« L’▶État-nation, voilà ◀l’▶ennemi » (1er juillet 1975)u v
◀Le▶ club de Rome a prévu ◀le▶ désastre, mais n’a rien dit sur ses fauteurs. Or, ◀le▶ principe ◀de▶ ◀la▶ crise mondiale réside, à ◀l’▶évidence, dans une mauvaise gestion ◀de▶ ◀la▶ terre : pollution, pillage des ressources, surpopulation, surarmement délirant (◀les▶ États-Unis disposent déjà ◀de▶ quoi tuer 32 000 fois chaque habitant ◀de▶ ◀la▶ planète et vivent dans ◀la▶ terreur que ◀l’▶URSS ne ◀les▶ dépasse), gaspillage comme principe du commerce, entassement mégalopolite, destructeur ◀de▶ communautés, terreur permanente au sein de ◀la▶ paix des lâches. Beau résultat, brillante gestion ! Mais, au fait, qui était ◀le▶ gérant ?
◀La▶ réponse est dangereusement simple. ◀Les▶ responsables sont ◀les▶ 150 États-nations qui se partagent aujourd’hui ◀la▶ totalité (sans nul reste) des territoires ◀de▶ ◀la▶ planète.
Ils ont tout calculé pour leur guerre, dont tous sont nés, et selon ◀l’▶obsession ◀de▶ puissance qui explique seule, sans ◀la▶ justifier, leur prétention à faire rentrer dans ◀le▶ lit ◀de▶ Procuste ◀de▶ leurs frontières ◀les▶ langues et ◀l’▶économie, ◀les▶ ressources du sous-sol et ◀l’▶état civil, ◀la▶ culture et ◀les▶ idéologies partisanes au pouvoir.
Or, en admettant, contre toute vraisemblance, que ces réalités hétérogènes forment à un moment donné des unités exactement superposables, ce miracle ne durerait guère, pour ◀la▶ simple raison que ◀la▶ langue, ◀les▶ frontières politiques et ◀l’▶économie ont des rythmes ◀de▶ fluctuation non comparables : ◀d’▶ordre millénaire pour ◀les▶ langues, séculaire pour ◀le▶ tracé des frontières, et décennal, au plus, pour ◀les▶ économies industrielles.
Cette analyse nous ramène à un dilemme ◀d’▶une crudité gênante.
Ou bien ◀l’▶État-nation maintient ses prétentions au pouvoir exclusif ◀de▶ gestion ◀de▶ ◀la▶ terre — et, dès lors, ◀les▶ calculs ◀d’▶avenir ◀les▶ plus catastrophiques ont seule chance ◀d’▶être vérifiés ; ou bien des hommes et des groupes décident ◀de▶ reprendre en main leur destin à ◀l’▶échelon local et régional, et ◀de▶ faire prévaloir ◀l’▶intérêt général ◀de▶ ◀l’▶humain, ◀de▶ ◀la▶ personne, sur celui des États nationaux. ◀Le▶ jeu se rouvre, ◀l’▶avenir redevient notre affaire.
Ou bien ◀la▶ démission épidémique ◀de▶ ◀la▶ personne devant ◀la▶ mécanique ◀de▶ ◀l’▶État nous conduit, dans une atmosphère ◀de▶ panique sourde et ◀de▶ délinquance généralisée, vers ◀l’▶État totalitaire mondial dirigé par un Grand Ordinateur. Ou bien des groupes ◀d’▶hommes, qui se veulent à la fois libres et responsables, trouvent et appliquent à temps des formules ◀de▶ remplacement ◀de▶ ◀l’▶État-nation, ordonnées à des fins ◀de▶ liberté personnelle, non ◀de▶ puissance collective, et ◀de▶ communauté vivante, non ◀de▶ prestige, en fin de compte militaire.
Je ne propose pas ◀de▶ renverser ◀l’▶État-nation : nous péririons tous dans ses ruines. Au niveau des pouvoirs concrets, je vois très peu à renverser, tout à construire. Et force nous sera ◀de▶ ◀le▶ faire dans ◀les▶ cadres ◀de▶ ◀l’▶État-nation périmés ; hors ◀d’▶eux, il n’est plus ◀d’▶espace libre, il n’y a plus que ◀l’▶avenir qui leur échappe.
Pas question ◀de▶ détruire ◀l’▶État, mais ◀de▶ ◀le▶ distribuer aux différents niveaux des services qu’il doit rendre aux citoyens.
Mais pas question non plus ◀de▶ constituer des régions qui ne soient que des mini-États-nations, et qui prétendent imposer ◀le▶ carcan ◀de▶ frontières fixes, omnivalentes, à tous ◀les▶ ordres ◀de▶ ◀la▶ réalité humaine.
◀Les▶ régions nécessaires ne sont pas ethniques d’abord, et encore moins économiques d’abord. ◀La▶ solution ◀de▶ nos problèmes économiques est à chercher sur un tout autre plan que celui où ◀la▶ crise se déclare : sur le plan des attitudes mentales, morales, spirituelles, dont ◀l’▶économie en général et ◀le▶ Budget en particulier ne font que traduire en chiffres ◀les▶ vrais choix et ◀les▶ priorités, non pas alléguées, mais réelles.
Grand responsable ◀de▶ ◀la▶ mauvaise gestion ◀de▶ ◀la▶ planète, ◀l’▶État-nation est aussi ◀le▶ fauteur ◀de▶ ◀la▶ crise, dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶obsession ◀de▶ ◀la▶ puissance est ◀l’▶ultima ratio ◀de▶ ses décisions. Mais ◀d’▶où tient-il sa puissance actuelle, sinon du vide civique créé par ◀l’▶urbanisation sauvage ◀de▶ ◀l’▶ère industrielle, ◀de▶ ◀l’▶angoisse qui en résulte chez ◀les▶ individus perdus dans ◀les▶ foules solitaires, dans ◀le▶ sentiment ◀de▶ leur impuissance devant leur destin collectif, et ◀de▶ ◀la▶ dissolution ◀de▶ toute communauté à laquelle ils pourraient participer ?
Recréer une communauté où ◀l’▶homme puisse recouvrer ◀la▶ dimension civique sans laquelle il n’est pas une vraie personne, c’est ◀le▶ problème central ◀de▶ notre temps.
◀Les▶ régions fonctionnelles, ◀d’▶aires diverses — chacune ayant pour extension ◀le▶ territoire ◀de▶ sa réalité — ne naîtront pas ◀de▶ nos modèles, mais bien ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀de▶ recréer des cadres ◀de▶ participation où ◀les▶ citoyens puissent enfin prendre en main leurs affaires communes — qu’il s’agisse ◀de▶ réalités culturelles ou énergétiques, écologiques ou sociales.
Et voilà qui représente bien plus qu’une mesure opportune ◀de▶ « décentralisation » des pouvoirs engorgés ◀de▶ ◀la▶ capitale ; cela représente, implique et favorise un changement ◀d’▶attitude ◀de▶ ◀l’▶homme face à ◀la▶ société, un changement ◀de▶ mentalité et un changement ◀de▶ finalité.
Je sais qu’on ne manquera pas ◀de▶ me dire, comme certains ◀l’▶ont fait à Berlin : « Votre point de vue est typiquement européen, mais que vaut-il pour tous ces pays neufs qui ont adopté ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀l’▶État-nation qui leur était livré dans ◀le▶ même paquet que ◀la▶ technique et ◀le▶ DDT, et qui était pour eux, au départ, ◀le▶ moyen ◀de▶ leur libération ? »
Deux réponses à cette objection :
1) ◀L’▶Europe a inventé ◀l’▶État-nation que tous imitent. C’est à celle-là ◀de▶ donner ◀l’▶exemple ◀d’▶une invention meilleure et ◀de▶ ◀l’▶expérimenter. À elle ◀de▶ développer ◀les▶ anticorps des virus qu’elle a propagés. « ◀L’▶État-nation peut seul ◀les▶ défendre », a-t-on dit. Mais ◀les▶ défendre contre quoi ? Contre d’autres États-nations ? C’est ◀le▶ cercle vicieux dont il s’agit ◀de▶ sortir. Il faut que ses auteurs commencent.
2) ◀L’▶État-nation peut faire autant et plus ◀de▶ mal au tiers-monde qu’aux Européens. Ce n’est pas peu dire ! Il est grand temps ◀de▶ ◀le▶ dépouiller ◀de▶ son prestige, ◀d’▶en dénoncer ◀l’▶absurdité et ◀d’▶inciter chacune des grandes régions du globe à rechercher sa propre voie vers des formes nouvelles ◀de▶ communauté. Pour ◀l’▶Europe de l’Est comme pour ◀l’▶Europe de l’Ouest, ◀la▶ solution me paraît consister dans ◀la▶ structure ◀de▶ petites régions fonctionnelles.
Si ◀l’▶Europe réussit à mettre au point cette formule, à ◀la▶ rendre opérationnelle en temps utile, elle aura fait bien plus et mieux pour ◀le▶ tiers-monde qu’en lui prêtant son « assistance technique », c’est-à-dire des experts en armements, en gaspillage, en production ◀de▶ pollution et en obsolescence calculée.