La▶ nature du pouvoir (9 octobre 1977)am an
Je ne sais si c’est un très bon choix ◀de▶ m’avoir demandé ◀d’▶ouvrir ◀les▶ débats, parce que je suis d’accord avec presque tout ce qu’a dit Jeanne Hersch hier soir. Il aurait peut-être mieux valu commencer par une provocation, mais peut-être celle-ci viendra-t-elle plus tard, après moi.
Nous avons entendu, hier soir, une très belle leçon ◀de▶ modération philosophique, dont on pourrait tirer également — je pense que ◀l’▶auteur ◀le▶ pensait ainsi — des leçons ◀de▶ modération politique, leçon dont un des éléments importants était ◀la▶ notion ◀de▶ limite devenue centrale au xxe siècle, dans tous ◀les▶ domaines. Je voudrais, d’abord, souligner ◀l’▶importance ◀de▶ cette notion ◀de▶ limitation ◀d’▶un pouvoir par d’autres. J’ai aussi relevé, dans cette leçon, une distinction qui, en général, amuse ◀l’▶auditoire quand on ◀la▶ cite, à savoir ◀la▶ distinction entre ◀le▶ sens du pouvoir en France, et ◀le▶ sens du pouvoir en Suisse. En Suisse on n’a pas du tout ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ majesté du pouvoir, ni celle ◀de▶ renverser ◀le▶ pouvoir. On ne parle simplement pas du pouvoir, et il y a là deux mots complètement différents par leur sens, dans toute ◀l’▶histoire ◀de▶ France, en tout cas, à partir de Philippe le Bel, et dans notre histoire suisse.
◀Le▶ sens du pouvoir n’est pas ◀le▶ même, et ◀la▶ différence excède ◀le▶ simple cas ◀de▶ ces deux pays ; c’est une distinction qui va beaucoup plus loin, ◀la▶ distinction, en somme, entre ◀la▶ notion ◀de▶ pouvoir, définie par Jean Bodin au xvie siècle, pour qui ◀le▶ Prince est celui qui impose et casse ◀les▶ lois comme il ◀le▶ veut, commence et termine ◀les▶ guerres comme il ◀le▶ veut, et reçoit délégation ◀de▶ ◀la▶ souveraineté populaire une fois pour toutes, ◀d’▶une manière irréversible, et ◀le▶ pouvoir que nous avons en Suisse qui, lui, est un pouvoir réparti. C’est ◀le▶ pouvoir fédéraliste, qui est beaucoup moins sensible parce qu’il s’exerce à tous ◀les▶ niveaux, ◀d’▶en bas jusqu’en haut, par délégation successive et réversible.
C’est une distinction fondamentale dont je me suis occupé, au fond, depuis très longtemps, depuis des décennies, et que j’appelle ◀l’▶opposition entre ◀la▶ puissance et ◀la▶ liberté. ◀La▶ puissance est une espèce ◀de▶ représentation collective, une volonté collective, souvent mythique, et ◀la▶ liberté est ◀la▶ poursuite ◀de▶ ◀la▶ liberté des personnes. J’oppose puissance et liberté comme fins ◀de▶ ◀la▶ société, et je crois que cette distinction est, aujourd’hui, décisive. Elle domine absolument tout ce qui va se passer à ◀la▶ fin ◀de▶ ce siècle.
S’agissant ◀de▶ définir ◀le▶ pouvoir, Jeanne Hersch n’a pas prétendu faire beaucoup plus que tous ◀les▶ auteurs, qui ont essayé cette définition impossible, ◀d’▶Aristote à Max Weber. Elle s’est repliée sur ◀la▶ notion ◀de▶ « mixte », et a été jusqu’à parler ◀d’▶un « mixte » qui compose ◀le▶ pouvoir et, en même temps, ◀l’▶écartèle. Moi je veux bien, mais il me semble que cela permet ◀de▶ faire entrer un peu trop ◀de▶ choses dans ◀la▶ définition du pouvoir. En somme, Jeanne Hersch a fait un peu comme cet homme politique français qui, quand on lui demandait, un jour : « Que faites-vous devant un problème insoluble ? », répondait : « Eh bien ! je ◀le▶ complique. » (Vous avez peut-être reconnu ◀le▶ président ◀de▶ ◀la▶ Chambre française.) On se sent tout de même un peu frustré devant ce recul devant ◀la▶ définition. Mais, qu’y faire après tout ? ◀Le▶ pouvoir est là, défini ou non, il est là. Nous ◀le▶ trouvons en venant au monde ; et nous n’y pouvons rien. Nous n’avons nul besoin ◀de▶ nous ◀l’▶expliquer pour ◀le▶ subir.
Ceci me rappelle une très jolie épigraphe que Jean Cocteau avait mise à son Secret professionnel. C’est un petit dialogue ainsi conçu : « Et ◀les▶ accidents ◀de▶ chemin de fer, Seigneur, comment ◀les▶ expliquez-vous ? » Dieu, gêné : « ◀Les▶ accidents ◀de▶ chemin de fer, cela ne s’explique pas, ça se sent. » C’est évidemment parce que ◀le▶ pouvoir ne se sent que trop ◀de▶ nos jours, et que cela s’accompagne ◀d’▶un sentiment ◀d’▶impuissance croissant dans ◀les▶ populations et chez ◀les▶ individus, que ◀les▶ Rencontres ont choisi ◀le▶ thème du pouvoir. ◀Le▶ nœud du problème traité hier soir par Jeanne Hersch c’est, peut-être, ce sentiment ◀d’▶impuissance que nous avons devant ◀les▶ pouvoirs, qui nous amène à toutes sortes ◀d’▶excès ◀de▶ langage contre ◀le▶ pouvoir, à toutes sortes ◀de▶ réactions anarchisantes. Il provient ◀de▶ ◀l’▶idée que ◀le▶ pouvoir nous est extérieur, qu’il se présente à nous sous forme de contrainte, que nous subissons sans pouvoir ◀l’▶exercer. Et nous sommes un peu ahuris par tous ces impératifs technologiques, ces nécessités économiques, ces nécessités ◀de▶ ◀la▶ défense nationale, par exemple, que ◀le▶ pouvoir allègue, et qui coupent court à toute espèce ◀de▶ discussion, à tout dialogue, à toute espèce ◀de▶ doute ou ◀de▶ contestation.
Comment, alors, préserver ◀l’▶individu contre ce pouvoir extérieur contraignant et, de plus en plus, absolu ? Jeanne Hersch nous a hier soir indiqué une voie : opposer à ce pouvoir d’autres pouvoirs garants ◀de▶ liberté, c’est-à-dire ◀le▶ pouvoir comme limite à ◀la▶ contrainte. Mais il me semble insuffisant ◀de▶ s’en tenir à ◀la▶ condamnation des jeunes contestataires ou anarchistes en observant, à juste titre d’ailleurs, que ◀le▶ simple refus du pouvoir extérieur finit par nous y livrer bien plus sûrement que toute autre conduite, et finit dans ◀l’▶État totalitaire. Il me semble qu’il y aurait lieu, ici, ◀de▶ marquer beaucoup plus fermement ◀les▶ conséquences politiques ◀de▶ ces vues justes. À un État-nation centralisé, né ◀de▶ ◀la▶ guerre, préparant ◀la▶ guerre, et trouvant ◀l’▶« ultima ratio » ◀de▶ toutes ses contraintes dans cette préparation à ◀la▶ guerre — je vous renvoie, là-dessus, au classique ouvrage ◀de▶ Bertrand de Jouvenel : Du Pouvoir — il ne s’agit pas ◀d’▶opposer une condamnation impuissante du pouvoir comme tel. Il ne suffit pas, non plus, ◀d’▶essayer ◀de▶ ◀le▶ renverser, ◀de▶ « prendre ◀le▶ pouvoir », comme ◀le▶ dit ◀l’▶expression consacrée, car nous ne savons que trop à quoi cela mène : ceux qui croyaient prendre ◀le▶ pouvoir sont pris par lui.
◀Le▶ pouvoir abusif ◀de▶ ◀l’▶État est fait ◀de▶ toutes nos démissions civiques, et tend à ◀les▶ rendre définitives. Je rappelle, là encore, ◀la▶ définition ◀de▶ Jean Bodin : ◀le▶ pouvoir du souverain consiste dans ◀l’▶abandon que ◀le▶ peuple souverain lui a fait, une fois pour toutes, ◀de▶ sa souveraineté. Ce n’est donc ni ◀l’▶anarchie, ni ◀la▶ révolution à ◀la▶ mode des siècles derniers qui peuvent nous secourir dans cette tragédie car cette « prise du pouvoir », dont on parle toujours, va prendre ◀les▶ agresseurs, va ◀les▶ « phagocyter ». Je vous rappelle ◀l’▶exemple ◀de▶ Lénine : Lénine avait écrit, au début ◀de▶ 1917, dans ◀L’▶État et ◀la▶ Révolution, que toutes ◀les▶ révolutions bourgeoises, jusqu’alors, n’avaient fait que renforcer ◀l’▶État et ◀la▶ police, c’est-à-dire que ◀l’▶État s’était emparé ◀de▶ ceux qui voulaient s’en emparer. Là-dessus, il a pris ◀le▶ pouvoir, et a illustré lui-même, ◀d’▶une manière parfaite, tout ce qu’il avait dénoncé quelques mois plus tôt.
Je pense qu’il n’y a qu’un moyen ◀d’▶opposer ◀le▶ pouvoir ◀de▶ liberté au pouvoir ◀de▶ ◀l’▶État devenu extérieur à nous-mêmes, qui n’est pas ◀de▶ supprimer toute espèce ◀de▶ pouvoir, mais ◀de▶ distribuer ◀le▶ pouvoir que nous trouvons abusif. Distribuer, par exemple, ◀le▶ pouvoir ◀de▶ ◀l’▶État-nation vers ◀le▶ bas et vers ◀le▶ haut : vers ◀le▶ bas, aux communes, aux régions, et vers ◀le▶ haut, à ◀la▶ fédération continentale. Cette distribution, ce double dépassement, c’est ce que j’appelle ◀le▶ fédéralisme, mouvement qui s’inscrit, à mes yeux, dans cette alternative fondamentale que je citais tout à ◀l’▶heure entre ◀la▶ puissance et ◀la▶ liberté, et s’y inscrit comme ◀le▶ choix même ◀de▶ ◀la▶ liberté. Ayant écrit, dans un assez gros livre récent, que ce drame est celui ◀de▶ notre époque, j’ai trouvé, l’autre jour, et après coup, ◀la▶ formule ◀la▶ plus simple pour ce que je voulais dire dans ce livre, et dans beaucoup d’autres. Je pense que cette formule rejoint ◀les▶ thèses ◀de▶ Jeanne Hersch, hier soir, notamment sur ◀l’▶omniprésence du pouvoir, ◀le▶ fait que ◀le▶ pouvoir est, aussi, dans ◀la▶ liberté, et qu’on ne peut concevoir ◀la▶ liberté sans ◀l’▶intervention du pouvoir. ◀La▶ formule que je vous propose est ◀la▶ suivante : « ◀La▶ puissance, c’est ◀le▶ pouvoir que ◀l’▶on prend sur autrui ; ◀la▶ liberté, c’est ◀le▶ pouvoir que ◀l’▶on prend sur soi-même. »
[Réagissant aux remerciements et demande ◀de▶ précisions ◀de▶ Jeanne Hersch :]
Il n’y a pas vraiment ◀d’▶opposition entre ce que vous avez dit plus longuement hier soir, et ce que j’ai dit, très vite, aujourd’hui. Voilà pourquoi j’ai paru trop clair sur certains points. J’étais obligé ◀de▶ me résumer, ◀de▶ résumer des résumés faits depuis longtemps ; j’insisterai, tout de même, sur cette liaison entre ◀le▶ pouvoir, au sens ◀de▶ ◀l’▶État, et ◀la▶ guerre. Cette liaison a été très bien mise en valeur par Bertrand de Jouvenel dans son livre Du Pouvoir, dont je ne me lasse pas ◀de▶ citer cette phrase : « ◀Le▶ pouvoir est lié à ◀la▶ guerre, et si une société veut borner ◀les▶ ravages ◀de▶ ◀la▶ guerre, elle n’a d’autres moyens que ◀de▶ borner ◀les▶ facultés du pouvoir. »