Staline mais l’autre jour dans votre sommeil, vous avez rêvé de ◀le▶ tuer. On vous a interrogé sous hypnose et vous avez confirmé que vous rêviez souvent de ◀le▶ tuer. Donc si vous ◀le▶ reconnaissez c’est que vous êtes capable de ◀le▶ faire.
Mais ces gens représentaient peut-être un danger politique pour Staline. Ils connaissaient ◀les▶ rouages de ◀l’▶État. Ils avaient approché ◀le▶ pouvoir. Tandis que ◀les▶ écrivains emprisonnés ne représentent aucun danger politique.
Ils représentent un danger différent : celui de changer ◀les▶ mœurs parce qu’ils sont, je ◀l’▶ai dit, manieurs de mots, donneurs de sens. ◀Les▶ mœurs dépendent du langage. Prenez un seul exemple : ◀le▶ mot amour ; ◀La▶ Rochefoucault a dit : « Combien d’hommes seraient amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour ? » Eh bien, cet amour que nous connaissons, ◀l’▶amour romantique que ◀les▶ Américains appellent « romance » est une invention des poètes du Midi de la France au xiie siècle. Avant eux il y avait ◀la▶ passion considérée comme une maladie — on tombait de passion — puis ◀les▶ relations sensuelles entre ◀l’▶homme et ◀la▶ femme. ◀Les▶ poètes de cette époque, ◀les▶ troubadours, ont inventé, eux, une femme inaccessible, une déesse pour laquelle on nourrissait un amour impossible, quelque chose de tout à fait différent de ◀l’▶amour sensuel. Et c’est cette notion de ◀l’▶amour qui a été vulgarisée à travers toutes ◀les▶ littératures, toutes ◀les▶ sociétés jusqu’à ◀la▶ nôtre. ◀La▶ façon dont une société imagine ◀les▶ rapports entre ◀l’▶homme et ◀la▶ femme est un élément important de ses mœurs. Or cette façon n’a pas été modifiée par ◀les▶ grands de ◀l’▶époque, ◀les▶ seigneurs puissants et redoutés, mais par de modestes troubadours dont quelques-uns moururent avec leurs amis cathares sur ◀les▶ bûchers de la première Inquisition.
Est-ce que ◀les▶ dirigeants d’aujourd’hui, particulièrement ceux des sociétés totalitaires, mesurent bien cette influence de ◀l’▶artiste ?
Je crois qu’ils sont emplis d’angoisse devant ce monde impossible à gouverner et que, même dans nos sociétés occidentales, ◀la▶ grande majorité rêve de diriger sans opposition. Ils voudraient non seulement influencer ◀les▶ gens dans leur comportement mais aussi dans leurs pensées. ◀Les▶ Russes et ◀les▶ Chinois sont ◀les▶ seuls qui avouent ouvertement pratiquer ce conditionnement. ◀La▶ révolution culturelle chinoise n’a pas été autre chose qu’un immense conditionnement. Et sans doute lorsqu’on prend ◀les▶ gens par grandes masses on ne peut pas gouverner autrement. Cette « nécessité » d’écarter toute opposition constitue sans doute un paradis pour ◀les▶ gouvernants mais un enfer pour ◀les▶ écrivains. Aucun écrivain digne de ce nom ne peut accepter d’être ◀l’▶objet d’un pareil conditionnement où on lui dirait ce qu’il doit écrire. C’est sa nature même qui s’y oppose.
Il sera donc toujours un opposant, un « agent de ◀la▶ révolution » selon ◀le▶ mot de Picasso.
◀L’▶idée de Picasso c’est qu’il ne peut y avoir de création que « contre » une société. Pour ma part je regrette que ◀le▶ développement de ◀la▶ société amène toujours davantage ◀l’▶artiste à être en opposition contre elle. D’ailleurs ça n’a pas toujours été ◀le▶ cas : je pense à Racine et à Corneille qui étaient au service de Louis XIV. ◀Les▶ grands peintres de ◀la▶ Renaissance qui décoraient ◀les▶ églises, illustraient des croyances populaires, citaient ◀les▶ gens qui faisaient ◀l’▶ordre dans ◀la▶ cité, étaient eux aussi proches du pouvoir.
Chacun de ces artistes, à sa manière, était donneur de mesures morales dans lesquelles leurs contemporains pourraient se reconnaître. Par leur œuvre ils donnaient un sens aux mots comme ◀les▶ troubadours quelques siècles plus tôt.
Mais ◀la▶ société pour laquelle ils travaillaient dépassait rarement ◀les▶ limites d’un petit canton suisse. Est-ce que cette dimension avait une influence ?
C’est une évidence. Dans un État-nation comme ceux que nous connaissons, ◀l’▶homme ne peut plus agir comme responsable. Et ◀l’▶homme n’est libre que s’il est responsable. C’est une vieille notion que ◀l’▶on retrouve encore en justice. Si votre avocat prouve que vous avez agi sous ◀la▶ contrainte, sans avoir ◀la▶ responsabilité de votre acte, vous serez acquitté. C’est parce que je crois à cette liberté de ◀l’▶homme liée à sa responsabilité que j’oppose à tous ◀les▶ États-nations ◀l’▶idée de communauté régionale. Même si ◀la▶ voix porte aujourd’hui beaucoup plus loin je suis fidèle à ◀la▶ définition d’Aristote selon laquelle une cité ne devrait pas dépasser ◀la▶ portée de ◀la▶ voix d’un homme criant sur ◀l’▶agora. Symboliquement cette mesure reste juste. D’ailleurs tout ce qui intéresse notre vie quotidienne se passe à ◀l’▶échelon des communes ou des régions, dans une « mesure » où ◀l’▶homme peut faire entendre sa voix.
Pour vous il n’y a pas de nécessité à ce qu’un État moderne soit regroupé, donc plus puissant ?
Quelle nécessité ? Quand ◀les▶ gens qui vont construire Verbois nous expliquent qu’il y a une nécessité, je leur demande laquelle. Rien ne nous oblige concrètement à avoir plus d’électricité demain qu’aujourd’hui. C’est parce que nous ◀le▶ voulons pour notre commodité. Mais il n’y a aucune nécessité. Et c’est ◀la▶ même chose pour ◀les▶ États. Ils ont copié ◀l’▶organisation que ◀la▶ Révolution, puis après elle. Napoléon, ont imposée à ◀la▶ France. ◀Les▶ rois n’avaient jamais pu réunir complètement ◀la▶ France qui fut longtemps composée de neuf nations parlant chacune leur langue. C’est en vue de ◀la▶ guerre que ◀les▶ jacobins puis Napoléon ont regroupé à Paris ◀l’▶ensemble des moyens de gouverner. C’était d’ailleurs ◀la▶ seule justification de cette centralisation. Petit à petit tous ◀les▶ autres États ont imité cette organisation. Mais il n’y avait aucune nécessité. Il y avait seulement ◀la▶ commodité des gouvernants. En possession de tous ◀les▶ moyens de commander, ceux qui étaient à ◀la▶ tête des États ont eu naturellement plus de prétention que leurs prédécesseurs. ◀L’▶État n’a que trois missions précises ; établir ◀la▶ justice, maintenir ◀l’▶ordre, collecter ◀les▶ impôts. Mais il a eu vite fait de s’en trouver d’autres. Aujourd’hui il dirige ◀l’▶école, il s’occupe d’hygiène, il dirige ◀les▶ transports, en fait il se mêle de tout y compris de ce qui ne ◀le▶ regarde pas. Son rêve — et ce qui se passe en Union soviétique de façon scandaleuse préfigure peut-être des situations plus proches de nous — c’est d’influencer ◀les▶ pensées. Regardez avec quel soin il s’occupe de ◀la▶ radio et de ◀la▶ télévision. Si un pays comme ◀la▶ France, par exemple, insiste pour garder ◀la▶ main sur ce moyen c’est bien parce qu’il permet d’influencer ◀les▶ gens. Même aux États-Unis où ◀la▶ radio et ◀la▶ TV ne sont pas aux mains de ◀l’▶État ◀le▶ gouvernement dispose de toutes sortes de moyens pour influencer ◀les▶ gens. Partout ◀l’▶État veut imposer sa norme.
Ces défauts sont peut-être moins évidents dans de petits pays, ◀la▶ Suisse notamment.
Bien sûr nous sommes encore dans une société où ◀l’▶individu n’est pas aussi directement menacé. Mais je vous rends attentif à un fait. Aujourd’hui19 Garry Davis purge à Bâle une nouvelle peine de prison. J’ai écrit au président de ◀la▶ Confédération pour obtenir sa libération. Il m’a fait répondre par ◀le▶ Département de justice et police ! Or quel mal fait Garry Davis ? Il ne veut pas de passeport, il a un passeport de citoyen du monde et il n’en veut pas d’autres. C’est un choix qui ne menace personne. Lorsqu’il était pilote de chasse et qu’il faisait tomber des bombes sur ◀les▶ villes, il était libre, considéré, décoré même. Depuis qu’il a pris ◀le▶ parti de ◀la▶ paix, toutes ◀les▶ polices ◀le▶ pourchassent y compris ◀la▶ police suisse. C’est un exemple.
Mais nous sommes encore très loin d’infliger aux opposants ◀le▶ sort que connaissent ◀les▶ écrivains soviétiques ?
Nous sommes préservés contre certaines outrances des pays totalitaires parce que dans ◀le▶ fondement de notre société ce n’est pas ◀la▶ masse qui constitue ◀l’▶unité de mesure mais ◀l’▶individu. Partout ailleurs où ◀la▶ dimension de ◀l’▶État-nation est trop grande, où ◀le▶ pouvoir est concentré entre quelques mains — et on n’a plus besoin d’être Napoléon pour être à ◀la▶ tête d’un État moderne — ◀le▶ glissement vers une société sans opposition où ◀l’▶homme se fond dans ◀la▶ norme, accepte, est un phénomène de plus en plus courant, de plus en plus dangereux.
Et on ne devra pas s’étonner si, à ◀la▶ fin il ne reste plus, pour s’opposer au pouvoir, que ◀l’▶écrivain, ce fou !!!