À propos de Concorde (21 février 1976)r
Invité au matin du 13 janvier, par téléphone, à participer le 14 au soir à une émission de plus de▶ trois heures sur Concorde, j’ai commencé par refuser : dix minutes ◀de▶ parole ne valent pas le voyage, je ne suis pas technicien, et surtout « je suis contre »… — « Qu’à cela ne tienne, me dit-on, vous parlerez en duplex ◀de▶ Genève, c’est au philosophe que nous nous adressons, vos arguments critiques nous intéressent, et puisqu’il s’agit ◀d’▶un débat, vous pourrez y aller librement. Soyez aussi violent qu’il vous plaira. »
Le lendemain soir, dès les premières minutes, je vois que je suis tombé dans un traquenard. Sentimentaux ou technocrates, ils sont tous en train de célébrer leur culte des « Ailes françaises ». Qu’ai-je à faire là ? Dès que j’ouvrirai la bouche, des millions ◀de▶ téléspectateurs, conditionnés pendant deux heures, vont me haïr comme un seul homme.
Et en effet, je n’ai pas fini ma première phrase — mais c’est assez pour qu’on sente que je suis contre — que le meneur ◀de▶ jeu m’interrompt nerveusement pour m’avertir que je sors du sujet. (Je parle pourtant ◀de▶ Concorde. Mais le sujet, c’est sa louange.)
En dépit d’un feu roulant ◀d’▶interruptions presque paniques — que Le Monde jugera « ◀d’▶une agressivité insupportable » —, j’essaie ◀de▶ formuler mes doutes et objections, selon le schéma qui suit.
Mais je n’ai pu faire passer que les points 1 et 5 à travers le barrage serré que l’on m’opposait.
1. Le philosophe étant celui qui pose des questions simples et naïves, je demande : « Concorde, à quoi est-ce que ça sert ? ». On m’assure que cet appareil ira ◀de▶ Paris à New York en trois heures et demie au lieu de sept. Bon. Mais les quelques dizaines ◀de▶ PDG et ◀de▶ membres du « jet-set » qui en « bénéficieront », si l’on peut dire, que feront-ils ◀de▶ ces heures gagnées ? Est-ce qu’elles vaudront les seize milliards déjà dépensés par l’État, donc par les contribuables français et anglais ? Est-ce qu’elles justifieront le risque planétaire que des savants redoutent, l’atteinte possible à la couche ◀d’▶ozone qui protège notre ◀vie▶ terrestre contre les rayons ultraviolets ?
Votre pari — dis-je aux promoteurs ◀de▶ Concorde alignés devant moi, et consternés — c’est le contraire du pari ◀de▶ Pascal. Si vous perdez, vous perdez tout pour tout le monde. Si vous gagnez, vous gagnez trois heures pour quelques-uns. Étrange pari. Moi, je ne le tiendrais pas…
2. Si les clients prévus, dont l’heure est si précieuse, sont à tel point suroccupés, on leur rendrait meilleur service en leur faisant « perdre » quelques heures supplémentaires au-dessus des merveilleux châteaux ◀de▶ nuages ◀de▶ l’Atlantique : ils y gagneraient (outre 20 % sur le prix du billet, et x % sur leurs impôts) le temps ◀de▶ se reposer, ◀de▶ réfléchir, ou ◀de▶ lire mes livres par exemple.
Et s’il était vraiment indispensable ◀de▶ « gagner » trois heures sur ce trajet, en voici le moyen simple et qui eût déjà permis environ 15,8 milliards ◀d’▶économies : 1°) supprimer les formalités ◀de▶ douanes et passeports au départ et à l’arrivée ; 2°) transporter les passagers ◀de▶ l’échelle ◀de▶ coupée au centre ◀de▶ la ville par hélicoptère ou métro.
3. On me dit qu’arrêter la fabrication ◀de▶ Concorde mettrait au chômage 40 000 ouvriers. Argument proprement scandaleux ! Faut-il, comme le demandait un Premier ministre, supprimer toute limitation ◀de▶ vitesse sur les autoroutes pour éviter le chômage des carrossiers ? (pour ne rien dire des chirurgiens, des assureurs, etc.). Les Américains se sont posé la question à propos du Vietnam : pouvons-nous arrêter la guerre, alors que l’industrie des armements occupe des centaines ◀de▶ milliers ◀d’▶ouvriers ?
Je pense que si la Société est ainsi faite que la seule alternative qu’elle offre au gaspillage industriel, à la pollution ◀de▶ l’atmosphère, voire à la guerre, c’est le chômage, il est temps ◀de▶ changer ◀de▶ cap, ◀de▶ se fixer d’autres buts, et ◀d’▶inventer d’autres moyens ◀d’▶y aller.
4. Outre le gain ◀de▶ temps, outre l’emploi — et comme pour la guerre du Vietnam, ici encore —, on invoque les « retombées technologiques » (Concorde lui-même étant une retombée des V2 à travers les fusées américaines) ; cela signifie qu’en construisant Concorde, on aurait découvert des procédés qui permettront ◀de▶ construire d’autres avions encore plus chers et plus problématiques, et puis surtout qui permettront la mise au point ◀d’▶armements de plus en plus sophistiqués : ces « retombées » se feront donc sur nos têtes.
5. Indépendamment ◀de▶ ces arguments, je suis contre Concorde pour deux raisons fondamentales.
a) Tout comme les centrales nucléaires. Concorde est le symbole ou simplement l’enseigne ◀d’▶un modèle ◀de▶ société que je récuse radicalement. Car l’humain s’y voit sacrifié non pas même au profit (ici très négatif) mais à la puissance physique ◀de▶ l’État centralisateur et policier, au nom de quoi tout s’ordonne à la guerre. Concorde résume un ensemble ◀de▶ calculs et ◀de▶ rêves, ◀de▶ principes et ◀d’▶ambitions qu’il nous faut dépasser si nous voulons survivre, qui détruisent à la fois la Nature et la Communauté des hommes, au nom du prestige ◀de▶ l’État, vanité collective et surprofits privés — absolument contraire aux fins que je défends dans toute mon œuvre, ◀de▶ liberté et ◀de▶ responsabilité ◀de▶ la personne.
b) Je suis convaincu que les promoteurs ◀de▶ Concorde sont animés par un certain idéal : c’est celui du Progrès selon le xixe siècle. Toujours plus ◀d’▶objets, toujours plus grands, toujours plus chers, toujours plus bruyants et toujours plus dangereux — exigeant toujours plus ◀de▶ contrôle ◀de▶ l’État — et allant toujours plus vite vers peu importe quoi !
L’idée vraiment moderne du progrès et du luxe s’oppose radicalement à cette manie démodée ◀de▶ la vitesse et du fracas pour épater le monde. Ce qui commence à valoir des fortunes, c’est le contraire ◀de▶ ce que Concorde symbolise. Le luxe suprême ◀de▶ demain, je l’ai défini au lendemain ◀d’▶Hiroshima : la lenteur au sein du silence.