(1979) Tapuscrits divers (1980-1985) « L’érotisme (août 1975) » pp. 1-6

L’érotisme (août 1975)f

1. Éros sacré

Contrairement à ce que croient les jeunes gens d’aujourd’hui, victime d’une sorte de provincialisme dans le temps, l’érotisme n’est pas une invention ni une « conquête » du xxe siècle : il a l’âge de l’humanité lorsqu’elle s’éveille à la conscience et s’interroge sur ses fins, et cela fait peut-être cent mille ans, sans preuves écrites, et à tout le moins quatre mille ans au témoignage des textes et des œuvres d’art.

Pour Sumer et l’Égypte pharaonique, pour toute l’Antiquité gréco-latine, mais aussi pour l’Inde des temples, pour le bouddhisme et pour la Chine, l’érotisme a toujours signifié une seule chose, jamais avouée ni définie parce qu’elle va de soi, et qui est l’usage non procréateur de la sexualité ; son usage pour le plaisir seul, indépendant de ce que l’Europe, plus tard, nommera « l’Amour », indépendant aussi de la fonction générique, socialement réglée par un jeu de tabous. C’est une pulsion détournée de sa fin naturelle.

L’érotisme restant néanmoins lié à la fonction (pro)créatrice et au maintien du groupe humain participe donc du sacré, comme cela se voit par les textes et rites de presque toutes les religions de l’humanité : qu’il s’agisse du Kamasutra des Hindous, des traités tantriques de l’Inde et de la Chine, des rituels africains ou mayas, ou des promesses coraniques sur les plaisirs sexuels du paradis.

Le lien entre érotisme et civilisation, par le moyen de la culture, c’est-à-dire du système de règles et de disciplines répressives imposées par toute la société à l’expression des pulsions instinctives, se vérifie dès l’aube de notre tradition occidentale, dans les lois et les mythes de l’Égypte, dans l’Ancien Testament, dans la mythologie grecque. C’est ce que le rationalisme et le puritanisme combinés avaient fait oublier à l’Occident, mais que Freud et Jung ont redécouvert pour notre siècle.

2. Éros et chrétienté

Si l’on désire comprendre le phénomène érotique dans sa problématique actuelle, en Occident, il faut remonter aux origines du christianisme, tel qu’il s’exprime dans les quatre Évangiles. On appelle fréquemment l’homme et la femme d’aujourd’hui à se libérer de toute espèce de discipline sexuelle, et d’abord des « tabous judéo-chrétiens ». L’ennui, c’est que les Évangiles ne connaissent justement pas de tabous, alors que tout érotisme en suppose — pour les violer : sans gênes, il n’est pas de plaisir. Le christianisme, religion de l’Amour de Dieu et du prochain comme de soi-même, n’a pas de textes sacrés sur l’amour sexuel.

Les Évangiles n’apportent aucun code ou système d’interdiction rituelle, pas une recette de fécondité ni de plaisir. Ils admettent les rites judaïques, la circoncision notamment, mais leur dénient en fait toute valeur spirituelle ou même magique. La vie sexuelle n’y joue qu’un rôle quelconque, à peu près invisible, et sans drame. (Paroles de Jésus à une prostituée, ou à la femme de cinq maris : paix et pardon à cause de l’amour.) S’agirait-il d’un refoulement ? Non, car la tentation correspondante n’est pas sensible : la volupté et la luxure ne figurent pas au nombre des tentations majeures que Satan fait subir au Christ dans le désert.

On dira que l’Église s’est rattrapée ? Très tardivement, très partiellement. Et la très large tolérance que l’on accorde à la désinvolture des papes de la Renaissance, ou des évêques du xviii e siècle construisant des palais pour leur maîtresse, agrémentés de farces et attrapes, comme à Salzbourg, contraste avec l’extrême sévérité de l’Église envers les hérésies. Les traités des Pères de l’Église sur le mariage et sur le sexe « rappellent des dissertations sur l’élevage », a pu écrire Nicolas Berdiaev. « La destinée et l’amour personnels y font totalement défaut. Le phénomène de l’amour, qui se distingue radicalement à la fois du phénomène physiologique de la satisfaction sexuelle et du phénomène social de la vie de l’espèce, n’est mentionné par personne. » Nous sommes ici au degré zéro de l’érotisme, nullement au comble de sa répression. Mais justement : en restant quasi-muet sur la vie sexuelle, le christianisme a créé un problème que les autres religions réglaient par le sacré.

Quand nos ethnographes veulent étudier les tabous, interdits et rites répressifs, ils ne vont pas dans les paroisses « judéo-chrétiennes », mais en Afrique noire, aux îles Trobriand ou dans les contrées de l’Asie où se pratiquent, par exemple, l’excision rituelle du clitoris, ou les cérémonies d’initiation des jeunes garçons.

3. L’érotisme comme problème

C’est donc de l’absence, non de l’excès de rigueur d’un code de la sexualité dans le christianisme, qu’est né en Occident, et là seulement, le problème sexuel — expression qui n’apparaît pas, d’ailleurs, avant 1810. Et c’est l’hérésie, non l’Église, qui lui a donné sa forme à partir du xii e siècle. Malgré le christianisme, ou contre lui, ce sont des influences gnostiques (au sens large du terme) qui se trouvent avoir fomenté l’érotique occidentale, et qui lui ont donné ses moyens d’expression, cependant que les mythes et les tabous « païens » — égyptiens, syriaques, helléniques — ne cessaient d’animer le rêve médiéval.

Même si l’on exclut la possibilité d’un lien profond entre la cortezia des troubadours et l’hérésie cathare — en dépit de la coïncidence des lieux, des dates, des partisans et des ennemis des deux mouvements — , il reste certain que les spéculations sur l’amour sexuel et le divin, constitutives de l’érotisme littéraire, sont le fait des gnostiques et non des scolastiques.

L’amour-passion qui naît au xii e siècle dans les romans anglo-normands et les chansons de troubadours, comme dans le cœur d’Héloïse et l’esprit d’Abélard, s’adresse à l’ange dans l’âme, et à l’âme dans le corps. Il refuse toute facilité, cherche l’obstacle à surmonter — social, moral, ou spirituel — veut tous les raffinements du désir par l’ascèse et les exaltations du sentiment par son expression rhétorique. Toutes les femmes qu’il célèbre sont mariées, sont des « Dames », deviennent objet d’adoration et reçoivent le serment d’allégeance dû au seigneur féodal. Dans le même temps, la Vierge devient l’objet d’un culte (première fête de l’Immaculée Conception de Notre-Dame à Lyon en 1140) et reçoit le titre de Regina Coeli. Cependant que la Dame ou Reine devient la pièce maîtresse du jeu d’échecs, et que le premier troubadour, Guillaume de Poitiers, ose écrire de la Dame de ses pensées : « Par elle seule je serai sauvé ».

Tout cela, qui est d’abord occitan et celte, va donner par Béroul et Chrétien de Troyes, puis Gottfried de Strasbourg (source de Wagner) le modèle du roman d’amour mortel, mystico-poétique, thème principal de la littérature européenne, roman, théâtre, poésie, mais aussi de l’opéra, jusqu’à nos jours.

C’est en réaction à cet « angélisme » de l’amour-passion que se constituera la littérature libertine et délibérément pictographique, plus « saine » sans doute, aux yeux du psychologue d’aujourd’hui, mais bien plus pauvre aux yeux de l’historien de la culture. Qu’il suffise de rappeler ici les forts plaisants récits de prouesses athlétiques qui forment le vrai sujet des récits de l’Arétin, de Nicolas Chorier ou de la Fanny Hill de John Cleland, des Mémoires de Casanova ou de Frank Harris, des Tropiques et du Sexus de Henry Miller,

Ces deux traditions de l’érotisme occidental sont littéraires, il est vrai, mais elles reflètent d’autant mieux les mœurs réelles qu’elles contribuent à les former du seul fait qu’elles nomment et décrivent la passion : « Combien d’hommes seraient amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour ? » se demande La Rochefoucauld au xvii e siècle. L’érotisme est peut-être simplement la forme littéraire de la sexualité…

4. Don Juan contre Tristan

Le xviii e dissocie l’érotique. Tout est sexe et le mariage nul dans les Liaisons dangereuses ou les aventures de Faublas. Tout est sexe et le sentiment nul chez Sade, qui traduit cyniquement le système des valeurs des nobles de son temps : hédonisme arrogant, arbitraire absolu, mépris de la femme « objet » de plaisir, droit du prestige et de la richesse autant que de l’épée. Don Juan a remplacé Tristan. Seul Rousseau s’inspire encore de la cortezia des troubadours, de Pétrarque, du roman vécu d’Héloïse, et rend au sentiment, donc à la femme, la primauté dans les rapports entre les sexes, mais il est de Genève et démocrate. Sur lui se fondent les romantiques allemands et les romancières anglaises du xix e siècle, qui nourrissent les rêves de la bourgeoisie européenne, mais entrent en conflit avec ses réalités. La bourgeoisie de l’ère industrielle choisit de fonder le mariage, en principe, sur le sentiment (ce qui est absurde), en fait sur l’héritage (ce qui est odieux), et tous ses écrivains ignorent le sexe comme tel — sauf dans leurs œuvres clandestines. Voici enfin les tabous restaurés ! Comme il est entendu qu’on ne doit parler à table ou au salon ni de l’argent ni de ces choses auxquelles on craint que pensent parfois les jeunes gens, Marx et Freud, au tournant du siècle, apparaîtront comme des libérateurs. Leurs doctrines « expliquent tout » (ou en donnent l’illusion) puisqu’elles rendent compte d’un certain nombre de faits importants de nos vies, en se fondant précisément sur ce que l’on taisait ou censurait : l’argent, le sexe.

5. « Libération » ?

À quoi se ramène en fait la « libération sexuelle » du xx e siècle, dont s’indignent encore quelques journaux et que prônent les revues contestataires ? Non pas à une révolution dans l’érotisme, ni à des inventions dans les rapports sexuels, mais simplement à une beaucoup plus grande publicité (ou discussion publique) ménagée aux choses du sexe : on les montre sans que la censure intervienne, on en parle sans se voir accusé de pornographie, et les Églises elles-mêmes révisent leur position sur ce sujet.

a) L’escalade du nu donne une mesure de la « libération » en cause. Vers 1950, les publications érotiques laissèrent entrevoir des seins ; en 1960, elles les dénudent, puis les étalent ; en 1969 paraissent dans un magazine américain les premières photos de sexes féminins ; en 1973, de sexes masculins ; leur conjonction ne saurait tarder, déjà réalisée au cinéma et sur la scène d’un théâtre parisien. Dès 1974, le nudisme intégral conquiert les plages. Mais il s’agit de mode, c’est-à-dire d’éphémère : quand nous serons tous nus, il n’y aura plus qu’une chose à faire : se rhabiller. Déjà la mode dite de la Belle Époque ramène les traînes et les corsets. Qui dit mode dit changement rapide et donc sensible. L’érotisme en dépend. Il vit de surprises et de contrastes, de transgression des interdits et de viol des tabous, en succession de plus en plus rapide, après quoi tout retombe, et renaissent les tabous. Ceux qui s’indignent du spectacle Oh ! Calcutta ! oublient qu’au tournant du siècle à Paris, le gouvernement décida de fermer une dizaine de « théâtres de nu intégral ».

b) Le freudisme a autorisé une manière nouvelle de parler des choses sexuelles. Et il a montré les relations profondes de l’érotisme avec le rêve, — ce rêve dont l’épanchement dans notre vie consciente est peut-être une obscure tentative de compenser la rationalisation de nos existences.

Du même coup, la psychanalyse a rendu beaucoup mieux acceptables les conduites que la bourgeoisie du xix e pratiquait certes, mais traitait de perversions : masturbation, homosexualité, sexualité de groupe. Du moins est-ce le cas en Occident. Car les pays qui se réclament du marxisme, comme Chine et URSS, sont beaucoup plus réactionnaires que les bourgeois sur ce chapitre. Ils dénoncent les « pratiques onanistes » dans les mêmes termes que le fameux docteur Tissot à la fin du xviii e siècle, selon lequel « ce vice infâme » conduisait droit au crétinisme. Les communistes le disent aussi, mais ils ajoutent que cette pratique provoque « une érosion de l’énergie révolutionnaire », et que « l’étude approfondie des œuvres de Marx, Lénine et Mao doit permettre de prévenir les tendances à l’onanisme » (manuel chinois traitant des questions sexuelles, 1974). En revanche, en France, paraît une revue dont la thérapie sexuelle se résume dans la masturbation, recommandée à tout propos.

c) Toutefois, le fait que l’acte sexuel soit désormais filmé et projeté devant les foules me paraît moins « révolutionnaire » que les discussions sur la contraception au concile de Vatican II, et sur les nouvelles définitions du mariage chrétien, qui ne lui donnent plus la procréation pour finalité unique : car c’est dire que l’Église admet dorénavant ce que l’on a défini plus haut comme l’érotisme.

d) L’excitation de la nouveauté (« ce tyran de notre âme » selon Casanova), qui est le ressort secret de l’érotisme, a plus de chances aujourd’hui de se réaliser dans les médias audiovisuels que dans l’écrit, et de se populariser de la sorte. Mais les facilités données à l’érotisme sont de nature à préparer une sorte d’anorexie sexuelle dans les nouvelles générations. (Certains voient là une réaction de l’espèce à la menace de surpopulation.) Ainsi se succéderont longtemps encore sans doute les vagues de libération et de puritanisme.

Jusqu’au jour où peut-être se constituera une érotique fondée sur l’amour même dans le couple, c’est-à-dire sur le sens de la personne et du mystère ultime de l’autre, du prochain dans son autonomie. Ce serait enfin une érotique chrétienne.