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La religion de▶ ◀la▶ croissance
Croissance démographique : il faudra bien qu’elle s’arrête un jour
Partons ◀de▶ ◀l’▶explosion démographique, ◀la▶ bombe P, dont tout le monde a entendu parler, parce que ses perspectives angoissantes n’ont pas peu contribué à sensibiliser notre conscience écologique, mais aussi parce qu’elle sert ◀d’▶argument principal aux partisans ◀de▶ ◀la▶ croissance à tout prix.
Au train où elle va, ◀l’▶humanité va doubler, pour la première fois ◀de▶ toute ◀l’▶histoire connue, en trente-cinq ans. Nous serons quelque six milliards en fin ◀de▶ siècle, cela paraît inévitable à la plupart des démographes tandis que j’écris. Si nous devions continuer à croître au taux actuel — supposant donc stabilisée ◀la▶ période ◀de▶ doublement, qui pourtant n’a cessé ◀de▶ raccourcir jusqu’à nous, passant ◀de▶ mille-cinq-cents ans vers huit-mille avant notre ère, à deux-cents ans dès 1650, quatre-vingts ans dès 1850, quarante-cinq ans dès 1930, trente-cinq ans dès 1970 — voici ◀le▶ tableau ◀d’▶avenir que chacun peut dresser :
6 milliards en 2000
24 milliards en 2070
192 milliards en 2175
450 000 milliards en 2575
Peu après ◀l’▶an 2600, ◀les▶ humains se touchent tous, et là s’arrêtent forcément mes calculs. « On pourra nourrir tout le monde, m’affirme un diététicien, mais il faudra manger debout. »
Tout s’arrêtera d’ailleurs, par ◀la▶ force des choses, bien avant qu’on en arrive là. Un cancer ne peut pas devenir beaucoup plus gros que ◀le▶ corps dont il vit, et qu’il tue (pour mourir avec lui) bien avant de ◀l’▶avoir matériellement rempli.
Cela rappelle ◀les▶ jeux ◀de▶ clercs que chaque époque s’amuse à inventer. ◀Les▶ scolastiques désespéraient leurs étudiants en demandant si Dieu, dans sa Toute-Puissance, avait ◀le▶ pouvoir ◀de▶ créer une pierre si lourde qu’il ne pourrait pas ◀la▶ soulever. L’un des passe-temps, à peine moins blasphématoires, des économistes américains, consiste à poser des questions du type suivant : compte tenu du taux ◀d’▶accroissement actuel, en quelle année ◀la▶ masse du papier imprimé par ◀le▶ gouvernement dépassera-t-elle ◀la▶ masse totale ◀de▶ ◀la▶ Terre ?
Dans ◀le▶ même style ◀de▶ simulation logique, séparée du vivant et dédaigneuse des conditions ◀de▶ réalité, citons ce calcul prospectif :
Si ◀la▶ population continuait à croître à ce rythme, elle dépasserait un milliard ◀de▶ milliards ◀d’▶âmes dans mille ans d’ici, et sa densité serait ◀de▶ deux-mille habitants au mètre carré du sol émergé et immergé ! Mais on peut avancer des chiffres encore plus saugrenus. Dans quelques milliards ◀d’▶années, tout ◀l’▶univers visible ne serait plus qu’une sphère ◀d’▶êtres humains, dont ◀le▶ diamètre s’allongerait à ◀la▶ vitesse ◀de▶ ◀la▶ lumière.
◀La▶ sobre conclusion ◀de▶ Paul Ehrlich, auquel j’emprunte cet exemple, justifie ces petits exercices :
◀De▶ tels calculs devraient, semble-t-il, convaincre même ◀les▶ esprits ◀les▶ plus obtus qu’il faudra bien que ◀la▶ croissance démographique s’arrête un jour3.
Ici paraît ◀l’▶idée ◀de▶ limite, celle-là même qui déclare ◀la▶ mise en crise virtuelle du monde moderne tout entier.
◀Les▶ jeux sont faits
Au train où elle va, ◀l’▶humanité court vers sa perte programmée. Mais dans son écrasante majorité, elle ne veut pas ◀le▶ savoir, et moins encore ◀le▶ croire. Assez sage peut-être en cela, pour deux raisons : elle sent qu’elle sera forcée ◀de▶ s’arrêter (par manque ◀de▶ place et ◀de▶ ressources) avant sa perte consommée ; et elle pressent que ◀l’▶excès même du mal ◀la▶ forcera à recourir aux moyens dont elle sait qu’ils existent, mais qui lui répugnent encore ou qui ◀l’▶ennuient…
Promiscuité physique totale dans sept-cents ans ; ou simplement, dans trois générations, Tokyo et Manhattan recouvrant toute ◀la▶ Terre, sans forêts, ni jardins, ni déserts : il est donc entendu que cela n’arrivera pas. Car cette croissance — dont ◀la▶ courbe actuelle présente ◀la▶ plus troublante analogie avec celle ◀d’▶une prolifération cancéreuse — tuerait ◀la▶ Terre longtemps avant de ◀l’▶avoir couverte ◀de▶ chair humaine (vive ou morte), ◀de▶ déchets radioactifs et ◀de▶ béton.
Mais cela doit nous alerter quant à d’autres choses qui, elles, sont en train d’arriver pour ◀de▶ bon, bien moins catastrophiques et ◀d’▶autant plus sérieuses, et nous ne pouvons plus ◀les▶ arrêter. ◀La▶ proportion des moins ◀de▶ 15 ans dans ◀les▶ pays neufs du tiers-monde, par exemple. Ils sont là, nous ne pouvons plus rien y faire. Ils forment près de 45 % ◀de▶ ◀la▶ population ◀de▶ leurs pays. Or, ces pays représenteront demain plus des trois quarts du genre humain. Rien n’empêchera ces moins ◀de▶ 15 ans ◀de▶ procréer au long des trois prochaines décennies. Déjà ◀l’▶humanité s’accroît ◀de▶ 70 millions par an ; avant ◀la▶ fin du siècle, ce sera davantage. Qu’on ne compte pas sur ◀la▶ guerre pour « arranger tout cela » : ◀les▶ deux grandes guerres mondiales du xxe siècle n’ont pas fait plus ◀de▶ morts en dix ans que notre paix ne fait ◀de▶ vivants en quelques mois. Quoi qu’il puisse advenir par ◀la▶ suite, une chose au moins paraît sûre et certaine : ◀le▶ peuplement ◀de▶ ◀la▶ Terre sera doublé vers ◀l’▶an 2000, non par ◀le▶ fait ◀de▶ ◀l’▶Occident en régression, mais du tiers-monde en explosion continuée4.
Dans son rapport ◀de▶ 1970, ◀le▶ Conseil mondial ◀de▶ ◀la▶ population (Nations unies) envisageait une stabilisation ◀de▶ ◀la▶ natalité au taux ◀de▶ remplacement, ou croissance zéro, c’est-à-dire deux enfants par couple, d’ici ◀la▶ fin du xxe siècle. Dans cette hypothèse follement optimiste (mais « guère probable » concède ◀le▶ rapport), ◀la▶ population du globe ne dépasserait pas 5,8 milliards en 2000. Mais si, comme on ◀le▶ voit, ◀le▶ monde occidental, convaincu du danger et décidé à faire mentir ◀les▶ prévisions, parvient à son taux ◀de▶ remplacement bien avant ◀l’▶an 2000, ◀le▶ monde sous-développé suivant à grand retard, ◀la▶ population mondiale pourrait se stabiliser d’ici un siècle à 16 milliards environ, soit quatre fois ◀le▶ chiffre actuel. Il s’agit ◀de▶ prévisions données par leurs auteurs pour ◀les▶ plus optimistes (non ◀les▶ plus favorables) qu’ils puissent rêver. ◀L’▶Europe aurait à peine progressé ◀de▶ 10 %, ◀le▶ reste du monde occidental plus ◀le▶ Japon ◀de▶ 40 %, et ◀le▶ tiers-monde aurait triplé. ◀L’▶abîme entre ◀les▶ riches et ◀les▶ pauvres s’élargirait avec ◀l’▶écart entre ◀les▶ deux croissances démographiques…
Mais ici ◀le▶ conditionnel est superflu : ◀les▶ jeux sont faits, ◀la▶ crise est là. Pour ◀l’▶Occident d’abord, majorisé et mis en posture ◀d’▶accusé (avec 6 % ◀de▶ ◀la▶ population mondiale, ◀les▶ USA détiennent 40 % des ressources énergétiques), puis pour ◀le▶ tiers-monde pléthorique, où toute croissance ◀de▶ ◀la▶ population veut dire d’abord croissance ◀de▶ ◀la▶ misère.
Car une population doublée en fin ◀de▶ siècle suppose une production au moins doublée ◀d’▶aliments, ◀d’▶énergie, ◀de▶ machines et ◀d’▶emplois, et une consommation au moins doublée ◀d’▶oxygène, ◀d’▶eaux buvables, et ◀de▶ ressources naturelles. ◀De▶ fait, il faudra beaucoup plus, puisque déjà des pénuries ◀d’▶énergie, ◀d’▶air pur et ◀d’▶eau s’annoncent dans ◀les▶ pays industriels, cependant que ◀la▶ famine s’installe dans ◀le▶ tiers-monde.
Des remèdes existent, et tout le monde ◀les▶ connaît : contraception, avortement légalisé, prime à ◀la▶ croissance zéro, taxation progressive à partir du troisième enfant, etc.
Mais ces remèdes restent inopérants pour trois raisons :
— ils provoquent une violente réaction ◀de▶ rejet dans ◀les▶ populations du tiers-monde qui en ont si tragiquement besoin ;
— ils provoquent dans certains pays occidentaux ◀les▶ réactions rageuses des « défenseurs du droit ◀de▶ vivre » (c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶interdiction ◀de▶ ◀l’▶avortement) qui défendent en réalité ◀le▶ potentiel militaire ◀de▶ leur État-nation, c’est-à-dire ◀le▶ droit ◀de▶ tuer et ◀de▶ se faire tuer mais plus tard, une fois atteinte ◀la▶ majorité5 ;
— qu’on ◀les▶ applique ou non, rien ne va changer (du moins au court terme observé) là où ◀les▶ paramètres principaux (connus ou non) ◀de▶ ◀l’▶explosion démographique n’ont pas changé : « À Porto Rico, efforts importants des États-Unis, depuis vingt-cinq ans, pour favoriser ◀la▶ limitation des naissances. À ◀la▶ Martinique, loi française interdisant, jusqu’en 1968 toute propagande et ◀la▶ vente des contraceptifs. Résultats : ◀le▶ taux ◀de▶ ◀la▶ natalité reste ◀le▶ même dans ◀les▶ deux îles voisines et de même climat, 26 environ. » Contre-épreuve : toute propagande en faveur de ◀la▶ contraception étant interdite dans tout ◀le▶ Brésil, ◀le▶ taux brut ◀de▶ reproduction est ◀de▶ 1,7 à 1,9 dans ◀les▶ villes, mais ◀de▶ 3,4 à 3,56 dans ◀les▶ régions sous-développées6.
D’ailleurs, comment agir sur ◀les▶ effets quand on ignore ◀les▶ causes ◀d’▶un phénomène ? Je vois nos démographes attribuer ◀la▶ bombe P tantôt à « ◀l’▶insécurité générale », tantôt à ◀de▶ « meilleures conditions économiques » ; aux suites ◀de▶ ◀la▶ guerre, ou à ◀l’▶absence ◀de▶ guerre ; à ◀l’▶optimisme ou au pessimisme régnant ; à telle religion, ou à telle autre, dans une époque qui voit ◀le▶ recul ◀de▶ toutes ◀les▶ religions organisées.
Il en va de même pour ◀la▶ croyance : « Dans ◀les▶ camps ◀de▶ concentration, il y a eu des croyants qui perdaient ◀la▶ foi et des athées qui ◀l’▶acquéraient. » ◀Les▶ deux réactions nous sont intrinsèquement compréhensibles… « Si ◀de▶ telles atrocités sont possibles, il n’y a pas ◀de▶ Dieu » ou « En face de telles atrocités, Dieu seul peut sauver ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vie7. »
Croissance urbaine : on ne peut pas tout multiplier impunément
◀L’▶urbanisation n’est pas seulement une conséquence ◀de▶ ◀l’▶explosion démographique, elle en est ◀la▶ traduction plastique. Quand double une population, au lieu de doubler ◀le▶ nombre des fermes, on double tout d’abord, puis décuple ◀le▶ nombre des étages dans ◀les▶ villes autour desquelles poussent ◀les▶ cheminées ◀d’▶usine.
◀D’▶où ◀la▶ déclaration ◀d’▶un promoteur français, que je copie :
« ◀L’▶urbanisme ◀de▶ masse est une nécessité mathématique, 58 millions ◀de▶ Français logeront dans ◀les▶ villes en ◀l’▶an 2000. »
Comment ◀le▶ sait-il ? Quelle force cosmique, indépendante ◀de▶ nos volontés capricieuses, obligerait-elle ◀les▶ Français à s’entasser dans ◀les▶ tours cellulaires que ce promoteur visiblement voudrait construire et juge donc « nécessaires » ? Il n’y a ◀de▶ « nécessité mathématique » que là où comptent ◀les▶ chiffres seuls et non ◀les▶ hommes. Au reste, il n’est pas sûr qu’à ◀la▶ fin ◀de▶ ce siècle, il y ait autant ◀de▶ Français dans toute ◀la▶ France. Mais cela ne résout pas ◀le▶ problème des villes, qui est désormais mondial, du fait ◀de▶ ◀l’▶Occident.
◀La▶ progression des villes vers autre chose, que ◀l’▶on tentera ◀de▶ caractériser faute de pouvoir ◀le▶ définit, commence à ◀la▶ fin du xviiie siècle, et sa courbe suit ◀de▶ près celle des progrès ◀de▶ ◀l’▶industrie européenne, ◀de▶ ◀la▶ technique et ◀de▶ ◀la▶ croissance démographique. Je note qu’elle est aussi contemporaine ◀de▶ ◀l’▶essor ◀de▶ ◀l’▶État-nation.
On estime qu’aujourd’hui déjà, ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀l’▶humanité vit dans ◀les▶ villes. Si c’est quatre cinquièmes vers ◀l’▶an 2000, tôt après, vers 2050, tous ◀les▶ humains vivent dans des agglomérations « de plus ◀d’▶un million ◀d’▶habitants » — précision ridicule, car on se demande ◀de▶ quoi ces gens pourraient bien « vivre », c’est-à-dire se nourrir, s’il n’y avait plus personne dans ◀les▶ campagnes. Au surplus ◀le▶ terme ◀de▶ ville n’aurait plus aucun sens. Mais en a-t-il encore beaucoup, dans nos mégalopoles ? Nos villes ne sont-elles pas ◀l’▶exemple dramatique ◀de▶ ce que peut faire ◀l’▶absence ◀de▶ toute politique dans ◀la▶ vie ◀de▶ nos sociétés techniciennes donc artificielles ? Ce ne sont plus des cités au sens antique ni au sens médiéval du terme, c’est-à-dire des communautés centrées sur ◀l’▶agora, sur ◀le▶ forum, ou sur ◀la▶ place des communes, lieu du peuple vivant qu’entourent ◀les▶ monuments signifiants ◀de▶ ◀la▶ vie publique : ◀l’▶église et ◀la▶ mairie, inégalement sacrées ; ◀l’▶école et ◀les▶ cafés, qui ◀les▶ contestent ; au milieu ◀le▶ marché, ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶économie. Déjà ◀l’▶esprit géométrique ◀de▶ ◀l’▶absolutisme européen avait transformé ◀le▶ forum en aire ◀de▶ parade, vide et froide, où ◀les▶ gardes en rang prenaient ◀la▶ place du peuple. Mais notre époque a fait bien pire pour vider ◀la▶ cité ◀de▶ ses fonctions : elle a multiplié par un nombre quelconque ses dimensions, et ◀l’▶a transformée ◀de▶ ◀la▶ sorte en quelque chose ◀de▶ tout autre, qualitativement différent ; quelque chose que personne n’avait prévu, ou n’eût osé penser : ◀l’▶addition au hasard ◀de▶ « grands ensembles », sans plan ni perspectives, ni centre ni raison.
À cette consternante absence ◀de▶ politique, ◀de▶ bons esprits ◀de▶ notre temps imaginent ◀d’▶opposer ◀l’▶utopie ◀d’▶une mondialisation ◀de▶ nos expériences, nonobstant leurs aberrations.
◀Le▶ cauchemar ◀d’▶Œcumenopolis
◀L’▶historien Arnold Toynbee et ◀l’▶architecte C. Doxiadis annonçaient, en 1969, ◀la▶ construction ◀d’▶une ville mondiale — qu’ils nommaient Œcumenopolis — laquelle, vers ◀la▶ fin du prochain siècle, engloberait toute ◀l’▶humanité et toute ◀la▶ Terre, inclus ses restes ◀de▶ campagnes et ses déserts, dans un unique réseau ◀de▶ rues et ◀de▶ bâtiments particulièrement développé sur ◀les▶ rivages ◀de▶ nos cinq continents8.
Selon Toynbee, ◀l’▶ancienne carte du monde, où ◀l’▶on voyait des points marquants ◀les▶ villes, entourées ◀de▶ prairies humanisées, puis ◀de▶ zones forestières plus ou moins sauvages, se verrait simplement inversée : ◀les▶ points seraient ◀les▶ derniers vestiges ◀de▶ verdure ; autour ◀d’▶eux s’étendraient ◀les▶ banlieues et leurs parcs, puis ◀les▶ zones ◀de▶ construction dense, qui seraient, à ◀l’▶instar des antiques forêts, des lieux « plus sauvages et plus redoutables que tout ce que ◀la▶ nature a pu créer de plus affreux, si ◀les▶ hommes ne veillent pas à ◀la▶ forme et à ◀la▶ structure ◀de▶ ◀la▶ ville mondiale ◀de▶ ◀l’▶avenir avant qu’elle n’ait pris ◀l’▶intolérable aspect ◀d’▶un immense amas ◀de▶ taudis ». ◀La▶ ville mondiale ne pouvant être alimentée par ◀les▶ îlots ◀de▶ verdure subsistants, ce serait ◀la▶ mer qui fournirait sa subsistance.
Cette projection est-elle probable ? Est-elle possible ? Est-elle souhaitable ?
◀La▶ probabilité ◀d’▶Œcumenopolis se fonde surtout, me semble-t-il, sur ◀l’▶existence ◀de▶ ce que Jean Gottmann a décrit sous ◀le▶ nom ◀de▶ Megalopolis : ◀la▶ conurbation qui s’étend ◀de▶ Washington à Boston, et qui englobe Baltimore, Philadelphie, New York et ◀les▶ campagnes subsistantes entre ces villes, soit 35 à 40 millions ◀d’▶habitants. Une autre mégalopolis se constitue dans ◀l’▶aire des Grands Lacs, ◀de▶ Chicago à Buffalo. En Europe, on parlait hier encore ◀d’▶une conurbation Paris-Bruxelles-Hambourg… Tout cela suppose un taux toujours croissant ◀de▶ ◀l’▶urbanisation dans ◀le▶ monde entier.
Or, ◀la▶ tendance, déjà, paraît être au reflux dans ◀le▶ pays-pilote ◀de▶ ◀la▶ technologie : en 1972, pour la première fois depuis que ◀les▶ États-Unis existent, ◀l’▶exode des campagnes vers ◀la▶ ville a été plus faible que ◀le▶ mouvement inverse9.
◀Le▶ tiers-monde, en revanche, se précipite dans ses villes nouvelles comme ◀l’▶Europe aux débuts du siècle dernier. En fait, il s’occidentalise avec des retards divers, tandis que ◀l’▶Occident devient répétitif. Sur ce point, à tout ◀le▶ moins, Toynbee et Doxiadis sont confirmés : ◀la▶ même rue, ◀les▶ mêmes tours, et ◀les▶ mêmes grands ensembles disposent déjà sur tous ◀les▶ continents, quels que soient leurs régimes sociaux et politiques, ◀les▶ éléments préfabriqués ◀d’▶une ville mondiale parfaitement uniformisée, garantie sans surprise dans ◀la▶ non-signifiance ◀de▶ ses perspectives bétonnées.
◀La▶ possibilité ◀d’▶Œcumenopolis trouve sa limite dans ◀la▶ définition même ◀de▶ ◀la▶ ville, laquelle dénote, entre autres, une « agglomération humaine dont ◀les▶ habitants ne peuvent produire tout ◀le▶ ravitaillement dont ils ont besoin ». Si ◀la▶ ville couvre ◀la▶ totalité des campagnes, elle mourra ◀de▶ faim.
◀Les▶ problèmes financiers et administratifs ◀de▶ nos grandes villes sont déjà pratiquement insolubles, et faisaient dire au maire ◀de▶ New York dès 1970 que sa cité n’était plus gouvernable.
On sait qu’en Amérique ◀les▶ grandes villes se voient privées des revenus fiscaux ◀de▶ ◀la▶ population ◀la▶ plus aisée, celle qui travaille dans ◀les▶ bureaux du centre, mais habite ◀les▶ suburbs devenus autant ◀de▶ municipalités distinctes. ◀Les▶ grands services publics, voirie, police, hygiène, énergie, instruction publique, sont laissés à ◀la▶ charge des moins favorisés, ceux qui habitent ◀la▶ ceinture industrielle. Il est étrange ◀de▶ lire des nouvelles comme celle-ci, concernant ◀le▶ haut lieu ◀de▶ ◀la▶ plus grande société ◀d’▶automobiles du monde entier : « Détroit est presque paralysée par ◀la▶ crise ◀de▶ ◀l’▶automobile et ◀l’▶essentiel des ressources ◀de▶ ◀la▶ ville est destiné à soutenir ◀les▶ chômeurs10. » Il semble que ◀la▶ condition des villes françaises, moins démesurées pourtant, ne s’annonce pas meilleure. Je lis dans une motion du Comité ◀de▶ liaison des maires des vingt-six plus grandes villes ◀de▶ ◀l’▶Hexagone ◀les▶ phrases suivantes : « ◀Le▶ temps est proche où dans toutes ◀les▶ grandes villes il sera rigoureusement impossible ◀d’▶accepter ◀les▶ moindres hausses des impôts existants… ◀Les▶ grandes villes seront alors pratiquement en état ◀de▶ cessation ◀de▶ paiements devant ◀la▶ hausse constante des dépenses et ◀l’▶impossibilité ◀d’▶adapter ◀les▶ ressources… Devant une telle perspective qui, pour la première fois dans ◀l’▶histoire contemporaine, conduirait à ◀l’▶éventualité ◀d’▶une véritable banqueroute, il est demandé au gouvernement et au Parlement ◀de▶ définir très prochainement une nouvelle politique…11 »
Et pendant que ◀le▶ gouvernement se préoccupe des moyens ◀d’▶éluder cette cruelle nécessité, ◀la▶ spéculation sur ◀les▶ terrains à bâtir draine ◀l’▶exact équivalent ◀de▶ ◀l’▶aide au logement fournie par ◀l’▶État, tandis que ◀le▶ coût ◀de▶ ◀la▶ vie12 ne cesse ◀de▶ monter dans ◀les▶ villes à proportion ◀de▶ leurs dimensions : ce coût serait donc théoriquement incalculable dans une cité illimitée.
Mais si ◀l’▶opinion est en train de découvrir, un peu tard, que ◀les▶ très grandes agglomérations sont devenues ingouvernables en raison directe ◀de▶ leur extension, ce que ◀l’▶on sait moins, c’est que ces anti-villes ne sont en fait presque plus gouvernées, au sens traditionnel du terme, qui implique responsabilité des gouvernants devant ◀le▶ souverain — monarque ou peuple — et poursuite ◀d’▶une politique délibérée. Que rien ◀de▶ pareil, ou quasi rien, n’existe plus dans nos anti-villes, une comparaison globale des plus simples ◀le▶ fera voir sans qu’il soit nécessaire ◀d’▶aller dans ◀le▶ détail.
Qui gouverne ◀les▶ quelque dix millions ◀d’▶habitants ◀de▶ ◀la▶ région parisienne ? ◀les▶ 12 ou 13 millions ◀d’▶habitants ◀de▶ New York ou ◀de▶ Tokyo ? Un maire et quelques conseillers municipaux élus, assistés ◀de▶ milliers ◀de▶ bureaucrates (sans compter ◀les▶ dizaines ou centaines ◀de▶ milliers ◀d’▶employés des divers services) lesquels, n’étant pas élus, ne sont pas responsables devant ◀le▶ peuple, qui ne peut donc pas ◀les▶ révoquer13.
Plaçons, en regard de ces villes, des pays du même ordre ◀de▶ grandeur quant à ◀la▶ population : ◀la▶ Belgique, ◀la▶ Hollande, équivalents ◀de▶ New York, ◀la▶ Suisse, équivalent ◀de▶ trois cinquièmes du Grand Paris.
◀Les▶ deux premiers pays ont un roi et une reine, des dizaines ◀de▶ ministres dépendant du souverain, mais surtout, des centaines ◀de▶ députés à ◀la▶ Chambre et au Sénat, des milliers ◀de▶ maires, et des dizaines ◀de▶ milliers ◀de▶ conseillers municipaux — tous élus. Prenez ◀la▶ Suisse : au lieu d’un maire, comme à Paris, un Conseil fédéral ◀de▶ sept chefs ◀de▶ départements fédéraux (ou ministres) ; au lieu d’un conseil municipal, deux chambres ; au lieu de 20 mairies ◀de▶ quartier, 22 cantons souverains ayant chacun leur exécutif, leur Grand Conseil législatif, leur tribunal ; et à ◀la▶ base, plus ◀de▶ 3000 communes avec leur maire, syndic, ou président ◀de▶ commune, et leur conseil municipal — là encore, des dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶élus, aisément accessibles, et partageant ◀la▶ condition concrète ◀de▶ leurs concitoyens14.
Aristote voulait que ◀la▶ cité ait pour rayon ◀la▶ portée ◀de▶ ◀la▶ voix ◀d’▶un citoyen criant sur ◀l’▶agora. Mais ◀l’▶homme ou ◀la▶ femme habitant un quartier ◀de▶ New York ou ◀de▶ Paris, même disposant ◀d’▶un émetteur sauvage, comment lui viendrait-il ◀l’▶idée très saugrenue ◀d’▶essayer ◀de▶ faire entendre sa voix dans ◀l’▶énorme cacophonie ◀de▶ ◀la▶ cité embouteillée ? Comment veut-on qu’il soit encore un citoyen ? Qu’il ne se sente pas civiquement mutilé, socialement exilé ou exclu ? Et comment s’étonner, dès lors, des vagues ◀de▶ criminalité qui montent ◀d’▶un peuple ◀de▶ déracinés, ◀de▶ ces enfants perdus dans ◀la▶ « foule solitaire » et qui ne retrouvent une communauté qu’au sein d’un gang ?
Dans ◀les▶ ensembles ◀de▶ quatre étages, aux USA, ◀la▶ délinquance atteint 2 % ; pour huit étages, c’est 8 % ; pour seize étages, 15 %. ◀La▶ délinquance est donc proportionnelle à ◀la▶ hauteur des tours, c’est-à-dire au profit des promoteurs.
Plus grande ◀la▶ ville, plus grand ◀le▶ mécontentement chronique des habitants, et plus coûteux leur entretien15. Plus grande ◀la▶ ville, moindres deviennent ◀les▶ avantages ◀de▶ ◀la▶ taille, et bientôt ils seront négatifs. Au-delà ◀de▶ 300 000 habitants, une ville ◀d’▶un ◀de▶ nos « grands » pays, pour un budget à tout ◀le▶ moins vingtuplé, et que d’ailleurs elle ne peut plus couvrir, n’offre rien de plus et bientôt beaucoup moins qu’une ville ◀de▶ 100 000 habitants en Suisse ou en Hollande, au point de vue culturel (universités, concerts, conférences, théâtre) et quant aux utilités ◀de▶ ◀la▶ vie publique.
◀Les▶ surprises ◀de▶ ◀la▶ diversité, ◀la▶ curiosité pour ce qu’on voit passer, ◀la▶ proximité des magasins et des lieux ◀de▶ distraction, par exemple, font place à ◀l’▶ennui, à ◀la▶ monotonie des foules, aux « grandes surfaces » sans rencontres, hors de ◀la▶ ville, aux cortèges ◀de▶ ◀la▶ haine sociale ◀de▶ droite ou ◀de▶ gauche, prenant ◀la▶ place des fêtes populaires et ◀de▶ leur fonction libératrice.
Avec cela notre troisième question à Toynbee, à savoir si ◀la▶ ville mondiale serait souhaitable, a trouvé sa réponse.
Une société foncièrement inamicale
Mais laissons là ◀l’▶impensable utopie ◀d’▶une Terre sans paysages, dont tous ◀les▶ sites auraient été rongés par ◀le▶ béton. Parlons ◀de▶ ce qui est, que nous vivons déjà.
Lors ◀d’▶un colloque ◀de▶ sociologues et ◀d’▶urbanistes qui n’arrivaient pas à s’entendre sur ce que devrait être une ville moderne, je proposai cette définition ◀de▶ ce qu’elle est, dès qu’elle est trop grande : une machine à détruire ◀la▶ participation politique des citoyens.
Cette machine s’enclenche et fonctionne dès que sont dépassées certaines dimensions (territoriales et démographiques) que déterminent pour chaque époque donnée ◀les▶ techniques disponibles et ◀l’▶aisance ◀de▶ ◀l’▶usage.
On voit alors se reproduire ◀le▶ processus ◀de▶ dégradation du civisme dont ◀les▶ trop grandes cités hellénistiques ont fourni ◀le▶ modèle impressionnant : qu’on lise là-dessus Lewis Mumford, notamment sa Cité dans ◀l’▶histoire, l’un des ouvrages majeurs ◀de▶ ce temps. Dès lors que ◀l’▶agora ne peut plus contenir ◀l’▶assemblée des hommes libres et responsables, ◀les▶ citadins prennent ◀l’▶habitude ◀de▶ laisser ◀les▶ affaires publiques aux mains ◀d’▶un petit nombre ◀de▶ politiciens et, finalement, ◀d’▶un seul tyran.
Bientôt, ils ne sont plus acteurs mais simples spectateurs du jeu, partisans « passionnés ◀de▶ politique », peut-être — mais comme on est « sportif » ◀de▶ nos jours quand on suit ◀les▶ grands matches à ◀la▶ TV — et plus généralement indifférents. Cité trop vaste, pouvoir trop lointain. Cette société échappe aux prises des sens et ◀de▶ ◀l’▶intelligence ◀de▶ ◀l’▶homme moyen. Et puisqu’elle n’est plus son affaire, alors, chacun pour soi et ◀le▶ tyran pour tous. Dissolution ◀de▶ ◀la▶ communauté qui ne condamne ou n’oriente plus aucune conduite. Dissolution ◀de▶ toute commune mesure16 et règne, bientôt arrogant, ◀de▶ ◀l’▶arbitraire, ◀de▶ ◀l’▶antisocial sans scrupules.
« Tant que tu vis, ne dis jamais : tel sort ne sera jamais le mien ! » conseille un personnage ◀de▶ Ménandre en cette époque alexandrine. « N’importe quoi » est possible à chacun, pour n’importe quel prix, pour peu qu’on réussisse. ◀La▶ devise ◀de▶ Ménandre sera celle des généraux successeurs ◀d’▶Alexandre, et dans notre ère, ◀d’▶un Bonaparte, aujourd’hui, des aventuriers ◀de▶ ◀la▶ finance, des armements ou ◀de▶ ◀la▶ drogue. Autour ◀d’▶eux, ◀le▶ nihilisme étend ses terrains vagues, ses décharges fumantes, dans ◀la▶ cité démesurée que ◀la▶ technique nous permet ◀d’▶agrandir littéralement sans fins, au-delà ◀de▶ tout désir des habitants actuels et surtout futurs… Tout se passe en dehors d’eux, contre eux bientôt ! Cette société leur est étrangère, inconnue, sauf en cela qu’ils ◀la▶ ressentent comme foncièrement inamicale : ◀la▶ méfiance règne. Ils ne peuvent plus rien sur son évolution, donc ne lui doivent plus rien, lui donnent ◀le▶ moins possible (◀les▶ impôts) mais en attendent toutes sortes ◀d’▶avantages qu’ils appellent droits et, par suite, revendiquent. Tout est donc devenu faux dans ◀le▶ rapport civique.
Il ne pouvait survivre à ◀l’▶oblitération ◀de▶ son environnement urbain. Longues artères uniformes, sillonnées ◀de▶ poids lourds, et qui démoralisent ◀l’▶accidentel piéton. Rues commerçantes embouteillées six à huit heures par jour par ◀le▶ flux ralenti des voitures qui transportent des solitaires ou des couples exaspérés. Places centrales transformées en parkings… Or, c’était là que se formait ◀l’▶opinion, sur ◀l’▶agora, sur ◀le▶ forum, sur ◀la▶ place communale, au café, dans ◀le▶ commerce des idées, au hasard des rencontres et dans ◀l’▶excitation des fêtes civiles et religieuses.
Sentiment ◀d’▶impuissance civique, non-participation, isolement dans ◀la▶ foule et massification, anesthésie ou refoulement ◀de▶ ◀la▶ sensibilité aux formes et aux sons, dépressions, érotisme énervé, délinquance et violence éclatant dans ◀la▶ rue comme un long cri ◀de▶ révolte contre ◀les▶ frustrations ◀de▶ toute nature que symbolisent ◀les▶ embouteillages — tous ces phénomènes bien connus, relèvent ◀d’▶une même cause immédiate, qui est ◀la▶ croissance urbaine sauvage : aucun système ◀d’▶inter-régulation n’existe plus entre dimensions, densité, structures sociales, fins politiques et formes architectoniques. ◀L’▶impératif ◀de▶ rentabilité a remplacé ◀l’▶impératif catégorique ◀de▶ Kant. Et tout converge vers ◀le▶ bas, tout ruisselle de toutes parts vers ◀la▶ même crise. ◀La▶ désintégration ◀de▶ ◀la▶ société — sa dis-sociation littérale — procède ◀de▶ son expansion même.
◀D’▶une croissance sans frein naturel
Mais ◀la▶ croissance démographique n’a pas eu seulement pour effet ◀de▶ dé-civiliser ◀les▶ villes, ◀d’▶y dégrader ◀les▶ relations humaines, et ◀d’▶y créer ◀la▶ plèbe au lieu du corps civique : elle dénature aussi bien ◀les▶ campagnes par ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀l’▶industrie qu’elle excite, et dont elle semble justifier ◀la▶ croissance sans frein naturel.
◀De▶ là, deux séries ◀de▶ conséquences : ◀la▶ pollution, sous toutes ses formes, et ◀l’▶épuisement, à terme prévisible, des ressources terrestres non renouvelables utilisées par ◀l’▶industrie.
Ces deux désastres sont plus que complices : ils ne font qu’un, si ◀l’▶on observe que ◀l’▶exploitation forcenée des réserves naturelles ◀de▶ mercure et ◀de▶ pétrole, par exemple, se traduit par une pollution correspondante des lacs et des océans, et qu’en retour ◀la▶ raréfaction ◀de▶ ◀l’▶oxygène respirable va résulter ◀de▶ ◀la▶ pollution des océans autant que ◀de▶ ◀la▶ destruction des forêts dont on fait nos journaux — et ce livre…
Plus ◀de▶ cent ans avant ◀la▶ crise déclarée sous nos yeux, alors que ◀les▶ villes, au sens actuel ◀de▶ ◀la▶ Chose, n’étaient encore que des faubourgs ouvriers, et que ◀les▶ sols n’avaient pas encore subi ◀l’▶agression massive du béton, des pesticides et des engrais chimiques, une page des plus lucides du Capital met en évidence ◀la▶ liaison — plutôt prévue que constatée — entre dégradation urbaine ◀de▶ ◀l’▶homme et dégradation ◀de▶ ◀la▶ Terre par ◀la▶ pollution et ◀l’▶épuisement des ressources non renouvelables ; l’une et l’autre résultant du même système ◀de▶ production industrielle.
Avec ◀la▶ prépondérance toujours croissante ◀de▶ ◀la▶ population des villes qu’elle agglomère dans ◀de▶ grands centres, ◀la▶ production capitaliste, d’une part, accumule ◀la▶ force motrice historique ◀de▶ ◀la▶ société, d’autre part, détruit non seulement ◀la▶ santé physique des ouvriers urbains et ◀la▶ vie intellectuelle des travailleurs ruraux, mais encore trouble ◀la▶ circulation matérielle entre ◀l’▶homme et ◀la▶ terre, en rendant de plus en plus difficile ◀la▶ restitution ◀de▶ ses éléments ◀de▶ fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont enlevés et usés sous forme ◀d’▶aliments, ◀de▶ vêtements, etc.
…Chaque progrès ◀de▶ ◀l’▶agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans ◀l’▶art ◀d’▶exploiter ◀le▶ travailleur, mais encore dans ◀l’▶art ◀de▶ dépouiller ◀le▶ sol ; chaque progrès dans ◀l’▶art ◀d’▶accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans ◀la▶ ruine ◀de▶ ses sources durables ◀de▶ fertilité. Plus un pays, ◀les▶ États-Unis du Nord de l’Amérique par exemple, se développe sur ◀la▶ base ◀de▶ ◀la▶ grande industrie, plus ce progrès ◀de▶ destruction s’accomplit rapidement. ◀La▶ production capitaliste ne développe donc ◀la▶ technique et ◀la▶ combinaison du procès ◀de▶ production sociale qu’en épuisant en même temps ◀les▶ deux sources ◀d’▶où jaillit toute richesse : ◀la▶ terre et ◀le▶ travailleur17.
Une fois de plus, ◀le▶ prophète n’a pas été suivi par ◀les▶ partis qui se réclament ◀de▶ lui au xxe siècle. Je vois des responsables communistes animés ◀d’▶une profonde méfiance à l’endroit de ◀l’▶écologie politique — si lucidement anticipée par Marx dans cette page. Ils n’y veulent voir, comme ◀le▶ tiers-monde, qu’une « dernière défense » des nantis. ◀La▶ technologie dure, agressive et polluante, reste à leurs yeux ◀l’▶arme par excellence du progrès, qui ne saurait être que matérialiste, quantitatif d’abord, sans vains scrupules ◀de▶ belle âme devant ◀la▶ nature. Position bien normale et nécessaire, dès lors que ◀le▶ progrès ne saurait être défini que selon ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀l’▶État, qui ◀le▶ gère. ◀D’▶où ◀la▶ similitude des réactions (hargneuses) à ◀la▶ critique écologique, chez ◀les▶ responsables socialistes et chez ◀les▶ capitalistes ; correspondant à ◀l’▶absence ◀de▶ toute différence entre ◀la▶ pollution produite par ◀l’▶industrie socialiste à ◀l’▶Est et par ◀l’▶industrie capitaliste à ◀l’▶Ouest.
Ce que Marx a bien vu, presque seul ◀de▶ son temps, c’est que ◀le▶ mal qu’on fait à ◀l’▶homme des villes, on ◀le▶ fait aussi nécessairement à ◀l’▶agriculteur et à sa terre, par une seule et même procédure ◀d’▶exploitation, ruinant aussi « ◀la▶ circulation matérielle entre ◀l’▶homme et ◀la▶ terre » dans ◀les▶ campagnes.
Je trouve un raisonnement de même forme chez ◀le▶ psychiatre H. Ellenberger, qui nous dit avoir observé que ◀la▶ manière dont ◀l’▶homme traite ◀les▶ animaux, annonce ◀la▶ manière dont il va traiter ◀les▶ hommes : camps pour cages et destructions ◀d’▶espèces animales pour « nouvelles politiques ◀de▶ peuplement », comme ◀l’▶URSS ◀les▶ a pratiquées sous Staline. ◀La▶ vérité frappante ◀de▶ cette remarque est avant tout ◀d’▶ordre psychologique, mais telle est bien aussi ◀la▶ vraie portée ◀de▶ ◀la▶ page ◀de▶ Marx : dans ◀les▶ deux cas, il ne s’agit que ◀d’▶attitudes ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ leurs suites : tout en dépend, et d’abord notre avenir.
Si nous ne retrouvons pas ◀le▶ secret perdu du respect ◀de▶ ◀la▶ vie sous toutes ses formes, nous ne trouverons pas non plus ◀de▶ solutions à ◀la▶ crise mondiale qui sévit : car elle est née ◀d’▶une mauvaise attitude ◀de▶ ◀l’▶homme vis-à-vis de ◀la▶ nature, résultant ◀d’▶un mauvais régime des relations entre ◀les▶ hommes dans ◀la▶ cité. Tout cela se tient, organiquement, profondément. ◀La▶ destruction des lions, des baleines et des phoques pour un profit borné relève ◀de▶ ◀la▶ même mentalité et recourt aux mêmes arguments qui ont toujours tenté ◀de▶ justifier ◀l’▶esclavage et ◀la▶ guerre, et qui peuvent provoquer dans ◀l’▶ère atomique ◀la▶ destruction ◀de▶ notre espèce. Ceux qui luttent contre ◀la▶ tuerie des bébés phoques savent qu’ils luttent pour ◀l’▶avenir des bébés ◀d’▶hommes.
◀L’▶épuisement des ressources « au rythme actuel »
Sur ◀les▶ délais ◀d’▶épuisement des principaux minerais et des hydrocarbures, ◀les▶ « sources autorisées » varient très largement. ◀Les▶ unes s’en tiennent dans leurs estimations aux réserves connues et ◀d’▶une teneur « rentable » en fonction des techniques actuelles. ◀Les▶ autres essaient ◀de▶ prendre en compte ◀les▶ gisements et ◀les▶ techniques encore à découvrir. Mais tous supposent que sont stabilisés ◀les▶ rythmes actuels ◀de▶ ◀la▶ croissance, tant de ◀la▶ population occidentale que des taux ◀de▶ consommation. « Autrement, comment calculer18 ? » Et tous, prévoient à plus ou moins long terme ◀l’▶épuisement ◀de▶ ce qui alimente nos industries : combustibles ◀de▶ toute nature, fer, métaux non ferreux, métaux précieux. Qu’il nous reste du fer pour 64 ans, ou 173, ou 380 ; ◀de▶ ◀l’▶or pour 9 ou 30 ans, du zinc pour 11 ou 50 ans, du cuivre pour 21 ou 48 ans, et ◀de▶ ◀l’▶aluminium pour 31 ou 160 ans ; que ◀le▶ pétrole existant et à trouver sous ◀les▶ mers soit épuisé dans vingt ans ou dans cent ans selon ◀les▶ auteurs, voilà qui importe moins que ◀le▶ fait peu contestable « qu’au rythme actuel ◀de▶ croissance des besoins », ◀les▶ réserves ◀de▶ tout sont condamnées à terme.
« Changer ◀de▶ rythme » est ◀la▶ seule solution qui paraisse à la fois raisonnable et possible. Mais ◀les▶ économistes partisans ◀de▶ ◀la▶ croissance et ◀les▶ fonctionnaires des grandes sociétés industrielles se voilent ◀la▶ face.
En voici un qui nous déclare (mais sans publier son dossier) que ◀les▶ réserves existantes ◀de▶ pétrole et ◀de▶ charbon permettraient ◀de▶ satisfaire pendant quarante ans ◀les▶ besoins ◀de▶ 10 milliards ◀d’▶hommes ayant un niveau ◀de▶ consommation double ◀de▶ celui actuellement atteint aux États-Unis (où il est environ sept fois supérieur à ◀la▶ moyenne mondiale). Il ajoute que des « réacteurs rapides, utilisant ◀les▶ matières premières actuellement connues, permettraient ◀de▶ satisfaire ◀les▶ mêmes besoins pendant un million ◀d’▶années ». Cette rêverie, si elle se réalisait, nous plongerait dans ◀le▶ cauchemar sans fin ◀d’▶une consommation forcenée et ◀d’▶une pollution démentielle. Comment expliquer ces propos, sinon par ◀la▶ remarque fameuse ◀de▶ Valéry sur ◀l’▶espoir, qui est « méfiance réflexe à l’égard de nos prévisions ».
Mais en voici un autre qui suppute simplement ◀les▶ quantités ◀de▶ métaux que ◀la▶ Terre contient, et ◀les▶ transforme en minerai. Cette opération magique lui permet ◀d’▶affirmer qu’il nous reste du cuivre et du zinc non pas pour deux et six dizaines ◀d’▶années, mais bien pour deux et six millions ◀d’▶années19. Nous ne serons plus là, ni lui, pour vérifier.
Paul Valéry disait encore à ce propos : « On se réfugie dans ce qu’on ignore. On s’y cache ◀de▶ ce qu’on sait. ◀L’▶inconnu est ◀l’▶espoir ◀de▶ ◀l’▶espoir. »
Vérifiant mes données sur une douzaine ◀d’▶auteurs ◀d’▶écoles diverses je lis, d’une part, que ◀les▶ réserves ◀de▶ pétrole seront épuisées dans vingt ans et, d’autre part, « qu’elles sont pratiquement inépuisables, en dépit des théoriciens ◀de▶ ◀l’▶Apocalypse ». Mais dans ◀le▶ journal ◀de▶ ce matin : « Il ne reste au monde que huit ans pour se préparer à faire face à une diminution ◀de▶ ◀la▶ production mondiale du pétrole. Tel est ◀l’▶avertissement lancé hier par M. H. R. Warman, directeur ◀de▶ ◀la▶ prospection ◀de▶ British Petroleum. Selon ses estimations, ◀la▶ production commencera en fait à diminuer dans dix ans, mais ◀la▶ perspective ◀de▶ ◀l’▶épuisement des gisements obligera ◀les▶ pays consommateurs à réduire leur consommation dans huit ans. Il n’y a donc pas ◀de▶ temps à perdre pour préparer d’autres sources ◀d’▶énergie. » (On sait que ◀les▶ grands pétroliers investissent généreusement dans ◀la▶ construction des centrales nucléaires, mais aussi dans ◀les▶ vieilles mines ◀de▶ charbon !)
Depuis une trentaine ◀d’▶années, ◀les▶ pronostics sont régulièrement démentis, en ce sens que tout va plus vite qu’on ne ◀le▶ craignait (pollution) et moins vite qu’on ne ◀l’▶espérait (automation). Mais toute « tendance dominante » peut s’inverser à tout moment, qu’on ne ◀l’▶oublie pas ! Ce que nous constatons, c’est qu’elle ne ◀l’▶a pas fait, ◀de▶ mémoire ◀de▶ futurologue. Mais Fontenelle déjà nous avait avertis : « ◀De▶ mémoire ◀de▶ rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier. » Et cette fable arabe m’enchante : « On n’a jamais vu un aussi bel été ! disait ◀le▶ petit renard qui était né au mois ◀de▶ mars. »
◀Le▶ problème des eaux, par exemple
« Il est fort possible qu’à ◀la▶ fin du siècle, ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶eau pure et abondante dépasse en importance tous ◀les▶ autres problèmes », écrit Dennis Gabor20.
Pourquoi ? Parce que ◀les▶ cycles naturels ont été malmenés par ceux qui se sont arrogé ◀le▶ droit ◀de▶ ◀les▶ gérer.
Nous avons laissé ◀l’▶eau, qui est à tout le monde et « ◀la▶ meilleure des choses au monde » selon Pindare, à ◀la▶ garde, si ◀l’▶on ose dire, ◀de▶ nos États, c’est-à-dire ◀de▶ leurs fonctionnaires. ◀Les▶ États n’y ont vu, comme dans tout, qu’une occasion nouvelle ◀de▶ servir leur prestige et pas du tout ◀le▶ genre humain. Il arrive que ◀le▶ chef ◀d’▶un État ait — ou adopte — une grande idée : canal, barrage, ou réseau ◀d’▶autoroutes, fusées planétaires ou force ◀de▶ frappe — équivalents modernes des Pyramides, ◀de▶ ◀la▶ Muraille ◀de▶ Chine ou du Palais ◀de▶ Versailles. ◀Les▶ « grands travaux » renforcent ◀l’▶unité nationale, ils impressionnent ◀l’▶étranger, ils coûtent très cher, ce qui peut attirer ◀le▶ grand capital ou « ◀l’▶aide généreuse » ◀d’▶une puissance, et ils porteront ◀le▶ nom ◀de▶ leur initiateur. Décision prise, on ◀la▶ fait « étudier ». ◀Les▶ fonctionnaires chargés ◀de▶ ◀l’▶exécuter n’y entendent goutte, mais ils disposent ◀d’▶experts « compréhensifs ». Pas question ◀d’▶évaluer ◀l’▶entreprise sur ses mérites réels, bien entendu, ni ◀de▶ ◀la▶ déconseiller si elle est trop risquée, mais seulement ◀de▶ traduire ◀l’▶idée du chef en langage ◀d’▶ingénieurs et en programmes techniques. Ceux qui veulent ne savent pas, ceux qui savent font ce qu’on veut. Et cela donne ◀le▶ barrage ◀d’▶Assouan. Aujourd’hui, ◀l’▶Égypte demande à ◀l’▶Unesco ◀d’▶étudier ◀d’▶urgence ses conséquences néfastes. Il retient, en effet, 110 millions ◀de▶ tonnes ◀d’▶alluvions qui auparavant allaient consolider ◀les▶ côtes ◀de▶ ◀l’▶Égypte (désormais « avalées par ◀la▶ mer »), ou formaient des masses ◀d’▶eaux boueuses où ◀les▶ sardines foisonnaient et un tapis favorable à ◀la▶ vie des crustacés (désormais, ruine des pêcheurs israéliens). ◀Le▶ taux ◀de▶ salinité ◀de▶ ◀la▶ Méditerranée orientale augmente, avec des conséquences désastreuses pour ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ faune. ◀Le▶ lac Nasser, formé par ◀le▶ barrage, menace ◀de▶ malaria deux millions ◀de▶ Nubiens. ◀La▶ bilharziose fait des ravages dans toute ◀la▶ vallée du Nil. Enfin, ◀les▶ temples ◀d’▶Abou Simbel, déplacés à grands frais sur une falaise élevée, sont érodés par ◀les▶ vents ◀de▶ sable, rongés par ◀l’▶humidité, et menacés ◀de▶ disparaître définitivement.
À quoi s’ajoute ◀la▶ constatation (humiliante pour ceux qui avaient « étudié très sérieusement ◀le▶ problème ») que ◀l’▶évaporation des eaux retenues sur une centaine ◀de▶ kilomètres diminue fortement ◀le▶ rendement du barrage.
Ainsi, partout, ◀l’▶État-nation et ◀les▶ grandes industries qu’il laisse agir, parce qu’il y trouve intérêt et prestige, sont en train de porter ◀les▶ atteintes ◀les▶ plus graves au cycle hydrologique mondial, tant par ◀la▶ pollution qu’ils tolèrent ou fomentent, que par toutes sortes ◀d’▶interventions irresponsables, barrages et canaux mal étudiés (à trop court terme et hors des cycles écologiques), déboisements inconsidérés, dans ◀l’▶ignorance ◀de▶ ce qu’une forêt retient autant ◀d’▶eau qu’un lac, en sorte que sa transformation en papier ◀de▶ journal, par exemple, accélère ◀le▶ cycle ◀de▶ ◀l’▶eau et ◀le▶ rend irrégulier. Mais il y a plus.
Toutes ◀les▶ eaux ◀de▶ ◀la▶ terre vont à ◀la▶ mer, et lui apportent fidèlement nos déchets, dont 100 000 tonnes ◀de▶ DDT par an. ◀La▶ mer peut en mourir assez vite. Or, ◀les▶ algues marines fabriquent plus des deux tiers ◀de▶ ◀l’▶oxygène qui rend ◀l’▶atmosphère respirable. ◀Le▶ pétrole tue ces algues et nous asphyxiera, si cela dure. De plus, ◀la▶ très mince couche ◀de▶ mazout répandue par ◀les▶ cargos qui « se lavent » en mer malgré toutes ◀les▶ interdictions, diminue ◀l’▶évaporation des océans ◀de▶ 5 % peut-être, ce qui paraît bien peu, mais sous certains climats, cela peut faire ◀la▶ différence entre une récolte normale et ◀la▶ famine. ◀Le▶ plomb et ◀le▶ mercure s’accumulent rapidement sur ◀la▶ calotte glaciaire du Groenland et dans nos conserves ◀de▶ poissons, comme ils ◀le▶ firent naguère à Minamata. Déjà ◀la▶ mer Baltique se meurt : ◀les▶ déchets qu’on y injecte chassent ◀l’▶oxygène, asphyxient ◀la▶ faune maritime. Un accident du type Torrey Canyon, survenant à un pétrolier ◀de▶ 500 000 ou ◀de▶ 1 million ◀de▶ tonnes, comme on en construit au Japon, tuerait ◀de▶ ◀la▶ même manière ◀la▶ Méditerranée.
◀Les▶ eaux douces ne sont pas mieux traitées. Grands lacs américains et suisses pollués à mort ou agonisants (il y a déjà autant ◀de▶ mercure dans ◀les▶ eaux profondes du Léman qu’au fond ◀de▶ ◀la▶ baie de Minamata), rivières empoisonnées par des usines chimiques, et déjà ◀la▶ Hollande en est réduite à importer son eau potable ◀de▶ Norvège. Faudra-t-il faire fondre un iceberg pour abreuver Amsterdam et Leyden ? On étudie ◀l’▶affaire très sérieusement. ◀La▶ luxueuse Californie et ◀la▶ pauvre Amérique latine sont l’une comme l’autre en crise ◀d’▶eau buvable.
« Au rythme actuel » ◀de▶ ◀la▶ croissance démographique et ◀de▶ ◀la▶ pollution universelle, il faut prévoir que ◀l’▶eau utile, c’est-à-dire celle que ◀l’▶on peut boire et celle qui nous permet ◀de▶ respirer, manquera partout dans moins ◀de▶ quatre-vingts ans.
Épuisement des ressources et pollution vont donc ◀de▶ pair et l’un pousse l’autre. Qu’on n’oublie pas, au reste, que ◀l’▶eau des océans, des mers, des lacs, des nuées et des calottes polaires ne représente pas davantage sur notre globe qu’une seule goutte sur une orange…
Il n’y a ◀d’▶« impératifs » que ◀de▶ ◀la▶ nature
J’appellerai maintenant pollution non seulement ce qui salit, mais ce qui est impropre aux êtres, aux choses et aux processus biologiques, et leur est brutalement imposé. Ou encore : tout ce qui fausse ou fixe un équilibre écologique, ou bloque un cycle naturel, ou au contraire ◀l’▶ouvre indûment. Pas seulement ces épaisses fumées noires ou sulfureuses auxquelles ◀le▶ mot ◀de▶ pollution fait penser d’abord, mais aussi ◀l’▶excès même des choses bonnes en soi et nécessaires : trop ◀de▶ gens dans des villes trop grandes, trop ◀de▶ bruit, trop ◀d’▶excitations, trop ◀d’▶informations assaillantes, trop ◀de▶ besoins induits par trop ◀de▶ publicité ; mais aussi ◀les▶ monocultures qui épuisent un sol, ◀les▶ motocultures abusives qui créent ◀le▶ désert, ◀les▶ déboisements, ◀le▶ bétonnage universel.
À cette œuvre du diable faite par ◀les▶ mains ◀de▶ ◀l’▶homme tout collabore dans notre société, où toute chose même excellente devient polluante, quelles que soient sa nature et sa destination : pas seulement ◀l’▶industrie chimique avec ses gros déchets puants, mais ◀les▶ techniques ◀de▶ pointe réputées subtiles. Pas seulement ◀les▶ taudis et favelas, mais ◀l’▶urbanisme ◀d’▶avant-garde et Brasilia. Pas seulement ◀les▶ « nuisibles », mais ◀les▶ pesticides qui ◀les▶ combattent. Pas seulement ◀les▶ poisons, propagandes et drogues que tous dénoncent, mais ◀la▶ fertilité incontrôlée, que ◀le▶ pape bénit. Et, enfin, ◀l’▶homme lui-même, polluant majeur pour ◀l’▶homme, par ◀le▶ détour ◀de▶ ◀la▶ nature ou sans détour, ◀l’▶homme qui vous souffle sa fumée en plein visage, qui refuse ◀d’▶abaisser sa « tonalité » dans ◀la▶ pièce voisine, qui viole par ◀les▶ échappements libres ◀de▶ sa moto ou ◀de▶ son agressivité publicitaire ◀le▶ territoire ◀de▶ votre intimité, et ce ne sont là que nuisances passagères (tournez ◀le▶ bouton, bouchez-vous ◀les▶ oreilles), simples images et paraboles des atteintes combien plus durables que ◀l’▶homme peut désormais porter à ◀l’▶homme au moyen de ◀la▶ radio, ◀de▶ ◀la▶ TV et du conditionnement délibéré qui entend réduire ◀l’▶individu à s’adapter, sans plus de résistance instinctive ni ◀de▶ rébellion instantanée ◀de▶ ◀l’▶esprit, aux « fatalités » ◀les▶ plus sottes, présentées par ◀l’▶État, ◀le▶ Parti, ou ◀l’▶Argent comme ◀les▶ « impératifs du Progrès ».
Or, sachez-◀le▶, et cette phrase-là est répétée à chaque page ◀de▶ cet ouvrage, expressément, implicitement, ou en filigrane : il n’y a ◀d’▶impératifs que ◀de▶ ◀la▶ nature, non ◀de▶ ◀la▶ technique ; des conditions ◀de▶ ◀la▶ vie, non ◀de▶ ◀l’▶économie ; et du Désir ◀de▶ ◀l’▶homme, non ◀de▶ votre profit.
◀L’▶homme qui se laisse manipuler système nerveux, moelle et néocortex, atteint le dernier degré ◀de▶ ◀la▶ pollution : il est exproprié ◀de▶ soi, et menacé ◀de▶ désintégration du noyau ◀de▶ ce qui lui était propre.
II s’ensuit que ◀la▶ lutte contre ◀la▶ pollution conduit à remettre en question ◀le▶ système ◀de▶ ◀la▶ société occidentale (que tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ Terre copient, même et surtout quand ils ◀l’▶insultent) et notamment ◀les▶ vraies finalités ◀de▶ ce que ◀l’▶on nomme ◀la▶ société ◀de▶ consommation. (A-t-on remarqué que cette expression est ◀la▶ définition même du troupeau ?) Mais il s’agit surtout ◀d’▶une société ◀de▶ croissance à tout prix, et donc ◀de▶ pollution.
Lutter contre ◀la▶ pollution, je ◀le▶ vois tous ◀les▶ jours autour de moi, c’est retrouver dans leur genèse ◀les▶ problèmes concrets ◀de▶ ◀la▶ cité, ◀les▶ points ◀d’▶application, ◀les▶ structures ou « intrigues » ◀de▶ toute action civique, responsable. ◀Le▶ civisme commence au respect des forêts.
Je ne vais donc pas décrire et dénoncer, après cent autres qui ◀l’▶ont si bien fait, ◀les▶ formes infinies ◀de▶ ◀la▶ pollution. Je ne parlerai pas des nuisances réductibles, ou même déjà réduites dans quelques cas, dont ◀le▶ plus connu est celui du smog londonien. J’évoquerai ◀les▶ seules formes ◀de▶ pollution probablement ou certainement irréversibles, celles qui peuvent affecter ◀la▶ survie ◀de▶ ◀l’▶espèce, et appellent donc une politique globale ◀de▶ toute urgence. J’essaierai ◀de▶ montrer que leurs causes principales sont « en système », et ◀de▶ déceler ce qui fait obstacle à leur réduction immédiate.
◀La▶ pollution ◀la▶ plus grave, après celle ◀de▶ ◀l’▶eau, est celle ◀de▶ ◀l’▶alimentation, qui dépend pour une large part du cycle hydrographique. ◀Les▶ sécheresses produisent ◀les▶ famines tout comme ◀les▶ crues du Nil produisaient ◀l’▶abondance avant ◀le▶ barrage ◀d’▶Assouan. Par ◀les▶ eaux polluées viennent ◀les▶ épidémies, ◀la▶ peste médiévale et ◀le▶ choléra moderne, ◀l’▶hépatite infectieuse, ◀les▶ maladies ◀de▶ ◀la▶ peau… ◀Les▶ 100 tonnes ◀de▶ DDT déversées annuellement dans ◀les▶ océans nous reviennent dans ◀la▶ chair des poissons, qui nourrit en partie ◀le▶ bétail, que nous mangeons. Ainsi, ◀le▶ DDT s’installe dans ◀l’▶organisme humain, dont il attaque ◀le▶ système nerveux21.
Déjà « ◀la▶ faim dans ◀le▶ monde » est une rubrique régulière ◀de▶ ◀la▶ grande presse : on sent qu’elle est devenue chronique et ◀l’▶on annonce qu’elle ne peut que s’étendre puisqu’elle résulte ◀de▶ plusieurs facteurs que nous ne savons plus contrôler isolément et encore moins en synergie. ◀La▶ pollution ◀de▶ ◀l’▶air et celle des eaux par ◀l’▶industrie menacent ◀de▶ cumuler leurs effets nocifs sur ◀l’▶alimentation ◀de▶ ◀l’▶humanité future. ◀Le▶ mazout répandu sur « ◀l’▶océan mondial » (comme disent ◀les▶ savants soviétiques, et ils ont raison, car il occupe à peu près 68 % ◀de▶ ◀la▶ surface ◀de▶ ◀la▶ planète), non seulement peut causer des sécheresses désastreuses (on ◀l’▶a vu au Sahel), mais en tuant ◀le▶ phytoplancton, compromet ◀la▶ source principale ◀de▶ ◀l’▶alimentation ◀de▶ fortune que certains, il y a peu, envisageaient pour ◀l’▶an 2000. D’autre part, ◀la▶ combustion du mazout pourrait amener, par ◀l’▶effet des nappes ◀de▶ CO2 qui s’en dégagent, un réchauffement moyen ◀de▶ ◀l’▶atmosphère — deux degrés suffiraient — capable ◀de▶ faire fondre ◀les▶ glaces du pôle arctique — certains craignent déjà qu’elles ne glissent dans ◀les▶ mers ! — élevant ◀de▶ plusieurs mètres ◀le▶ niveau océanique, et déclenchant ◀l’▶équivalent au ralenti ◀d’▶un raz ◀de▶ marée universel qui engloutirait ◀d’▶immenses terres arables, ◀les▶ vignobles, et presque toutes ◀les▶ plus grandes villes du globe.
Voilà notre homme ◀de▶ ◀l’▶An 2000 : sans eau potable, sans pain, sans vin, et privé même du comprimé ◀d’▶algues marines en guise de steak qu’on lui avait promis dès ◀les▶ années 1950.
« ◀La▶ Technologie arrangera cela »
On nous assure maintenant que ◀la▶ Technologie arrangera cela, puisqu’elle y pense déjà, et qu’elle peut tout.
On sait que ◀la▶ Technologie est un concept sacré pour ◀l’▶Amérique moderne — celle qui commence à Benjamin Franklin — et pour une foule immense ◀de▶ suiveurs excités qui se croient ◀l’▶avant-garde en Europe, en Afrique, en Asie et en URSS (mais pas en Chine). On sait moins que ce concept signifie technique plus idéologie ou mythe occidental ◀de▶ ◀la▶ technique.
Selon Dennis Gabor, la première loi ◀de▶ ◀la▶ Technologie s’énonce ainsi : « Tout ce qui peut être fait ◀le▶ sera. » C’est ◀le▶ jugement ◀le▶ plus pessimiste qu’on ait jamais porté sur notre société, car ainsi que Gabor ◀le▶ précise aussitôt, « ◀le▶ (soi-disant) progrès applique ◀de▶ nouvelles techniques et crée ◀de▶ nouvelles industries sans savoir si elles sont souhaitables ou non ».
Et ◀l’▶on vient de voir ce qu’il en est au xxe siècle ! Face à cet embarras indiscutable (que j’appelle crise), ◀l’▶idée s’est répandue dans ◀les▶ milieux ◀de▶ ◀la▶ droite éclairée et dynamique (industriels et technocrates à ◀l’▶Ouest, dirigeants communistes à ◀l’▶Est) que ◀le▶ « progrès technologique » lui-même sera seul capable ◀de▶ remédier aux méfaits ◀de▶ ◀la▶ technique ◀d’▶hier, lui seul et non ◀les▶ « jérémiades des obsédés ◀de▶ ◀la▶ pollution », ni ◀les▶ « recettes ◀de▶ bonne femme des écologistes ». Ainsi répètent ◀les▶ chroniqueurs et ◀les▶ ministres qui se recyclent dans ◀les▶ nouveaux clichés — ma définition ◀de▶ ◀la▶ mode. Je crains qu’il s’agisse ◀d’▶un sophisme que beaucoup de gens approuvent par simple étourderie.
Pour qu’il y ait progrès mesurable, il faudrait qu’il y ait d’abord une orientation générale, et surtout des fins déclarées : il s’agirait alors ◀de▶ démontrer qu’on s’en rapproche. Sinon, comment savoir que ◀l’▶on ne régresse pas ? « Plus » ◀de▶ technique ne veut rien dire. C’est ◀d’▶une « meilleure » technique qu’on attend ◀le▶ salut. Mais par quoi mesurer ce mieux ? Par ◀le▶ rendement accru ? ◀La▶ rentabilité, ◀la▶ productivité, ou ◀la▶ vitesse accrues ? Partant ◀d’▶une crise, vous ne feriez qu’aggraver ◀le▶ mal. Ou par ◀la▶ réduction du gaspillage des ressources non renouvelables et des effets polluants ? À ◀la▶ bonne heure ! Mais ◀l’▶inconvénient ◀de▶ ◀la▶ technique est qu’elle exige pour chaque innovation une dépense ◀de▶ travail, ◀de▶ temps et ◀d’▶énergie telle que c’est vous qui allez bientôt me dire que ◀la▶ « meilleure » technique coûtera trop cher !
Mais voyons ◀le▶ nœud du sophisme. Ceux qui proposent ◀d’▶en appeler ◀d’▶une technique peut-être mal réglée à une technologie mieux informée, sont ceux qui refusent en vérité ◀de▶ changer ◀de▶ plan et ◀de▶ présupposés, et ◀de▶ se tourner vers une société qui serve d’autres fins que ◀les▶ impératifs (allégués) ◀de▶ ◀la▶ technique.
Que signifie impératif dans ce contexte ? C’est, ◀le▶ plus souvent, ◀l’▶impérieuse volonté ◀d’▶une société privée ou ◀d’▶un service ◀d’▶État qui se déguise en loi économique ou en nécessité technique.
On dirait que tout le monde ◀le▶ sait, mais que personne ne s’en offusque. Invoquer des « ennuis techniques » ou prétexter ◀les▶ « exigences ◀de▶ ◀la▶ technique » est devenu ◀la▶ forme ◀la▶ plus courante ◀de▶ ◀l’▶excuse hypocrite qui passe ◀le▶ mieux, même (ou surtout ?) auprès ◀d’▶un « public averti ». On est en droit ◀de▶ généraliser ◀l’▶observation.
En fait, il ne saurait y avoir ◀d’▶impératifs ◀de▶ ◀la▶ technique que par rapport à ◀la▶ technique elle-même. (Par exemple, il faudrait recourir à ◀l’▶énergie tirée ◀de▶ ◀la▶ fission nucléaire pour développer ◀les▶ techniques permettant ◀d’▶exploiter ◀l’▶énergie ◀de▶ fusion.) Il n’y a donc ◀d’▶« impératifs techniques » que dans un monde où ◀la▶ croissance technologique est tenue pour impérative — parce que sans elle, point ◀de▶ croissance industrielle, sans quoi point ◀de▶ croissance du PNB, sans quoi ◀l’▶État risque une baisse ◀de▶ prestige… Dans un tel monde, toute innovation technique servira fatalement ◀les▶ causes mêmes du mal, fût-elle capable ◀d’▶en atténuer ici ou là, voire ◀d’▶en éliminer pour un temps ◀les▶ symptômes. Une technologie plus poussée ne résoudrait rien par elle-même, tendrait même à tout aggraver. En bref, elle ne pourrait améliorer quoi que ce soit, sinon dans un monde justement où elle ne serait plus impérative : dans un monde qui se serait donné d’autres finalités que celle ◀de▶ ◀la▶ croissance et tiendrait compte, en conséquence, des seuls impératifs réels, qui sont, dans ◀l’▶ordre matériel, ◀les▶ limites ◀de▶ ◀la▶ Terre et ◀de▶ ses ressources non renouvelables, dans ◀l’▶ordre moral et spirituel, ◀le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ personne ◀d’▶autrui comme ◀de▶ la mienne.
Tous ◀les▶ autres « impératifs » que ◀l’▶on invoque n’étant que boniments ◀de▶ vendeurs, épouvantails à moineaux, hypocrisies en service commandé ou mensonges délibérés — masques et alibis ◀d’▶une volonté ◀de▶ puissance qui voudrait s’exercer sans s’avouer, parce qu’elle se fait peur à elle-même.
◀La▶ technique n’est pas neutre dans notre société
— Croyez-vous donc ◀la▶ technique mauvaise en soi ?
— Non, mais quand je prétends que ◀l’▶avenir est notre affaire, cela veut dire en particulier que nous devons adapter ◀la▶ technique à nos fins, et non ◀l’▶inverse, qui serait ◀d’▶adapter nos besoins aux prévisions (d’ailleurs contradictoires) des techniciens et des futurologues employés par ◀les▶ grandes sociétés industrielles. Pas question « ◀d’▶adapter Paris à ◀l’▶automobile » comme ◀le▶ demandait naguère le deuxième président ◀de▶ ◀la▶ Ve République ; mais, au contraire, ◀de▶ protéger Paris, ses habitants et sa nature, contre ◀l’▶automobile polluante. Il n’y a pas « ◀d’▶impératifs techniques » en soi, ce n’est pas vrai. Nous pourrions nous passer ◀de▶ bombes atomiques et même ◀de▶ centrales nucléaires sans dommages, au contraire, pour ◀le▶ bonheur des hommes, mais ◀la▶ faune ◀d’▶une rivière ne peut survivre si ◀les▶ rejets ◀d’▶une centrale nucléaire chauffent ◀l’▶eau à plus ◀de▶ 35°.
— Neutre et indifférente en soi, bien sûr, puisque ses moyens ◀de▶ mesure n’enregistrent pas ◀les▶ valeurs, elle n’en reste pas moins une invention ◀de▶ ◀l’▶homme. Or, dès son origine, dans sa genèse mythique, je ◀la▶ vois liée à ◀l’▶agressivité humaine : ce vol du feu par Prométhée, qui en est si cruellement puni par ◀les▶ dieux, ces garants jaloux des « équilibres naturels », ou des « conditions éternelles que met ◀la▶ nature à ◀la▶ fertilité durable du sol », comme disait Marx. Voilà qui signifie que ◀l’▶homme a ressenti ses premières réussites techniques comme dérangeant à son profit ce qu’il tient pour « ◀l’▶ordre du monde ». Cette action risquée crée une dette, une culpabilité qui appelle réparation, et un remords à peu près inconscient mais qui ronge ◀l’▶âme : ◀l’▶aigle du mythe, sans relâche, attaque ◀le▶ foie ◀de▶ Prométhée22.
— Pourtant nos techniciens, technologues, technocrates aux cheveux courts, au parler bref, aux gestes nets, me paraissent moins sensibles, côté foie, que vos collègues des « sciences humaines », sociologues, psychologues, politologues, tous plus ou moins contestataires, plutôt soucieux…
— Il est vrai. ◀La▶ technique est devenue infiniment plus efficace que tout ce qu’on peut penser, imaginer, sentir. Elle se prête à tous nos désirs, ◀d’▶une manière à peu près parfaite, presque insensible. Elle a renforcé nos pulsions par dix avec ◀l’▶outil, par mille avec ◀la▶ forge, par cent-mille avec ◀les▶ machines et, sans doute, par cent-millions avec ◀l’▶énergie atomique. Et plus elle est puissante sur ◀la▶ nature, moins ◀l’▶homme connaît ◀les▶ répercussions à long terme des effets qu’elle produit aujourd’hui au service ◀d’▶une utilité immédiate. ◀Les▶ techniciens, suivis par ◀la▶ grande masse, ont donc beau jeu à se cacher derrière elle ! Ils ne sont responsables ◀de▶ rien : c’est ◀la▶ technique qui veut tout ça, ◀la▶ technique qui ◀les▶ innocente ! Si ◀les▶ choses tournent mal, on dira que c’est ◀la▶ faute du pouvoir, ou du plan, ou du grand capital. S’en remettre à ◀la▶ technique, à ses « impératifs », c’est toujours fuir devant sa liberté et se vouloir irresponsable. C’est supposer un monde où ◀le▶ mal n’existe pas, mais seulement ◀la▶ faute de calcul, « ◀l’▶incident technique » comme ils disent…
— Vous parliez ◀de▶ culpabilité au sens freudien. Maintenant, vous parlez du mal. Croiriez-vous au péché, comme ◀les▶ chrétiens ◀d’▶antan ?
— Mon péché, c’est ◀le▶ mal en général, dans ◀la▶ mesure où je m’en reconnais ◀le▶ responsable et ◀l’▶agent.
◀La▶ technique n’est pas neutre dans notre société, ou pour mieux dire : notre technique n’est pas neutre. Chacun voit qu’elle sert mieux ce qui détruit (comme ◀la▶ guerre), que ce qui valorise et crée ◀la▶ vie. Et il n’est pas exact qu’elle soit passive : quand elle se fait elle-même « message » comme ◀la▶ TV selon McLuhan, elle exerce une action polluante, elle interrompt ◀le▶ cycle culturel dévoilement-perception-conscience-rejet ou assimilation, en ◀le▶ bloquant au stade ◀de▶ ◀la▶ perception, sans possibilité ◀de▶ rejet délibéré ni ◀d’▶assimilation réelle. Philip Rieff, sociologue américain, ◀l’▶a fort bien dit :
Quand on se promène avec un transistor à ◀l’▶oreille, il n’est plus question ◀de▶ réfléchir ou ◀de▶ méditer en marchant. ◀La▶ place est prise. ◀La▶ vie intérieure se trouve ainsi déplacée, extériorisée et trivialisée ; à mon avis, c’est un exemple caractéristique des effets ◀de▶ ◀la▶ technologie… ◀L’▶homme creux peut très bien exister ; une société ◀d’▶hommes creux est tout à fait concevable : elle pourrait même être assez bien organisée23.
Ces derniers mots suggèrent que ◀la▶ finalité des mass médias et ◀de▶ ◀la▶ technique en général, aux yeux de ◀l’▶État qui ◀les▶ monopolise ou subventionne, n’est autre que « ◀l’▶ordre public », ◀la▶ mise au pas des esprits et des cœurs par conditionnement des réflexes, ◀la▶ prévention des réactions ◀de▶ rejet par substitution progressive du cliché au jugement personnel, en vue de ◀la▶ greffe du cœur nationaliste et ◀de▶ ◀la▶ tripe républicaine qui doit couronner ◀le▶ processus et transformer enfin ◀le▶ citoyen rétif en un parfait assujetti à ◀la▶ Sécurité sociale. C’est ◀le▶ même complexe ◀de▶ Caligula qui incite nos technologues — sans doute inconsciemment — à s’intéresser de plus en plus au problème des organes artificiels, ou artefacts. On tend à ◀la▶ limite à fabriquer ◀l’▶homme-prothèse.
Conditionné dès ◀la▶ période prénatale, toute trace ◀de▶ différence individuelle évacuée par lavage « à fond » du cerveau, ◀les▶ principaux organes remplacés ou doublés par des appareils impeccables, de même que ◀les▶ échanges organiques par des mécanismes électroniques et ◀le▶ jugement par ◀le▶ programme, ◀l’▶individu enfin réduit au rôle ◀de▶ support ◀de▶ prothèses, sa prise en charge intégrale par ◀l’▶État ne présentera plus aucune difficulté. Ni sa parfaite agrégation au « corps social », comme on dira peut-être encore, bien qu’il n’y ait plus ◀de▶ « corps » à proprement parler, mais seulement une technostructure.
Cette utopie n’a ◀d’▶autre sens, ici, que ◀de▶ rendre sensible une tendance très réelle ◀de▶ ◀la▶ technologie complice des États. ◀Le▶ phénomène du rejet marque ici ◀la▶ limite fixée à ◀la▶ technologie par ◀la▶ vie même. Il fait comprendre aussi ◀la▶ révolte des jeunes (mais pas ◀d’▶eux seuls) contre ◀la▶ société qui entend greffer ses « idées » (ou réflexes) et ses « besoins » (ou conditionnements) au plus intime ◀de▶ notre esprit, par exemple au moyen des mass médias, mais aussi par ◀l’▶école primaire et ◀le▶ service militaire obligatoire.
Quant à l’exemple de celui qui se promène transistor à ◀l’▶oreille : certains objecteront que grâce aux ondes, tant de gens peuvent apprendre tant de choses. Oui, mais si mal ! Tant de choses dont ils n’ont rien à faire, qui ne répondent à nul désir en eux, même inconscient. Toutefois cet immense déchet s’élimine au fur et à mesure par ◀le▶ jeu ◀de▶ ◀l’▶oubli et ◀d’▶une anorexie induite par ◀l’▶excès même et qui empêche ◀le▶ gavage. Bien plus grave est ◀la▶ propension dans ◀le▶ monde des affaires, et ◀les▶ bureaux ◀de▶ ◀l’▶État, à remplacer par ◀de▶ « ◀l’▶information traitée » ce qui relevait naguère ◀de▶ ◀l’▶instinct, des coutumes ou du caractère — tous termes, aujourd’hui, démodés. Il s’agit désormais, et toujours plus souvent, ◀de▶ calculer ◀la▶ décision, au lieu de ◀la▶ prendre à tous risques non sans avoir pesé ces risques, consulté des superstitions très personnelles, ou un ami, ou son conjoint. Pour calculer, il faut un nombre sans cesse croissant ◀d’▶informations, qu’il faudra sans cesse mettre à jour. ◀L’▶« homme d’affaires » jusqu’à nous avait « du flair », mais nos grands managers ont un ordinateur. ◀Le▶ flair était ◀de▶ ◀l’▶homme en ◀l’▶homme et tenait compte ◀de▶ tout ce que ◀l’▶homme avait acquis : souvenirs ◀d’▶échecs et ◀de▶ succès vécus, culture, éthique, recettes, craintes et désirs, vagues pressentiments et coups ◀de▶ génie. ◀L’▶ordinateur est extérieur à ◀l’▶homme et ne tient compte ◀de▶ rien, hors du programme : il est radicalement dépourvu ◀de▶ scrupules. Il faudra lui donner toujours plus ◀d’▶informations variées sans fin, pour que ses analyses systémiques se substituent au « sens ◀de▶ ◀la▶ mesure », cette valeur en elle-même non mesurable, et qu’ils diront illégitime, et que je dis irremplaçable.
◀La▶ technique n’est pas neutre, il s’en faut, dans ◀le▶ contexte ◀de▶ notre société occidentale. Je viens de rappeler qu’elle sert au mieux ce qui détruit ◀la▶ vie. On ne saurait donc s’étonner que ses « percées » coïncident avec nos guerres — je veux dire avec celles des États-nations au xxe siècle.
Entre ◀les▶ armes, ◀la▶ technologie, et ◀le▶ pouvoir, ◀les▶ liens sont étroits et constants, au point qu’on ne sait plus lequel détermine l’autre. ◀Les▶ régimes qui se sont succédé dans notre histoire correspondaient aux armes disponibles en leur temps : flèche et casse-tête des clans et des tribus nomades ; lance, écu et épée du combat singulier ; arquebuses et machines ◀de▶ siège du Moyen Âge féodal ; canons des communes contre ◀la▶ cavalerie des barons, ou ◀l’▶infanterie bien alignée des princes absolutistes ; mitrailleuses des démocraties contre ◀les▶ armées ◀de▶ métier ; chars et avions des grands États. Aujourd’hui, ◀l’▶ABC24 des Super-Grands, prévu pour une échelle au moins continentale, ruine ◀les▶ prétentions ◀de▶ nos « souverainetés » (et ◀les▶ efforts pathétiques que ◀la▶ France s’impose pour sa force ◀de▶ frappe ne sont qu’un combat ◀d’▶arrière-garde, fin ◀de▶ partie du stato-nationalisme), tandis que ◀les▶ tactiques et techniques ◀de▶ guérilla ruinent ces mêmes souverainetés par en bas, et pourraient correspondre aux régions autonomes (sinon ce sera purement et simplement ◀le▶ terrorisme et ◀la▶ guerre des gangs).
◀La▶ technique naît du rêve, donc du désir ◀de▶ ◀l’▶homme
◀La▶ technique naît du rêve, il est vrai. Rêve ◀de▶ voler. Rêve ◀d’▶agir, ◀de▶ parler, ou ◀de▶ tuer à grande distance. Rêve ◀d’▶arriver par ◀l’▶ouest à ◀l’▶Inde aux cités pavées ◀d’▶or… Mais conçue par ◀le▶ rêve, c’est ◀la▶ guerre qui ◀l’▶accouche. ◀La▶ technique reste humaine tant qu’elle traduit nos rêves constants. Objectivée, « impérative », elle n’est plus que ◀l’▶alibi ◀de▶ nos lâchetés, et cache bien mal un nihilisme foncier, celui ◀de▶ tout pouvoir qui se prend pour sa fin.
◀De▶ cette complicité fondamentale entre ◀la▶ guerre et ◀la▶ technique, on connaît vingt illustrations récentes — autos, chars à chenilles, avions, gaz asphyxiants dans ◀la▶ guerre ◀de▶ 14-18 ; radar, cybernétique, fusées, énergie atomique et théorie des jeux dans ◀la▶ guerre ◀de▶ 39-45 ; expériences B et C dans ◀la▶ guerre du Vietnam, études poursuivies dans ◀le▶ plus grand secret sur ◀les▶ inhibiteurs ◀d’▶enzymes, qui seraient capables ◀de▶ détruire sélectivement ◀les▶ hommes ◀d’▶une certaine ethnie (s’alimentant ◀d’▶une certaine manière) ou ◀de▶ stériliser leurs femmes…
Ceux qui poursuivent ces études sont des malades mentaux, nécessairement. Mais il n’est pas jusqu’à ◀la▶ biologie, « science ◀de▶ ◀la▶ vie », qui ne « bénéficie » ◀de▶ tels travaux, consacrés à ◀la▶ mort en masse.
On nous prépare, dans ces laboratoires, une société fondée sur deux castes seulement : celle des manipulateurs, capables ◀de▶ vous vendre copie ◀d’▶homme et pilules ◀de▶ savoir, ◀de▶ mémoire, ◀de▶ plaisir — et celle des manipulés, qui demanderont seulement, au début, si leur metteur en ondes est ◀de▶ droite ou ◀de▶ gauche. On leur répondra ce qu’ils voudront. Il n’y a qu’un parti au pouvoir, celui qui fait parler ◀l’▶ordinateur. Mais, à l’intérieur de ce parti, c’est un chaos, que reflète fidèlement ◀l’▶incohérence ◀de▶ cette civilisation : nulle entente sur ◀les▶ fins, au-delà des techniques.
Substituer ◀l’▶inerte au vivant
Or, ◀la▶ technique ne s’est pas faite toute seule, et n’est pas un démon plus qu’un ange parmi nous. C’est un ensemble non délimité ◀de▶ procédés qui reflètent certaines attitudes et ◀les▶ choix plus ou moins conscients des hommes qui déterminent une société, choix ◀d’▶où celle-ci tire ses vertus comme sa nocivité. Mais tentons ◀de▶ mieux voir d’abord ◀les▶ vrais motifs ◀de▶ ◀la▶ technique, par ◀l’▶examen ◀de▶ ses effets qui doivent bien en porter ◀les▶ traces.
À ◀le▶ considérer ◀d’▶un œil naïf, dans notre proche environnement — vêtements, maisons et paysages — ◀le▶ progrès techno-scientifique, depuis deux siècles, semble avoir consisté :
— dans ◀le▶ remplacement systématique ◀de▶ substances vivantes, ◀d’▶origine végétale ou animale, par des matières inertes, minérales ou synthétiques : bois par tôle ou ciment, coton par nylon, humus par béton, organes par artefacts, tissus par plastique, etc.
— dans ◀la▶ transformation ◀de▶ produits naturels hautement organisés (comme ◀le▶ pétrole) en déchets grossiers et nocifs comme ◀le▶ SO2, mais surtout ◀le▶ CO2 et ◀le▶ CO, et en chaleur, forme inférieure ◀de▶ ◀l’▶énergie. Entre ◀le▶ début et ◀le▶ terme ◀de▶ ces opérations, un énorme accroissement ◀de▶ ◀l’▶entropie, et une considérable agitation. (Vitesse croissante des mouvements mécaniques, déplacements personnels multipliés, transferts ◀d’▶énergie, télécommunications, etc.)
Parce qu’elle joue sur ◀l’▶inerte, et non sur ◀le▶ vivant, ◀la▶ technique « vérifie » ◀de▶ ◀la▶ sorte, et par tautologie, Marx ◀le▶ matérialiste, pour qui ◀l’▶événement spirituel n’est que ◀le▶ reflet ◀d’▶un processus physique, et Descartes ◀le▶ mécaniste, dont Marx procède de même que Ford et ◀la▶ grande industrie moderne.
Elle trahit peut-être, en fin de compte, un désir inconscient ◀de▶ substituer, dans ◀le▶ cadre ◀de▶ notre vie pour commencer, des matières pratiquement immortelles au végétal et à ◀l’▶animal dont ◀la▶ loi ◀de▶ développement inclut ◀la▶ corruption, ◀la▶ biodégradation et ◀la▶ mort. Ainsi, par peur ◀de▶ mourir, choisissons-nous ◀l’▶inanimé, contre ◀la▶ vie toujours mortelle.
Il en résulte (mais c’était dans leur donnée) que nos techniques actuelles sont comme des dés pipés, dont tous ◀les▶ coups confirment soit ◀le▶ matérialisme, soit ◀les▶ combinaisons précises mais invisibles ◀de▶ ◀l’▶énergie. Notre technologie est ainsi ◀la▶ figure ◀la▶ plus ressemblante ◀de▶ ◀l’▶Occident, qui se soucie principalement ◀de▶ ◀la▶ matière et ◀de▶ ◀l’▶intellect, alors que ◀l’▶Asie brahmanique et bouddhiste ne se soucie que ◀de▶ ◀l’▶esprit, et que ◀l’▶Afrique noire s’exprime par ◀la▶ danse et ◀le▶ rite, dans ◀l’▶affectivité ou âme, dont tout danseur sait bien qu’elle n’est pas plus intellectuelle que matérielle ou mécanique.
Ainsi s’explique que ◀la▶ technologie tourne mal en Europe, où elle a partie liée avec ◀la▶ guerre, et menace ◀le▶ tiers-monde non seulement dans sa chair, par ◀la▶ famine, mais dans son âme, par tout ce qu’impliquent et transportent nos machines25.
« Miracles ◀de▶ ◀la▶ technique occidentale » ? Non, car elle est encore beaucoup trop chère en coûts humains et naturels, et trop mal adaptée à nos pouvoirs comme à nos véritables besoins. On doute qu’elle soit rentable tous comptes faits, ruineuse comme elle est des ressources terrestres. Ainsi qu’on ◀le▶ voit quand ◀les▶ pays encore épargnés par notre développement industriel, en réclament à leur tour ◀les▶ « bienfaits ». Ces trois quarts ◀de▶ ◀l’▶humanité, qui en seront demain ◀les▶ cinq sixièmes, ne profiteront jamais ◀de▶ notre développement, parce qu’il n’y a pas assez ◀de▶ pétrole sur ◀la▶ terre, sous ◀la▶ terre, et sous ◀les▶ océans, pour faire marcher cinq fois ou dix fois plus ◀d’▶autos, ◀de▶ camions, ◀de▶ tracteurs et ◀d’▶avions. Nos techniques ◀de▶ transport sont donc mauvaises. Nous n’avons pas voulu calculer ◀la▶ dépense. Nous avons naïvement dilapidé, dans ◀l’▶euphorie du progrès matériel, un capital donné par ◀la▶ nature, et il n’y a plus, sur toute ◀la▶ Terre, ◀de▶ quoi ◀le▶ refaire.
Il est devenu banal ◀d’▶observer que ◀les▶ inventions techniques vont vite, et que ◀la▶ société s’y adapte très lentement. Il se peut que ce soit là son salut, sa défense ◀la▶ plus efficace contre ◀les▶ séries ◀de▶ conséquences incalculables que déclenche toute application ◀d’▶une nouveauté.
Réciproquement, toutes les fois que notre technique gagne sur ◀l’▶inertie ◀de▶ nos sociétés, elle perd par rapport à ses propres desseins, à ses motivations inconscientes souvent ; parmi lesquelles je vois ◀le▶ désir ◀de▶ faire faire, ◀de▶ confier ◀le▶ travail humain à des appareillages automatiques, déchargeant ◀l’▶homme non seulement ◀de▶ ◀l’▶effort mais ◀de▶ certaines responsabilités, dont celle du choix. Mais, à partir ◀d’▶un certain degré ◀de▶ développement, nos équipements techniques créent, par leur construction et par leur fonctionnement, des effets si importants sur ◀le▶ bilan des ressources ◀de▶ ◀la▶ Terre, sur ◀l’▶environnement, sur ◀la▶ santé physique et mentale, et sur ◀la▶ politique des États, que nous nous retrouvons chargés, par leur existence même, ◀de▶ responsabilités et ◀de▶ choix ◀d’▶un ordre ◀de▶ grandeur très supérieur.
Trop ◀de▶ voitures allant toujours plus vite produisent embouteillages et immobilité ; trop ◀de▶ concentrations humaines produisent ◀les▶ « foules solitaires » des grandes villes.
Trop ◀de▶ remèdes développent des maladies nouvelles.
Trop ◀de▶ sollicitations divertissantes provoquent ◀l’▶ennui et peuvent ◀le▶ rendre inguérissable, ce qui est ◀le▶ pire des maux sociaux.
Et chacun voit que ◀l’▶arme absolue est celle-là même que ◀le▶ pays qui ◀l’▶invente ne pourra jamais utiliser. Contre un gangster, que faire ◀de▶ ma bombe H ? Contre un État, ce n’est pas mieux : ◀le▶ déclenchement ◀de▶ mes missiles fait tomber ses missiles sur ma tête.
À trop vouloir nous décharger sur ◀la▶ technique ◀de▶ nos choix et ◀de▶ nos responsabilités, nous avons perdu ◀l’▶insouciance des enfants ◀de▶ Dieu, et nous nous sommes chargés ◀de▶ ◀l’▶écrasant devoir ◀de▶ choisir notre avenir à tout risque, ou ◀d’▶accepter qu’il soit, à tout calcul, catastrophique.
◀Le▶ mythe ◀de▶ Prométhée
◀Le▶ mythe ◀de▶ Prométhée domine ◀l’▶aventure assumée par notre culture occidentale. J’y trouve ◀la▶ clé ◀de▶ ◀l’▶anxiété qui sous-tend nos essais ◀de▶ prospective.
Prométhée, comme son nom ◀l’▶indique en grec, est « celui qui voit ◀d’▶avance », « réfléchit avant ◀d’▶agir », fait ◀de▶ ◀la▶ prospective comme il respire, tandis que son frère Épiméthée voit après coup, et n’arrive à voir vraiment que ce qui est arrivé déjà. Prométhée crée les premiers hommes qui ne sont pas simplement issus du sol comme des légumes, ainsi que cela se passait auparavant. Il ◀les▶ façonne ◀de▶ terre glaise et, pour leur insuffler une âme, vole par ruse ◀le▶ feu ◀de▶ ◀l’▶Olympe. Notons qu’il ne vole pas ◀l’▶éclair, feu ◀de▶ ◀la▶ connaissance, ◀de▶ ◀l’▶illumination instantanée : Zeus, ◀le▶ Père, ◀le▶ garde pour lui. Il vole seulement ◀le▶ feu utilitaire, celui qui permettra notre technologie. Or, Zeus « qui voit très loin » (Zeus euruopé ou Zeus europos 26) — parce qu’il regarde ◀de▶ très haut — sait qu’au-delà des projets à court terme ◀de▶ Prométhée, son entreprise tournera mal. ◀Les▶ hommes qu’il forme ◀de▶ ◀l’▶argile et dote ◀d’▶une âme aventureuse ne pourront qu’abuser ◀de▶ leurs pouvoirs. Et c’est ce qu’ils font, à peine créés. À tel point que ◀le▶ Père, Zeus, décide ◀de▶ supprimer ce genre humain pétri ◀d’▶argile par Prométhée : il conçoit ◀le▶ projet ◀d’▶un déluge qui anéantira ◀la▶ race perverse et permettra une nouvelle création. Mais Athéna (jouant ici ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀la▶ Sophia aeterna dans ◀la▶ gnose27) avertit secrètement Deucalion, ◀le▶ fils unique ◀de▶ Prométhée, et lui commande ◀de▶ construire une arche, grâce à laquelle, avec sa femme Pyrrha, il échappera au désastre total. Tout se passe comme ◀les▶ dieux ◀l’▶ont prévu et se termine comme dans ◀la▶ Genèse, sauf que c’est ◀le▶ corbeau, non ◀la▶ colombe, qui apporte en son bec un rameau ◀d’▶olivier, amorçant ◀la▶ fin du déluge. ◀La▶ vie repart. ◀Les▶ descendants ◀de▶ Deucalion connaîtront ◀le▶ même sort que ceux ◀de▶ Noé. Deucalion signifie vin nouveau, et ◀l’▶on sait que Noé était un peu ivrogne. ◀L’▶humanité nouvelle prend son départ sous ces auspices doublement dionysiaques. Or, toute recherche ◀de▶ ◀l’▶ivresse trahit une anxiété secrète et n’a peut-être ◀d’▶autre fin que ◀de▶ ◀la▶ faire taire.
Prométhée volant ◀le▶ feu du ciel — ◀le▶ feu utile — mais pas celui ◀de▶ ◀la▶ connaissance — ◀l’▶éclair ◀de▶ Zeus — inaugure ◀l’▶humanité technologique, curieuse ◀de▶ tout au point ◀de▶ passer outre aux interdits, ◀de▶ violer ◀les▶ tabous et ◀d’▶ouvrir à tous risques ◀la▶ boîte ◀de▶ Pandore, désobéissance qui correspond à ◀l’▶acte ◀d’▶Ève croquant ◀la▶ pomme, et qui entraîne ◀les▶ mêmes conséquences selon Hésiode et selon ◀la▶ Genèse : ◀l’▶homme se voit condamné désormais à gagner son pain à ◀la▶ sueur ◀de▶ son front, ◀la▶ femme à enfanter dans ◀la▶ douleur, tous ◀les▶ deux sont chassés du Jardin, exilés sur une terre « au sol maudit à cause ◀d’▶eux », à cause de leur péché contre ◀l’▶ordre du monde, qui est aussi ◀la▶ loi du Père, et voués au « retour à ◀la▶ poussière ◀d’▶où ils ont été pris ».
Au jugement des modernes, il va de soi que ◀l’▶action ◀de▶ Prométhée est celle ◀d’▶un héros. Nous avons perdu ◀le▶ sens ◀de▶ ce qu’il pouvait y avoir ◀de▶ criminel dans ◀le▶ vol du feu. Essayons cependant ◀de▶ nous replacer dans ◀la▶ situation prétechnique.
◀Les▶ dieux estiment que ce n’est pas ◀l’▶affaire ◀d’▶un homme — fût-il ◀de▶ ◀la▶ race des Titans, ou ◀de▶ fonction cosmique dominante28, demi-dieu ou seulement « à ◀l’▶image ◀de▶ Dieu » — que ◀de▶ disposer ◀d’▶une puissance aussi fondamentale que ◀le▶ feu. Car il est incapable ◀de▶ voir ◀d’▶assez haut, donc ◀d’▶assez loin, ◀les▶ conséquences ◀de▶ ses actes créateurs. Zeus, qui est ◀le▶ dieu ◀de▶ ◀la▶ prévision globale déduite des fins ◀de▶ ◀l’▶évolution, donc ◀le▶ dieu politique par excellence, a pour domaine réservé ◀la▶ stratégie générale du cosmos et du rôle ◀de▶ ◀l’▶homme dans ◀le▶ cosmos. Il sait que si ◀l’▶homme s’empare des clés ◀de▶ ◀l’▶action sur ◀la▶ matière et sur ◀la▶ vie, il n’en fera rien ◀de▶ bon en fin de compte — car il ne peut prévoir qu’à brève distance dans ◀le▶ temps ◀de▶ ◀l’▶histoire et ◀l’▶espace cosmique. Entraîné, égaré par ses pouvoirs, il perdra donc un jour ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ mesure, des limites. Il ◀le▶ pressent d’ailleurs, s’en inquiète sourdement, « se ronge ◀les▶ sangs », comme on dit, se ronge ◀l’▶âme. Ainsi ◀la▶ torture par ◀l’▶aigle signifie ◀la▶ souffrance des pulsions animiques prises dans ◀les▶ serres et ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ matière inanimée.
Mais n’est-ce pas ◀l’▶homme lui-même, bénéficiaire — croit-il — du rapt du feu, qui se condamne au dur travail, à ◀la▶ douleur et à ◀la▶ mort violente, mais surtout à ◀l’▶angoisse ◀d’▶ignorer un avenir dont il est désormais ◀l’▶auteur ? ◀L’▶anxiété qu’entretient cette ignorance est née des succès mêmes ◀de▶ ◀la▶ technique. Car ◀l’▶homme qui veut agir sur ◀la▶ nature, au lieu d’en faire innocemment partie comme en Eden, est incapable ◀de▶ prévoir que telle ◀de▶ ses inventions, mettons ◀l’▶auto, destinée à ◀la▶ libre errance des jeunes gens sur ◀les▶ routes ◀de▶ campagne, donnera Détroit, ◀les▶ villes irrespirables, puis ◀la▶ puissance des Émirs, une menace mortelle sur Israël, enfin des tonnes ◀de▶ plutonium en ◀l’▶an 2000, ◀de▶ quoi tuer toute vie sur ◀la▶ Terre29. Qui dit technologie (qui est ◀la▶ constitution ◀d’▶une anti- ou para-nature) dit aventure, incertitude, absence ◀de▶ précédents et ◀de▶ rythmes régulants, orgueil et culpabilité correspondante, presque tout inconsciente chez la plupart et, bien sûr, ◀d’▶autant plus tyrannique.
◀L’▶anxiété, ◀l’▶infarctus et ◀l’▶ulcère ◀d’▶estomac se développent parmi nous au rythme même des développements ◀de▶ ◀la▶ technologie, et selon ◀les▶ exigences du progrès — ces abstractions divinisées et compulsives.
Si ◀l’▶on s’en tient au seul domaine technologique, ◀le▶ seul espoir pour notre espèce est dans ◀la▶ « technologie douce ». Mais elle suppose ◀le▶ rejet systématique des conditions mentales dont relève notre technique dure. ◀Le▶ seul espoir, c’est que ◀la▶ technologie se mette à respecter ◀la▶ nature et ◀la▶ vie, voire à s’inspirer ◀de▶ leurs lois et à mimer leurs procédés, si loin que nous soyons encore ◀de▶ ◀les▶ comprendre.
Robin Clarke a dressé ◀la▶ liste des paires ◀d’▶oppositions entre communautés utilisant ◀les▶ techniques douces, et sociétés utilisant ◀les▶ techniques dures30. Voici comment je ◀la▶ résume pour ma part. ◀La▶ technique douce est plus près de ◀l’▶agriculture que ◀de▶ ◀l’▶industrie lourde ; plus près de ◀l’▶affectif que ◀de▶ ◀l’▶abstrait ; pas du tout gaspilleuse ◀d’▶énergie ; intégrée à ◀la▶ nature ; non polluante ; décentralisatrice ; ◀d’▶autant plus efficace que limitée ; plus soucieuse ◀de▶ qualité que ◀de▶ quantité ; et prospérant au mieux dans ◀de▶ « petites unités indépendantes ».
J’ajouterai qu’elle suppose des qualités ◀de▶ gentillesse que ◀les▶ techniciens durs jugent vaines et sans objet. Elle est plus près du cœur et ◀de▶ ◀l’▶esprit que ◀de▶ ◀l’▶intellect pur et ◀de▶ ses ordinateurs ; plus près de ◀la▶ Sagesse que du pouvoir.
Car ◀les▶ techniciens durs, nolens volens, sont au service ◀de▶ ◀la▶ grande industrie, laquelle s’oppose « très fermement » aux réductions ◀de▶ pollution exigées par ◀les▶ scientifiques indépendants. Tout doit céder devant ◀les▶ « impératifs » ◀de▶ ◀la▶ croissance »…
◀Le▶ concept ◀de▶ croissance, depuis un siècle et demi, en tant que référentiel unique ◀de▶ ◀l’▶industrie (◀la▶ rentabilité y étant incluse), est une fixation ou un dogme, un axiome ou un postulat, qu’il suffit ◀de▶ mentionner pour mettre fin à toute question, scientifique ou naïve, concernant ◀la▶ nature, ◀les▶ rythmes et ◀les▶ buts ◀de▶ ◀la▶ production industrielle. C’est une rationalisation ◀de▶ ◀la▶ pulsion dite ◀de▶ fuite en avant.
◀La▶ croissance, religion du monde moderne
◀La▶ preuve que ◀la▶ croissance est devenue ◀la▶ vraie religion du monde contemporain en tant que monde déchristianisé ou plus généralement despiritualisé, nous ◀l’▶avons dans ◀les▶ réactions ◀d’▶une rare violence, ◀d’▶une étrange in-intelligence qu’a suscitées à gauche comme à droite ◀la▶ publication ◀d’▶un livre au titre délibérément blasphématoire : Limites à ◀la▶ croissance 31.
Quand ◀les▶ économistes, sociologues, industriels et technocrates du monde entier ont entendu parler pour la première fois ◀de▶ ralentir, ◀de▶ contrôler ou mieux ◀d’▶arrêter ◀la▶ croissance, ils ont tous dit d’abord « Voyons, c’est impossible ! » du ton du père quand son gamin ◀de▶ fils suggère que 2 et 2 pourraient faire 5. Il n’y avait là rien ◀de▶ conforme à ce qu’ils avaient appris et enseignaient encore ; force était donc ◀de▶ traiter ◀les▶ imprudents qui s’en prenaient au dogme ◀d’▶amateurs (quelle horreur ), ◀d’▶idéalistes (pire encore), ou même ◀d’▶autodidactes (on irait jusque-là, s’ils insistaient)32.
Puis ◀les▶ ouvrages ◀de▶ Forrester et celui ◀de▶ Meadows ont paru, faisant ◀le▶ bruit qu’on sait. ◀Le▶ dédain ne suffisait plus. On se mit à chercher, à tout hasard, ◀les▶ moyens ◀de▶ discréditer « ◀l’▶opération » : complot contre ◀le▶ Prolétariat et ◀le▶ niveau de vie des travailleurs occidentaux ! Complot contre ◀le▶ tiers-monde ! Produit ◀d’▶une « psychose collective ».
Mais ◀les▶ méfaits du « trop fameux rapport » ne font que s’étendre. Il va falloir s’atteler à ◀l’▶humiliante besogne ◀de▶ réfuter un texte aussi peu « scientifique ». On va donc contester ses chiffres (ce que ◀l’▶on peut toujours faire sans trop ◀de▶ risques) et ◀les▶ dates avancées (pourtant données comme simples repères, ◀d’▶hypothèses) et ◀les▶ délais ◀d’▶épuisement des ressources (on oppose ◀l’▶incertain au probable) et ◀le▶ concept même ◀de▶ monde fini (je n’invente pas !33). Dans ces furieuses réfutations c’est ◀la▶ fureur qui m’intéresse, et ◀l’▶indignation cléricale qui fait soudain balbutier dans ◀l’▶insulte ◀de▶ brillantes intelligences : c’est qu’on vient de léser ◀le▶ Sacré !
Vraie et fausse croissance
◀Le▶ rapport dit du MIT succédant au premier rapport Forrester, plus poignant dans sa conclusion34, est sans doute ◀l’▶ouvrage qui a exercé ◀la▶ plus profonde influence sur ◀la▶ société occidentale ◀de▶ notre siècle : il a démythifié ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ croissance et c’était tout ce que ◀le▶ club de Rome pouvait souhaiter. Qu’il prête à ◀la▶ critique sur bien des points35, qu’il pèche contre ◀la▶ « correction scientifique » en ses détails, voire en sa méthode, m’apparaît sans grande importance au regard du fait qu’il nous a réveillés au bord du gouffre.
Mais comment expliquer ◀la▶ virulence ◀de▶ ◀l’▶opposition qu’il soulève bien au-delà ◀de▶ ◀l’▶Établissement industriel (plutôt ◀de▶ droite) et universitaire (franchement ◀de▶ gauche) : chez ◀les▶ leaders syndicalistes et dans ◀le▶ grand public conservateur ?
Cela tient, d’une part, au prestige qu’attachent au terme ◀de▶ croissance tant de millénaires ◀de▶ culture du sol ; d’autre part, à ◀la▶ confusion qui s’opère dans ◀l’▶esprit des modernes entre ◀la▶ croissance vivante, celle ◀de▶ ◀l’▶herbe, des arbres, des bêtes et ◀de▶ ◀l’▶homme, et ◀l’▶accroissement quantitatif dans ◀la▶ production, ◀les▶ échanges, ◀l’▶économie en général, et que ◀l’▶on nomme aujourd’hui « ◀la▶ croissance », par une image aussi trompeuse que plaisante. ◀De▶ telle sorte que ceux qui s’en prennent à « ◀la▶ croissance » au sens ◀d’▶augmentation quantitative sont ressentis comme ennemis ◀de▶ ◀la▶ vie, ◀de▶ ◀la▶ croissance biologique au sens premier, et du même coup comme ennemis ◀de▶ ◀l’▶avenir, car ◀le▶ prestige ◀de▶ ◀la▶ croissance biologique a également contaminé ◀l’▶idée ◀de▶ progrès.
◀La▶ vraie croissance a un programme où son épanouissement, son déclin et sa mort se trouvent inscrits. ◀La▶ fausse croissance est sans programme, théoriquement illimitée ; une fois lancée, elle va vers ◀l’▶entropie croissante, et non pas vers des morts et renaissances. Quand ◀l’▶idée ◀de▶ programme vient à ◀l’▶esprit ◀d’▶un expert en marketing, c’est sous ◀la▶ forme ◀d’▶obsolescence planifiée et jamais ◀de▶ maturation. C’est une « idée » commerciale, motivée par ◀le▶ seul désir ◀de▶ profit, et non pas une mesure régulatrice et conservatrice ◀de▶ ◀l’▶espèce.
Erreur funeste si ◀l’▶on songe qu’elle contribue à faire perdre aux modernes ◀le▶ sens des processus naturels et des cycles réglant toute chose vivante : germination — éclosion — épanouissement — déclin — mort — décomposition — nouvelle germination… Dans cette suite autoréglée, toute croissance biologique trouve ses limites, qui sont conditions mêmes ◀de▶ ◀la▶ vie. Mais ◀les▶ déchets ◀de▶ ◀la▶ production industrielle et ◀de▶ ◀l’▶obsolescence calculée ne sont pas recyclés par ◀la▶ nature, et seulement dans une faible mesure, par ◀l’▶industrie. Une machine morte ne devient pas substance ◀de▶ machines neuves. Chaque machine neuve exige son poids ◀de▶ matière première extraite pour elle seule et perdue pour ◀la▶ suite.
Or, là où nul cycle ne se règle par lui-même, toute limite est externe et posée du dehors. Elle est alors obstacle à écarter, ou marque ◀de▶ ◀l’▶échec final, et non plus condition du projet et cause intrinsèque ◀de▶ ◀la▶ forme qu’il va prendre en se réalisant. Ainsi ◀l’▶épuisement des ressources terrestres qu’on appelle justement non renouvelables, posera ◀la▶ seule limite infranchissable à notre type ◀de▶ croissance industrielle.
Mais une croissance qui ne peut s’arrêter que par ◀l’▶épuisement ◀de▶ ce dont elle se nourrit, rien ◀d’▶étonnant si ◀l’▶homme ◀d’▶aujourd’hui répugne à ◀la▶ concevoir dans sa réalité : elle répond, en effet, à ◀la▶ définition ◀de▶ ◀la▶ croissance cancéreuse.
Je ne suis pas contre ◀la▶ croissance (je ne suis pas cathare dans ce sens). Je propose, au contraire, que ◀l’▶on s’inspire des lois ◀de▶ ◀la▶ croissance vivante, donc réglée par ses fins particulières dans un ensemble cohérent, autoréglée par sa fonction dans ◀l’▶économie ◀de▶ ◀la▶ nature ; et cela s’appelle écologie. Mais je crois très urgent ◀de▶ dénoncer ◀les▶ dangers que fait courir à ◀la▶ Terre vivante, donc aussi à ◀l’▶humanité qui vit en symbiose avec elle, une croissance sans limites, qui n’est en fait qu’une ex-croissance maligne.
Perte du sens des limites
Dans chacun des domaines que nous venons de survoler, nous avons retrouvé ◀la▶ même cause ◀de▶ crise, ◀la▶ perte du sens des limites, conditions nécessaires ◀de▶ toute vie, et ◀le▶ refus ◀d’▶envisager à temps que ◀l’▶illimité ne peut avoir qu’un temps très court dans ◀le▶ monde fini.
◀La▶ difficulté ◀de▶ réagir et ◀de▶ reprendre en main ◀les▶ commandes tient à ce que ◀l’▶homme moderne est ◀de▶ moins en moins capable ◀de▶ se limiter volontairement par ◀la▶ seule crainte des risques qu’il fomente. Il attend que des catastrophes arrêtent ici ou là sa course folle, montrant aux survivants (dont il sera, bien sûr !) où était ◀la▶ saine limite outrepassée. Il attend aussi que ◀les▶ pouvoirs imposent des bornes à ◀l’▶expansion des Autres et délimitent son territoire sécurisant. Il a donc accepté ◀les▶ frontières nationales et il se ferait encore tuer pour elles, en dépit de leur manifeste absurdité. ◀Les▶ jacobins, qui étaient en train de créer ◀l’▶État-nation contre ◀les▶ petites patries réelles, se devaient aussi ◀de▶ remplacer ◀la▶ notion ◀de▶ limite intrinsèque à tel domaine ◀de▶ ◀l’▶être ou ◀de▶ ◀l’▶action, par celle tout arbitraire ◀de▶ frontières étatiques, aussitôt déclarées « naturelles » par antiphrase, alors qu’elles sont en réalité, comme chacun peut ◀le▶ voir, « ◀les▶ résultats des viols répétés ◀de▶ ◀la▶ géographie par ◀l’▶histoire » comme ◀l’▶écrit ◀le▶ Prof. J. Ancel.
Or, il était fatal qu’à ◀l’▶intérieur des frontières stato-nationales uniformément imposées à ◀l’▶économie et aux ethnies, à ◀la▶ langue officielle, aux gisements du sous-sol et plus tard aux espaces aériens et maritimes, ◀l’▶on vît se développer très vite des phénomènes aberrants, dont le dernier en date est ◀le▶ culte du PNB.
Un indicateur universel ◀de▶ ◀la▶ croissance : ◀le▶ PNB
◀Le▶ produit national brut, ou PNB, est un total, obtenu par ◀l’▶addition des dépenses ◀de▶ consommation, des investissements privés, et des dépenses gouvernementales.
Cette invention anglo-saxonne apparaît dans ◀les▶ années 1920 et 1930, mais ce n’est qu’à partir de son adoption par les Nations unies que son culte a gagné toute ◀la▶ Terre en peu ◀d’▶années, suivant ◀de▶ près ◀la▶ progression épidémique du modèle ◀de▶ ◀l’▶État-nation dans ◀le▶ tiers-monde.
Indicateur universel ◀de▶ ◀la▶ croissance et paramètre unique du progrès, ◀le▶ PNB définit à lui seul, et beaucoup mieux que ◀la▶ « consommation », ◀l’▶esprit ◀de▶ notre société occidentale, qu’elle soit d’ailleurs capitaliste ou socialiste, dont il traduit en chiffres et en pourcentages ◀les▶ véritables hiérarchies ◀de▶ valeurs, celles qui sont pratiquées, non proclamées. Dès lors que, par définition, ◀le▶ PNB ne compte que ce qui se paie en argent, il faut bien qu’il mette au sommet ◀la▶ production industrielle, dont ◀la▶ part ◀la▶ plus noble est consacrée aux armes nucléaires — armes ◀de▶ chantage, plus joliment appelées en France « ◀de▶ dissuasion ». Et il faut bien qu’on relègue au plus bas del’échelle — au-dessous du premier barreau — ce qui ne fait pas encore ◀l’▶objet ◀de▶ transactions onéreuses : ◀l’▶eau des pluies et des océans, ◀l’▶air, ◀le▶ silence, ◀la▶ beauté ◀d’▶un paysage, ◀l’▶aisance à circuler, ◀l’▶environnement décent et ◀le▶ plaisir au travail créateur, mais aussi ◀le▶ contraire ◀de▶ tous ces biens gratuits à savoir ◀les▶ nuisances qui harassent nos vies et ◀la▶ haine ◀d’▶un labeur privé ◀de▶ sens.
Du seul fait qu’il ne comptabilise rien ◀de▶ tout cela, ◀le▶ PNB habitue ◀les▶ pouvoirs à donner tous leurs soins au coûteux ◀de▶ ◀l’▶existence, à ce qui coûte cher, mais à négliger ◀le▶ précieux, ce qui nous est cher. Ou encore, dans ◀le▶ conflit qui ◀les▶ oppose, à tricher systématiquement en faveur de ◀la▶ technosphère aux dépens de ◀la▶ biosphère.
On voit bien que ◀le▶ mode ◀de▶ calcul du PNB ne reste pas sans effets sur notre société, ses valeurs et son mode de vie, qu’il était censé refléter. ◀Les▶ économistes ont beau nous déclarer que ◀l’▶économie n’a rien à voir avec ◀le▶ bonheur des hommes. Elle a beaucoup à voir avec leur malheur, si j’en crois Engels, ou plutôt, si j’en crois mes yeux. Ses principes intangibles et seuls « sérieux » font tout pour entretenir ◀la▶ crise que je décris.
Ainsi ◀le▶ principe sacré ◀de▶ ◀la▶ rentabilité favorise cyniquement ◀la▶ pollution quand un industriel ne peut ◀le▶ respecter qu’en rejetant sur ◀la▶ commune ou sur ◀l’▶État ses « coûts externes », de manière à garder « privés » ◀les▶ bénéfices mais à socialiser ◀les▶ déficits. Il en va de même, nous ◀l’▶avons vu, du principe absolu ◀de▶ ◀la▶ croissance sans limites, puis ◀de▶ ◀l’▶augmentation sans fin du PNB, rapportée à son mode ◀de▶ calcul c’est-à-dire au « progrès » purement quantitatif : ◀le▶ dédain ◀de▶ ce qui n’est pas chiffrable cautionne en fait une échelle ◀de▶ valeurs exclusives ◀d’▶à peu près tout ce qui donne sens et saveur à notre vie.
Tout a été dit sur ◀la▶ provocante stupidité qui régit ce mode ◀de▶ comptabilité. On a remarqué que ◀le▶ PNB. s’accroissait ◀de▶ nos malheurs autant que des efforts pour y remédier, si toutefois ils sont rétribués. (◀Le▶ Bon Samaritain ne serait pas compté dans ce qui permet ◀de▶ mesurer ◀le▶ progrès humain, son action demeurant gratuite.) Il s’accroît, en effet, avec ◀le▶ nombre des victimes ◀de▶ ◀l’▶auto, du cancer, des maladies ◀de▶ cœur et des psychoses résultant ◀de▶ ◀l’▶entourage urbain. Car tout cela donne à faire aux médecins, aux hôpitaux, aux assurances, aux carrossiers, et aux entrepreneurs ◀de▶ pompes funèbres. Il s’accroîtra ◀de▶ chaque coulée ◀de▶ béton dévastant un paysage enchanteur, mais aussi des indemnités aux « sinistrés ◀de▶ ◀la▶ route » ou à leurs familles, il s’accroîtra du coût des centrales nucléaires et ◀de▶ quelques accidents majeurs : tout cela paraîtra largement dans ◀le▶ calcul du PNB par habitant, et définira ◀le▶ progrès.
Mieux encore ; on a calculé que ◀le▶ PNB s’accroîtrait de plus ◀d’▶un tiers si toutes ◀les▶ femmes qui font ◀le▶ ménage pour rien, chez elles, allaient ◀le▶ faire moyennant salaire chez leur voisine, à charge ◀de▶ revanche bien entendu ; et si ◀les▶ femmes « honnêtes », qui ne comptent donc pas, se mettaient à faire ◀le▶ trottoir.
En revanche, ◀le▶ PNB décroîtrait aux États-Unis ◀d’▶au moins 10 milliards ◀de▶ dollars par an si ◀l’▶on tenait compte du coût ◀de▶ ◀la▶ pollution ◀de▶ ◀l’▶air, qui ne paraît pas dans ◀les▶ statistiques officielles36. Et ◀l’▶on connaît ◀la▶ remarque ◀de▶ Bertrand de Jouvenel dans sa Proposition à ◀la▶ Commission des comptes ◀de▶ ◀la▶ nation en 1966 : « Selon notre manière ◀de▶ compter, nous nous enrichirions en faisant des Tuileries un parking payant et ◀de▶ Notre-Dame un immeuble ◀de▶ bureaux. » « Généralement, observe ◀le▶ même auteur, parce que ◀la▶ Comptabilité nationale en tous pays est fondée sur ◀les▶ transactions financières, elle ne compte pour rien ◀la▶ nature, à laquelle nous ne devons rien en fait ◀de▶ paiements financiers, mais à laquelle nous devons tout en fait ◀de▶ moyens ◀d’▶existence37. »
Ainsi ◀le▶ « progrès » mesuré sur ◀le▶ PNB par habitant n’est spectaculaire, dans la plupart des cas, que du seul fait que ◀les▶ États additionnent sans scrupules ◀le▶ prix des médicaments payés par ◀les▶ malades au prix des principaux facteurs ◀de▶ maladies, ◀les▶ coûts aux contre-coûts et, finalement, ◀les▶ pertes humaines aux profits matériels. ◀Le▶ PNB n’est pas du tout cet « instrument certes imparfait et qu’il s’agit ◀d’▶améliorer » dont nous parlent ◀de▶ bons apôtres, mais une duperie monumentale, dont on ne peut plus guère douter qu’elle réponde à certaines volontés délibérées.
En effet, ◀le▶ vice majeur du PNB ne réside pas dans ◀le▶ P et ◀le▶ B, comme on ◀le▶ répète, mais dans ◀le▶ N, comme personne n’ose ◀le▶ dire. Je ne lui reproche pas seulement ◀d’▶être un produit fort mal compté, ni ◀d’▶être brut — qui pourrait signifier : non trafiqué — mais d’abord ◀d’▶être national, et ensuite ◀de▶ n’être que cela et ◀de▶ tout ramener à cela seul. Je lui reproche ◀de▶ n’avoir d’autres fins réelles que ◀le▶ prestige national brutal, ni ◀d’▶autre utilité réelle — outre ◀le▶ calcul des cotisations à ◀l’▶ONU — que ◀de▶ servir ce prestige évalué en termes de finances et ◀d’▶armements, seuls comparables et valables au plan mondial, seuls indicateurs ◀d’▶une croissance qui ne saurait sévir désormais, dans nos pays occidentaux, qu’aux dépens des contribuables et ◀de▶ ◀l’▶environnement global.
◀La▶ Terre est devenue trop petite, trop peuplée et trop bien quadrillée par ◀les▶ polices, ◀les▶ douanes et ◀les▶ armées ◀de▶ 175 États-nations pour qu’aucun ◀de▶ nos pays puisse encore entretenir ◀l’▶illusion ◀d’▶une percée ◀de▶ croissance réussie aux dépens d’autres pays, notamment du tiers-monde. C’est pourtant dans ce genre ◀d’▶illusion qu’a pris naissance ◀la▶ notion ◀de▶ croissance indéfinie du PNB. Utopie analogue à celle qui rêve que ◀la▶ balance commerciale devienne un beau jour positive dans tous ◀les▶ États ◀de▶ notre Monde, c’est-à-dire que ◀la▶ somme des exportations excède ◀la▶ somme des importations. Quand l’un ou l’autre ◀de▶ nos États-nations, au nom de ◀la▶ sacro-sainte souveraineté nationale, décide ◀de▶ se libérer ◀de▶ toute « dépendance ◀de▶ ◀l’▶étranger » pour tel produit intéressant ◀la▶ Défense nationale — pétrole arabe pour ◀les▶ Américains, bauxite australienne pour ◀les▶ Français — il ne reste qu’à passer outre aux mesures que venaient ◀d’▶arracher des défenseurs ◀de▶ ◀l’▶environnement, à reprendre ◀l’▶exploitation des mines à « ciel ouvert » et ◀le▶ pipe-line ◀de▶ ◀l’▶Alaska, à pousser ◀les▶ centrales nucléaires, et à faire éventrer ◀le▶ site des Baux-de-Provence.
◀La▶ politique ◀de▶ croissance matérielle que pratiquent nos gouvernements a pour effet inévitable ◀d’▶occulter ce qui ne saurait être compté dans ◀le▶ PNB. Ainsi ◀l’▶attention du public, mais aussi ◀de▶ la plupart de nos économistes s’est laissé détourner des réalités humaines non nationales, sacrifiées à ◀la▶ seule croissance. Et voilà ◀le▶ principe même des crises dont nous souffrons et dont ◀le▶ système constitue ◀la▶ grande crise que je vais achever ◀de▶ décrire.