Les▶ débuts de ◀la▶ construction européenne (1977)ad
Tel qu’il se manifeste pour la première fois devant ◀l’▶opinion internationale, à ◀l’▶occasion du Congrès de ◀l’▶Europe réuni à La Haye en mai 1948, ◀le▶ projet d’union de ◀l’▶Europe résulte de ◀la▶ conjonction d’au moins trois facteurs principaux, foncièrement différents de nature :
Une série généalogique de « grands desseins » qui s’origine au xvie siècle, et à travers Sully, William Penn, Kant et Mazzini, aboutit à ◀la▶ Paneurope de Coudenhove-Kalergi, puis échoue — momentanément — avec ◀le▶ projet Briand de 1932 ;
Un mouvement multiforme de militants européens, issu de ◀la▶ Résistance, et dont ◀l’▶élément ◀le▶ plus dynamique est ◀l’▶Union européenne des fédéralistes ;
Un ensemble de projets politiques plus ou moins pragmatiques, dont Churchill sera ◀le▶ porte-parole ◀le▶ plus prestigieux, Schuman et Spaak ◀les▶ artisans ◀les▶ plus efficaces.
◀L’▶interaction de ces trois facteurs principaux, leurs conflits et leurs complémentarités sont seuls capables de rendre intelligibles ◀les▶ débuts et ◀l’▶évolution de ce que ◀l’▶on est convenu de nommer, non sans optimisme, quant à ◀la▶ vraie nature du phénomène, ◀la▶ Construction européenne.
Il n’est que juste et décent d’ajouter que sans ◀le▶ plan Marshall, proposé aux Européens en 1947, rejeté par ◀l’▶Est sur ◀l’▶ordre de Moscou, accepté par ◀l’▶Ouest, et dès lors administré par ◀l’▶OECE, rien de tout ce qui va suivre n’eût été possible. Il s’agit là d’un fait patent et mesurable : dans ◀les▶ dernières années 1940, ◀l’▶Amérique a sauvé ◀l’▶Europe, généralement ingrate et souvent ricanante.
Généalogie des grands desseins
◀Les▶ vrais débuts datent du premier projet d’union de ◀l’▶Europe : Pour récupérer ◀la▶ Terre sainte, rédigé en 1306. Pierre Dubois, son auteur, est un juriste de Philippe le Bel et d’Édouard d’Angleterre. ◀Le▶ plan d’union de ◀l’▶avocat normand se présente comme un réflexe de défense de ◀la▶ communauté européenne qui s’éprouve obscurément menacée, ainsi que Dante va ◀l’▶écrire dans ◀le▶ De Monarchia, par « ◀le▶ monstre aux multiples têtes » de ◀l’▶État national naissant, et qui essaie de rallier ◀la▶ communauté chrétienne contre ◀les▶ infidèles.
De siècle en siècle, ◀l’▶idée renaît à mesure que ◀l’▶État se renforce. Au xve siècle, ◀le▶ roi de Bohême, Georges Podiebrad, au xvie siècle, ◀l’▶humaniste œcuménique Guillaume Postel appellent à ◀la▶ « reconstruction générale de ◀l’▶Europe ». Au xviie siècle, ◀le▶ moine Émeric Crucé, ◀le▶ duc de Sully, ◀l’▶évêque morave Comenius, ◀le▶ quaker anglais William Penn, et peu après ◀l’▶abbé de Saint-Pierre publient leurs « grands desseins européens ». Suivent dans ◀la▶ foulée Voltaire, Rousseau, Gibbon, Kant, Hegel, Auguste Comte et Victor Hugo : tous ces génies prônés par ◀l’▶université moderne n’auraient-ils été « utopiques » que sur un seul sujet, ◀l’▶Europe ? Mais ◀les▶ États ne font qu’accroître leur prétention à ◀la▶ souveraineté absolue : elle était dynastique familiale, ils ◀la▶ proclament « nationale » dès ◀la▶ Révolution française.
Mais ◀les▶ contradictions violentes entre ◀les▶ États-nations qui se multiplient en Europe — ces parties qui se veulent chacune plus grande que ◀le▶ tout continental — vont provoquer ◀l’▶inévitable explosion de la Première Guerre mondiale.
◀L’▶holocauste de vingt millions d’Européens qui s’ensuit pose des questions fondamentales à quelques bons esprits (quel enjeu valait-il cela ?), révolte une minorité d’« objecteurs », et sensibilise un très vaste public. Dès 1923, ◀le▶ comte Richard Coudenhove-Kalergi lance son appel à ◀la▶ Paneurope. Coudenhove réussit à convaincre Aristide Briand, ministre des Affaires étrangères, puis président du Conseil français, lequel déclare à Genève, en 1929, qu’« entre ◀les▶ peuples de ◀l’▶Europe doit exister une sorte de lien fédéral ».
Briand charge son plus proche collaborateur, Alexis Léger24, de rédiger un mémorandum sur ◀l’▶organisation d’un régime d’union fédérale européenne. ◀Le▶ texte est présenté en 1930 à ◀la▶ Société des Nations. On peut y lire :
S’unir pour vivre et prospérer : telle est ◀la▶ stricte nécessité devant laquelle se trouvent désormais ◀les▶ nations d’Europe.
Mais tout est compromis — comme ◀le▶ seront ◀la▶ CECA et plus encore ◀la▶ CEE — par ◀l’▶axiome, inlassablement réaffirmé, du respect absolu des « souverainetés nationales ». Cette fausse habileté diplomatique n’empêchera même pas la plupart des États de rejeter ◀le▶ projet au nom précisément de ◀la▶ « souveraineté » qu’ils estiment menacée par toute forme d’union qui ne soit pas purement verbale.
Pour ◀le▶ meilleur et pour ◀le▶ pire, c’est ce vocabulaire qui sera repris dans ◀les▶ traités européens de ◀l’▶après-guerre. Mais ce qui exige alors d’être expliqué, c’est ◀le▶ passage de ◀l’▶échec du projet Briand aux relatifs succès des plans Monnet, Schuman et Spaak. Quel facteur nouveau est-il intervenu pour forcer ◀les▶ gouvernements à reprendre ◀la▶ construction au point précis où ils ◀l’▶avaient abandonnée en 1932 ?
◀Les▶ mouvements de militants et ◀la▶ période des congrès
Au début de septembre 1947, à Montreux, ◀l’▶Union européenne des fédéralistes convoque son premier grand congrès. Cette association des militants européens groupe un peu plus de cent-mille membres cotisants. Des délégués de mouvements européistes, socialistes, conservateurs, démochrétiens, voire anarchisants, participent également aux débats. Tous sont issus de ◀la▶ Résistance européenne à ◀l’▶hitlérisme, qu’ils soient français ou italiens, allemands ou hollandais, suisses ou anglais.
En quatre jours de congrès, ◀le▶ cadre de ◀l’▶action européenne est posé, ◀le▶ but ultime bien indiqué : « ◀L’▶Europe une dans un monde uni. » ◀L’▶union sera faite sur ◀le▶ modèle du fédéralisme intégral, celui qui part des pouvoirs locaux et institue des « pouvoirs fédéraux limités mais réels » au service des autonomies — et non ◀l’▶inverse. ◀La▶ volonté d’unir tous ◀les▶ peuples du continent, ceux de ◀l’▶Est compris, est affirmée comme seul moyen de prévenir ◀la▶ colonisation par un Parti ou par une monnaie. Enfin, un rapport économique, dû à Daniel Serruys, propose ◀les▶ étapes suivantes pour ◀l’▶organisation économique du continent : ◀l’▶union douanière doit être ◀l’▶expression finale d’une union économique ou plan commun de production. ◀La▶ franchise des échanges devra être obtenue par des abaissements de droits échelonnés sur dix ou quinze ans. Un « plan Monnet européen est nécessaire »25 non seulement pour ◀l’▶équilibre des productions française et allemande (charbon et acier) mais pour ◀la▶ production de ◀l’▶union entière. On demande « ◀la▶ mise en commun des ressources d’énergie des marées et de ◀l’▶énergie atomique, ◀le▶ règlement du problème agricole de ◀l’▶Europe […], sans cesse confronté avec ◀le▶ devenir de ◀l’▶économie mondiale ».
C’est à Montreux enfin que naît ◀l’▶idée d’un rassemblement de tous ◀les▶ courants européistes jusqu’alors étrangers ◀les▶ uns aux autres : origine du Congrès de ◀l’▶Europe à La Haye, sur lequel nous allons revenir.
Mais on imagine bien que ◀les▶ positions politiques, sociales et économiques, définies à Montreux, et qui marquent une étape décisive dans ◀l’▶évolution de ◀l’▶Europe, n’ont pas été conçues ex nihilo, ni formulées pour la première fois durant ◀les▶ quatre jours du congrès.
Derrière Montreux, il y a toute une action, encore très proche, à ◀l’▶échelle de ◀l’▶Europe occupée par Hitler : ◀la▶ Résistance.
À Genève, dès 1944, dans une Europe en guerre encore, ◀les▶ délégués de mouvements de résistance actifs dans neuf pays en guerre se sont réunis clandestinement, par trois fois, pour élaborer un Manifeste fédéraliste26 sur ◀la▶ base de textes français et italiens, notamment, dont ◀les▶ inspirateurs siègent à Montreux parmi ◀les▶ dirigeants de ◀l’▶Union européenne des fédéralistes.
Et derrière ◀la▶ Résistance, il y a toute une préparation intellectuelle, qui remonte aux mouvements personnalistes des années 1930, quand ◀les▶ fondateurs des revues Esprit et L’Ordre nouveau élaboraient une doctrine profondément contestataire : ils s’opposaient aux totalitarismes fasciste, stalinien et nazi en pleine montée vers une nouvelle guerre mondiale, mais aussi au capitalisme productiviste, à ◀l’▶individualisme « atomisé », et au stato-nationalisme centralisateur, qu’ils tenaient pour ◀les▶ fourriers du totalitarisme.
Or, ◀l’▶idéologie personnaliste des années 1930 a inspiré la plupart des manifestes et des journaux clandestins de ◀la▶ Résistance, de laquelle proviennent ◀les▶ forces principales et ◀les▶ animateurs du militantisme européen au lendemain de ◀la▶ guerre.
Il convient d’ajouter que ces militants ignorent, en général, ◀les▶ anciens plans d’union de ◀l’▶Europe cités plus haut, récusent ◀le▶ projet Briand comme trop respectueux des souverainetés nationales, et opposent une méfiance invincible, voire une hostilité déclarée, aux discours en faveur d’une « sorte d’union européenne » que multiplient ◀les▶ grands ténors de ◀la▶ diplomatie occidentale ; rappelons ◀le▶ discours de Churchill à Zurich, ◀le▶ 16 septembre 1946, et ◀les▶ appels réitérés du général de Gaulle à un « vaste référendum de tous ◀les▶ Européens libres », pour donner ◀le▶ départ à ◀l’▶unification du continent.
Cependant, pour ◀l’▶observateur objectif que voudrait être ◀l’▶historien, il est clair que ni ◀les▶ chefs de mouvements, sans pouvoir, ni ◀les▶ ministres de gouvernements éphémères, sans vision, ne pourront rien faire pour ◀l’▶Europe. Si pourtant quelque chose se fait, cela sera dû à ◀la▶ complicité qui s’établit, sous ◀le▶ couvert d’ambiguïtés ou d’équivoques implicitement admises, entre ◀la▶ pression de mouvements idéologiques qui prétendent parler au nom de ◀l’▶opinion, et ◀la▶ réaction de quelques hommes d’État non moins « nationaux » que ◀les▶ autres, mais qui prétendent parler au nom de ◀la▶ Paix.
◀Le▶ Congrès de ◀l’▶Europe à La Haye restera ◀la▶ meilleure illustration de ces coopérations temporaires, qui produisirent parfois des compromis féconds, parfois aussi des compromissions mutuellement paralysantes.
◀Le▶ Congrès de ◀l’▶Europe à La Haye, 1948
Quelques mois après ◀le▶ congrès de Montreux, au terme de négociations ardues entre trois mouvements de militants (fédéralistes, socialistes, catholiques) et trois groupements de personnalités politiques ou économiques, auxquels vint s’ajouter ◀le▶ mouvement paneuropéen de Coudenhove, un premier « Congrès de ◀l’▶Europe » fut convoqué pour ◀le▶ début de mai à La Haye. Il réunit quelque huit-cents délégués de tous ◀les▶ pays du continent, parmi lesquels seize anciens Premiers ministres, une quarantaine de ministres et anciens ministres, plus de deux-cent-cinquante parlementaires, des chefs syndicalistes et des dirigeants patronaux, des économistes comme Lord Layton, André Philip, Maurice Allais, des évêques romains et anglicans, des philosophes et écrivains comme Bertrand Russell, Salvador de Madariaga, Étienne Gilson, Charles Morgan…
Tout au long des débats dans ◀les▶ trois commissions — politique, économique, culturelle — et durant ◀les▶ séances plénières tenues dans ◀l’▶historique Ridderzaal, deux grandes tendances s’affrontent : celle des unionistes (à ◀la▶ Churchill) qui demandent des mesures « d’union plus étroite » ne limitant en rien ◀les▶ souverainetés nationales, et celle des fédéralistes, exigeant au contraire ◀la▶ création d’institutions européennes « aux pouvoirs limités mais réels », auxquels tous nos États consentiraient de substantielles délégations de souveraineté.
Malgré ◀les▶ appels révolutionnaires des fédéralistes, appuyés par ◀les▶ syndicalistes, ◀le▶ congrès refusa de faire ◀le▶ saut d’élire au suffrage universel, dans ◀les▶ six mois, un parlement européen. On ne retint que ◀l’▶idée d’une assemblée dont ◀les▶ membres seraient élus par ◀les▶ parlements. Des compromis analogues entre dirigistes, planistes et libéraux, résultèrent des débats sur ◀les▶ mesures économiques. ◀Les▶ thèses fédéralistes ne triomphèrent que dans ◀les▶ résolutions proposant ◀la▶ création d’un Centre européen de la culture « en toute indépendance des contrôles gouvernementaux », et ◀l’▶institution d’une Cour suprême, « instance supérieure aux États, à laquelle puissent en appeler ◀les▶ personnes et ◀les▶ collectivités, et destinée à assurer ◀la▶ mise en œuvre de ◀la▶ Déclaration des droits ».
◀Le▶ Conseil de l’Europe, 1949
À partir de La Haye « tout s’est déroulé très vite » comme on dit dans ◀les▶ romans policiers. Une fois ◀les▶ objectifs définis, ◀les▶ plans tracés, ◀les▶ tâches réparties et ◀le▶ groupe de pression à pied d’œuvre, il ne restait plus qu’à trouver ◀les▶ hommes d’État capables de faire passer ◀les▶ différentes parties du projet européen devant ◀les▶ parlements.
◀Les▶ six mouvements qui avaient organisé et mené à bien ◀le▶ congrès de La Haye se fédérèrent tôt après pour former ◀le▶ Mouvement européen, dont ◀le▶ président fut Duncan Sandys, jeune ancien ministre et gendre de Churchill, et ◀le▶ secrétaire général, Joseph Retinger. Sous leur conduite, une délégation du Mouvement européen entreprit de convaincre ◀les▶ ministres des Affaires étrangères de France, du Benelux, d’Italie et de Grande-Bretagne, et ◀les▶ convertit à ◀l’▶idée d’un Conseil de l’Europe doté d’une Assemblée.
◀Le▶ 18 août, ◀le▶ Conseil des ministres français décidait de « donner à ce projet son concours actif », bientôt suivi par ◀les▶ quatre autres signataires du Pacte de Bruxelles. ◀Le▶ traité instituant ◀le▶ Conseil de l’Europe fut paraphé au palais Saint-James, à Londres, ◀le▶ 5 mai, un an après La Haye.
◀La▶ construction européenne connaissait son premier succès spectaculaire, et ◀le▶ plus vivement enlevé. Mais dès ◀la▶ séance inaugurale qui eut lieu à Strasbourg au début d’août de ◀la▶ même année, ◀la▶ faiblesse du Conseil apparut manifeste : une Assemblée purement consultative, élue par ◀les▶ parlements et non par ◀les▶ peuples, ne pourrait rien contre un Comité de ministres, représentant ◀les▶ souverainetés nationales, et de ◀la▶ sorte, condamné lui-même à ne rien faire de vraiment neuf.
Toutefois, ◀le▶ secrétariat du Conseil et ◀les▶ couloirs de ◀l’▶Assemblée allaient devenir pendant quelques années, ◀le▶ milieu ◀le▶ plus favorable aux contacts stimulants entre dirigeants du Mouvement européen, ou de ses organisations membres, hommes politiques et intellectuels, hauts fonctionnaires et députés de seize parlements européens.
Lacune fort importante dans ce complexe : ◀l’▶économie. ◀Le▶ plan Marshall, entré en vigueur dès 1946, avait donné naissance à ◀l’▶Organisation européenne de coopération économique (OECE). Celle-ci, fortement soutenue par ◀les▶ USA, avait immédiatement polarisé ◀les▶ études et ◀les▶ plans de développement à ◀l’▶échelle continentale, et elle disposait à ces fins de moyens beaucoup plus importants que ◀le▶ Conseil de l’Europe.
◀L’▶organisation de Strasbourg se vit amenée de ◀la▶ sorte, après quelques années, à concentrer ses efforts créateurs sur ◀les▶ domaines que ◀les▶ souverainetés politiques stato-nationales et ◀les▶ compétences économiques de ◀l’▶OECE lui ménageaient : à savoir ◀les▶ domaines sociaux, culturel, juridique, plus tard écologique.
Cependant, ◀le▶ Mouvement européen poursuivait une campagne vigoureuse sur tous ◀les▶ plans. Il réunissait à Bruxelles, en février 1949, un congrès politique qui ne marqua pas de grands progrès sur La Haye, mais lui valut ◀l’▶adhésion déclarée et une puissante intervention de Paul-Henri Spaak.
Il convoquait à Westminster, en avril 1949, une Conférence économique qui relança ◀l’▶idée d’une autorité européenne à laquelle ◀les▶ États remettraient une part de leur souveraineté, et insista — par ◀la▶ voix d’André Philip — sur ◀la▶ mise en commun des ressources minières du continent, déjà préconisée à Montreux, et sur laquelle ◀l’▶équipe de Jean Monnet allait se mettre à travailler de son côté dès ◀le▶ début de mai27.
En décembre de ◀la▶ même année, à Lausanne, une Conférence culturelle précisait ◀la▶ mission du Centre européen de la culture proposé par ◀le▶ congrès de La Haye, et lançait ◀l’▶idée d’un Laboratoire européen de recherches nucléaires28.
◀Le▶ Centre européen de la culture devait entrer en fonction à Genève en octobre de ◀l’▶année suivante. Et il se trouva que sa première opération fut de définir ◀la▶ nature de ◀la▶ mission du CERN, ainsi que de programmer ◀les▶ étapes de sa réalisation par ◀les▶ États européens, via ◀l’▶Unesco.
◀Le▶ CERN fut inauguré ◀le▶ 1er août 1954 à Meyrin, près Genève, au lieu choisi lors de ◀la▶ réunion fondatrice du 12 décembre 1950 au Centre européen de la culture. Il allait construire ◀le▶ plus grand synchrocyclotron du monde, freinant ainsi (et même renversant parfois) ◀le▶ brain-drain qu’étaient alors en train de subir toutes nos nations, trop pauvres pour offrir à leurs physiciens un si grand appareil.
Mais ◀les▶ deux résultats ◀les▶ plus spectaculaires de ce que ◀l’▶on peut appeler ◀la▶ période des congrès demeurent sans contredit ◀la▶ CECA et ◀le▶ Marché commun.
◀La▶ Communauté européenne du charbon et de l’acier, 1950
Lorsque ◀le▶ 9 mai 1950, au Quai d’Orsay, Robert Schuman lut d’une voix sourde ◀la▶ Déclaration proposant d’instituer une Communauté européenne du charbon et de l’acier, bien peu parmi ◀les▶ journalistes qui se pressaient dans ◀le▶ Salon de ◀l’▶Horloge comprirent qu’ils vivaient un grand moment de ◀l’▶Histoire. Il s’agissait de substituer, tout simplement, dans ◀les▶ rapports séculaires de nos États occidentaux, ◀le▶ souci de ◀la▶ solidarité générale à ◀la▶ hantise des rivalités nationales, ◀les▶ règles de ◀la▶ paix aux tricheries en vue de ◀la▶ guerre. Il s’agissait de « considérer ◀les▶ difficultés de chaque pays comme des difficultés communes à résoudre en commun »29. Ce n’était pas une réforme, mais une révolution.
On peut penser que c’est à ◀la▶ faveur d’une espèce de distraction tant du Conseil des ministres français, ◀la▶ veille, que de ◀la▶ presse ce jour-là, puis de ◀l’▶opinion européenne et finalement des parlements, que ◀le▶ « plan Schuman » a si vite réussi.
Il s’agissait en réalité d’un plan Monnet. Commissaire général au Plan français, Jean Monnet et ses proches collaborateurs, Étienne Hirsch, Pierre Uri et ◀le▶ professeur Paul Reuter, avaient cherché dès ◀le▶ mois de mai 1949, nous venons de ◀le▶ voir, ◀les▶ moyens de réaliser à bref délai cette idée répétée sans relâche pendant ◀la▶ période des congrès, d’une coopération instituée de nos économies nationales — ◀la▶ française et ◀l’▶allemande d’abord — d’où devait s’ensuivre, par ◀le▶ jeu de mécanismes supranationaux mis en place et honnêtement pratiqués, ◀l’▶union politique de ◀l’▶Europe.
◀Le▶ choc produit sur ◀l’▶opinion par ◀les▶ images de trains et de convois traversant librement ◀les▶ frontières des Six fut tel que, vingt-cinq ans plus tard, ◀la▶ presse européenne célébrant ◀l’▶anniversaire de ◀la▶ Déclaration Schuman n’hésite pas à titrer : « Neuf mai, ◀le▶ jour où ◀l’▶Europe est née ! » Comme si ◀l’▶Europe se limitait aux Six, comme si ◀les▶ Six n’étaient rien de plus que des producteurs et des consommateurs de charbon et d’acier ! Ce qui a frappé à juste titre ◀l’▶opinion de tous nos pays, c’est ◀l’▶idée de créer entre États des « solidarités de fait », expression d’ailleurs empruntée au Projet rédigé par Alexis Léger vingt ans plus tôt à ◀l’▶intention de ◀la▶ Société des Nations.
Plutôt que ◀l’▶Europe elle-même, ce qui naissait avec ◀la▶ CECA, c’était une méthode pour faire ◀l’▶Europe.
Nous avons vu que ◀les▶ idées directrices d’un pool charbon-acier avaient été formulées maintes fois pendant ◀la▶ période des congrès unionistes et fédéralistes, de 1946 à 1949. ◀La▶ nouveauté, dans ◀l’▶approche de Jean Monnet et de ses collaborateurs — dont aucun jusqu’alors n’avait participé aux mouvements de militants — consistait dans ◀l’▶application systématique, à ces idées, des trois principes suivants :
1. Favoriser ou créer des solidarités de fait.
2. ◀Les▶ garantir par des institutions et des règles communes.
3. Organiser ◀l’▶économie d’abord, sur un plan supranational, et ◀la▶ politique suivra.
◀L’▶efficacité de ◀la▶ méthode apparut très vite évidente, et d’autant plus que ◀la▶ période des congrès, si riche en initiatives enthousiastes, n’avait créé, en fait, que ◀le▶ Conseil de l’Europe, dont ◀les▶ capacités de décision politiques autant qu’économiques étaient sinon nulles, du moins annulables en tout temps par ◀le▶ Comité des ministres, préposé à ◀la▶ garde des souverainetés nationales. Les premières réalisations mesurables, chiffrables, obtenues à ◀la▶ faveur de pouvoirs supranationaux bien définis et garantis, semblaient donner raison à ◀la▶ méthode Monnet, destinée à « tourner » ◀les▶ souverainetés nationales.
Mais ◀la▶ faiblesse de ◀la▶ méthode résidait dans ◀l’▶hypothèse de base selon laquelle ◀le▶ politique suivrait ◀l’▶économique, comme ◀les▶ superstructures reflètent ◀l’▶infrastructure matérielle selon Marx. Il suffit d’un parti nationaliste prenant ◀le▶ pouvoir quelques années plus tard dans l’un des Six, pour bloquer ◀les▶ mécanismes communautaires.
Dès avant ◀le▶ retour au pouvoir du général de Gaulle, ◀le▶ drame de ◀la▶ CED avait illustré une fois de plus ◀la▶ primauté des tabous stato-nationaux sur ◀les▶ intérêts mesurables des peuples.
◀L’▶idée d’une Communauté de défense européenne, écartée de ◀la▶ discussion des congrès, s’était imposée pendant ◀la▶ préparation de ◀la▶ CECA. Lorsque René Pleven ranima ◀le▶ projet, fin 1951, on lui fit observer de divers côtés qu’une armée sans gouvernement poserait des problèmes insolubles. D’autres voulaient croire, en revanche, qu’elle entraînerait nécessairement ◀l’▶avènement d’un pouvoir politique, en vertu de ◀la▶ méthode qui veut que « ◀la▶ création d’une situation déséquilibrée oblige à faire un pas de plus en vue de rétablir ◀l’▶équilibre » (Pierre Uri). Quoi qu’il en soit, ◀les▶ parlements de cinq des Six ne tardèrent pas à ratifier ◀le▶ projet français (1992 et 1953) ; mais en France même, il allait déclencher ◀le▶ débat ◀le▶ plus passionné de ◀l’▶après-guerre.
◀L’▶échec retentissant de ce combat mal engagé, mais tenu peut-être à tort pour décisif par opposants et partisans, marquera ◀le▶ point de reflux de ◀la▶ marée européenne.
Mais bientôt vient ◀la▶ relance. ◀Le▶ 1er juin 1933, ◀les▶ Six de ◀la▶ CECA, réunis à Messine, déclarent « ◀le▶ moment venu de franchir une nouvelle étape dans ◀la▶ voie de ◀la▶ Construction européenne ». Renouvelant expressément ◀la▶ tactique et ◀la▶ stratégie de ◀la▶ CECA, « ils sont d’avis que ◀l’▶union doit être réalisée d’abord dans ◀le▶ domaine économique ; ils estiment qu’il faut étudier ◀la▶ création d’une organisation commune à laquelle seront attribués ◀la▶ responsabilité et ◀les▶ moyens d’assurer ◀le▶ développement pacifique de ◀l’▶énergie atomique ; ils reconnaissent que ◀la▶ constitution d’un Marché commun européen est ◀l’▶objectif de leur action dans ◀le▶ domaine de ◀la▶ politique économique ».
◀Les▶ négociations vont bon train — Bruxelles, La Haye, Paris — sous ◀l’▶impulsion d’un jeune ministre français, Maurice Faure, et sous ◀l’▶autorité de Paul-Henri Spaak ; ◀l’▶équipe de Jean Monnet — devenue entretemps Comité d’action pour ◀les▶ États-Unis d’Europe —faisant une fois de plus un substantiel et rigoureux travail de base.
◀Le▶ 25 mars 1957, au Capitole de Rome, ◀les▶ Six paraphent ◀le▶ texte des traités instituant ◀le▶ Marché commun et Euratom. Ces deux organismes, avec ◀la▶ CECA déjà installée à Luxembourg, vont constituer ◀l’▶ensemble connu désormais sous ◀le▶ nom de Communauté économique européenne, avec siège à Bruxelles.
◀Le▶ fait patent que vingt-cinq ans après ◀la▶ formation de ◀la▶ CECA nul progrès politique n’ait été accompli, paraît de nature à confirmer ◀le▶ diagnostic des fédéralistes : on ne peut fonder ◀l’▶union des Européens sur cet obstacle majeur à toute union sérieuse qu’est ◀l’▶État-nation, obsédé par ses droits souverains, d’ailleurs de plus en plus fictifs.
Peu d’idées neuves depuis Messine, et pas une réalisation convaincante, faute d’être exaltante. ◀Les▶ mouvements de militants se sont tus ou rabâchent. Ils parlent chaque année d’une « relance de ◀l’▶Europe ». Et ◀les▶ ministres sont d’accord — depuis un peu plus de vingt-cinq ans. Ils ont lu ◀les▶ sondages, qui donnent en général une forte majorité aux partisans de ◀l’▶union : 65 %, ◀les▶ deux tiers de ◀la▶ population des Six, puis des Neuf. Sur ce nombre, trois quarts des jeunes.
Devant ◀la▶ nécessité inchangée — voire accrue — de construire une Europe autonome, ◀l’▶adhésion de ◀la▶ majorité, surtout des jeunes, à ce projet, et ◀l’▶urgence ressentie par tous d’une action capable de prévenir ◀la▶ colonisation de nos vingt-cinq pays par ◀les▶ hégémonies de ◀l’▶Est et de ◀l’▶Extrême-Ouest, comment se fait-il que rien n’ait été fait, que rien ne se fasse ? Dans l’état actuel de notre société, ◀les▶ gouvernements seuls sont responsables.
◀Le▶ dilemme devient des plus clairs : irons-nous avec eux vers ◀l’▶Europe satellite, ou sans eux vers ◀l’▶Europe des régions fédérées ?