Robert Schuman (1886-1963) : l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ frontière (1977)ae af
Cet homme dont on a pu écrire « qu’il n’avait l’air ◀de▶ rien », qu’il entrait dans ◀la▶ salle du parlement « comme un ecclésiastique qui se rend à ◀la▶ chaire » et qu’il « pesait longuement ses arguments comme un vieux pharmacien ses pilules », c’est bien ◀le▶ même qui, selon ◀les▶ mêmes auteurs, a accompli « une action bouleversante sans préavis », et s’est montré « l’un ◀de▶ ces hommes exceptionnels par lesquels ◀l’▶Esprit infléchit ◀le▶ cours ◀de▶ ◀l’▶Histoire ». André Philip parle à son propos « des possibilités révolutionnaires du terne », mais Konrad Adenauer qualifie ◀la▶ création ◀de▶ ◀la▶ CECA « ◀d’▶initiative téméraire et éblouissante ».
Né au Luxembourg, ◀le▶ 29 juin 1886, ◀de▶ parents lorrains exilés ; Français ◀d’▶éducation germanique contraint à ◀la▶ nationalité allemande, Robert Schuman s’est à plusieurs reprises, très justement, défini comme un « homme ◀de▶ ◀la▶ frontière ».
En 1914, il est allemand selon son passeport. Inapte au service militaire, il ne sera mobilisé qu’au titre « ◀d’▶employé auxiliaire » ◀d’▶une sous-préfecture. Il n’a donc jamais porté ◀le▶ casque à pointe, comme ◀le▶ lui reprocheront sans relâche nationalistes et communistes, toujours d’accord contre ◀l’▶Europe.
En vérité, Robert Schuman n’est ◀de▶ naissance et ◀de▶ tradition ni français ni allemand, mais mosellan. Fils ◀d’▶une région non ◀d’▶une nation — soit subie soit choisie librement — c’est un homme ◀de▶ « ◀l’▶Europe médiane », ◀de▶ cette ancienne Lotharingie devenue Bourgogne, et qui forme aujourd’hui ◀la▶ grande avenue centrale, ◀l’▶axe vertical ◀de▶ ◀l’▶Europe des régions transfrontalières, remontant ◀de▶ ◀la▶ mer du Nord jusqu’à Bâle.
Toute sa carrière européenne paraît préfigurée dans ces données historiques et géopolitiques. Mais elle a dû passer par ◀la▶ filière française, seule capable ◀de▶ lui prêter ces moyens ◀de▶ pouvoir hors lesquels point ◀d’▶action internationale.
Dévoué aux œuvres sociales et religieuses ◀de▶ ◀la▶ ville où il exerce son métier ◀d’▶avocat, Metz, Schuman, sur ◀les▶ instances ◀de▶ ses amis catholiques, se laisse porter à ◀la▶ députation dès 1919, par sens du devoir civique et non par goût, et moins encore par ambition.
J’étais alors, écrira-t-il, un juriste quelque peu candide, inexpérimenté dans ◀l’▶art ◀de▶ ◀la▶ tactique et ◀de▶ ◀l’▶opportunité politique.
Jusqu’à ◀la▶ guerre ◀de▶ 1939, constamment réélu à ◀la▶ Chambre, il s’y cantonnera dans son rôle ◀de▶ président ◀de▶ ◀la▶ Commission ◀d’▶Alsace-Lorraine ; mais s’il adhère en 1931 au jeune Parti des démocrates populaires — qui sera ◀le▶ MRP de la Libération —, n’est-ce pas surtout parce que c’est ◀le▶ parti qui affirme ◀le▶ plus clairement une politique extérieure certes « résolument française » mais opposée aux prétentions ◀de▶ ◀l’▶État souverain, et surtout « nettement favorable aux méthodes ◀de▶ ◀la▶ collaboration internationale » ?
Incarcéré à Metz pendant quelques mois, puis placé en résidence surveillée dans ◀la▶ Forêt-Noire, il s’évade en 1942. ◀Les▶ nazis ◀le▶ rechercheront à travers toute ◀la▶ France pendant ◀les▶ années ◀d’▶occupation, sans jamais ◀le▶ découvrir. Il n’en sera pas moins l’un des premiers à proposer, à ◀la▶ Libération, une politique ◀de▶ réconciliation franco-allemande dont même ◀la▶ démence hitlérienne n’a jamais réussi à ◀le▶ faire désespérer.
Réélu député ◀de▶ ◀la▶ Moselle dès 1945, trois fois ministre des Finances (◀de▶ 1946 à 1947), ministre des Affaires étrangères (◀de▶ 1948 à 1952), garde des Sceaux en 1956, et deux fois président du Conseil (en 1947 et 1948) — telles sont ◀les▶ étapes ◀d’▶une brillante carrière ◀d’▶homme politique français, mais vingt autres ◀l’▶auront aussi bien parcourue sans avoir pour autant fait ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Si nous parlons ici ◀de▶ Robert Schuman, c’est parce qu’un jour ◀de▶ mai 1950, sous ◀l’▶apparence du prudent politicien et du célibataire presque timide que ◀l’▶on a si souvent décrit, un homme d’État soudain s’est déclaré. Et tandis que ◀les▶ autres, tant bien que mal, expédient ◀les▶ affaires courantes, lui, parlant bas, devant un Conseil des ministres inattentif, lisant un texte inattendu, donc mal compris, et qu’on accepte à cause de cela seulement, a peut-être changé ◀le▶ cours ◀de▶ nos destins.
Cette espèce ◀de▶ miracle que représente ◀la▶ CECA, entendons ◀l’▶acceptation grâce à Schuman du projet ◀de▶ Jean Monnet, sa mise en place rapide, et ◀l’▶ampleur ◀de▶ ses suites, s’expliquent seulement si ◀l’▶on rapporte ◀l’▶attitude ◀de▶ Schuman lors du 9 mai 1950 aux motivations mêmes ◀de▶ sa personne et notamment à ◀l’▶équation :
Moselle / Europe chrétienne = Région / Fédération continentale
Car ◀la▶ politique qu’exprime le second membre ne résulte nullement ◀de▶ ◀l’▶évaluation plus ou moins « réaliste » des intérêts toujours « légitimes » ◀d’▶une nation, mais, traduisant le premier membre ◀de▶ ◀l’▶équation qui est ◀le▶ rapport origines/horizon, elle exprime ◀l’▶expérience durement acquise ◀de▶ ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ frontière, autant que ses méditations historiques et ses finalités spirituelles. Elle est inséparable ◀de▶ ◀la▶ personne même ◀de▶ Robert Schuman, parce qu’elle en est constitutive et lui est vraiment congénitale.
◀L’▶action ◀de▶ Robert Schuman, à ◀la▶ date inaugurale du 9 mai 1950, montre une fois de plus que ◀l’▶Histoire n’est pas faite par « ◀les▶ masses » mythiques, mais bien par des personnes réelles. Et cela, dans ◀le▶ sens des forces dont ces personnes dégagent ◀la▶ résultante et trouvent en elle leur expression.
Mais une autre question ◀de▶ paternité vient se poser à ◀l’▶historien du célibataire endurci que fut Robert Schuman : à qui faut-il attribuer ◀la▶ Déclaration du 9 mai 1950 ? ◀Le▶ plan Schuman fut-il en réalité un Plan Monnet ?
Il est certain que ◀la▶ Déclaration n’a pas été rédigée par Schuman, mais par ◀l’▶équipe ◀de▶ Jean Monnet, dont ◀les▶ étoiles étaient alors Pierre Uri et Étienne Hirsch. Il est non moins certain qu’en faisant du projet « son affaire » et en engageant sur lui ◀le▶ sort ◀de▶ sa propre politique européenne, Robert Schuman a transformé un texte en acte et une épure en fait ◀d’▶histoire.
Qui est ◀le▶ vrai père ? Celui qui conçoit ◀le▶ projet ou celui qui ◀le▶ réalise ?
Peut-être pourrait-on évoquer ici, plutôt que ◀la▶ relation classique entre ◀le▶ dramaturge et ◀l’▶acteur qui fait triompher sa pièce, ◀la▶ coopération créatrice entre ◀l’▶auteur du scénario ◀d’▶un film et son cinéaste. Plus précisément, il y aurait lieu ◀d’▶examiner quatre ou cinq cas célèbres ◀de▶ coopération « politique » plus ou moins comparables dans leurs différences et dans leurs ressemblances que ◀l’▶histoire a pu voir et enregistrer : coopération entre Sully et Henri IV, à propos du Grand Dessein européen ; entre Benjamin Constant et Napoléon lors de ◀la▶ rédaction ◀de▶ ◀l’▶Acte additionnel aux Constitutions ◀de▶ ◀l’▶Empire ; et plus près de nous, collaboration entre Coudenhove-Kalergi et Briand, puis entre Alexis Léger et ◀le▶ même Briand, lors de ◀la▶ conception, puis ◀de▶ ◀la▶ mise en forme du « Mémorandum sur ◀l’▶organisation ◀d’▶un régime ◀d’▶union fédérale européenne » présenté à ◀la▶ Société des Nations en 1930. Robert Schuman fut réellement ◀l’▶homme du Plan qui porte son nom, parce que ce plan résultait du problème dans lequel s’était noué son drame personnel, et parce que ce plan figurait ◀le▶ dénouement possible ◀de▶ ce drame. Interrogeons sur cette affaire l’autre protagoniste principal, Jean Monnet lui-même :
◀L’▶action ◀de▶ Robert Schuman me paraît avoir été déterminée moins par ses souvenirs du passé qui eussent pu au contraire ◀l’▶aveugler, que par sa vision lucide ◀de▶ ◀l’▶avenir des pays ◀de▶ ◀l’▶Europe. Il avait beaucoup réfléchi à la manière de réconcilier ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne… dans une Europe unie. Quand ◀le▶ moyen ◀de▶ commencer se présenta, il sut arrêter sa méditation pour accepter ◀de▶ passer à ◀l’▶action.
Oui, mais placé devant ◀le▶ même avenir et en puissance des mêmes moyens, ◀le▶ président du Conseil ◀d’▶alors, Georges Bidault, recevant ◀le▶ même texte ◀de▶ ◀l’▶équipe Monnet, « néglige ◀de▶ ◀l’▶examiner avec toute ◀l’▶attention qu’il méritait », autrement dit n’y répond pas : il n’est pas motivé par ◀le▶ même passé.
Et voilà qui permet ◀de▶ résoudre par une sorte ◀de▶ contre-épreuve expérimentale, ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ paternité politique ◀de▶ ce qui allait devenir ◀l’▶Europe des Six, puis des Neuf, en attendant ◀la▶ vraie Europe — celle des peuples et non des États.
◀L’▶Europe des peuples, des cœurs et des esprits : c’est elle qui motiva au premier chef Robert Schuman.
Aux yeux de ◀l’▶Histoire, il restera ◀l’▶homme d’État grâce auquel la première Communauté européenne a pu voir ◀le▶ jour. Mais il s’était rêvé tout autre chose, homme ◀de▶ méditation et ◀de▶ culture, au milieu de ses huit-mille volumes ◀de▶ collectionneur passionné. Et c’est pourquoi il accepta ◀de▶ présider, pour un temps bref mais décisif, deux institutions au sort desquelles j’avais eu ◀le▶ bonheur ◀de▶ ◀l’▶intéresser, ◀le▶ Centre européen de la culture, à Genève, puis, née du Centre, ◀la▶ Fondation européenne ◀de▶ ◀la▶ culture, aujourd’hui transférée à Amsterdam.
Dans quel esprit ◀l’▶homme politique ◀de▶ premier plan qu’était devenu Robert Schuman jugeait-il ◀la▶ fonction ◀de▶ ces deux entreprises, si modestes au regard de ◀la▶ CECA ? Relisant ◀le▶ précieux recueil ◀de▶ textes Pour ◀l’▶Europe, réunis par lui à ◀la▶ fin ◀de▶ sa vie, je trouve ces mots qu’on ne saurait souhaiter plus éclairants, et qui servent ◀de▶ titre à son deuxième chapitre :
◀L’▶Europe, avant ◀d’▶être une alliance militaire ou une entité politique, doit être une Communauté culturelle.
Et dans ce même chapitre, je souligne cette phrase :
◀L’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Europe ne se fera ni uniquement ni principalement par des institutions : leur création suivra ◀le▶ cheminement des esprits.
On sent bien ici que Schuman n’a jamais eu, en réalité, à « interrompre sa méditation pour passer à ◀l’▶action » puisque c’est tout naturellement que sa méditation s’est poursuivie en création et n’a cessé ◀de▶ soutenir son action.
Voilà pourquoi cet homme d’État, ◀d’▶allure volontairement modeste, aura été plus créateur que ◀les▶ grands ténors ◀de▶ ce siècle. Piéton tranquille sur ◀les▶ chemins ◀de▶ ◀l’▶Histoire, il a frayé ◀la▶ voie vers ◀l’▶union fédérale en s’y avançant le premier. Et certes, il n’a jamais entretenu ◀l’▶illusion qu’il irait lui-même jusqu’au but. Il m’avait dit un jour ◀de▶ 1960, dans un moment ◀de▶ confidence :
Je suis sans doute trop vieux pour surmonter ◀l’▶idée ◀de▶ nation souveraine, dans laquelle j’ai été élevé. Ce sera ◀l’▶affaire ◀de▶ votre génération…