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La religion de▶ la croissance
Croissance démographique : il faudra bien qu’elle s’arrête un jour
Partons ◀de▶ l’explosion démographique, la bombe P, dont tout le monde a entendu parler, parce que ses perspectives angoissantes n’ont pas peu contribué à sensibiliser notre conscience écologique, mais aussi parce qu’elle sert ◀d’▶argument principal aux partisans ◀de▶ la croissance à tout prix.
Au train où elle va, l’humanité va doubler, pour la première fois ◀de▶ toute l’histoire connue, en trente-cinq ans. Nous serons quelque six milliards en fin ◀de▶ siècle, cela paraît inévitable à la plupart des démographes tandis que j’écris. Si nous devions continuer à croître au taux actuel — supposant donc stabilisée la période ◀de▶ doublement, qui pourtant n’a cessé ◀de▶ raccourcir jusqu’à nous, passant ◀de▶ mille-cinq-cents ans vers huit-mille avant notre ère, à deux-cents ans dès 1650, quatre-vingts ans dès 1850, quarante-cinq ans dès 1930, trente-cinq ans dès 1970 — voici le tableau ◀d’▶avenir que chacun peut dresser :
6 milliards en 2000
24 milliards en 2070
192 milliards en 2175
450 000 milliards en 2575
Peu après l’an 2600, les humains se touchent tous, et là s’arrêtent forcément mes calculs. « On pourra nourrir tout le monde, m’affirme un diététicien, mais il faudra manger debout. »
Tout s’arrêtera d’ailleurs, par la force des choses, bien avant qu’on en arrive là. Un cancer ne peut pas devenir beaucoup plus gros que le corps dont il vit, et qu’il tue (pour mourir avec lui) bien avant de l’avoir matériellement rempli.
Cela rappelle les jeux ◀de▶ clercs que chaque époque s’amuse à inventer. Les scolastiques désespéraient leurs étudiants en demandant si Dieu, dans sa Toute-Puissance, avait le pouvoir ◀de▶ créer une pierre si lourde qu’il ne pourrait pas la soulever. L’un des passe-temps, à peine moins blasphématoires, des économistes américains, consiste à poser des questions du type suivant : compte tenu du taux ◀d’▶accroissement actuel, en quelle année la masse du papier imprimé par le gouvernement dépassera-t-elle la masse totale ◀de▶ la Terre ?
Dans le même style ◀de▶ simulation logique, séparée du vivant et dédaigneuse des conditions ◀de▶ réalité, citons ce calcul prospectif :
Si la population continuait à croître à ce rythme, elle dépasserait un milliard ◀de▶ milliards ◀d’▶âmes dans mille ans d’ici, et sa densité serait ◀de▶ deux-mille habitants au mètre carré du sol émergé et immergé ! Mais on peut avancer des chiffres encore plus saugrenus. Dans quelques milliards ◀d’▶années, tout l’univers visible ne serait plus qu’une sphère ◀d’▶êtres humains, dont le diamètre s’allongerait à la vitesse ◀de▶ la lumière.
La sobre conclusion ◀de▶ Paul Ehrlich, auquel j’emprunte cet exemple, justifie ces petits exercices :
◀De▶ tels calculs devraient, semble-t-il, convaincre même les esprits les plus obtus qu’il faudra bien que la croissance démographique s’arrête un jour3.
Ici paraît l’idée ◀de▶ limite, celle-là même qui déclare la mise en crise virtuelle du monde moderne tout entier.
Les jeux sont faits
Au train où elle va, l’humanité court vers sa perte programmée. Mais dans son écrasante majorité, elle ne veut pas le savoir, et moins encore le croire. Assez sage peut-être en cela, pour deux raisons : elle sent qu’elle sera forcée ◀de▶ s’arrêter (par manque ◀de▶ place et ◀de▶ ressources) avant sa perte consommée ; et elle pressent que l’excès même du mal la forcera à recourir aux moyens dont elle sait qu’ils existent, mais qui lui répugnent encore ou qui l’ennuient…
Promiscuité physique totale dans sept-cents ans ; ou simplement, dans trois générations, Tokyo et Manhattan recouvrant toute la Terre, sans forêts, ni jardins, ni déserts : il est donc entendu que cela n’arrivera pas. Car cette croissance — dont la courbe actuelle présente la plus troublante analogie avec celle ◀d’▶une prolifération cancéreuse — tuerait la Terre longtemps avant de l’avoir couverte ◀de▶ chair humaine (vive ou morte), ◀de▶ déchets radioactifs et ◀de▶ béton.
Mais cela doit nous alerter quant à d’autres choses qui, elles, sont en train d’arriver pour ◀de▶ bon, bien moins catastrophiques et ◀d’▶autant plus sérieuses, et nous ne pouvons plus les arrêter. La proportion des moins ◀de▶ 15 ans dans les pays neufs du tiers-monde, par exemple. Ils sont là, nous ne pouvons plus rien y faire. Ils forment près de 45 % ◀de▶ la population ◀de▶ leurs pays. Or, ces pays représenteront demain plus des trois quarts du genre humain. Rien n’empêchera ces moins ◀de▶ 15 ans ◀de▶ procréer au long des trois prochaines décennies. Déjà l’humanité s’accroît ◀de▶ 70 millions par an ; avant la fin du siècle, ce sera davantage. Qu’on ne compte pas sur la guerre pour « arranger tout cela » : les deux grandes guerres mondiales du xxe siècle n’ont pas fait plus ◀de▶ morts en dix ans que notre paix ne fait ◀de▶ vivants en quelques mois. Quoi qu’il puisse advenir par la suite, une chose au moins paraît sûre et certaine : le peuplement ◀de▶ la Terre sera doublé vers l’an 2000, non par le fait ◀de▶ l’Occident en régression, mais du tiers-monde en explosion continuée4.
Dans son rapport ◀de▶ 1970, le Conseil mondial ◀de▶ la population (Nations unies) envisageait une stabilisation ◀de▶ la natalité au taux ◀de▶ remplacement, ou croissance zéro, c’est-à-dire deux enfants par couple, d’ici la fin du xxe siècle. Dans cette hypothèse follement optimiste (mais « guère probable » concède le rapport), la population du globe ne dépasserait pas 5,8 milliards en 2000. Mais si, comme on le voit, le monde occidental, convaincu du danger et décidé à faire mentir les prévisions, parvient à son taux ◀de▶ remplacement bien avant l’an 2000, le monde sous-développé suivant à grand retard, la population mondiale pourrait se stabiliser d’ici un siècle à 16 milliards environ, soit quatre fois le chiffre actuel. Il s’agit ◀de▶ prévisions données par leurs auteurs pour les plus optimistes (non les plus favorables) qu’ils puissent rêver. L’Europe aurait à peine progressé ◀de▶ 10 %, le reste du monde occidental plus le Japon ◀de▶ 40 %, et le tiers-monde aurait triplé. L’abîme entre les riches et les pauvres s’élargirait avec l’écart entre les deux croissances démographiques…
Mais ici le conditionnel est superflu : les jeux sont faits, la crise est là. Pour l’Occident d’abord, majorisé et mis en posture ◀d’▶accusé (avec 6 % ◀de▶ la population mondiale, les USA détiennent 40 % des ressources énergétiques), puis pour le tiers-monde pléthorique, où toute croissance ◀de▶ la population veut dire d’abord croissance ◀de▶ la misère.
Car une population doublée en fin ◀de▶ siècle suppose une production au moins doublée ◀d’▶aliments, ◀d’▶énergie, ◀de▶ machines et ◀d’▶emplois, et une consommation au moins doublée ◀d’▶oxygène, ◀d’▶eaux buvables, et ◀de▶ ressources naturelles. ◀De▶ fait, il faudra beaucoup plus, puisque déjà des pénuries ◀d’▶énergie, ◀d’▶air pur et ◀d’▶eau s’annoncent dans les pays industriels, cependant que la famine s’installe dans le tiers-monde.
Des remèdes existent, et tout le monde les connaît : contraception, avortement légalisé, prime à la croissance zéro, taxation progressive à partir du troisième enfant, etc.
Mais ces remèdes restent inopérants pour trois raisons :
— ils provoquent une violente réaction ◀de▶ rejet dans les populations du tiers-monde qui en ont si tragiquement besoin ;
— ils provoquent dans certains pays occidentaux les réactions rageuses des « défenseurs du droit ◀de▶ vivre » (c’est-à-dire ◀de▶ l’interdiction ◀de▶ l’avortement) qui défendent en réalité le potentiel militaire ◀de▶ leur État-nation, c’est-à-dire le droit ◀de▶ tuer et ◀de▶ se faire tuer mais plus tard, une fois atteinte la majorité5 ;
— qu’on les applique ou non, rien ne va changer (du moins au court terme observé) là où les paramètres principaux (connus ou non) ◀de▶ l’explosion démographique n’ont pas changé : « À Porto Rico, efforts importants des États-Unis, depuis vingt-cinq ans, pour favoriser la limitation des naissances. À la Martinique, loi française interdisant, jusqu’en 1968 toute propagande et la vente des contraceptifs. Résultats : le taux ◀de▶ la natalité reste le même dans les deux îles voisines et de même climat, 26 environ. » Contre-épreuve : toute propagande en faveur de la contraception étant interdite dans tout le Brésil, le taux brut ◀de▶ reproduction est ◀de▶ 1,7 à 1,9 dans les villes, mais ◀de▶ 3,4 à 3,56 dans les régions sous-développées6.
D’ailleurs, comment agir sur les effets quand on ignore les causes ◀d’▶un phénomène ? Je vois nos démographes attribuer la bombe P tantôt à « l’insécurité générale », tantôt à ◀de▶ « meilleures conditions économiques » ; aux suites ◀de▶ la guerre, ou à l’absence ◀de▶ guerre ; à l’optimisme ou au pessimisme régnant ; à telle religion, ou à telle autre, dans une époque qui voit le recul ◀de▶ toutes les religions organisées.
Il en va de même pour la croyance : « Dans les camps ◀de▶ concentration, il y a eu des croyants qui perdaient la foi et des athées qui l’acquéraient. » Les deux réactions nous sont intrinsèquement compréhensibles… « Si ◀de▶ telles atrocités sont possibles, il n’y a pas ◀de▶ Dieu » ou « En face de telles atrocités, Dieu seul peut sauver le sens ◀de▶ la vie7. »
Croissance urbaine : on ne peut pas tout multiplier impunément
L’urbanisation n’est pas seulement une conséquence ◀de▶ l’explosion démographique, elle en est la traduction plastique. Quand double une population, au lieu de doubler le nombre des fermes, on double tout d’abord, puis décuple le nombre des étages dans les villes autour desquelles poussent les cheminées ◀d’▶usine.
◀D’▶où la déclaration ◀d’▶un promoteur français, que je copie :
« L’urbanisme ◀de▶ masse est une nécessité mathématique, 58 millions ◀de▶ Français logeront dans les villes en l’an 2000. »
Comment le sait-il ? Quelle force cosmique, indépendante ◀de▶ nos volontés capricieuses, obligerait-elle les Français à s’entasser dans les tours cellulaires que ce promoteur visiblement voudrait construire et juge donc « nécessaires » ? Il n’y a ◀de▶ « nécessité mathématique » que là où comptent les chiffres seuls et non les hommes. Au reste, il n’est pas sûr qu’à la fin ◀de▶ ce siècle, il y ait autant ◀de▶ Français dans toute la France. Mais cela ne résout pas le problème des villes, qui est désormais mondial, du fait ◀de▶ l’Occident.
La progression des villes vers autre chose, que l’on tentera ◀de▶ caractériser faute de pouvoir le définit, commence à la fin du xviiie siècle, et sa courbe suit ◀de▶ près celle des progrès ◀de▶ l’industrie européenne, ◀de▶ la technique et ◀de▶ la croissance démographique. Je note qu’elle est aussi contemporaine ◀de▶ l’essor ◀de▶ l’État-nation.
On estime qu’aujourd’hui déjà, la moitié ◀de▶ l’humanité vit dans les villes. Si c’est quatre cinquièmes vers l’an 2000, tôt après, vers 2050, tous les humains vivent dans des agglomérations « de plus ◀d’▶un million ◀d’▶habitants » — précision ridicule, car on se demande ◀de▶ quoi ces gens pourraient bien « vivre », c’est-à-dire se nourrir, s’il n’y avait plus personne dans les campagnes. Au surplus le terme ◀de▶ ville n’aurait plus aucun sens. Mais en a-t-il encore beaucoup, dans nos mégalopoles ? Nos villes ne sont-elles pas l’exemple dramatique ◀de▶ ce que peut faire l’absence ◀de▶ toute politique dans la ◀vie▶ ◀de▶ nos sociétés techniciennes donc artificielles ? Ce ne sont plus des cités au sens antique ni au sens médiéval du terme, c’est-à-dire des communautés centrées sur l’agora, sur le forum, ou sur la place des communes, lieu du peuple vivant qu’entourent les monuments signifiants ◀de▶ la ◀vie▶ publique : l’église et la mairie, inégalement sacrées ; l’école et les cafés, qui les contestent ; au milieu le marché, la ◀vie▶ ◀de▶ l’économie. Déjà l’esprit géométrique ◀de▶ l’absolutisme européen avait transformé le forum en aire ◀de▶ parade, vide et froide, où les gardes en rang prenaient la place du peuple. Mais notre époque a fait bien pire pour vider la cité ◀de▶ ses fonctions : elle a multiplié par un nombre quelconque ses dimensions, et l’a transformée ◀de▶ la sorte en quelque chose ◀de▶ tout autre, qualitativement différent ; quelque chose que personne n’avait prévu, ou n’eût osé penser : l’addition au hasard ◀de▶ « grands ensembles », sans plan ni perspectives, ni centre ni raison.
À cette consternante absence ◀de▶ politique, ◀de▶ bons esprits ◀de▶ notre temps imaginent ◀d’▶opposer l’utopie ◀d’▶une mondialisation ◀de▶ nos expériences, nonobstant leurs aberrations.
Le cauchemar ◀d’▶Œcumenopolis
L’historien Arnold Toynbee et l’architecte C. Doxiadis annonçaient, en 1969, la construction ◀d’▶une ville mondiale — qu’ils nommaient Œcumenopolis — laquelle, vers la fin du prochain siècle, engloberait toute l’humanité et toute la Terre, inclus ses restes ◀de▶ campagnes et ses déserts, dans un unique réseau ◀de▶ rues et ◀de▶ bâtiments particulièrement développé sur les rivages ◀de▶ nos cinq continents8.
Selon Toynbee, l’ancienne carte du monde, où l’on voyait des points marquants les villes, entourées ◀de▶ prairies humanisées, puis ◀de▶ zones forestières plus ou moins sauvages, se verrait simplement inversée : les points seraient les derniers vestiges ◀de▶ verdure ; autour ◀d’▶eux s’étendraient les banlieues et leurs parcs, puis les zones ◀de▶ construction dense, qui seraient, à l’instar des antiques forêts, des lieux « plus sauvages et plus redoutables que tout ce que la nature a pu créer de plus affreux, si les hommes ne veillent pas à la forme et à la structure ◀de▶ la ville mondiale ◀de▶ l’avenir avant qu’elle n’ait pris l’intolérable aspect ◀d’▶un immense amas ◀de▶ taudis ». La ville mondiale ne pouvant être alimentée par les îlots ◀de▶ verdure subsistants, ce serait la mer qui fournirait sa subsistance.
Cette projection est-elle probable ? Est-elle possible ? Est-elle souhaitable ?
La probabilité ◀d’▶Œcumenopolis se fonde surtout, me semble-t-il, sur l’existence ◀de▶ ce que Jean Gottmann a décrit sous le nom ◀de▶ Megalopolis : la conurbation qui s’étend ◀de▶ Washington à Boston, et qui englobe Baltimore, Philadelphie, New York et les campagnes subsistantes entre ces villes, soit 35 à 40 millions ◀d’▶habitants. Une autre mégalopolis se constitue dans l’aire des Grands Lacs, ◀de▶ Chicago à Buffalo. En Europe, on parlait hier encore ◀d’▶une conurbation Paris-Bruxelles-Hambourg… Tout cela suppose un taux toujours croissant ◀de▶ l’urbanisation dans le monde entier.
Or, la tendance, déjà, paraît être au reflux dans le pays-pilote ◀de▶ la technologie : en 1972, pour la première fois depuis que les États-Unis existent, l’exode des campagnes vers la ville a été plus faible que le mouvement inverse9.
Le tiers-monde, en revanche, se précipite dans ses villes nouvelles comme l’Europe aux débuts du siècle dernier. En fait, il s’occidentalise avec des retards divers, tandis que l’Occident devient répétitif. Sur ce point, à tout le moins, Toynbee et Doxiadis sont confirmés : la même rue, les mêmes tours, et les mêmes grands ensembles disposent déjà sur tous les continents, quels que soient leurs régimes sociaux et politiques, les éléments préfabriqués ◀d’▶une ville mondiale parfaitement uniformisée, garantie sans surprise dans la non-signifiance ◀de▶ ses perspectives bétonnées.
La possibilité ◀d’▶Œcumenopolis trouve sa limite dans la définition même ◀de▶ la ville, laquelle dénote, entre autres, une « agglomération humaine dont les habitants ne peuvent produire tout le ravitaillement dont ils ont besoin ». Si la ville couvre la totalité des campagnes, elle mourra ◀de▶ faim.
Les problèmes financiers et administratifs ◀de▶ nos grandes villes sont déjà pratiquement insolubles, et faisaient dire au maire ◀de▶ New York dès 1970 que sa cité n’était plus gouvernable.
On sait qu’en Amérique les grandes villes se voient privées des revenus fiscaux ◀de▶ la population la plus aisée, celle qui travaille dans les bureaux du centre, mais habite les suburbs devenus autant ◀de▶ municipalités distinctes. Les grands services publics, voirie, police, hygiène, énergie, instruction publique, sont laissés à la charge des moins favorisés, ceux qui habitent la ceinture industrielle. Il est étrange ◀de▶ lire des nouvelles comme celle-ci, concernant le haut lieu ◀de▶ la plus grande société ◀d’▶automobiles du monde entier : « Détroit est presque paralysée par la crise ◀de▶ l’automobile et l’essentiel des ressources ◀de▶ la ville est destiné à soutenir les chômeurs10. » Il semble que la condition des villes françaises, moins démesurées pourtant, ne s’annonce pas meilleure. Je lis dans une motion du Comité ◀de▶ liaison des maires des vingt-six plus grandes villes ◀de▶ l’Hexagone les phrases suivantes : « Le temps est proche où dans toutes les grandes villes il sera rigoureusement impossible ◀d’▶accepter les moindres hausses des impôts existants… Les grandes villes seront alors pratiquement en état ◀de▶ cessation ◀de▶ paiements devant la hausse constante des dépenses et l’impossibilité ◀d’▶adapter les ressources… Devant une telle perspective qui, pour la première fois dans l’histoire contemporaine, conduirait à l’éventualité ◀d’▶une véritable banqueroute, il est demandé au gouvernement et au Parlement ◀de▶ définir très prochainement une nouvelle politique…11 »
Et pendant que le gouvernement se préoccupe des moyens ◀d’▶éluder cette cruelle nécessité, la spéculation sur les terrains à bâtir draine l’exact équivalent ◀de▶ l’aide au logement fournie par l’État, tandis que le coût ◀de▶ la vie12 ne cesse ◀de▶ monter dans les villes à proportion ◀de▶ leurs dimensions : ce coût serait donc théoriquement incalculable dans une cité illimitée.
Mais si l’opinion est en train de découvrir, un peu tard, que les très grandes agglomérations sont devenues ingouvernables en raison directe ◀de▶ leur extension, ce que l’on sait moins, c’est que ces anti-villes ne sont en fait presque plus gouvernées, au sens traditionnel du terme, qui implique responsabilité des gouvernants devant le souverain — monarque ou peuple — et poursuite ◀d’▶une politique délibérée. Que rien ◀de▶ pareil, ou quasi rien, n’existe plus dans nos anti-villes, une comparaison globale des plus simples le fera voir sans qu’il soit nécessaire ◀d’▶aller dans le détail.
Qui gouverne les quelque dix millions ◀d’▶habitants ◀de▶ la région parisienne ? les 12 ou 13 millions ◀d’▶habitants ◀de▶ New York ou ◀de▶ Tokyo ? Un maire et quelques conseillers municipaux élus, assistés ◀de▶ milliers ◀de▶ bureaucrates (sans compter les dizaines ou centaines ◀de▶ milliers ◀d’▶employés des divers services) lesquels, n’étant pas élus, ne sont pas responsables devant le peuple, qui ne peut donc pas les révoquer13.
Plaçons, en regard de ces villes, des pays du même ordre ◀de▶ grandeur quant à la population : la Belgique, la Hollande, équivalents ◀de▶ New York, la Suisse, équivalent ◀de▶ trois cinquièmes du Grand Paris.
Les deux premiers pays ont un roi et une reine, des dizaines ◀de▶ ministres dépendant du souverain, mais surtout, des centaines ◀de▶ députés à la Chambre et au Sénat, des milliers ◀de▶ maires, et des dizaines ◀de▶ milliers ◀de▶ conseillers municipaux — tous élus. Prenez la Suisse : au lieu d’un maire, comme à Paris, un Conseil fédéral ◀de▶ sept chefs ◀de▶ départements fédéraux (ou ministres) ; au lieu d’un conseil municipal, deux chambres ; au lieu de 20 mairies ◀de▶ quartier, 22 cantons souverains ayant chacun leur exécutif, leur Grand Conseil législatif, leur tribunal ; et à la base, plus ◀de▶ 3000 communes avec leur maire, syndic, ou président ◀de▶ commune, et leur conseil municipal — là encore, des dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶élus, aisément accessibles, et partageant la condition concrète ◀de▶ leurs concitoyens14.
Aristote voulait que la cité ait pour rayon la portée ◀de▶ la voix ◀d’▶un citoyen criant sur l’agora. Mais l’homme ou la femme habitant un quartier ◀de▶ New York ou ◀de▶ Paris, même disposant ◀d’▶un émetteur sauvage, comment lui viendrait-il l’idée très saugrenue ◀d’▶essayer ◀de▶ faire entendre sa voix dans l’énorme cacophonie ◀de▶ la cité embouteillée ? Comment veut-on qu’il soit encore un citoyen ? Qu’il ne se sente pas civiquement mutilé, socialement exilé ou exclu ? Et comment s’étonner, dès lors, des vagues ◀de▶ criminalité qui montent ◀d’▶un peuple ◀de▶ déracinés, ◀de▶ ces enfants perdus dans la « foule solitaire » et qui ne retrouvent une communauté qu’au sein d’un gang ?
Dans les ensembles ◀de▶ quatre étages, aux USA, la délinquance atteint 2 % ; pour huit étages, c’est 8 % ; pour seize étages, 15 %. La délinquance est donc proportionnelle à la hauteur des tours, c’est-à-dire au profit des promoteurs.
Plus grande la ville, plus grand le mécontentement chronique des habitants, et plus coûteux leur entretien15. Plus grande la ville, moindres deviennent les avantages ◀de▶ la taille, et bientôt ils seront négatifs. Au-delà ◀de▶ 300 000 habitants, une ville ◀d’▶un ◀de▶ nos « grands » pays, pour un budget à tout le moins vingtuplé, et que d’ailleurs elle ne peut plus couvrir, n’offre rien de plus et bientôt beaucoup moins qu’une ville ◀de▶ 100 000 habitants en Suisse ou en Hollande, au point de vue culturel (universités, concerts, conférences, théâtre) et quant aux utilités ◀de▶ la ◀vie▶ publique.
Les surprises ◀de▶ la diversité, la curiosité pour ce qu’on voit passer, la proximité des magasins et des lieux ◀de▶ distraction, par exemple, font place à l’ennui, à la monotonie des foules, aux « grandes surfaces » sans rencontres, hors de la ville, aux cortèges ◀de▶ la haine sociale ◀de▶ droite ou ◀de▶ gauche, prenant la place des fêtes populaires et ◀de▶ leur fonction libératrice.
Avec cela notre troisième question à Toynbee, à savoir si la ville mondiale serait souhaitable, a trouvé sa réponse.
Une société foncièrement inamicale
Mais laissons là l’impensable utopie ◀d’▶une Terre sans paysages, dont tous les sites auraient été rongés par le béton. Parlons ◀de▶ ce qui est, que nous vivons déjà.
Lors ◀d’▶un colloque ◀de▶ sociologues et ◀d’▶urbanistes qui n’arrivaient pas à s’entendre sur ce que devrait être une ville moderne, je proposai cette définition ◀de▶ ce qu’elle est, dès qu’elle est trop grande : une machine à détruire la participation politique des citoyens.
Cette machine s’enclenche et fonctionne dès que sont dépassées certaines dimensions (territoriales et démographiques) que déterminent pour chaque époque donnée les techniques disponibles et l’aisance ◀de▶ l’usage.
On voit alors se reproduire le processus ◀de▶ dégradation du civisme dont les trop grandes cités hellénistiques ont fourni le modèle impressionnant : qu’on lise là-dessus Lewis Mumford, notamment sa Cité dans l’histoire, l’un des ouvrages majeurs ◀de▶ ce temps. Dès lors que l’agora ne peut plus contenir l’assemblée des hommes libres et responsables, les citadins prennent l’habitude ◀de▶ laisser les affaires publiques aux mains ◀d’▶un petit nombre ◀de▶ politiciens et, finalement, ◀d’▶un seul tyran.
Bientôt, ils ne sont plus acteurs mais simples spectateurs du jeu, partisans « passionnés ◀de▶ politique », peut-être — mais comme on est « sportif » ◀de▶ nos jours quand on suit les grands matches à la TV — et plus généralement indifférents. Cité trop vaste, pouvoir trop lointain. Cette société échappe aux prises des sens et ◀de▶ l’intelligence ◀de▶ l’homme moyen. Et puisqu’elle n’est plus son affaire, alors, chacun pour soi et le tyran pour tous. Dissolution ◀de▶ la communauté qui ne condamne ou n’oriente plus aucune conduite. Dissolution ◀de▶ toute commune mesure16 et règne, bientôt arrogant, ◀de▶ l’arbitraire, ◀de▶ l’antisocial sans scrupules.
« Tant que tu vis, ne dis jamais : tel sort ne sera jamais le mien ! » conseille un personnage ◀de▶ Ménandre en cette époque alexandrine. « N’importe quoi » est possible à chacun, pour n’importe quel prix, pour peu qu’on réussisse. La devise ◀de▶ Ménandre sera celle des généraux successeurs ◀d’▶Alexandre, et dans notre ère, ◀d’▶un Bonaparte, aujourd’hui, des aventuriers ◀de▶ la finance, des armements ou ◀de▶ la drogue. Autour ◀d’▶eux, le nihilisme étend ses terrains vagues, ses décharges fumantes, dans la cité démesurée que la technique nous permet ◀d’▶agrandir littéralement sans fins, au-delà ◀de▶ tout désir des habitants actuels et surtout futurs… Tout se passe en dehors d’eux, contre eux bientôt ! Cette société leur est étrangère, inconnue, sauf en cela qu’ils la ressentent comme foncièrement inamicale : la méfiance règne. Ils ne peuvent plus rien sur son évolution, donc ne lui doivent plus rien, lui donnent le moins possible (les impôts) mais en attendent toutes sortes ◀d’▶avantages qu’ils appellent droits et, par suite, revendiquent. Tout est donc devenu faux dans le rapport civique.
Il ne pouvait survivre à l’oblitération ◀de▶ son environnement urbain. Longues artères uniformes, sillonnées ◀de▶ poids lourds, et qui démoralisent l’accidentel piéton. Rues commerçantes embouteillées six à huit heures par jour par le flux ralenti des voitures qui transportent des solitaires ou des couples exaspérés. Places centrales transformées en parkings… Or, c’était là que se formait l’opinion, sur l’agora, sur le forum, sur la place communale, au café, dans le commerce des idées, au hasard des rencontres et dans l’excitation des fêtes civiles et religieuses.
Sentiment ◀d’▶impuissance civique, non-participation, isolement dans la foule et massification, anesthésie ou refoulement ◀de▶ la sensibilité aux formes et aux sons, dépressions, érotisme énervé, délinquance et violence éclatant dans la rue comme un long cri ◀de▶ révolte contre les frustrations ◀de▶ toute nature que symbolisent les embouteillages — tous ces phénomènes bien connus, relèvent ◀d’▶une même cause immédiate, qui est la croissance urbaine sauvage : aucun système ◀d’▶inter-régulation n’existe plus entre dimensions, densité, structures sociales, fins politiques et formes architectoniques. L’impératif ◀de▶ rentabilité a remplacé l’impératif catégorique ◀de▶ Kant. Et tout converge vers le bas, tout ruisselle de toutes parts vers la même crise. La désintégration ◀de▶ la société — sa dis-sociation littérale — procède ◀de▶ son expansion même.
◀D’▶une croissance sans frein naturel
Mais la croissance démographique n’a pas eu seulement pour effet ◀de▶ dé-civiliser les villes, ◀d’▶y dégrader les relations humaines, et ◀d’▶y créer la plèbe au lieu du corps civique : elle dénature aussi bien les campagnes par le moyen ◀de▶ l’industrie qu’elle excite, et dont elle semble justifier la croissance sans frein naturel.
◀De▶ là, deux séries ◀de▶ conséquences : la pollution, sous toutes ses formes, et l’épuisement, à terme prévisible, des ressources terrestres non renouvelables utilisées par l’industrie.
Ces deux désastres sont plus que complices : ils ne font qu’un, si l’on observe que l’exploitation forcenée des réserves naturelles ◀de▶ mercure et ◀de▶ pétrole, par exemple, se traduit par une pollution correspondante des lacs et des océans, et qu’en retour la raréfaction ◀de▶ l’oxygène respirable va résulter ◀de▶ la pollution des océans autant que ◀de▶ la destruction des forêts dont on fait nos journaux — et ce livre…
Plus ◀de▶ cent ans avant la crise déclarée sous nos yeux, alors que les villes, au sens actuel ◀de▶ la Chose, n’étaient encore que des faubourgs ouvriers, et que les sols n’avaient pas encore subi l’agression massive du béton, des pesticides et des engrais chimiques, une page des plus lucides du Capital met en évidence la liaison — plutôt prévue que constatée — entre dégradation urbaine ◀de▶ l’homme et dégradation ◀de▶ la Terre par la pollution et l’épuisement des ressources non renouvelables ; l’une et l’autre résultant du même système ◀de▶ production industrielle.
Avec la prépondérance toujours croissante ◀de▶ la population des villes qu’elle agglomère dans ◀de▶ grands centres, la production capitaliste, d’une part, accumule la force motrice historique ◀de▶ la société, d’autre part, détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la ◀vie▶ intellectuelle des travailleurs ruraux, mais encore trouble la circulation matérielle entre l’homme et la terre, en rendant de plus en plus difficile la restitution ◀de▶ ses éléments ◀de▶ fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont enlevés et usés sous forme ◀d’▶aliments, ◀de▶ vêtements, etc.
…Chaque progrès ◀de▶ l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art ◀d’▶exploiter le travailleur, mais encore dans l’art ◀de▶ dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art ◀d’▶accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine ◀de▶ ses sources durables ◀de▶ fertilité. Plus un pays, les États-Unis du Nord de l’Amérique par exemple, se développe sur la base ◀de▶ la grande industrie, plus ce progrès ◀de▶ destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès ◀de▶ production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources ◀d’▶où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur17.
Une fois de plus, le prophète n’a pas été suivi par les partis qui se réclament ◀de▶ lui au xxe siècle. Je vois des responsables communistes animés ◀d’▶une profonde méfiance à l’endroit de l’écologie politique — si lucidement anticipée par Marx dans cette page. Ils n’y veulent voir, comme le tiers-monde, qu’une « dernière défense » des nantis. La technologie dure, agressive et polluante, reste à leurs yeux l’arme par excellence du progrès, qui ne saurait être que matérialiste, quantitatif d’abord, sans vains scrupules ◀de▶ belle âme devant la nature. Position bien normale et nécessaire, dès lors que le progrès ne saurait être défini que selon les intérêts ◀de▶ l’État, qui le gère. ◀D’▶où la similitude des réactions (hargneuses) à la critique écologique, chez les responsables socialistes et chez les capitalistes ; correspondant à l’absence ◀de▶ toute différence entre la pollution produite par l’industrie socialiste à l’Est et par l’industrie capitaliste à l’Ouest.
Ce que Marx a bien vu, presque seul ◀de▶ son temps, c’est que le mal qu’on fait à l’homme des villes, on le fait aussi nécessairement à l’agriculteur et à sa terre, par une seule et même procédure ◀d’▶exploitation, ruinant aussi « la circulation matérielle entre l’homme et la terre » dans les campagnes.
Je trouve un raisonnement de même forme chez le psychiatre H. Ellenberger, qui nous dit avoir observé que la manière dont l’homme traite les animaux, annonce la manière dont il va traiter les hommes : camps pour cages et destructions ◀d’▶espèces animales pour « nouvelles politiques ◀de▶ peuplement », comme l’URSS les a pratiquées sous Staline. La vérité frappante ◀de▶ cette remarque est avant tout ◀d’▶ordre psychologique, mais telle est bien aussi la vraie portée ◀de▶ la page ◀de▶ Marx : dans les deux cas, il ne s’agit que ◀d’▶attitudes ◀de▶ l’homme et ◀de▶ leurs suites : tout en dépend, et d’abord notre avenir.
Si nous ne retrouvons pas le secret perdu du respect ◀de▶ la ◀vie▶ sous toutes ses formes, nous ne trouverons pas non plus ◀de▶ solutions à la crise mondiale qui sévit : car elle est née ◀d’▶une mauvaise attitude ◀de▶ l’homme vis-à-vis de la nature, résultant ◀d’▶un mauvais régime des relations entre les hommes dans la cité. Tout cela se tient, organiquement, profondément. La destruction des lions, des baleines et des phoques pour un profit borné relève ◀de▶ la même mentalité et recourt aux mêmes arguments qui ont toujours tenté ◀de▶ justifier l’esclavage et la guerre, et qui peuvent provoquer dans l’ère atomique la destruction ◀de▶ notre espèce. Ceux qui luttent contre la tuerie des bébés phoques savent qu’ils luttent pour l’avenir des bébés ◀d’▶hommes.
L’épuisement des ressources « au rythme actuel »
Sur les délais ◀d’▶épuisement des principaux minerais et des hydrocarbures, les « sources autorisées » varient très largement. Les unes s’en tiennent dans leurs estimations aux réserves connues et ◀d’▶une teneur « rentable » en fonction des techniques actuelles. Les autres essaient ◀de▶ prendre en compte les gisements et les techniques encore à découvrir. Mais tous supposent que sont stabilisés les rythmes actuels ◀de▶ la croissance, tant de la population occidentale que des taux ◀de▶ consommation. « Autrement, comment calculer18 ? » Et tous, prévoient à plus ou moins long terme l’épuisement ◀de▶ ce qui alimente nos industries : combustibles ◀de▶ toute nature, fer, métaux non ferreux, métaux précieux. Qu’il nous reste du fer pour 64 ans, ou 173, ou 380 ; ◀de▶ l’or pour 9 ou 30 ans, du zinc pour 11 ou 50 ans, du cuivre pour 21 ou 48 ans, et ◀de▶ l’aluminium pour 31 ou 160 ans ; que le pétrole existant et à trouver sous les mers soit épuisé dans vingt ans ou dans cent ans selon les auteurs, voilà qui importe moins que le fait peu contestable « qu’au rythme actuel ◀de▶ croissance des besoins », les réserves ◀de▶ tout sont condamnées à terme.
« Changer ◀de▶ rythme » est la seule solution qui paraisse à la fois raisonnable et possible. Mais les économistes partisans ◀de▶ la croissance et les fonctionnaires des grandes sociétés industrielles se voilent la face.
En voici un qui nous déclare (mais sans publier son dossier) que les réserves existantes ◀de▶ pétrole et ◀de▶ charbon permettraient ◀de▶ satisfaire pendant quarante ans les besoins ◀de▶ 10 milliards ◀d’▶hommes ayant un niveau ◀de▶ consommation double ◀de▶ celui actuellement atteint aux États-Unis (où il est environ sept fois supérieur à la moyenne mondiale). Il ajoute que des « réacteurs rapides, utilisant les matières premières actuellement connues, permettraient ◀de▶ satisfaire les mêmes besoins pendant un million ◀d’▶années ». Cette rêverie, si elle se réalisait, nous plongerait dans le cauchemar sans fin ◀d’▶une consommation forcenée et ◀d’▶une pollution démentielle. Comment expliquer ces propos, sinon par la remarque fameuse ◀de▶ Valéry sur l’espoir, qui est « méfiance réflexe à l’égard de nos prévisions ».
Mais en voici un autre qui suppute simplement les quantités ◀de▶ métaux que la Terre contient, et les transforme en minerai. Cette opération magique lui permet ◀d’▶affirmer qu’il nous reste du cuivre et du zinc non pas pour deux et six dizaines ◀d’▶années, mais bien pour deux et six millions ◀d’▶années19. Nous ne serons plus là, ni lui, pour vérifier.
Paul Valéry disait encore à ce propos : « On se réfugie dans ce qu’on ignore. On s’y cache ◀de▶ ce qu’on sait. L’inconnu est l’espoir ◀de▶ l’espoir. »
Vérifiant mes données sur une douzaine ◀d’▶auteurs ◀d’▶écoles diverses je lis, d’une part, que les réserves ◀de▶ pétrole seront épuisées dans vingt ans et, d’autre part, « qu’elles sont pratiquement inépuisables, en dépit des théoriciens ◀de▶ l’Apocalypse ». Mais dans le journal ◀de▶ ce matin : « Il ne reste au monde que huit ans pour se préparer à faire face à une diminution ◀de▶ la production mondiale du pétrole. Tel est l’avertissement lancé hier par M. H. R. Warman, directeur ◀de▶ la prospection ◀de▶ British Petroleum. Selon ses estimations, la production commencera en fait à diminuer dans dix ans, mais la perspective ◀de▶ l’épuisement des gisements obligera les pays consommateurs à réduire leur consommation dans huit ans. Il n’y a donc pas ◀de▶ temps à perdre pour préparer d’autres sources ◀d’▶énergie. » (On sait que les grands pétroliers investissent généreusement dans la construction des centrales nucléaires, mais aussi dans les vieilles mines ◀de▶ charbon !)
Depuis une trentaine ◀d’▶années, les pronostics sont régulièrement démentis, en ce sens que tout va plus vite qu’on ne le craignait (pollution) et moins vite qu’on ne l’espérait (automation). Mais toute « tendance dominante » peut s’inverser à tout moment, qu’on ne l’oublie pas ! Ce que nous constatons, c’est qu’elle ne l’a pas fait, ◀de▶ mémoire ◀de▶ futurologue. Mais Fontenelle déjà nous avait avertis : « ◀De▶ mémoire ◀de▶ rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier. » Et cette fable arabe m’enchante : « On n’a jamais vu un aussi bel été ! disait le petit renard qui était né au mois ◀de▶ mars. »
Le problème des eaux, par exemple
« Il est fort possible qu’à la fin du siècle, le problème ◀de▶ l’eau pure et abondante dépasse en importance tous les autres problèmes », écrit Dennis Gabor20.
Pourquoi ? Parce que les cycles naturels ont été malmenés par ceux qui se sont arrogé le droit ◀de▶ les gérer.
Nous avons laissé l’eau, qui est à tout le monde et « la meilleure des choses au monde » selon Pindare, à la garde, si l’on ose dire, ◀de▶ nos États, c’est-à-dire ◀de▶ leurs fonctionnaires. Les États n’y ont vu, comme dans tout, qu’une occasion nouvelle ◀de▶ servir leur prestige et pas du tout le genre humain. Il arrive que le chef ◀d’▶un État ait — ou adopte — une grande idée : canal, barrage, ou réseau ◀d’▶autoroutes, fusées planétaires ou force ◀de▶ frappe — équivalents modernes des Pyramides, ◀de▶ la Muraille ◀de▶ Chine ou du Palais ◀de▶ Versailles. Les « grands travaux » renforcent l’unité nationale, ils impressionnent l’étranger, ils coûtent très cher, ce qui peut attirer le grand capital ou « l’aide généreuse » ◀d’▶une puissance, et ils porteront le nom ◀de▶ leur initiateur. Décision prise, on la fait « étudier ». Les fonctionnaires chargés ◀de▶ l’exécuter n’y entendent goutte, mais ils disposent ◀d’▶experts « compréhensifs ». Pas question ◀d’▶évaluer l’entreprise sur ses mérites réels, bien entendu, ni ◀de▶ la déconseiller si elle est trop risquée, mais seulement ◀de▶ traduire l’idée du chef en langage ◀d’▶ingénieurs et en programmes techniques. Ceux qui veulent ne savent pas, ceux qui savent font ce qu’on veut. Et cela donne le barrage ◀d’▶Assouan. Aujourd’hui, l’Égypte demande à l’Unesco ◀d’▶étudier ◀d’▶urgence ses conséquences néfastes. Il retient, en effet, 110 millions ◀de▶ tonnes ◀d’▶alluvions qui auparavant allaient consolider les côtes ◀de▶ l’Égypte (désormais « avalées par la mer »), ou formaient des masses ◀d’▶eaux boueuses où les sardines foisonnaient et un tapis favorable à la ◀vie▶ des crustacés (désormais, ruine des pêcheurs israéliens). Le taux ◀de▶ salinité ◀de▶ la Méditerranée orientale augmente, avec des conséquences désastreuses pour l’ensemble ◀de▶ la faune. Le lac Nasser, formé par le barrage, menace ◀de▶ malaria deux millions ◀de▶ Nubiens. La bilharziose fait des ravages dans toute la vallée du Nil. Enfin, les temples ◀d’▶Abou Simbel, déplacés à grands frais sur une falaise élevée, sont érodés par les vents ◀de▶ sable, rongés par l’humidité, et menacés ◀de▶ disparaître définitivement.
À quoi s’ajoute la constatation (humiliante pour ceux qui avaient « étudié très sérieusement le problème ») que l’évaporation des eaux retenues sur une centaine ◀de▶ kilomètres diminue fortement le rendement du barrage.
Ainsi, partout, l’État-nation et les grandes industries qu’il laisse agir, parce qu’il y trouve intérêt et prestige, sont en train de porter les atteintes les plus graves au cycle hydrologique mondial, tant par la pollution qu’ils tolèrent ou fomentent, que par toutes sortes ◀d’▶interventions irresponsables, barrages et canaux mal étudiés (à trop court terme et hors des cycles écologiques), déboisements inconsidérés, dans l’ignorance ◀de▶ ce qu’une forêt retient autant ◀d’▶eau qu’un lac, en sorte que sa transformation en papier ◀de▶ journal, par exemple, accélère le cycle ◀de▶ l’eau et le rend irrégulier. Mais il y a plus.
Toutes les eaux ◀de▶ la terre vont à la mer, et lui apportent fidèlement nos déchets, dont 100 000 tonnes ◀de▶ DDT par an. La mer peut en mourir assez vite. Or, les algues marines fabriquent plus des deux tiers ◀de▶ l’oxygène qui rend l’atmosphère respirable. Le pétrole tue ces algues et nous asphyxiera, si cela dure. De plus, la très mince couche ◀de▶ mazout répandue par les cargos qui « se lavent » en mer malgré toutes les interdictions, diminue l’évaporation des océans ◀de▶ 5 % peut-être, ce qui paraît bien peu, mais sous certains climats, cela peut faire la différence entre une récolte normale et la famine. Le plomb et le mercure s’accumulent rapidement sur la calotte glaciaire du Groenland et dans nos conserves ◀de▶ poissons, comme ils le firent naguère à Minamata. Déjà la mer Baltique se meurt : les déchets qu’on y injecte chassent l’oxygène, asphyxient la faune maritime. Un accident du type Torrey Canyon, survenant à un pétrolier ◀de▶ 500 000 ou ◀de▶ 1 million ◀de▶ tonnes, comme on en construit au Japon, tuerait ◀de▶ la même manière la Méditerranée.
Les eaux douces ne sont pas mieux traitées. Grands lacs américains et suisses pollués à mort ou agonisants (il y a déjà autant ◀de▶ mercure dans les eaux profondes du Léman qu’au fond ◀de▶ la baie de Minamata), rivières empoisonnées par des usines chimiques, et déjà la Hollande en est réduite à importer son eau potable ◀de▶ Norvège. Faudra-t-il faire fondre un iceberg pour abreuver Amsterdam et Leyden ? On étudie l’affaire très sérieusement. La luxueuse Californie et la pauvre Amérique latine sont l’une comme l’autre en crise ◀d’▶eau buvable.
« Au rythme actuel » ◀de▶ la croissance démographique et ◀de▶ la pollution universelle, il faut prévoir que l’eau utile, c’est-à-dire celle que l’on peut boire et celle qui nous permet ◀de▶ respirer, manquera partout dans moins ◀de▶ quatre-vingts ans.
Épuisement des ressources et pollution vont donc ◀de▶ pair et l’un pousse l’autre. Qu’on n’oublie pas, au reste, que l’eau des océans, des mers, des lacs, des nuées et des calottes polaires ne représente pas davantage sur notre globe qu’une seule goutte sur une orange…
Il n’y a ◀d’▶« impératifs » que ◀de▶ la nature
J’appellerai maintenant pollution non seulement ce qui salit, mais ce qui est impropre aux êtres, aux choses et aux processus biologiques, et leur est brutalement imposé. Ou encore : tout ce qui fausse ou fixe un équilibre écologique, ou bloque un cycle naturel, ou au contraire l’ouvre indûment. Pas seulement ces épaisses fumées noires ou sulfureuses auxquelles le mot ◀de▶ pollution fait penser d’abord, mais aussi l’excès même des choses bonnes en soi et nécessaires : trop ◀de▶ gens dans des villes trop grandes, trop ◀de▶ bruit, trop ◀d’▶excitations, trop ◀d’▶informations assaillantes, trop ◀de▶ besoins induits par trop ◀de▶ publicité ; mais aussi les monocultures qui épuisent un sol, les motocultures abusives qui créent le désert, les déboisements, le bétonnage universel.
À cette œuvre du diable faite par les mains ◀de▶ l’homme tout collabore dans notre société, où toute chose même excellente devient polluante, quelles que soient sa nature et sa destination : pas seulement l’industrie chimique avec ses gros déchets puants, mais les techniques ◀de▶ pointe réputées subtiles. Pas seulement les taudis et favelas, mais l’urbanisme ◀d’▶avant-garde et Brasilia. Pas seulement les « nuisibles », mais les pesticides qui les combattent. Pas seulement les poisons, propagandes et drogues que tous dénoncent, mais la fertilité incontrôlée, que le pape bénit. Et, enfin, l’homme lui-même, polluant majeur pour l’homme, par le détour ◀de▶ la nature ou sans détour, l’homme qui vous souffle sa fumée en plein visage, qui refuse ◀d’▶abaisser sa « tonalité » dans la pièce voisine, qui viole par les échappements libres ◀de▶ sa moto ou ◀de▶ son agressivité publicitaire le territoire ◀de▶ votre intimité, et ce ne sont là que nuisances passagères (tournez le bouton, bouchez-vous les oreilles), simples images et paraboles des atteintes combien plus durables que l’homme peut désormais porter à l’homme au moyen de la radio, ◀de▶ la TV et du conditionnement délibéré qui entend réduire l’individu à s’adapter, sans plus de résistance instinctive ni ◀de▶ rébellion instantanée ◀de▶ l’esprit, aux « fatalités » les plus sottes, présentées par l’État, le Parti, ou l’Argent comme les « impératifs du Progrès ».
Or, sachez-le, et cette phrase-là est répétée à chaque page ◀de▶ cet ouvrage, expressément, implicitement, ou en filigrane : il n’y a ◀d’▶impératifs que ◀de▶ la nature, non ◀de▶ la technique ; des conditions ◀de▶ la ◀vie▶, non ◀de▶ l’économie ; et du Désir ◀de▶ l’homme, non ◀de▶ votre profit.
L’homme qui se laisse manipuler système nerveux, moelle et néocortex, atteint le dernier degré ◀de▶ la pollution : il est exproprié ◀de▶ soi, et menacé ◀de▶ désintégration du noyau ◀de▶ ce qui lui était propre.
II s’ensuit que la lutte contre la pollution conduit à remettre en question le système ◀de▶ la société occidentale (que tous les peuples ◀de▶ la Terre copient, même et surtout quand ils l’insultent) et notamment les vraies finalités ◀de▶ ce que l’on nomme la société ◀de▶ consommation. (A-t-on remarqué que cette expression est la définition même du troupeau ?) Mais il s’agit surtout ◀d’▶une société ◀de▶ croissance à tout prix, et donc ◀de▶ pollution.
Lutter contre la pollution, je le vois tous les jours autour de moi, c’est retrouver dans leur genèse les problèmes concrets ◀de▶ la cité, les points ◀d’▶application, les structures ou « intrigues » ◀de▶ toute action civique, responsable. Le civisme commence au respect des forêts.
Je ne vais donc pas décrire et dénoncer, après cent autres qui l’ont si bien fait, les formes infinies ◀de▶ la pollution. Je ne parlerai pas des nuisances réductibles, ou même déjà réduites dans quelques cas, dont le plus connu est celui du smog londonien. J’évoquerai les seules formes ◀de▶ pollution probablement ou certainement irréversibles, celles qui peuvent affecter la survie ◀de▶ l’espèce, et appellent donc une politique globale ◀de▶ toute urgence. J’essaierai ◀de▶ montrer que leurs causes principales sont « en système », et ◀de▶ déceler ce qui fait obstacle à leur réduction immédiate.
La pollution la plus grave, après celle ◀de▶ l’eau, est celle ◀de▶ l’alimentation, qui dépend pour une large part du cycle hydrographique. Les sécheresses produisent les famines tout comme les crues du Nil produisaient l’abondance avant le barrage ◀d’▶Assouan. Par les eaux polluées viennent les épidémies, la peste médiévale et le choléra moderne, l’hépatite infectieuse, les maladies ◀de▶ la peau… Les 100 tonnes ◀de▶ DDT déversées annuellement dans les océans nous reviennent dans la chair des poissons, qui nourrit en partie le bétail, que nous mangeons. Ainsi, le DDT s’installe dans l’organisme humain, dont il attaque le système nerveux21.
Déjà « la faim dans le monde » est une rubrique régulière ◀de▶ la grande presse : on sent qu’elle est devenue chronique et l’on annonce qu’elle ne peut que s’étendre puisqu’elle résulte ◀de▶ plusieurs facteurs que nous ne savons plus contrôler isolément et encore moins en synergie. La pollution ◀de▶ l’air et celle des eaux par l’industrie menacent ◀de▶ cumuler leurs effets nocifs sur l’alimentation ◀de▶ l’humanité future. Le mazout répandu sur « l’océan mondial » (comme disent les savants soviétiques, et ils ont raison, car il occupe à peu près 68 % ◀de▶ la surface ◀de▶ la planète), non seulement peut causer des sécheresses désastreuses (on l’a vu au Sahel), mais en tuant le phytoplancton, compromet la source principale ◀de▶ l’alimentation ◀de▶ fortune que certains, il y a peu, envisageaient pour l’an 2000. D’autre part, la combustion du mazout pourrait amener, par l’effet des nappes ◀de▶ CO2 qui s’en dégagent, un réchauffement moyen ◀de▶ l’atmosphère — deux degrés suffiraient — capable ◀de▶ faire fondre les glaces du pôle arctique — certains craignent déjà qu’elles ne glissent dans les mers ! — élevant ◀de▶ plusieurs mètres le niveau océanique, et déclenchant l’équivalent au ralenti ◀d’▶un raz ◀de▶ marée universel qui engloutirait ◀d’▶immenses terres arables, les vignobles, et presque toutes les plus grandes villes du globe.
Voilà notre homme ◀de▶ l’An 2000 : sans eau potable, sans pain, sans vin, et privé même du comprimé ◀d’▶algues marines en guise de steak qu’on lui avait promis dès les années 1950.
« La Technologie arrangera cela »
On nous assure maintenant que la Technologie arrangera cela, puisqu’elle y pense déjà, et qu’elle peut tout.
On sait que la Technologie est un concept sacré pour l’Amérique moderne — celle qui commence à Benjamin Franklin — et pour une foule immense ◀de▶ suiveurs excités qui se croient l’avant-garde en Europe, en Afrique, en Asie et en URSS (mais pas en Chine). On sait moins que ce concept signifie technique plus idéologie ou mythe occidental ◀de▶ la technique.
Selon Dennis Gabor, la première loi ◀de▶ la Technologie s’énonce ainsi : « Tout ce qui peut être fait le sera. » C’est le jugement le plus pessimiste qu’on ait jamais porté sur notre société, car ainsi que Gabor le précise aussitôt, « le (soi-disant) progrès applique ◀de▶ nouvelles techniques et crée ◀de▶ nouvelles industries sans savoir si elles sont souhaitables ou non ».
Et l’on vient de voir ce qu’il en est au xxe siècle ! Face à cet embarras indiscutable (que j’appelle crise), l’idée s’est répandue dans les milieux ◀de▶ la droite éclairée et dynamique (industriels et technocrates à l’Ouest, dirigeants communistes à l’Est) que le « progrès technologique » lui-même sera seul capable ◀de▶ remédier aux méfaits ◀de▶ la technique ◀d’▶hier, lui seul et non les « jérémiades des obsédés ◀de▶ la pollution », ni les « recettes ◀de▶ bonne femme des écologistes ». Ainsi répètent les chroniqueurs et les ministres qui se recyclent dans les nouveaux clichés — ma définition ◀de▶ la ◀mode▶. Je crains qu’il s’agisse ◀d’▶un sophisme que beaucoup de gens approuvent par simple étourderie.
Pour qu’il y ait progrès mesurable, il faudrait qu’il y ait d’abord une orientation générale, et surtout des fins déclarées : il s’agirait alors ◀de▶ démontrer qu’on s’en rapproche. Sinon, comment savoir que l’on ne régresse pas ? « Plus » ◀de▶ technique ne veut rien dire. C’est ◀d’▶une « meilleure » technique qu’on attend le salut. Mais par quoi mesurer ce mieux ? Par le rendement accru ? La rentabilité, la productivité, ou la vitesse accrues ? Partant ◀d’▶une crise, vous ne feriez qu’aggraver le mal. Ou par la réduction du gaspillage des ressources non renouvelables et des effets polluants ? À la bonne heure ! Mais l’inconvénient ◀de▶ la technique est qu’elle exige pour chaque innovation une dépense ◀de▶ travail, ◀de▶ temps et ◀d’▶énergie telle que c’est vous qui allez bientôt me dire que la « meilleure » technique coûtera trop cher !
Mais voyons le nœud du sophisme. Ceux qui proposent ◀d’▶en appeler ◀d’▶une technique peut-être mal réglée à une technologie mieux informée, sont ceux qui refusent en vérité ◀de▶ changer ◀de▶ plan et ◀de▶ présupposés, et ◀de▶ se tourner vers une société qui serve d’autres fins que les impératifs (allégués) ◀de▶ la technique.
Que signifie impératif dans ce contexte ? C’est, le plus souvent, l’impérieuse volonté ◀d’▶une société privée ou ◀d’▶un service ◀d’▶État qui se déguise en loi économique ou en nécessité technique.
On dirait que tout le monde le sait, mais que personne ne s’en offusque. Invoquer des « ennuis techniques » ou prétexter les « exigences ◀de▶ la technique » est devenu la forme la plus courante ◀de▶ l’excuse hypocrite qui passe le mieux, même (ou surtout ?) auprès ◀d’▶un « public averti ». On est en droit ◀de▶ généraliser l’observation.
En fait, il ne saurait y avoir ◀d’▶impératifs ◀de▶ la technique que par rapport à la technique elle-même. (Par exemple, il faudrait recourir à l’énergie tirée ◀de▶ la fission nucléaire pour développer les techniques permettant ◀d’▶exploiter l’énergie ◀de▶ fusion.) Il n’y a donc ◀d’▶« impératifs techniques » que dans un monde où la croissance technologique est tenue pour impérative — parce que sans elle, point ◀de▶ croissance industrielle, sans quoi point ◀de▶ croissance du PNB, sans quoi l’État risque une baisse ◀de▶ prestige… Dans un tel monde, toute innovation technique servira fatalement les causes mêmes du mal, fût-elle capable ◀d’▶en atténuer ici ou là, voire ◀d’▶en éliminer pour un temps les symptômes. Une technologie plus poussée ne résoudrait rien par elle-même, tendrait même à tout aggraver. En bref, elle ne pourrait améliorer quoi que ce soit, sinon dans un monde justement où elle ne serait plus impérative : dans un monde qui se serait donné d’autres finalités que celle ◀de▶ la croissance et tiendrait compte, en conséquence, des seuls impératifs réels, qui sont, dans l’ordre matériel, les limites ◀de▶ la Terre et ◀de▶ ses ressources non renouvelables, dans l’ordre moral et spirituel, le respect ◀de▶ la personne ◀d’▶autrui comme ◀de▶ la mienne.
Tous les autres « impératifs » que l’on invoque n’étant que boniments ◀de▶ vendeurs, épouvantails à moineaux, hypocrisies en service commandé ou mensonges délibérés — masques et alibis ◀d’▶une volonté ◀de▶ puissance qui voudrait s’exercer sans s’avouer, parce qu’elle se fait peur à elle-même.
La technique n’est pas neutre dans notre société
— Croyez-vous donc la technique mauvaise en soi ?
— Non, mais quand je prétends que l’avenir est notre affaire, cela veut dire en particulier que nous devons adapter la technique à nos fins, et non l’inverse, qui serait ◀d’▶adapter nos besoins aux prévisions (d’ailleurs contradictoires) des techniciens et des futurologues employés par les grandes sociétés industrielles. Pas question « ◀d’▶adapter Paris à l’automobile » comme le demandait naguère le deuxième président ◀de▶ la Ve République ; mais, au contraire, ◀de▶ protéger Paris, ses habitants et sa nature, contre l’automobile polluante. Il n’y a pas « ◀d’▶impératifs techniques » en soi, ce n’est pas vrai. Nous pourrions nous passer ◀de▶ bombes atomiques et même ◀de▶ centrales nucléaires sans dommages, au contraire, pour le bonheur des hommes, mais la faune ◀d’▶une rivière ne peut survivre si les rejets ◀d’▶une centrale nucléaire chauffent l’eau à plus ◀de▶ 35°.
— Neutre et indifférente en soi, bien sûr, puisque ses moyens ◀de▶ mesure n’enregistrent pas les valeurs, elle n’en reste pas moins une invention ◀de▶ l’homme. Or, dès son origine, dans sa genèse mythique, je la vois liée à l’agressivité humaine : ce vol du feu par Prométhée, qui en est si cruellement puni par les dieux, ces garants jaloux des « équilibres naturels », ou des « conditions éternelles que met la nature à la fertilité durable du sol », comme disait Marx. Voilà qui signifie que l’homme a ressenti ses premières réussites techniques comme dérangeant à son profit ce qu’il tient pour « l’ordre du monde ». Cette action risquée crée une dette, une culpabilité qui appelle réparation, et un remords à peu près inconscient mais qui ronge l’âme : l’aigle du mythe, sans relâche, attaque le foie ◀de▶ Prométhée22.
— Pourtant nos techniciens, technologues, technocrates aux cheveux courts, au parler bref, aux gestes nets, me paraissent moins sensibles, côté foie, que vos collègues des « sciences humaines », sociologues, psychologues, politologues, tous plus ou moins contestataires, plutôt soucieux…
— Il est vrai. La technique est devenue infiniment plus efficace que tout ce qu’on peut penser, imaginer, sentir. Elle se prête à tous nos désirs, ◀d’▶une manière à peu près parfaite, presque insensible. Elle a renforcé nos pulsions par dix avec l’outil, par mille avec la forge, par cent-mille avec les machines et, sans doute, par cent-millions avec l’énergie atomique. Et plus elle est puissante sur la nature, moins l’homme connaît les répercussions à long terme des effets qu’elle produit aujourd’hui au service ◀d’▶une utilité immédiate. Les techniciens, suivis par la grande masse, ont donc beau jeu à se cacher derrière elle ! Ils ne sont responsables ◀de▶ rien : c’est la technique qui veut tout ça, la technique qui les innocente ! Si les choses tournent mal, on dira que c’est la faute du pouvoir, ou du plan, ou du grand capital. S’en remettre à la technique, à ses « impératifs », c’est toujours fuir devant sa liberté et se vouloir irresponsable. C’est supposer un monde où le mal n’existe pas, mais seulement la faute de calcul, « l’incident technique » comme ils disent…
— Vous parliez ◀de▶ culpabilité au sens freudien. Maintenant, vous parlez du mal. Croiriez-vous au péché, comme les chrétiens ◀d’▶antan ?
— Mon péché, c’est le mal en général, dans la mesure où je m’en reconnais le responsable et l’agent.
La technique n’est pas neutre dans notre société, ou pour mieux dire : notre technique n’est pas neutre. Chacun voit qu’elle sert mieux ce qui détruit (comme la guerre), que ce qui valorise et crée la ◀vie▶. Et il n’est pas exact qu’elle soit passive : quand elle se fait elle-même « message » comme la TV selon McLuhan, elle exerce une action polluante, elle interrompt le cycle culturel dévoilement-perception-conscience-rejet ou assimilation, en le bloquant au stade ◀de▶ la perception, sans possibilité ◀de▶ rejet délibéré ni ◀d’▶assimilation réelle. Philip Rieff, sociologue américain, l’a fort bien dit :
Quand on se promène avec un transistor à l’oreille, il n’est plus question ◀de▶ réfléchir ou ◀de▶ méditer en marchant. La place est prise. La ◀vie▶ intérieure se trouve ainsi déplacée, extériorisée et trivialisée ; à mon avis, c’est un exemple caractéristique des effets ◀de▶ la technologie… L’homme creux peut très bien exister ; une société ◀d’▶hommes creux est tout à fait concevable : elle pourrait même être assez bien organisée23.
Ces derniers mots suggèrent que la finalité des mass médias et ◀de▶ la technique en général, aux yeux de l’État qui les monopolise ou subventionne, n’est autre que « l’ordre public », la mise au pas des esprits et des cœurs par conditionnement des réflexes, la prévention des réactions ◀de▶ rejet par substitution progressive du cliché au jugement personnel, en vue de la greffe du cœur nationaliste et ◀de▶ la tripe républicaine qui doit couronner le processus et transformer enfin le citoyen rétif en un parfait assujetti à la Sécurité sociale. C’est le même complexe ◀de▶ Caligula qui incite nos technologues — sans doute inconsciemment — à s’intéresser de plus en plus au problème des organes artificiels, ou artefacts. On tend à la limite à fabriquer l’homme-prothèse.
Conditionné dès la période prénatale, toute trace ◀de▶ différence individuelle évacuée par lavage « à fond » du cerveau, les principaux organes remplacés ou doublés par des appareils impeccables, de même que les échanges organiques par des mécanismes électroniques et le jugement par le programme, l’individu enfin réduit au rôle ◀de▶ support ◀de▶ prothèses, sa prise en charge intégrale par l’État ne présentera plus aucune difficulté. Ni sa parfaite agrégation au « corps social », comme on dira peut-être encore, bien qu’il n’y ait plus ◀de▶ « corps » à proprement parler, mais seulement une technostructure.
Cette utopie n’a ◀d’▶autre sens, ici, que ◀de▶ rendre sensible une tendance très réelle ◀de▶ la technologie complice des États. Le phénomène du rejet marque ici la limite fixée à la technologie par la ◀vie▶ même. Il fait comprendre aussi la révolte des jeunes (mais pas ◀d’▶eux seuls) contre la société qui entend greffer ses « idées » (ou réflexes) et ses « besoins » (ou conditionnements) au plus intime ◀de▶ notre esprit, par exemple au moyen des mass médias, mais aussi par l’école primaire et le service militaire obligatoire.
Quant à l’exemple de celui qui se promène transistor à l’oreille : certains objecteront que grâce aux ondes, tant de gens peuvent apprendre tant de choses. Oui, mais si mal ! Tant de choses dont ils n’ont rien à faire, qui ne répondent à nul désir en eux, même inconscient. Toutefois cet immense déchet s’élimine au fur et à mesure par le jeu ◀de▶ l’oubli et ◀d’▶une anorexie induite par l’excès même et qui empêche le gavage. Bien plus grave est la propension dans le monde des affaires, et les bureaux ◀de▶ l’État, à remplacer par ◀de▶ « l’information traitée » ce qui relevait naguère ◀de▶ l’instinct, des coutumes ou du caractère — tous termes, aujourd’hui, démodés. Il s’agit désormais, et toujours plus souvent, ◀de▶ calculer la décision, au lieu de la prendre à tous risques non sans avoir pesé ces risques, consulté des superstitions très personnelles, ou un ami, ou son conjoint. Pour calculer, il faut un nombre sans cesse croissant ◀d’▶informations, qu’il faudra sans cesse mettre à jour. L’« homme d’affaires » jusqu’à nous avait « du flair », mais nos grands managers ont un ordinateur. Le flair était ◀de▶ l’homme en l’homme et tenait compte ◀de▶ tout ce que l’homme avait acquis : souvenirs ◀d’▶échecs et ◀de▶ succès vécus, culture, éthique, recettes, craintes et désirs, vagues pressentiments et coups ◀de▶ génie. L’ordinateur est extérieur à l’homme et ne tient compte ◀de▶ rien, hors du programme : il est radicalement dépourvu ◀de▶ scrupules. Il faudra lui donner toujours plus ◀d’▶informations variées sans fin, pour que ses analyses systémiques se substituent au « sens ◀de▶ la mesure », cette valeur en elle-même non mesurable, et qu’ils diront illégitime, et que je dis irremplaçable.
La technique n’est pas neutre, il s’en faut, dans le contexte ◀de▶ notre société occidentale. Je viens de rappeler qu’elle sert au mieux ce qui détruit la ◀vie▶. On ne saurait donc s’étonner que ses « percées » coïncident avec nos guerres — je veux dire avec celles des États-nations au xxe siècle.
Entre les armes, la technologie, et le pouvoir, les liens sont étroits et constants, au point qu’on ne sait plus lequel détermine l’autre. Les régimes qui se sont succédé dans notre histoire correspondaient aux armes disponibles en leur temps : flèche et casse-tête des clans et des tribus nomades ; lance, écu et épée du combat singulier ; arquebuses et machines ◀de▶ siège du Moyen Âge féodal ; canons des communes contre la cavalerie des barons, ou l’infanterie bien alignée des princes absolutistes ; mitrailleuses des démocraties contre les armées ◀de▶ métier ; chars et avions des grands États. Aujourd’hui, l’ABC24 des Super-Grands, prévu pour une échelle au moins continentale, ruine les prétentions ◀de▶ nos « souverainetés » (et les efforts pathétiques que la France s’impose pour sa force ◀de▶ frappe ne sont qu’un combat ◀d’▶arrière-garde, fin ◀de▶ partie du stato-nationalisme), tandis que les tactiques et techniques ◀de▶ guérilla ruinent ces mêmes souverainetés par en bas, et pourraient correspondre aux régions autonomes (sinon ce sera purement et simplement le terrorisme et la guerre des gangs).
La technique naît du rêve, donc du désir ◀de▶ l’homme
La technique naît du rêve, il est vrai. Rêve ◀de▶ voler. Rêve ◀d’▶agir, ◀de▶ parler, ou ◀de▶ tuer à grande distance. Rêve ◀d’▶arriver par l’ouest à l’Inde aux cités pavées ◀d’▶or… Mais conçue par le rêve, c’est la guerre qui l’accouche. La technique reste humaine tant qu’elle traduit nos rêves constants. Objectivée, « impérative », elle n’est plus que l’alibi ◀de▶ nos lâchetés, et cache bien mal un nihilisme foncier, celui ◀de▶ tout pouvoir qui se prend pour sa fin.
◀De▶ cette complicité fondamentale entre la guerre et la technique, on connaît vingt illustrations récentes — autos, chars à chenilles, avions, gaz asphyxiants dans la guerre ◀de▶ 14-18 ; radar, cybernétique, fusées, énergie atomique et théorie des jeux dans la guerre ◀de▶ 39-45 ; expériences B et C dans la guerre du Vietnam, études poursuivies dans le plus grand secret sur les inhibiteurs ◀d’▶enzymes, qui seraient capables ◀de▶ détruire sélectivement les hommes ◀d’▶une certaine ethnie (s’alimentant ◀d’▶une certaine manière) ou ◀de▶ stériliser leurs femmes…
Ceux qui poursuivent ces études sont des malades mentaux, nécessairement. Mais il n’est pas jusqu’à la biologie, « science ◀de▶ la ◀vie▶ », qui ne « bénéficie » ◀de▶ tels travaux, consacrés à la mort en masse.
On nous prépare, dans ces laboratoires, une société fondée sur deux castes seulement : celle des manipulateurs, capables ◀de▶ vous vendre copie ◀d’▶homme et pilules ◀de▶ savoir, ◀de▶ mémoire, ◀de▶ plaisir — et celle des manipulés, qui demanderont seulement, au début, si leur metteur en ondes est ◀de▶ droite ou ◀de▶ gauche. On leur répondra ce qu’ils voudront. Il n’y a qu’un parti au pouvoir, celui qui fait parler l’ordinateur. Mais, à l’intérieur de ce parti, c’est un chaos, que reflète fidèlement l’incohérence ◀de▶ cette civilisation : nulle entente sur les fins, au-delà des techniques.
Substituer l’inerte au vivant
Or, la technique ne s’est pas faite toute seule, et n’est pas un démon plus qu’un ange parmi nous. C’est un ensemble non délimité ◀de▶ procédés qui reflètent certaines attitudes et les choix plus ou moins conscients des hommes qui déterminent une société, choix ◀d’▶où celle-ci tire ses vertus comme sa nocivité. Mais tentons ◀de▶ mieux voir d’abord les vrais motifs ◀de▶ la technique, par l’examen ◀de▶ ses effets qui doivent bien en porter les traces.
À le considérer ◀d’▶un œil naïf, dans notre proche environnement — vêtements, maisons et paysages — le progrès techno-scientifique, depuis deux siècles, semble avoir consisté :
— dans le remplacement systématique ◀de▶ substances vivantes, ◀d’▶origine végétale ou animale, par des matières inertes, minérales ou synthétiques : bois par tôle ou ciment, coton par nylon, humus par béton, organes par artefacts, tissus par plastique, etc.
— dans la transformation ◀de▶ produits naturels hautement organisés (comme le pétrole) en déchets grossiers et nocifs comme le SO2, mais surtout le CO2 et le CO, et en chaleur, forme inférieure ◀de▶ l’énergie. Entre le début et le terme ◀de▶ ces opérations, un énorme accroissement ◀de▶ l’entropie, et une considérable agitation. (Vitesse croissante des mouvements mécaniques, déplacements personnels multipliés, transferts ◀d’▶énergie, télécommunications, etc.)
Parce qu’elle joue sur l’inerte, et non sur le vivant, la technique « vérifie » ◀de▶ la sorte, et par tautologie, Marx le matérialiste, pour qui l’événement spirituel n’est que le reflet ◀d’▶un processus physique, et Descartes le mécaniste, dont Marx procède de même que Ford et la grande industrie moderne.
Elle trahit peut-être, en fin de compte, un désir inconscient ◀de▶ substituer, dans le cadre ◀de▶ notre ◀vie▶ pour commencer, des matières pratiquement immortelles au végétal et à l’animal dont la loi ◀de▶ développement inclut la corruption, la biodégradation et la mort. Ainsi, par peur ◀de▶ mourir, choisissons-nous l’inanimé, contre la ◀vie▶ toujours mortelle.
Il en résulte (mais c’était dans leur donnée) que nos techniques actuelles sont comme des dés pipés, dont tous les coups confirment soit le matérialisme, soit les combinaisons précises mais invisibles ◀de▶ l’énergie. Notre technologie est ainsi la figure la plus ressemblante ◀de▶ l’Occident, qui se soucie principalement ◀de▶ la matière et ◀de▶ l’intellect, alors que l’Asie brahmanique et bouddhiste ne se soucie que ◀de▶ l’esprit, et que l’Afrique noire s’exprime par la danse et le rite, dans l’affectivité ou âme, dont tout danseur sait bien qu’elle n’est pas plus intellectuelle que matérielle ou mécanique.
Ainsi s’explique que la technologie tourne mal en Europe, où elle a partie liée avec la guerre, et menace le tiers-monde non seulement dans sa chair, par la famine, mais dans son âme, par tout ce qu’impliquent et transportent nos machines25.
« Miracles ◀de▶ la technique occidentale » ? Non, car elle est encore beaucoup trop chère en coûts humains et naturels, et trop mal adaptée à nos pouvoirs comme à nos véritables besoins. On doute qu’elle soit rentable tous comptes faits, ruineuse comme elle est des ressources terrestres. Ainsi qu’on le voit quand les pays encore épargnés par notre développement industriel, en réclament à leur tour les « bienfaits ». Ces trois quarts ◀de▶ l’humanité, qui en seront demain les cinq sixièmes, ne profiteront jamais ◀de▶ notre développement, parce qu’il n’y a pas assez ◀de▶ pétrole sur la terre, sous la terre, et sous les océans, pour faire marcher cinq fois ou dix fois plus ◀d’▶autos, ◀de▶ camions, ◀de▶ tracteurs et ◀d’▶avions. Nos techniques ◀de▶ transport sont donc mauvaises. Nous n’avons pas voulu calculer la dépense. Nous avons naïvement dilapidé, dans l’euphorie du progrès matériel, un capital donné par la nature, et il n’y a plus, sur toute la Terre, ◀de▶ quoi le refaire.
Il est devenu banal ◀d’▶observer que les inventions techniques vont vite, et que la société s’y adapte très lentement. Il se peut que ce soit là son salut, sa défense la plus efficace contre les séries ◀de▶ conséquences incalculables que déclenche toute application ◀d’▶une nouveauté.
Réciproquement, toutes les fois que notre technique gagne sur l’inertie ◀de▶ nos sociétés, elle perd par rapport à ses propres desseins, à ses motivations inconscientes souvent ; parmi lesquelles je vois le désir ◀de▶ faire faire, ◀de▶ confier le travail humain à des appareillages automatiques, déchargeant l’homme non seulement ◀de▶ l’effort mais ◀de▶ certaines responsabilités, dont celle du choix. Mais, à partir ◀d’▶un certain degré ◀de▶ développement, nos équipements techniques créent, par leur construction et par leur fonctionnement, des effets si importants sur le bilan des ressources ◀de▶ la Terre, sur l’environnement, sur la santé physique et mentale, et sur la politique des États, que nous nous retrouvons chargés, par leur existence même, ◀de▶ responsabilités et ◀de▶ choix ◀d’▶un ordre ◀de▶ grandeur très supérieur.
Trop ◀de▶ voitures allant toujours plus vite produisent embouteillages et immobilité ; trop ◀de▶ concentrations humaines produisent les « foules solitaires » des grandes villes.
Trop ◀de▶ remèdes développent des maladies nouvelles.
Trop ◀de▶ sollicitations divertissantes provoquent l’ennui et peuvent le rendre inguérissable, ce qui est le pire des maux sociaux.
Et chacun voit que l’arme absolue est celle-là même que le pays qui l’invente ne pourra jamais utiliser. Contre un gangster, que faire ◀de▶ ma bombe H ? Contre un État, ce n’est pas mieux : le déclenchement ◀de▶ mes missiles fait tomber ses missiles sur ma tête.
À trop vouloir nous décharger sur la technique ◀de▶ nos choix et ◀de▶ nos responsabilités, nous avons perdu l’insouciance des enfants ◀de▶ Dieu, et nous nous sommes chargés ◀de▶ l’écrasant devoir ◀de▶ choisir notre avenir à tout risque, ou ◀d’▶accepter qu’il soit, à tout calcul, catastrophique.
Le mythe ◀de▶ Prométhée
Le mythe ◀de▶ Prométhée domine l’aventure assumée par notre culture occidentale. J’y trouve la clé ◀de▶ l’anxiété qui sous-tend nos essais ◀de▶ prospective.
Prométhée, comme son nom l’indique en grec, est « celui qui voit ◀d’▶avance », « réfléchit avant ◀d’▶agir », fait ◀de▶ la prospective comme il respire, tandis que son frère Épiméthée voit après coup, et n’arrive à voir vraiment que ce qui est arrivé déjà. Prométhée crée les premiers hommes qui ne sont pas simplement issus du sol comme des légumes, ainsi que cela se passait auparavant. Il les façonne ◀de▶ terre glaise et, pour leur insuffler une âme, vole par ruse le feu ◀de▶ l’Olympe. Notons qu’il ne vole pas l’éclair, feu ◀de▶ la connaissance, ◀de▶ l’illumination instantanée : Zeus, le Père, le garde pour lui. Il vole seulement le feu utilitaire, celui qui permettra notre technologie. Or, Zeus « qui voit très loin » (Zeus euruopé ou Zeus europos 26) — parce qu’il regarde ◀de▶ très haut — sait qu’au-delà des projets à court terme ◀de▶ Prométhée, son entreprise tournera mal. Les hommes qu’il forme ◀de▶ l’argile et dote ◀d’▶une âme aventureuse ne pourront qu’abuser ◀de▶ leurs pouvoirs. Et c’est ce qu’ils font, à peine créés. À tel point que le Père, Zeus, décide ◀de▶ supprimer ce genre humain pétri ◀d’▶argile par Prométhée : il conçoit le projet ◀d’▶un déluge qui anéantira la race perverse et permettra une nouvelle création. Mais Athéna (jouant ici le rôle ◀de▶ la Sophia aeterna dans la gnose27) avertit secrètement Deucalion, le fils unique ◀de▶ Prométhée, et lui commande ◀de▶ construire une arche, grâce à laquelle, avec sa femme Pyrrha, il échappera au désastre total. Tout se passe comme les dieux l’ont prévu et se termine comme dans la Genèse, sauf que c’est le corbeau, non la colombe, qui apporte en son bec un rameau ◀d’▶olivier, amorçant la fin du déluge. La ◀vie▶ repart. Les descendants ◀de▶ Deucalion connaîtront le même sort que ceux ◀de▶ Noé. Deucalion signifie vin nouveau, et l’on sait que Noé était un peu ivrogne. L’humanité nouvelle prend son départ sous ces auspices doublement dionysiaques. Or, toute recherche ◀de▶ l’ivresse trahit une anxiété secrète et n’a peut-être ◀d’▶autre fin que ◀de▶ la faire taire.
Prométhée volant le feu du ciel — le feu utile — mais pas celui ◀de▶ la connaissance — l’éclair ◀de▶ Zeus — inaugure l’humanité technologique, curieuse ◀de▶ tout au point ◀de▶ passer outre aux interdits, ◀de▶ violer les tabous et ◀d’▶ouvrir à tous risques la boîte ◀de▶ Pandore, désobéissance qui correspond à l’acte ◀d’▶Ève croquant la pomme, et qui entraîne les mêmes conséquences selon Hésiode et selon la Genèse : l’homme se voit condamné désormais à gagner son pain à la sueur ◀de▶ son front, la femme à enfanter dans la douleur, tous les deux sont chassés du Jardin, exilés sur une terre « au sol maudit à cause ◀d’▶eux », à cause de leur péché contre l’ordre du monde, qui est aussi la loi du Père, et voués au « retour à la poussière ◀d’▶où ils ont été pris ».
Au jugement des modernes, il va de soi que l’action ◀de▶ Prométhée est celle ◀d’▶un héros. Nous avons perdu le sens ◀de▶ ce qu’il pouvait y avoir ◀de▶ criminel dans le vol du feu. Essayons cependant ◀de▶ nous replacer dans la situation prétechnique.
Les dieux estiment que ce n’est pas l’affaire ◀d’▶un homme — fût-il ◀de▶ la race des Titans, ou ◀de▶ fonction cosmique dominante28, demi-dieu ou seulement « à l’image ◀de▶ Dieu » — que ◀de▶ disposer ◀d’▶une puissance aussi fondamentale que le feu. Car il est incapable ◀de▶ voir ◀d’▶assez haut, donc ◀d’▶assez loin, les conséquences ◀de▶ ses actes créateurs. Zeus, qui est le dieu ◀de▶ la prévision globale déduite des fins ◀de▶ l’évolution, donc le dieu politique par excellence, a pour domaine réservé la stratégie générale du cosmos et du rôle ◀de▶ l’homme dans le cosmos. Il sait que si l’homme s’empare des clés ◀de▶ l’action sur la matière et sur la ◀vie▶, il n’en fera rien ◀de▶ bon en fin de compte — car il ne peut prévoir qu’à brève distance dans le temps ◀de▶ l’histoire et l’espace cosmique. Entraîné, égaré par ses pouvoirs, il perdra donc un jour le sens ◀de▶ la mesure, des limites. Il le pressent d’ailleurs, s’en inquiète sourdement, « se ronge les sangs », comme on dit, se ronge l’âme. Ainsi la torture par l’aigle signifie la souffrance des pulsions animiques prises dans les serres et les lois ◀de▶ la matière inanimée.
Mais n’est-ce pas l’homme lui-même, bénéficiaire — croit-il — du rapt du feu, qui se condamne au dur travail, à la douleur et à la mort violente, mais surtout à l’angoisse ◀d’▶ignorer un avenir dont il est désormais l’auteur ? L’anxiété qu’entretient cette ignorance est née des succès mêmes ◀de▶ la technique. Car l’homme qui veut agir sur la nature, au lieu d’en faire innocemment partie comme en Eden, est incapable ◀de▶ prévoir que telle ◀de▶ ses inventions, mettons l’auto, destinée à la libre errance des jeunes gens sur les routes ◀de▶ campagne, donnera Détroit, les villes irrespirables, puis la puissance des Émirs, une menace mortelle sur Israël, enfin des tonnes ◀de▶ plutonium en l’an 2000, ◀de▶ quoi tuer toute ◀vie▶ sur la Terre29. Qui dit technologie (qui est la constitution ◀d’▶une anti- ou para-nature) dit aventure, incertitude, absence ◀de▶ précédents et ◀de▶ rythmes régulants, orgueil et culpabilité correspondante, presque tout inconsciente chez la plupart et, bien sûr, ◀d’▶autant plus tyrannique.
L’anxiété, l’infarctus et l’ulcère ◀d’▶estomac se développent parmi nous au rythme même des développements ◀de▶ la technologie, et selon les exigences du progrès — ces abstractions divinisées et compulsives.
Si l’on s’en tient au seul domaine technologique, le seul espoir pour notre espèce est dans la « technologie douce ». Mais elle suppose le rejet systématique des conditions mentales dont relève notre technique dure. Le seul espoir, c’est que la technologie se mette à respecter la nature et la ◀vie▶, voire à s’inspirer ◀de▶ leurs lois et à mimer leurs procédés, si loin que nous soyons encore ◀de▶ les comprendre.
Robin Clarke a dressé la liste des paires ◀d’▶oppositions entre communautés utilisant les techniques douces, et sociétés utilisant les techniques dures30. Voici comment je la résume pour ma part. La technique douce est plus près de l’agriculture que ◀de▶ l’industrie lourde ; plus près de l’affectif que ◀de▶ l’abstrait ; pas du tout gaspilleuse ◀d’▶énergie ; intégrée à la nature ; non polluante ; décentralisatrice ; ◀d’▶autant plus efficace que limitée ; plus soucieuse ◀de▶ qualité que ◀de▶ quantité ; et prospérant au mieux dans ◀de▶ « petites unités indépendantes ».
J’ajouterai qu’elle suppose des qualités ◀de▶ gentillesse que les techniciens durs jugent vaines et sans objet. Elle est plus près du cœur et ◀de▶ l’esprit que ◀de▶ l’intellect pur et ◀de▶ ses ordinateurs ; plus près de la Sagesse que du pouvoir.
Car les techniciens durs, nolens volens, sont au service ◀de▶ la grande industrie, laquelle s’oppose « très fermement » aux réductions ◀de▶ pollution exigées par les scientifiques indépendants. Tout doit céder devant les « impératifs » ◀de▶ la croissance »…
Le concept ◀de▶ croissance, depuis un siècle et demi, en tant que référentiel unique ◀de▶ l’industrie (la rentabilité y étant incluse), est une fixation ou un dogme, un axiome ou un postulat, qu’il suffit ◀de▶ mentionner pour mettre fin à toute question, scientifique ou naïve, concernant la nature, les rythmes et les buts ◀de▶ la production industrielle. C’est une rationalisation ◀de▶ la pulsion dite ◀de▶ fuite en avant.
La croissance, religion du monde moderne
La preuve que la croissance est devenue la vraie religion du monde contemporain en tant que monde déchristianisé ou plus généralement despiritualisé, nous l’avons dans les réactions ◀d’▶une rare violence, ◀d’▶une étrange in-intelligence qu’a suscitées à gauche comme à droite la publication ◀d’▶un livre au titre délibérément blasphématoire : Limites à la croissance 31.
Quand les économistes, sociologues, industriels et technocrates du monde entier ont entendu parler pour la première fois ◀de▶ ralentir, ◀de▶ contrôler ou mieux ◀d’▶arrêter la croissance, ils ont tous dit d’abord « Voyons, c’est impossible ! » du ton du père quand son gamin ◀de▶ fils suggère que 2 et 2 pourraient faire 5. Il n’y avait là rien ◀de▶ conforme à ce qu’ils avaient appris et enseignaient encore ; force était donc ◀de▶ traiter les imprudents qui s’en prenaient au dogme ◀d’▶amateurs (quelle horreur ), ◀d’▶idéalistes (pire encore), ou même ◀d’▶autodidactes (on irait jusque-là, s’ils insistaient)32.
Puis les ouvrages ◀de▶ Forrester et celui ◀de▶ Meadows ont paru, faisant le bruit qu’on sait. Le dédain ne suffisait plus. On se mit à chercher, à tout hasard, les moyens ◀de▶ discréditer « l’opération » : complot contre le Prolétariat et le niveau de vie des travailleurs occidentaux ! Complot contre le tiers-monde ! Produit ◀d’▶une « psychose collective ».
Mais les méfaits du « trop fameux rapport » ne font que s’étendre. Il va falloir s’atteler à l’humiliante besogne ◀de▶ réfuter un texte aussi peu « scientifique ». On va donc contester ses chiffres (ce que l’on peut toujours faire sans trop ◀de▶ risques) et les dates avancées (pourtant données comme simples repères, ◀d’▶hypothèses) et les délais ◀d’▶épuisement des ressources (on oppose l’incertain au probable) et le concept même ◀de▶ monde fini (je n’invente pas !33). Dans ces furieuses réfutations c’est la fureur qui m’intéresse, et l’indignation cléricale qui fait soudain balbutier dans l’insulte ◀de▶ brillantes intelligences : c’est qu’on vient de léser le Sacré !
Vraie et fausse croissance
Le rapport dit du MIT succédant au premier rapport Forrester, plus poignant dans sa conclusion34, est sans doute l’ouvrage qui a exercé la plus profonde influence sur la société occidentale ◀de▶ notre siècle : il a démythifié le dogme ◀de▶ la croissance et c’était tout ce que le club de Rome pouvait souhaiter. Qu’il prête à la critique sur bien des points35, qu’il pèche contre la « correction scientifique » en ses détails, voire en sa méthode, m’apparaît sans grande importance au regard du fait qu’il nous a réveillés au bord du gouffre.
Mais comment expliquer la virulence ◀de▶ l’opposition qu’il soulève bien au-delà ◀de▶ l’Établissement industriel (plutôt ◀de▶ droite) et universitaire (franchement ◀de▶ gauche) : chez les leaders syndicalistes et dans le grand public conservateur ?
Cela tient, d’une part, au prestige qu’attachent au terme ◀de▶ croissance tant de millénaires ◀de▶ culture du sol ; d’autre part, à la confusion qui s’opère dans l’esprit des modernes entre la croissance vivante, celle ◀de▶ l’herbe, des arbres, des bêtes et ◀de▶ l’homme, et l’accroissement quantitatif dans la production, les échanges, l’économie en général, et que l’on nomme aujourd’hui « la croissance », par une image aussi trompeuse que plaisante. ◀De▶ telle sorte que ceux qui s’en prennent à « la croissance » au sens ◀d’▶augmentation quantitative sont ressentis comme ennemis ◀de▶ la ◀vie▶, ◀de▶ la croissance biologique au sens premier, et du même coup comme ennemis ◀de▶ l’avenir, car le prestige ◀de▶ la croissance biologique a également contaminé l’idée ◀de▶ progrès.
La vraie croissance a un programme où son épanouissement, son déclin et sa mort se trouvent inscrits. La fausse croissance est sans programme, théoriquement illimitée ; une fois lancée, elle va vers l’entropie croissante, et non pas vers des morts et renaissances. Quand l’idée ◀de▶ programme vient à l’esprit ◀d’▶un expert en marketing, c’est sous la forme ◀d’▶obsolescence planifiée et jamais ◀de▶ maturation. C’est une « idée » commerciale, motivée par le seul désir ◀de▶ profit, et non pas une mesure régulatrice et conservatrice ◀de▶ l’espèce.
Erreur funeste si l’on songe qu’elle contribue à faire perdre aux modernes le sens des processus naturels et des cycles réglant toute chose vivante : germination — éclosion — épanouissement — déclin — mort — décomposition — nouvelle germination… Dans cette suite autoréglée, toute croissance biologique trouve ses limites, qui sont conditions mêmes ◀de▶ la ◀vie▶. Mais les déchets ◀de▶ la production industrielle et ◀de▶ l’obsolescence calculée ne sont pas recyclés par la nature, et seulement dans une faible mesure, par l’industrie. Une machine morte ne devient pas substance ◀de▶ machines neuves. Chaque machine neuve exige son poids ◀de▶ matière première extraite pour elle seule et perdue pour la suite.
Or, là où nul cycle ne se règle par lui-même, toute limite est externe et posée du dehors. Elle est alors obstacle à écarter, ou marque ◀de▶ l’échec final, et non plus condition du projet et cause intrinsèque ◀de▶ la forme qu’il va prendre en se réalisant. Ainsi l’épuisement des ressources terrestres qu’on appelle justement non renouvelables, posera la seule limite infranchissable à notre type ◀de▶ croissance industrielle.
Mais une croissance qui ne peut s’arrêter que par l’épuisement ◀de▶ ce dont elle se nourrit, rien ◀d’▶étonnant si l’homme ◀d’▶aujourd’hui répugne à la concevoir dans sa réalité : elle répond, en effet, à la définition ◀de▶ la croissance cancéreuse.
Je ne suis pas contre la croissance (je ne suis pas cathare dans ce sens). Je propose, au contraire, que l’on s’inspire des lois ◀de▶ la croissance vivante, donc réglée par ses fins particulières dans un ensemble cohérent, autoréglée par sa fonction dans l’économie ◀de▶ la nature ; et cela s’appelle écologie. Mais je crois très urgent ◀de▶ dénoncer les dangers que fait courir à la Terre vivante, donc aussi à l’humanité qui vit en symbiose avec elle, une croissance sans limites, qui n’est en fait qu’une ex-croissance maligne.
Perte du sens des limites
Dans chacun des domaines que nous venons de survoler, nous avons retrouvé la même cause ◀de▶ crise, la perte du sens des limites, conditions nécessaires ◀de▶ toute ◀vie▶, et le refus ◀d’▶envisager à temps que l’illimité ne peut avoir qu’un temps très court dans le monde fini.
La difficulté ◀de▶ réagir et ◀de▶ reprendre en main les commandes tient à ce que l’homme moderne est ◀de▶ moins en moins capable ◀de▶ se limiter volontairement par la seule crainte des risques qu’il fomente. Il attend que des catastrophes arrêtent ici ou là sa course folle, montrant aux survivants (dont il sera, bien sûr !) où était la saine limite outrepassée. Il attend aussi que les pouvoirs imposent des bornes à l’expansion des Autres et délimitent son territoire sécurisant. Il a donc accepté les frontières nationales et il se ferait encore tuer pour elles, en dépit de leur manifeste absurdité. Les jacobins, qui étaient en train de créer l’État-nation contre les petites patries réelles, se devaient aussi ◀de▶ remplacer la notion ◀de▶ limite intrinsèque à tel domaine ◀de▶ l’être ou ◀de▶ l’action, par celle tout arbitraire ◀de▶ frontières étatiques, aussitôt déclarées « naturelles » par antiphrase, alors qu’elles sont en réalité, comme chacun peut le voir, « les résultats des viols répétés ◀de▶ la géographie par l’histoire » comme l’écrit le Prof. J. Ancel.
Or, il était fatal qu’à l’intérieur des frontières stato-nationales uniformément imposées à l’économie et aux ethnies, à la langue officielle, aux gisements du sous-sol et plus tard aux espaces aériens et maritimes, l’on vît se développer très vite des phénomènes aberrants, dont le dernier en date est le culte du PNB.
Un indicateur universel ◀de▶ la croissance : le PNB
Le produit national brut, ou PNB, est un total, obtenu par l’addition des dépenses ◀de▶ consommation, des investissements privés, et des dépenses gouvernementales.
Cette invention anglo-saxonne apparaît dans les années 1920 et 1930, mais ce n’est qu’à partir de son adoption par les Nations unies que son culte a gagné toute la Terre en peu ◀d’▶années, suivant ◀de▶ près la progression épidémique du modèle ◀de▶ l’État-nation dans le tiers-monde.
Indicateur universel ◀de▶ la croissance et paramètre unique du progrès, le PNB définit à lui seul, et beaucoup mieux que la « consommation », l’esprit ◀de▶ notre société occidentale, qu’elle soit d’ailleurs capitaliste ou socialiste, dont il traduit en chiffres et en pourcentages les véritables hiérarchies ◀de▶ valeurs, celles qui sont pratiquées, non proclamées. Dès lors que, par définition, le PNB ne compte que ce qui se paie en argent, il faut bien qu’il mette au sommet la production industrielle, dont la part la plus noble est consacrée aux armes nucléaires — armes ◀de▶ chantage, plus joliment appelées en France « ◀de▶ dissuasion ». Et il faut bien qu’on relègue au plus bas del’échelle — au-dessous du premier barreau — ce qui ne fait pas encore l’objet ◀de▶ transactions onéreuses : l’eau des pluies et des océans, l’air, le silence, la beauté ◀d’▶un paysage, l’aisance à circuler, l’environnement décent et le plaisir au travail créateur, mais aussi le contraire ◀de▶ tous ces biens gratuits à savoir les nuisances qui harassent nos ◀vies▶ et la haine ◀d’▶un labeur privé ◀de▶ sens.
Du seul fait qu’il ne comptabilise rien ◀de▶ tout cela, le PNB habitue les pouvoirs à donner tous leurs soins au coûteux ◀de▶ l’existence, à ce qui coûte cher, mais à négliger le précieux, ce qui nous est cher. Ou encore, dans le conflit qui les oppose, à tricher systématiquement en faveur de la technosphère aux dépens de la biosphère.
On voit bien que le ◀mode▶ ◀de▶ calcul du PNB ne reste pas sans effets sur notre société, ses valeurs et son mode de vie, qu’il était censé refléter. Les économistes ont beau nous déclarer que l’économie n’a rien à voir avec le bonheur des hommes. Elle a beaucoup à voir avec leur malheur, si j’en crois Engels, ou plutôt, si j’en crois mes yeux. Ses principes intangibles et seuls « sérieux » font tout pour entretenir la crise que je décris.
Ainsi le principe sacré ◀de▶ la rentabilité favorise cyniquement la pollution quand un industriel ne peut le respecter qu’en rejetant sur la commune ou sur l’État ses « coûts externes », de manière à garder « privés » les bénéfices mais à socialiser les déficits. Il en va de même, nous l’avons vu, du principe absolu ◀de▶ la croissance sans limites, puis ◀de▶ l’augmentation sans fin du PNB, rapportée à son ◀mode▶ ◀de▶ calcul c’est-à-dire au « progrès » purement quantitatif : le dédain ◀de▶ ce qui n’est pas chiffrable cautionne en fait une échelle ◀de▶ valeurs exclusives ◀d’▶à peu près tout ce qui donne sens et saveur à notre ◀vie▶.
Tout a été dit sur la provocante stupidité qui régit ce ◀mode▶ ◀de▶ comptabilité. On a remarqué que le PNB. s’accroissait ◀de▶ nos malheurs autant que des efforts pour y remédier, si toutefois ils sont rétribués. (Le Bon Samaritain ne serait pas compté dans ce qui permet ◀de▶ mesurer le progrès humain, son action demeurant gratuite.) Il s’accroît, en effet, avec le nombre des victimes ◀de▶ l’auto, du cancer, des maladies ◀de▶ cœur et des psychoses résultant ◀de▶ l’entourage urbain. Car tout cela donne à faire aux médecins, aux hôpitaux, aux assurances, aux carrossiers, et aux entrepreneurs ◀de▶ pompes funèbres. Il s’accroîtra ◀de▶ chaque coulée ◀de▶ béton dévastant un paysage enchanteur, mais aussi des indemnités aux « sinistrés ◀de▶ la route » ou à leurs familles, il s’accroîtra du coût des centrales nucléaires et ◀de▶ quelques accidents majeurs : tout cela paraîtra largement dans le calcul du PNB par habitant, et définira le progrès.
Mieux encore ; on a calculé que le PNB s’accroîtrait de plus ◀d’▶un tiers si toutes les femmes qui font le ménage pour rien, chez elles, allaient le faire moyennant salaire chez leur voisine, à charge ◀de▶ revanche bien entendu ; et si les femmes « honnêtes », qui ne comptent donc pas, se mettaient à faire le trottoir.
En revanche, le PNB décroîtrait aux États-Unis ◀d’▶au moins 10 milliards ◀de▶ dollars par an si l’on tenait compte du coût ◀de▶ la pollution ◀de▶ l’air, qui ne paraît pas dans les statistiques officielles36. Et l’on connaît la remarque ◀de▶ Bertrand de Jouvenel dans sa Proposition à la Commission des comptes ◀de▶ la nation en 1966 : « Selon notre manière ◀de▶ compter, nous nous enrichirions en faisant des Tuileries un parking payant et ◀de▶ Notre-Dame un immeuble ◀de▶ bureaux. » « Généralement, observe le même auteur, parce que la Comptabilité nationale en tous pays est fondée sur les transactions financières, elle ne compte pour rien la nature, à laquelle nous ne devons rien en fait ◀de▶ paiements financiers, mais à laquelle nous devons tout en fait ◀de▶ moyens ◀d’▶existence37. »
Ainsi le « progrès » mesuré sur le PNB par habitant n’est spectaculaire, dans la plupart des cas, que du seul fait que les États additionnent sans scrupules le prix des médicaments payés par les malades au prix des principaux facteurs ◀de▶ maladies, les coûts aux contre-coûts et, finalement, les pertes humaines aux profits matériels. Le PNB n’est pas du tout cet « instrument certes imparfait et qu’il s’agit ◀d’▶améliorer » dont nous parlent ◀de▶ bons apôtres, mais une duperie monumentale, dont on ne peut plus guère douter qu’elle réponde à certaines volontés délibérées.
En effet, le vice majeur du PNB ne réside pas dans le P et le B, comme on le répète, mais dans le N, comme personne n’ose le dire. Je ne lui reproche pas seulement ◀d’▶être un produit fort mal compté, ni ◀d’▶être brut — qui pourrait signifier : non trafiqué — mais d’abord ◀d’▶être national, et ensuite ◀de▶ n’être que cela et ◀de▶ tout ramener à cela seul. Je lui reproche ◀de▶ n’avoir d’autres fins réelles que le prestige national brutal, ni ◀d’▶autre utilité réelle — outre le calcul des cotisations à l’ONU — que ◀de▶ servir ce prestige évalué en termes de finances et ◀d’▶armements, seuls comparables et valables au plan mondial, seuls indicateurs ◀d’▶une croissance qui ne saurait sévir désormais, dans nos pays occidentaux, qu’aux dépens des contribuables et ◀de▶ l’environnement global.
La Terre est devenue trop petite, trop peuplée et trop bien quadrillée par les polices, les douanes et les armées ◀de▶ 175 États-nations pour qu’aucun ◀de▶ nos pays puisse encore entretenir l’illusion ◀d’▶une percée ◀de▶ croissance réussie aux dépens d’autres pays, notamment du tiers-monde. C’est pourtant dans ce genre ◀d’▶illusion qu’a pris naissance la notion ◀de▶ croissance indéfinie du PNB. Utopie analogue à celle qui rêve que la balance commerciale devienne un beau jour positive dans tous les États ◀de▶ notre Monde, c’est-à-dire que la somme des exportations excède la somme des importations. Quand l’un ou l’autre ◀de▶ nos États-nations, au nom de la sacro-sainte souveraineté nationale, décide ◀de▶ se libérer ◀de▶ toute « dépendance ◀de▶ l’étranger » pour tel produit intéressant la Défense nationale — pétrole arabe pour les Américains, bauxite australienne pour les Français — il ne reste qu’à passer outre aux mesures que venaient ◀d’▶arracher des défenseurs ◀de▶ l’environnement, à reprendre l’exploitation des mines à « ciel ouvert » et le pipe-line ◀de▶ l’Alaska, à pousser les centrales nucléaires, et à faire éventrer le site des Baux-de-Provence.
La politique ◀de▶ croissance matérielle que pratiquent nos gouvernements a pour effet inévitable ◀d’▶occulter ce qui ne saurait être compté dans le PNB. Ainsi l’attention du public, mais aussi ◀de▶ la plupart de nos économistes s’est laissé détourner des réalités humaines non nationales, sacrifiées à la seule croissance. Et voilà le principe même des crises dont nous souffrons et dont le système constitue la grande crise que je vais achever ◀de▶ décrire.