Souvenir de 1938 (1977)ag
Je venais d’entendre, à Venise, Honegger diriger son Nocturne et je m’étais dit : Voilà celui pour qui je voudrais écrire quelque chose. À peine de retour en Suisse, on m’offre de composer un Festspiel pour l’▶« Expo » nationale de 1939. ◀La▶ guerre paraissait imminente, j’étais en train de sortir mes uniformes d’une malle. Je ne trouvais pas de « sujet national » à ◀la▶ mesure des événements — et de ◀la▶ scène dont j’avais vu ◀les▶ plans : trente-cinq mètres de large, trois niveaux, point de décors ni de rideau, devant une salle de dix mille places. Je demandais quelques jours « pour réfléchir » et n’en fis rien, certain qu’avant ◀le▶ terme fixé, ◀la▶ catastrophe réglerait tout. Sur quoi, ◀le▶ 28 septembre vers 17 h, un coup de téléphone m’annonce Munich30 : « C’est ◀la▶ paix ! », me dit-on. (On ◀le▶ croyait ce jour-là !) C’est aussi toute ◀la▶ vie qui se reprend à vivre, ◀les▶ délais à courir, ◀le▶ sujet à me fuir… ◀Le▶ matin même, sans raisons apparentes, on m’avait remis une biographie nouvelle de Nicolas de Flüe. J’en avais parcouru distraitement quelques pages. ◀L’▶image scolaire que je gardais de cet ermite du xve siècle était bien pâle. Mais ce jour-là, je reprends ◀le▶ livre et je découvre un personnage fascinant. Mystique, naïf, au bord de ◀l’▶hérésie, exerçant, de son ermitage dans ◀les▶ Alpes, un empire étendu et profond sur ◀l’▶esprit de ses compatriotes, s’il a prévenu in extremis ◀la▶ guerre entre ◀les▶ cantons suisses, c’est par ◀l’▶autorité que sa vie d’ascète donne au message secret qu’il envoie à ◀la▶ Diète, et dont on ne connaît que ◀le▶ résultat : ◀la▶ paix sauvée, « comme par miracle », disent ◀les▶ témoins…
Et soudain un contact s’établit, ◀le▶ passé se charge de ◀l’▶émotion présente et lui prête en retour une dimension nouvelle, comme si c’était ◀le▶ message du Solitaire qui venait de suspendre nos destins ! Cette menace, cette attente au bord du gouffre, cette minute où, retenant son souffle, ◀le▶ peuple attend ◀l’▶annonce fatidique, et tout d’un coup, à grandes volées, ◀les▶ cloches de ◀la▶ délivrance : c’est cela que ◀l’▶Europe vient de vivre ! Nuit blanche. Trois actes se composent.
Au matin j’ai tout ◀le▶ plan de ◀la▶ pièce et j’en ai vu ◀le▶ paradoxe essentiel : peupler et animer une scène immense autour d’un seul personnage important, ◀le▶ Solitaire par excellence ! Revenir au théâtre grec, avec son chœur ? Ce serait ◀la▶ solution formelle ; encore faudrait-il ◀l’▶adapter à ◀la▶ structure chrétienne du sujet. Je songe alors au style monumental des prophètes et des psalmistes. Nul autre ne possède, dans notre tradition, cette violente simplicité qui peut s’adapter à la fois à ◀la▶ déclaration d’un chœur en marche et au dialogue du drame civique et spirituel.
Tout cela crée ◀l’▶appel au musicien — et celui-ci ne peut être qu’Honegger.
Je vais ◀le▶ voir à Paris. Je ne ◀le▶ connaissais pas. En pleine gloire, à 46 ans, il vient d’écrire Jeanne au bûcher avec Claudel. De quinze ans son cadet, inconnu du grand public, je ne lui apporte rien qu’une commande peu munificente. Je lui en résume ◀les▶ données, j’esquisse ◀la▶ structure de ◀la▶ pièce, suggérée par celle de ◀la▶ scène, et ◀les▶ ressources du canton qui patronnera ◀l’▶œuvre : une compagnie de théâtre d’amateurs et deux petits chœurs à Neuchâtel, un grand chœur et une fanfare à ◀La▶ Chaux-de-Fonds, 400 figurants fournis par diverses sociétés, et ◀l’▶on fabriquera ◀les▶ costumes à domicile. Je tombe bien, Honegger vient d’écrire que ◀la▶ seule forme théâtrale à laquelle il croit pour ◀l’▶avenir est « celle qui arrive à grouper toute une population ». C’est donc oui, et ◀l’▶on se met au travail dès novembre. En janvier, tout sera terminé.
Mais un soir d’août 1939, à ◀La▶ Chaux-de-Fonds, assistant pour la première fois à une répétition des chœurs — et ce sera la dernière : ◀la▶ guerre est pour demain — je me sens littéralement transporté ! Voici chanté, clamé ou soutenu par ◀le▶ chœur, au sublime de ◀la▶ précision dans ◀le▶ sentiment, non seulement mon texte, mais tout ce que j’ai pensé, arrière-pensé en ◀l’▶écrivant et renoncé à y mettre faute de mots… Et surtout, ◀l’▶arrière-plan religieux de ma « Légende dramatique » est révélé tantôt par un lyrisme aérien, alpestre, cristallin, comme dans ◀le▶ chœur fugué : « Étoile du matin ».
Plus tard, je lui ai demandé ◀le▶ secret de cette divination spirituelle, et il m’a dit modestement : « J’apprends par cœur ◀les▶ paroles, et puis je me ◀les▶ répète continuellement, dans mon atelier, dans ◀la▶ rue, en conduisant ma Bugatti. Jusqu’à ce que ◀la▶ mélodie sorte des paroles. »
Cette espèce d’harmonie préétablie, comment ne pas admettre après coup qu’elle ait gouverné dans ◀le▶ fait plusieurs séries de « hasards objectifs », comme dit Breton, et tiré bon parti de leur convergence avec ◀l’▶événement historique, pour aboutir à notre oratorio, puis en 1945 à son exécution au Vatican, lors des fêtes de ◀la▶ canonisation (combien tardive) de Nicolas, premier saint suisse, célébrée par deux protestants !
Deux opinions contradictoires, et une troisième
On a écrit que si ◀l’▶oratorio Nicolas de Flüe « n’est pas devenu populaire » c’est que « ce pacifiste était inopportun en un moment où il s’agissait de résister au national-socialisme ». (Prof. J. de Salis.)
En revanche, recevant ◀l’▶auteur du texte au Cercle de ◀la▶ Presse de Genève, en 1947, C. A. Loosli citant ◀la▶ « Légende dramatique » s’écriait : « Dans ◀la▶ bataille pour ◀la▶ défense spirituelle de ◀la▶ Suisse que nous avons livrée pendant ◀la▶ guerre, votre œuvre avait pour nous ◀la▶ valeur d’un corps d’armée ! »
Il se peut que ◀les▶ deux jugements soient justes. Ce qui est certain, c’est que ◀l’▶homme de ◀la▶ paix est seul capable de gagner ce que toute guerre, même victorieuse, perd à coup sûr : ◀les▶ raisons d’être d’une communauté d’hommes libres.
Au surplus, ◀la▶ musique d’Honegger reste en dehors — au-dessus — de ce débat. Ansermet disait des petits chœurs d’anges ou d’enfants de Nicolas de Flüe : « Honegger a touché là ◀les▶ sommets de son lyrisme. »