Histoire et prospective de▶ l’identité européenne (1976)y
Dans le champ des études européennes, quelle est votre discipline ?
Quand on sent qu’on ne peut pas répondre facilement à une question toute simple, comme celle-ci, c’est peut-être le signe qu’il faut la compliquer, parce qu‘en réalité elle est bien plus complexe que celui qui la pose ne le croyait.
Avant donc ◀d’▶essayer ◀de▶ nommer ma discipline, posons-nous la question préalable, et plus sérieuse, ◀de▶ l’identité ◀de▶ l’Europe et ◀de▶ ce qui motive son étude aujourd’hui. Tout le reste en dépendra, et d’abord mes réponses.
Qu’est-ce donc pour vous, l’Europe ?
Ce n‘est pas une réalité faite et achevée, ou bien en train de se défaire. Ce n’est pas une forme idéale à rejoindre, ni quelque chose qui aurait existé historiquement et que l’on se proposerait ◀de▶ ressusciter. Mais ce n‘est pas non plus une utopie, comme le furent les projets ◀d’▶union ◀de▶ Pierre Dubois (1308), du roi de Bohême Georges Podiebrad au xve siècle, du moine parisien Émeric Crucé au xvie siècle, du duc de Sully, ◀de▶ Comenius, et ◀de▶ William Penn au xviie siècle, ou ◀de▶ Coudenhove-Kalergi dès 1923. C’est un problème ◀de▶ vie ou ◀de▶ mort pour un demi-milliard ◀d’▶humains, leur culture (dont l’Université est un élément) et leurs manières ◀de▶ vivre. Et ce problème ne se pose pas dans l’espace vide ◀de▶ la théorie intemporelle. Il nous est imposé concrètement dans l’aire ◀d’▶un continent déterminé, au troisième tiers du xxe siècle.
Il s’agirait donc selon vous ◀d’▶étudier un problème ◀d’▶actualité, en vue de lui trouver des solutions pratiques, et non pas ◀d’▶une recherche fondamentale ?
J’avoue que je saisis mal l’opposition ◀de▶ nature que vous me semblez faire, après tant d’autres — ce fut une mode dans les années 1960 — entre la recherche fondamentale et la science appliquée.
« Fondamentale » correspond, dans l’esprit du public et ◀d’▶un grand nombre ◀d’▶universitaires, à l’idée ◀d’▶une recherche théorique, gratuite dans ses motivations, c’est-à-dire sans souci ◀d’▶applications immédiates. C’est ainsi, nous dit-on, que le CERN étudie la constitution ◀de▶ la matière par besoin ◀de▶ savoir pur — les amateurs ◀d’▶applications techniques ou militaires étant priés ◀de▶ s’abstenir ou ◀de▶ modérer leurs impatiences. Bien. Mais les gouvernements qui financent l’organisation le font en vue des applications non prévues mais prévisibles qu’ils en attendent pour leur production ◀d’▶énergie et pour leur défense nationale. lls n’ignorent pas que E = mc2 a donné la victoire militaire aux USA et permis ◀d’▶aller sur la Lune. Pour eux, la recherche fondamentale est celle qui peut « rendre » en vingt ans, pour le prestige et la puissance ◀de▶ l’État, mille fois plus que la recherche appliquée ne peut rendre en deux ans pour l’industrie. Vous voyez que la recherche fondamentale n‘est pas aussi « gratuite » qu’on le croyait : il arrive même qu’elle soit la mieux payée et la plus payante au bout du compte.
Qu’en est-il dans le domaine des sciences humaines ?
Je serais tenté ◀de▶ revendiquer la qualité ◀de▶ « recherche fondamentale » — qui importe aux universitaires — pour Ies parties métaphysiques ◀de▶ mes cours ; et la qualité ◀de▶ « recherche finalement appliquée » — qui importe aux gouvernements — pour les parties proprement politiques ◀de▶ mon enseignement, cours et travaux ◀de▶ séminaires, tout ce qui touche aux régions, notamment.
Disons que dans notre domaine, la recherche fondamentale est celle qui a pour objet l’homme lui-même, la personne. Si la mathématique est science fondamentale pour les physiciens, les chimistes, les astronomes et même les biologistes, on peut admettre que la métaphysique et l’anthropologie philosophique jouent le même rôle dans notre champ ◀d’▶études.
Une faculté ◀de▶ droit prépare des avocats, une faculté ◀de▶ médecine, des médecins, une faculté des lettres, des professeurs ◀de▶ lettres, une faculté des sciences, les chimistes et les physiciens nécessaires aux bureaux ◀d’▶études ◀de▶ nos grandes industries. Mais vous qui traitez ◀de▶ l’Europe, à quoi préparez-vous au juste ?
Un institut ◀d’▶études européennes prépare des étudiants ◀de▶ toute provenance géographique et ◀de▶ toutes disciplines intellectuelles à mieux savoir et mieux comprendre en général ce qu’est l’Europe comme fonction dans le Monde ; et en particulier, c’est là ma branche, à mieux comprendre ce que cela signifie ◀d’▶être un Européen. Ce n’est pas un métier ni même une profession. C’est une manière ◀d’▶être homme et ◀d’▶orienter la vie. C’est une manière aussi ◀de▶ faire vivre l’Europe en vivant sa culture, qui est, à mes yeux, sa profonde identité. Cette culture a produit — comme déchets, selon Spengler — la civilisation mondiale du xxe siècle, technologie et pollution comprises, mais aussi le Roman ◀de▶ Tristan, et l’amour-passion, la Comédie et les deux Sommes, les mystiques espagnols, les Élisabéthains, et les classiques français ; Althusius, Montesquieu, Locke et Rousseau, ou l’idée ◀de▶ liberté politique ; Bach et Mozart, les deux Faust, Kepler et Galilée, Bacon, Descartes, Newton, Hegel et Kant ; Marx et Proudhon, ou le concept et les doctrines ◀de▶ la Révolution ; Freud et Jung, ou la psychologie ; Einstein et plus des neuf dixièmes des plus grands savants ◀de▶ notre ère.
Cette culture peut périr demain, si les Européens ne la vivent plus, perdent le sens ◀de▶ ses valeurs créatrices. Nos grands journaux non sans Schaden Freude, titrent ces derniers mois : « L’Europe agonise », « L’Europe, c’est fini ! » Comme si ceux qui écrivent ces slogans n’en étaient pas, ◀de▶ cette Europe qu’ils jugent finie ! L’agonie qu’ils annoncent, complaisants, c’est la leur ! Ils sont bien les seuls à ne pas le voir ! Et c’est le moment que vous choisissez pour me poser vos colles ◀de▶ facultés !
Je souhaitais simplement savoir ce que vous enseignez au juste.
Je vous en donnerai deux exemples. J’ai professé à notre Institut et à l’EPFZ simultanément, puis sous une forme différente à la faculté des lettres ◀de▶ Genève, un cours sur la Philosophie du fédéralisme. J’y parlais ◀d’▶histoire, bien sûr, ◀d’▶anthropologie et ◀de▶ religion comparées, ◀de▶ philosophie, ◀de▶ sociologie, ◀d’▶institutions et ◀d’▶attitudes morales, ◀d’▶une définition ◀de▶ la personne qui intéressait les juristes ◀de▶ Zurich, et ◀d’▶une définition ◀de▶ la région (notamment ◀de▶ la région transfrontalière) qui a entraîné depuis des adhésions aussi diverses que celles ◀d’▶un maire ◀de▶ New York, ◀de▶ plusieurs instituts ◀de▶ politologie aux USA, ◀d’▶hommes d’État ◀de▶ tout premier plan en Allemagne et au Benelux, et des douze Sages ◀de▶ la table ronde réunie pour le vingt-cinquième anniversaire du Conseil de l’Europe. Ce qui ne prouve d’ailleurs pas que mon sujet soit « sérieux » du point de vue que l’on nommait naguère académique, mais bien qu’il touche à quelque chose ◀de▶ vital pour toute une civilisation, dont le monde académique n’est qu’une partie, certes précieuse, mais englobée, non englobante.
Second exemple : Je donne depuis deux ans, en alternance avec André Reszler, un cours sur Les Mythes formateurs ◀de▶ la psyché européenne. J’ai parlé des mythes grecs, puis des mythes ◀de▶ la Genèse, et enfin ◀de▶ l’Apocalypse, tout en multipliant rapprochements et contrastes avec les mythologies ◀de▶ Sumer et ◀d’▶Akkad, ◀de▶ l’Inde, ◀de▶ la Chine, ou ◀de▶ la Polynésie. Tout cela m’a conduit à ◀de▶ multiples incursions dans l’histoire et l’ethnographie, les sciences religieuses et les théologies, la technologie, la sociologie, et les théories récentes ◀de▶ la linguistique et du structuralisme.
Là encore, vous allez me dire que ces démarches sont peu compatibles avec l’idée du sérieux scientifique qu’on cultivait au xixe siècle, mais qui s’en plaindrait aujourd’hui ?
Vos étudiants s’en plaignent-ils ?
Ceux qui font des études dans la seule intention ◀de▶ se préparer à un job bien défini comprennent dès la première heure que tout cela « ne les mène à rien », sauf à la connaissance ◀de▶ l’Europe en soi et pour eux-mêmes dans le meilleur des cas. lls choisissent vite. S’ils ne veulent qu’un job, ils ne reviendront plus. S’ils se cherchent et se veulent européens, ou non, ils reviennent et parfois en demandent davantage, hors programme, isolés ou en groupes.
Vous avez rappelé récemment, ici même, après Jouvenel, que nous ne pouvons connaître que le passé, sans pouvoir le changer, alors que nous ne pouvons modifier que l’avenir, mais sans pouvoir le connaître. Or, si le passé seul est objet ◀de▶ savoir, tout savoir assuré sera donc historique. Et dès lors, votre discipline ne serait-elle pas tout simplement une histoire des idées en Europe, sur l’Europe et pour l’Europe ?
Oui, mais cela ne dit pas tout, il s’en faut ! Car notre enseignement ne se réduit pas à la transmission ◀d’▶un savoir, s’il y voit son premier devoir. Il consiste surtout à éveiller dans l’esprit ◀de▶ l’étudiant le sens ◀de▶ la problématique européenne, puis à formuler les problèmes du présent, enfin à leur imaginer des solutions. C’est dire que le non-savoir, motif ◀de▶ toute recherche, et le virtuel, objet ◀de▶ la prospective, sont plus encore que le savoir ce que j’ai le désir ◀de▶ transmettre, c’est-à-dire ◀de▶ rendre sensible et comme urgent à la conscience des participants ◀d’▶un séminaire ou des auditeurs ◀d’▶un cours. Car penser, après tout, ce n‘est peut-être que cela : mettre en système du savoir et du non-savoir, du réalisé — ce sont les « faits » — et du virtuel ou potentiel, c’est ce qui reste « à faire ».
C’est peut-être ce que je pressens comme sans le connaître, qui apparaîtra un jour comme étant le principal ◀de▶ ce que j’avais à faire passer, dans le cadre rigoureux du savoir vérifié.
Centrer toutes les études ◀de▶ votre Institut, non seulement en histoire, mais en économie, en science politique, en anthropologie philosophique, sur les problèmes ◀de▶ l’Europe, est-ce que cela ne vous condamne pas à l’européocentrisme ? Vous en êtes parfois accusé.
Quand on fait « simplement » du droit, des lettres, ◀de▶ la médecine ou ◀de▶ l’histoire, on peut penser qu’on reste dans l’universel ou tout au moins dans le général. Et que ceux qui orientent leurs recherches sur les virtualités européennes méritent l’épithète si mal vue 20 que vous citez, c’est-à-dire ramènent tout à l’Europe et à ses intérêts, dont ils font le centre ◀de▶ leur monde. Or à mon sens, c’est le contraire qui est vrai. Il arrive bien souvent que celui qui fait des lettres, ◀de▶ la médecine ou ◀de▶ l’histoire, ◀de▶ l’économie libérale ou marxiste, ou ◀de▶ la science politique en soi, soit à mille lieues ◀de▶ soupçonner le caractère spécifiquement européen ◀de▶ sa discipline. Or s’il est naïvement européen, il est fatal qu’il se comporte, objectivement, ◀d’▶une manière tout européocentrique. Il croit que le droit qu’il étudie est le vrai Droit universel ; que l’histoire a un sens et qu’elle détient la clé ◀de▶ l’évolution du Monde ; que l’économie obéit aux mêmes nécessités chez tous les peuples, quelles que soient leurs croyances religieuses ; que la technique est quelque chose « ◀d’▶objectif » et « ◀d’▶universel », et qui ne dépend ni des concepts ◀de▶ la Grèce antique ni des définitions théologiques des premiers conciles, et enfin que toutes les civilisations ont une littérature profane, et produisent des romans ◀d’▶amour, etc.
Or ces croyances sont typiquement européennes, bien qu’erronées, comme le démontrent nos études sur l’Europe. C’est même l’une des fonctions irremplaçables ◀de▶ ces études que celle ◀de▶ mise en garde générale contre l’européocentrisme naïf qui a causé et qui cause encore tant de ravages dans le tiers-monde. Et je parle ◀de▶ mettre en garde non seulement les Européens mais les étudiants du tiers-monde qui suivent nos cours : c’est sans doute le plus nécessaire.
Vous paraissez revenir irrésistiblement à des considérations ◀d’▶utilité, ◀d’▶opportunité politique, au sens large du mot, bien entendu. Que faites-vous du savoir désintéressé ?
Les termes ◀d’▶opportunité et ◀d’▶utilité me paraissent faibles, dans la conjoncture ◀de▶ ce troisième tiers du xxe siècle. L’étude ◀de▶ la chimie est utile, l’étude du droit aussi, mais connaître les raisons ◀d’▶être et les moyens ◀de▶ survivre ◀de▶ l’Europe est simplement vital pour toute notre culture. Croyez-vous que l’Université n’est pas intéressée au premier chef à la survie ◀de▶ cette culture ?