Changer de▶ cap (novembre 1976)ab
Ce que ◀l’▶on appelle « politique » n’est en général qu’une tactique partisane, mais ce qui m’intéresse est autre chose : ◀la▶ stratégie ◀de▶ notre civilisation. Ce sont donc ◀les▶ grands choix moraux qui déterminent parfois à notre insu ◀les▶ arguments échangés avec tant de passion au sujet des centrales nucléaires, ou ◀de▶ Concorde, ◀de▶ ◀la▶ multiplication des autoroutes ou du bétonnage universel. Car, se déclarer pour ou contre ◀le▶ nucléaire, pour ou contre ◀le▶ supersonique, c’est faire en réalité un choix ◀de▶ société. C’est choisir entre une société fondée sur ◀la▶ Production matérielle à tout prix, ◀le▶ Prestige du Pouvoir centralisé, ou au contraire, une société fondée sur ◀la▶ recherche ◀d’▶équilibres vivants entre ◀l’▶homme, ◀la▶ cité et ◀la▶ nature, une société dont ◀l’▶idéal directeur soit ◀la▶ liberté des personnes assurées par ◀la▶ participation responsable des citoyens aux affaires ◀de▶ leurs communautés autonomes.
Je vais donc considérer quelques-uns des arguments échangés dans ce grand débat, non pas pour leur valeur scientifique ou technique, mais selon ◀les▶ grandes options ◀de▶ société qu’ils servent objectivement.
Depuis six ans environ que je m’occupe ◀de▶ ces choses, et que j’en écris, je suis de plus en plus frappé par ◀le▶ rôle qu’y joue ◀le▶ mensonge systématique. Qu’il s’agisse des promoteurs ◀de▶ ◀l’▶énergie nucléaire, ou ◀de▶ Concorde, ou du bétonnage universel, j’observe ◀les▶ mêmes comportements.
Au début, un refus général ◀d’▶informer ◀le▶ public, une volonté certaine ◀de▶ ◀l’▶empêcher ◀de▶ savoir à temps ce qui se prépare, et ◀de▶ ◀le▶ placer devant ◀le▶ fait accompli. Puis, devant ◀l’▶inquiétude naissante et ◀les▶ protestations ◀de▶ ◀l’▶opinion, un changement calculé ◀d’▶attitude : au culte du secret, succède un aimable empressement à répandre des informations hautement techniques destinées à faire passer des mésinformations rassurantes, des vérités habilement truquées, ◀de▶ vulgaires boniments ◀de▶ vendeur présentés comme autant ◀de▶ conclusions scientifiques. ◀De▶ ces diverses formes ◀de▶ ce que je nommerai ◀le▶ mensonge en service commandé, je donnerai ici un exemple récent et — qu’on me ◀le▶ pardonne — personnel.
Parlant au cours ◀d’▶une émission ◀de▶ ◀la▶ TV française — essayant ◀de▶ parler, plutôt, à travers ◀le▶ feu roulant ◀d’▶interruptions agressives du meneur ◀de▶ jeu — j’ai essayé ◀de▶ formuler mes objections et mes mises en question du Concorde selon ◀le▶ schéma suivant que je reconstitue : I. ◀Le▶ philosophe étant celui qui pose des questions simples et naïves, je demande : « Concorde, à quoi est-ce que ça sert ? » On m’assure que cet appareil ira ◀de▶ Paris à New York en trois heures et demie au lieu de sept. Bon. Mais ◀les▶ quelques dizaines ◀de▶ PDG et ◀de▶ membres du « jet-set » qui en « bénéficieront », si ◀l’▶on peut dire, que feront-ils ◀de▶ ces heures gagnées ?
Est-ce qu’elles vaudront ◀les▶ seize milliards déjà dépensés par ◀l’▶État, donc par ◀les▶ contribuables français et anglais ? Est-ce qu’elles justifieront ◀le▶ risque planétaire que des savants redoutent, ◀l’▶atteinte possible à ◀la▶ couche ◀d’▶ozone qui protège notre vie terrestre contre ◀les▶ rayons ultraviolets ?
« Votre pari — dis-je aux promoteurs ◀de▶ Concorde alignés devant moi, et consternés — c’est ◀le▶ contraire du pari ◀de▶ Pascal. Si vous perdez, vous perdez tout pour tout ◀le▶ monde. Si vous gagnez, vous gagnez trois heures pour quelques-uns. Étrange pari. Moi, je ne ◀le▶ tiendrais pas… »
2. Si ◀les▶ clients prévus, dont ◀l’▶heure est si précieuse, sont à tel point suroccupés, on leur rendrait meilleur service en leur faisant « perdre » quelques heures supplémentaires au-dessus des merveilleux châteaux ◀de▶ nuages ◀de▶ ◀l’▶Atlantique : ils y gagneraient (outre 20 % sur ◀le▶ prix du billet, et x % sur leurs impôts) ◀le▶ temps ◀de▶ se reposer, ◀de▶ réfléchir, ou ◀de▶ lire mes livres par exemple.
Et s’il était vraiment indispensable ◀de▶ « gagner » trois heures sur ce trajet, en voici ◀le▶ moyen simple et qui eût déjà permis environ 15,8 milliards ◀d’▶économies : 1° supprimer ◀les▶ formalités ◀de▶ douanes et passeports au départ et à ◀l’▶arrivée ; 2° transporter ◀les▶ passagers ◀de▶ ◀l’▶échelle ◀de▶ coupée au centre ◀de▶ ◀la▶ ville par hélicoptère ou métro.
3. On me dit qu’arrêter ◀la▶ fabrication ◀de▶ Concorde mettrait au chômage 40 000 ouvriers21. Argument proprement scandaleux ! Faut-il, comme ◀le▶ demandait un Premier ministre, supprimer toute limitation ◀de▶ vitesse sur ◀les▶ autoroutes pour éviter ◀le▶ chômage des carrossiers (pour ne rien dire des chirurgiens, des assureurs, etc.) ? ◀Les▶ Américains se sont posé la question à propos du Vietnam : pouvons-nous arrêter ◀la▶ guerre, alors que ◀l’▶industrie des armements occupe des centaines ◀de▶ milliers ◀d’▶ouvriers ?
Je pense que si ◀la▶ Société est ainsi faite que ◀la▶ seule alternative qu’elle offre au gaspillage industriel, à ◀la▶ pollution ◀de▶ ◀l’▶atmosphère, voire à ◀la▶ guerre, c’est ◀le▶ chômage, il est temps ◀de▶ changer ◀de▶ cap, ◀de▶ se fixer d’autres buts, et ◀d’▶inventer d’autres moyens ◀d’▶y aller.
4. Outre ◀le▶ gain ◀de▶ temps, outre ◀l’▶emploi — et comme pour ◀la▶ guerre du Vietnam, ici encore — on invoque ◀les▶ « retombées technologiques » (Concorde lui-même étant une retombée des V2 à travers ◀les▶ fusées américaines) ; cela signifie qu’en construisant Concorde, on aurait découvert des procédés qui permettront ◀de▶ construire d’autres avions encore plus chers et plus problématiques, et puis surtout qui permettront ◀la▶ mise au point ◀d’▶armements de plus en plus sophistiqués : ces « retombées » se feront donc sur nos têtes.
5. Indépendamment ◀de▶ ces arguments, je suis contre Concorde pour deux raisons fondamentales.
a) Tout comme ◀les▶ centrales nucléaires, Concorde est ◀le▶ symbole ou simplement ◀l’▶enseigne ◀d’▶un modèle ◀de▶ société que je récuse radicalement. Car ◀l’▶humain s’y voit sacrifié non pas même au Profit (ici très négatif) mais à ◀la▶ puissance physique ◀de▶ ◀l’▶État centralisateur et policier, au nom de quoi tout s’ordonne à ◀la▶ guerre. Concorde résume un ensemble ◀de▶ calculs et ◀de▶ rêves, ◀de▶ principes et ◀d’▶ambitions qu’il nous faut dépasser si nous voulons survivre, qui détruisent à la fois ◀la▶ nature et ◀la▶ Communauté des hommes, au nom du prestige ◀de▶ ◀l’▶État — vanité collective et surprofits privés — absolument contraire aux fins que je défends dans toute mon œuvre, ◀de▶ liberté et ◀de▶ responsabilité ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀d’▶autonomie et ◀de▶ fédération des groupes.
b) Je suis convaincu que ◀les▶ promoteurs ◀de▶ Concorde sont animés par un certain idéal : c’est celui du Progrès selon ◀le▶ xixe siècle. Toujours plus ◀d’▶objets, toujours plus grands, toujours plus chers, toujours plus bruyants et toujours plus dangereux — exigeant toujours plus ◀de▶ contrôle ◀de▶ ◀l’▶État —, et allant toujours plus vite vers peu importe quoi !
◀L’▶idée vraiment moderne du progrès et du luxe s’oppose radicalement à cette manie démodée ◀de▶ ◀la▶ vitesse et du fracas pour épater ◀le▶ monde. Ce qui commence à valoir des fortunes, c’est ◀le▶ contraire ◀de▶ ce que Concorde symbolise. ◀Le▶ luxe suprême ◀de▶ demain, je ◀l’▶ai défini au lendemain ◀d’▶Hiroshima : ◀la▶ lenteur au sein du silence.
Je crois bien que ce soir-là, j’ai trouvé ◀la▶ formule ◀de▶ tout ce qui me répugnait dans ◀l’▶affaire nucléaire comme dans celle ◀de▶ Concorde, en faisant ◀de▶ ces deux entreprises ◀les▶ suites logiques ◀de▶ ◀l’▶idéal matérialiste du Progrès combiné avec ◀la▶ réalité toujours plus totalitaire ◀de▶ ◀l’▶État-nation : « Toujours plus ◀d’▶objets, toujours plus grands, toujours plus chers, toujours plus dangereux et allant toujours plus vite vers n’importe quoi. »
Des objets toujours plus grands exigent en effet des moyens toujours plus centralisés et des investissements que ◀l’▶État central seul peut obtenir.
Des objets toujours plus dangereux comme ◀les▶ centrales à plutonium (et il en suffit ◀de▶ 5 kg pour faire une bombe atomique) exigent un déploiement toujours plus dense des forces policières ◀de▶ protection, ◀de▶ contrôle et ◀de▶ répression. Et tout cela tend au développement ◀d’▶une civilisation et ◀d’▶un mode de vie toujours plus affamé et dévoreur ◀de▶ cette sorte ◀d’▶énergie que ◀l’▶État central est seul en mesure ◀de▶ produire et ◀de▶ distribuer, entraînant ainsi, par ◀le▶ jeu des disciplines ◀de▶ production, ◀la▶ mise en servage progressive et insensible des individus et des communautés locales.
Personne, je ◀le▶ sais, ne viendra dire devant un parlement ou dans une assemblée populaire que c’est cela qu’il veut, ni qu’il complote vicieusement en vue de promouvoir cette forme-là ◀d’▶asservissement.
Mais ◀la▶ logique du système stato-national dans notre société industrielle (qu’elle soit capitaliste ou socialiste, nulle différence à cet égard !), ◀la▶ logique ◀de▶ ce système ◀de▶ Production-Puissance-Pouvoir-Police et Plutonium, que ◀le▶ grand sociologue américain Lewis Mumford a baptisé ◀la▶ « Mégamachine », cette logique est plus forte que tous ◀les▶ hommes d’État, que tous ◀les▶ servants ◀de▶ ◀l’▶État : elle ◀les▶ manipule et commande — à leur insu ◀le▶ plus souvent — dans leurs réflexes et finalement jusque dans leurs pensées. Elle ◀les▶ force à mentir en bonne conscience, parce qu’au sens ◀le▶ plus précis ◀de▶ ◀l’▶expression, ils mentent par raison ◀d’▶État, et même dans certains cas : par fidélité à leur mission ! C’est cette mission, et non pas eux, que je réprouve.
Allons plus loin et plus profond : derrière ◀les▶ deux attitudes dont je viens ◀d’▶esquisser ◀l’▶opposition radicale, il y a deux attitudes opposées devant ◀la▶ vie, devant ◀le▶ destin ◀de▶ ◀l’▶homme sur ◀la▶ terre, il y a deux morales incompatibles en théorie, si elles sont parfois complémentaires en pratique. L’une veut ◀la▶ liberté d’abord, l’autre veut ◀la▶ sécurité par-dessus tout.
Si vous tenez à ◀la▶ sécurité par-dessus tout, vous êtes amené à accepter ◀la▶ logique interne ◀de▶ ◀la▶ mégamachine étatique, vous attendez de plus en plus ◀de▶ ◀l’▶État, et vous trouvez enfin normal que ce soit lui — comme ◀les▶ Rois antiques — qui dispense seul ◀l’▶Énergie. Une énergie qui vous vient donc ◀de▶ ◀l’▶extérieur et que ◀les▶ Pouvoirs publics vous assurent. Si au contraire vous voulez ◀la▶ liberté d’abord avec ◀les▶ risques qu’elle comporte, vous vous heurtez aux cadres géométriques qu’imposent ◀la▶ société industrielle mécanisée et ◀l’▶uniformisation indispensable au fonctionnement ◀de▶ ◀l’▶État-nation. Vous êtes amené à revendiquer ◀l’▶autonomie que ◀l’▶État menace, que ◀les▶ nécessités ◀de▶ ◀la▶ production industrielle tendent à exclure. Et vous en viendrez peu à peu à ◀l’▶idée ◀de▶ trouver ◀l’▶énergie nécessaire ◀le▶ plus près possible ◀de▶ vous, dans votre environnement immédiat, chute ◀d’▶eau, rivière, force des vents, lumière et chaleur du soleil (qui ne souffrent pas ◀la▶ centralisation, c’est pourquoi nos États ◀les▶ décrient et négligent). Et vous irez plus loin. Vous en viendrez bientôt à chercher ◀l’▶énergie en vous-même.
Tout peut changer maintenant si, renonçant à nous laisser conduire toujours plus vite vers n’importe où, nous décidons ◀de▶ reconquérir notre autonomie personnelle, et ◀de▶ recourir de plus en plus à ◀l’▶énergie fournie par nous, et non par ◀les▶ centrales nucléaires.
Prenez cette conversion pour une image, si vous voulez, mais je suis convaincu qu’en réalité, elle signifie bien davantage, et peut produire en nous d’abord mais aussitôt dans ◀la▶ société ◀d’▶aujourd’hui ◀de▶ proche en proche, des répercussions infinies, ◀de▶ très profondes remises en ordre.
Et je ne dis pas qu’en alertant ◀les▶ énergies qui sont en nous nous pourrions aller aussi vite que Concorde. Je dis seulement qu’en faisant appel toujours plus aux forces qui sont en nous, ◀le▶ besoin que nous avions ◀de▶ forces extérieures diminuerait ◀d’▶autant, et que nous serions alors en mesure ◀de▶ découvrir une réalité du monde bien différente, où des entreprises comme Concorde apparaîtraient tout à fait incongrues.
Je ne dis pas qu’en nous confiant de plus en plus à nos énergies intérieures, nous pourrions faire ◀l’▶équivalent ◀de▶ ◀la▶ société industrielle qui culmine dans ◀la▶ Bombe à fusion nucléaire, je dis que nous ferions une autre société — et je pense qu’elle serait meilleure.