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La clé du système ou l’▶État-nation
◀La▶ clé
◀La▶ crise ◀de▶ ◀l’▶Occident mondial a pour caractère spécifique ◀de▶ résulter non ◀de▶ ◀l’▶échec mais ◀de▶ ◀la▶ réalisation ◀de▶ ◀l’▶utopie industrielle, ◀de▶ moins en moins gênée par ◀les▶ freins naturels et humains.
Ces freins étaient ◀la▶ pénurie et ◀la▶ coutume, ◀l’▶autonomie civique et ◀le▶ goût ◀d’▶être libre, ◀la▶ peur aussi ◀de▶ ◀la▶ révolte sociale. Ils ont sauté l’un après l’autre. ◀La▶ Grande Machine part en roue libre vers ◀les▶ catastrophes.
◀La▶ crise dont j’ai décrit ◀le▶ système n’est pas celle du capitalisme ni davantage du communisme, et encore moins du socialisme libertaire. C’est ◀la▶ crise ◀de▶ ◀la▶ puissance (matérielle et mythique à la fois) en vue de ◀la▶ guerre, crise ◀de▶ ◀la▶ religion commune aux trois systèmes.
Son moteur n’est pas ◀le▶ profit comme on voudrait nous ◀le▶ faire croire, par un leurre qui arrange bien ◀la▶ gauche traditionnelle (seuls ◀les▶ gauchistes ◀le▶ dénoncent). C’est plutôt ◀le▶ respect religieux des sciences physiques, des sciences chimiques, et des prétendues lois économiques, sources ◀de▶ ◀la▶ puissance et ◀de▶ ◀la▶ sécurité.
◀L’▶homme est en train de faire mourir ◀la▶ Terre sensible. C’est une sombre histoire très lente en ses débuts, mais tout ◀d’▶un coup ◀la▶ crise est là. Cela commence avec ◀le▶ siècle qui voit ◀la▶ formation ◀de▶ ◀l’▶industrie et des nations étatisées ; se poursuit à travers ◀la▶ croissance industrielle, ◀l’▶exploitation têtue, naïve, aveugle des ressources naturelles qu’on croit illimitées. Cela se développe au xxe siècle avec ◀la▶ pollution ◀de▶ ◀l’▶air, des eaux, des plantes, ◀de▶ ◀l’▶humus et des mers, par ◀les▶ effets combinés ◀de▶ ◀l’▶industrie, ◀de▶ ◀la▶ population mondiale doublée et du surarmement délirant. ◀Le▶ gaspillage érigé en principe du commerce, ◀les▶ entassements mégalopolitains, destructeurs ◀de▶ communauté, ◀la▶ terreur permanente au sein de ◀la▶ paix des lâches : beaux résultats !
Qui était donc ◀le▶ gérant ?
◀La▶ réponse est dangereusement simple. ◀Les▶ responsables sont ◀les▶ États-nations nés et multipliés durant cette même période.
Ce sont eux, et eux seuls, qui ont géré ◀la▶ Terre. Qui s’en sont octroyé ◀le▶ droit. Eux seuls qui en avaient ◀les▶ moyens.
Ils ont géré (et détruit) ses ressources en vue de leur seule puissance et ◀de▶ leur seul prestige ; en vue de ◀la▶ guerre, dont tous sont nés. Ils se sont emparés méthodiquement ◀de▶ ◀l’▶économie industrielle du xixe siècle, comme ils ◀l’▶avaient fait ◀de▶ ◀l’▶économie mercantile sous ◀les▶ monarchies absolues. Ils ont développé cette industrie en lui offrant des marchés nationaux et, du même coup, ◀l’▶ont enfermée dans ◀le▶ cadre ◀de▶ leur souveraineté. Ils en ont fait par ◀les▶ impôts ◀de▶ toute nature, ◀la▶ source principale ◀de▶ leur richesse ; ils ◀l’▶ont ◀d’▶autant mieux asservie à leurs desseins qu’ils ont lié plus étroitement son expansion à celle ◀de▶ ◀l’▶administration centralisée et ◀de▶ ◀l’▶armée, contrôlant et mobilisant ◀la▶ nation tout entière en tout temps59. ◀La▶ croissance industrielle est devenue par sa liaison avec ◀la▶ technique, elle-même liée à ◀la▶ guerre, ◀la▶ condition autant que ◀l’▶effet ◀de▶ ◀la▶ croissance des pouvoirs ◀de▶ ◀l’▶État sur ses sujets.
Vers ◀le▶ milieu du xxe siècle, au lendemain ◀de▶ deux guerres mondiales provoquées par ◀le▶ jeu des nationalismes européens, guerres qui avaient fabuleusement accru ◀les▶ pouvoirs ◀de▶ ◀l’▶État-nation en Occident et porté d’emblée au degré totalitaire ceux ◀d’▶une cinquantaine ◀d’▶États nouveaux, on a cessé ◀de▶ feindre que ◀l’▶économie serve autre chose que ◀les▶ seuls intérêts ◀de▶ ◀la▶ nation étatisée, fussent-ils contraires à ceux ◀de▶ ◀l’▶humanité et ◀de▶ ◀la▶ nature. Comme ◀le▶ fait voir à ◀l’▶évidence ◀le▶ procédé ◀de▶ mesure adopté en ce temps-là, ◀le▶ PNB (pour Prestige National Brutal) chef-d’œuvre inégalé ◀de▶ bêtise codée qui ramène tout à ◀la▶ nation et rien à ◀l’▶homme.
◀Le▶ péché originel ◀de▶ ◀l’▶État-nation a consisté à se rendre propriétaire ◀de▶ ◀la▶ Terre dont il n’était au mieux que ◀l’▶usufruitier. C’est cette propriété, au sens romain du terme (ius utendi et abutendi, droit ◀d’▶user et surtout ◀d’▶abuser) qu’exprime ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ souveraineté sur un territoire donné, sur ◀les▶ hommes qui ◀l’▶habitent, sur leur environnement, leur vie, leur mort, et sur toutes leurs activités, créations et commerce ◀de▶ biens, ◀de▶ services, ◀de▶ valeurs et finalement ◀d’▶idées.
Je ne craindrai pas ◀d’▶insister, en ce point, sur ◀la▶ simplicité et ◀le▶ radicalisme ◀d’▶un tel diagnostic ◀de▶ ◀la▶ crise. Il ne s’agit pas ◀de▶ rhétorique ni ◀d’▶impatience, et ce que je dis n’est pas original, mais personne jusqu’ici ne ◀l’▶a dit carrément.
La plupart des auteurs que j’ai lus et cités se plaignent que ◀l’▶État, dans ◀le▶ domaine dont ils traitent, ne joue pas ◀le▶ rôle qu’ils en attendaient : tantôt il s’oppose aux solutions préconisées, et tantôt il protège ◀la▶ politique qui est cause du mal qu’on étudie. Mais aucun ◀de▶ ces auteurs ne va jusqu’à reconnaître que ◀l’▶État est ◀le▶ grand responsable ◀de▶ ◀la▶ crise globale, et qui mieux est : que ◀l’▶État se reconnaît et même se proclame tel du seul fait qu’il se dit souverain absolu, superiorum in terris non recognescens (ne reconnaissant aucun supérieur sur ses terres) selon ◀la▶ formule des légistes ◀de▶ Philippe le Bel.
Comment pourrait-il récuser sa responsabilité ? S’il est réellement souverain, elle est pleine et entière. En revanche, s’il existe des limites à sa souveraineté, posées par ◀l’▶intérêt général ◀de▶ ◀l’▶humanité, il ne peut plus se prévaloir ◀d’▶une souveraineté relative pour refuser toutes mesures supranationales ou infranationales reconnues nécessaires.
Devant ◀la▶ crise universelle provoquée par ◀la▶ mauvaise gestion ◀de▶ ◀la▶ Terre depuis plus ◀de▶ cent ans, quand nous lui demandons aujourd’hui : « Qu’as-tu fait ◀de▶ ton territoire, ◀de▶ ses paysages, et ◀de▶ ses villes, ◀de▶ ses forêts et ◀de▶ ses eaux ? », il ne peut nous répondre piteusement : « Suis-je ◀le▶ gardien ◀de▶ ◀la▶ Terre ? » sans qu’on en tire ◀la▶ conclusion qu’il a forfait à ◀la▶ mission qu’il s’attribue.
Au principe ◀de▶ ◀la▶ crise qui résulte ◀de▶ cette mauvaise gestion ◀de▶ ◀la▶ Terre, nous tenons donc un responsable incontesté, ◀l’▶État-nation tel que nous ◀l’▶avons fait, nous ◀les▶ mauvais Européens, puis répandu sur toute ◀la▶ Terre. Voilà qui n’est plus à prouver, mais qu’il reste utile ◀d’▶illustrer pour ceux que ma thèse pourrait encore surprendre.
Déclaration type ◀d’▶un gérant contemporain :
« Nous voulons faire un grand pays industriel compétitif — personne, sauf ◀les▶ gauchistes, ne discute ◀l’▶objectif — à partir ◀d’▶une nation ◀d’▶agriculteurs, ◀d’▶artisans, ◀de▶ professions libérales et ◀d’▶entreprises industrielles longtemps protégées… » (Pierre Messmer, Premier ministre français, dans une interview60.)
Mais pourquoi faut-il faire ◀de▶ ◀la▶ France un grand pays ? pourquoi industriel ? et avec qui compétitif ? Voilà ce que ◀le▶ ministre n’aurait cure ◀d’▶expliquer puisque cela va de soi et que personne en France ne ◀le▶ conteste, à moins ◀d’▶être un « mauvais Français ». Ce ministre ne veut que ce que veut ◀la▶ croissance, et celle-ci ne saurait être que « française », mesurée en revenu national — sinon, où serait son intérêt ? ◀Le▶ mythe commande.
On voit ◀le▶ problème. ◀La▶ France réelle, sujet ◀de▶ ◀l’▶opération que ◀les▶ experts jugent « indiquée », se trouve être tout ◀le▶ contraire ◀de▶ ce que ◀l’▶on veut en faire. Tant pis pour elle, si elle méconnaît ses intérêts. On va mobiliser ◀la▶ science pour prouver à tous ces paysans, artisans et intellectuels qu’ils auraient tort ◀de▶ faire confiance à ce qu’ils savent et voient, à leur instinct, et aux rebouteux ◀de▶ ◀l’▶environnement. Déjà, nombre ◀de▶ scientifiques (physiciens plus que biologistes) dans nos pays ◀de▶ ◀l’▶Ouest (donc librement) semblent passés aux ordres ◀de▶ ◀l’▶État qui, à vrai dire, finance leurs recherches.
Loin de soutenir, comme aux USA, ◀les▶ militants ◀de▶ ◀la▶ lutte contre ◀la▶ pollution qu’ils accusent ◀d’▶intentions politiques, ils interviennent publiquement en faveur des projets nucléaires ◀de▶ ◀l’▶État. N’auraient-ils pas compris ◀la▶ partie qui se joue ? Et que ◀les▶ États-nations avec leurs bombes « propres », leurs sources ◀d’▶énergie « indépendantes » et leur droit souverain ◀de▶ polluer tout ce qui leur plaît, chez eux, chez ◀le▶ voisin ou aux antipodes, sont prêts à chaque instant à jouer leur prestige contre ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶humanité ?
◀Le▶ ministre français ◀de▶ ◀l’▶Environnement déclarait en ouvrant l’un des premiers congrès sur ◀la▶ défense des mers, que ◀la▶ pollution tellurique « échappe encore complètement à ◀la▶ réglementation internationale61 ».
J’en déduis que ◀les▶ États-nations, préoccupés ◀de▶ délimiter leurs zones ◀de▶ souveraineté en mer, ne se tiennent pas pour autant responsables ◀de▶ ◀la▶ sauvegarde ◀de▶ ces zones.
Cas particulier ◀d’▶un phénomène plus vaste et inquiétant : loin de renoncer à exercer une souveraineté dont ils n’ont cure ◀d’▶assumer ◀les▶ charges, ◀les▶ États-nations ne pensent qu’à étendre encore leurs « droits » et pouvoirs exclusifs ◀de▶ gestion. En 1973, ◀la▶ France étend ses eaux territoriales autour de Mururoa pour permettre des tirs atomiques, ◀l’▶Islande étend sa zone maritime protégée pour permettre des pêches nationales. ◀Le▶ « ciel national » est soumis à des réglementations nouvelles aux USA et en Suisse (interdiction des vols supersoniques), tandis qu’on ◀le▶ déclare « violé » en Tchécoslovaquie par un petit avion civil perdu. Non contents ◀de▶ laisser dévaster leur territoire, ◀les▶ États-nations entendent aggraver leur cas, c’est-à-dire étendre aux mers, au ciel et aux déserts leur souveraineté ◀d’▶incompétence. Et s’ils vont sur ◀la▶ Lune, c’est pour y planter un petit drapeau national, mais ce geste puéril ne manque pas ◀d’▶à-propos : ◀la▶ Lune représente, en effet, ce que ◀les▶ États feront ◀de▶ ◀la▶ Terre si on leur en laisse plus longtemps ◀la▶ gestion : ni air, ni eau, ni arbre et nulle vie animale — pollution achevée, champ libre aux technologues !
◀L’▶obstacle principal
Mais comme tous ◀les▶ problèmes écologiques ont une dimension continentale, et même mondiale dans bien des cas — qu’il s’agisse des fleuves ou des océans, ◀de▶ ◀l’▶influence des industries sur ◀les▶ climats, des vols supersoniques ou des déchets nucléaires, il apparaît clairement que ◀l’▶État-nation constitue ◀l’▶obstacle principal à ◀la▶ solution ◀de▶ ces problèmes 62.
Je n’oublie pas qu’il y a dans la plupart de nos capitales des ministères ◀de▶ ◀l’▶Environnement, et je sais plusieurs ◀de▶ leurs chefs très sincèrement « préoccupés » par certaines situations qu’on leur signale. Je dis seulement que nos États-nations s’opposent par leurs structures et par leurs ambitions littéralement constitutives au changement ◀d’▶attitude et ◀de▶ plan qui leur permettrait d’un seul coup, ◀de▶ découvrir ◀les▶ problèmes réels — dont pas un seul ne coïncide avec ◀les▶ frontières ◀d’▶un État — et ◀les▶ solutions à donner — car elles sont toutes supranationales ou régionales.
Tant qu’il y aura cet N dans ◀le▶ PNB, non seulement ◀l’▶instrument restera sans valeur, inutile ou dangereux pour gouverner, inexistant aux yeux ◀d’▶une science honnête, mais encore il continuera ◀de▶ favoriser ◀les▶ confusions ◀les▶ plus menaçantes pour notre avenir prochain, entre, d’une part, ◀le▶ progrès authentique qui est spirituel d’abord, social ensuite, et matériel à leur service, et, d’autre part, ce « progrès » mesuré par ◀l’▶accroissement des accidents, des maladies, ◀de▶ ◀la▶ pollution, du bétonnage, ◀de▶ ◀la▶ criminalité, etc.
Faudrait-il alors ◀le▶ remplacer par un PRB régional, un PEB européen et finalement un PMB mondial, qui colleraient mieux aux réalités naissantes ◀de▶ cette fin du xxe siècle ? Mais quel sens y aurait-il à compter ◀le▶ produit brut, en dehors des usages que peut en faire ◀l’▶État et ◀de▶ ◀l’▶abus qu’il en fait, actuellement, pour « justifier » n’importe quelle mesure ou son contraire par des « chiffres irréfutables » ? ◀De▶ fait, ◀la▶ question ne se pose pas : tant qu’il y aura ◀l’▶État-nation, il n’y aura pas ◀d’▶Europe ni ◀de▶ régions assez organisées et assez autonomes pour être en mesure ◀de▶ procéder à ces calculs.
Il faut renoncer au PNB, et tout d’abord à ◀l’▶ambition secrète qui est à son origine et qui se trahit dans sa méthode : trouver ◀l’▶indicateur universel qui réduise ◀la▶ diversité ◀de▶ ◀l’▶Univers et ◀la▶ destination ◀de▶ ◀l’▶homme à un jeu ◀de▶ signes monétaires au moins localement homogènes.
Pour fonder une politique, une stratégie ◀de▶ notre avenir, et par suite pour élaborer un modèle européen ◀de▶ société, nous avons besoin ◀de▶ bilans, et qui balancent :
— non des recettes et des dépenses chiffrées (car leurs valeurs concrètes ne seraient pas comparables et souvent ◀de▶ signe contraire à celui qui figure dans ◀les▶ comptes ◀d’▶une nation ou dans ◀les▶ additions ◀d’▶un PNB.)
— mais ◀les▶ gains et ◀les▶ pertes réelles, globales, naturelles et humaines, enregistrées par ◀le▶ domaine public dont dépend ◀la▶ qualité ◀de▶ vie des personnes et des groupes, dans une communauté donnée.
Ces bilans régionaux et continentaux, mondiaux, prendraient en compte par exemple :
— côté gains : ◀le▶ nombre et ◀la▶ portée des initiatives civiques, comme indicateurs du développement ◀de▶ ◀l’▶esprit communautaire ; ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀l’▶adaptation industrielle à un programme ◀d’▶exploitation mieux tempérée et ◀de▶ recyclage des ressources naturelles ; ◀la▶ multiplication des sources locales ◀d’▶énergie ◀de▶ toute nature ; ◀l’▶augmentation du pouvoir ◀d’▶achat des salariés, notamment par ◀l’▶extension des coopératives ◀d’▶entreprises ; ◀l’▶accroissement des dépenses préventives ◀de▶ pollution ; ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀l’▶hygiène et ◀de▶ ◀la▶ lutte contre ◀les▶ maladies somatiques et psychiques…
— côté pertes : ◀les▶ dégradations du patrimoine naturel ◀de▶ ◀l’▶humanité, et du patrimoine culturel des villes et des régions ; ◀les▶ maladies du sens civique ; ◀le▶ nombre des procès civils ; ◀la▶ délinquance et ◀le▶ terrorisme ; ◀le▶ gaspillage ◀de▶ ◀l’▶énergie ; ◀la▶ pollution sous toutes ses formes…
Ces bilans seraient comparables au rapport « Sur ◀l’▶état ◀de▶ ◀l’▶Union » que présente chaque année ◀le▶ président des États-Unis d’Amérique, et ils auraient ◀la▶ même destination : fonder une politique, expliciter ses buts, évaluer ses moyens en fonction de ses fins.
Ils nous conduiraient à poser la question ◀de▶ Don Helder Camara : Quel est ◀le▶ prix ◀de▶ ces profits ?
Changer ◀de▶ buts
Mais jamais nos États n’accepteront ces vues, et moins encore ces mesures, qui supposent leur dessaisissement. N’ayant plus d’autres raisons ◀d’▶être que ◀de▶ faire prévaloir leur partie sur ◀le▶ tout, ils demeurent ce qui bloque ◀l’▶avenir ; ce qui promet, par conséquent, ◀de▶ transformer la plupart des dangers qui nous assiègent en fatalités calculables, fatalités au double sens du terme : inévitables et entraînant ◀la▶ mort.
Dans ◀l’▶examen des divers secteurs ◀de▶ ◀la▶ crise, je n’ai rencontré qu’une seule fatalité au premier sens, et c’était ◀la▶ « période » ◀de▶ demi-vie des éléments radioactifs, naturels ou créés par ◀l’▶homme dans ◀les▶ centrales nucléaires, comme ◀le▶ plutonium et ◀le▶ thorium. Sur ces « périodes », et là seulement, ◀la▶ volonté ◀de▶ ◀l’▶homme et toute sa science sont ◀d’▶effet rigoureusement nul. Je n’ai trouvé nulle part ailleurs ◀de▶ tendance qui ne puisse être inversée par notre action ou par ◀l’▶arrêt ◀de▶ notre action. Partout, si nous changeons ◀de▶ buts, ◀les▶ enchaînements qui s’annonçaient catastrophiques peuvent être modifiés ou arrêtés.
J’ai trouvé partout, en revanche, ◀l’▶opposition ◀de▶ ◀l’▶État-nation à tout changement ◀d’▶orientation, à toute conversion opérée avant qu’elle devienne impossible.
Mes analyses ◀de▶ ◀la▶ crise universelle me ramènent donc à un dilemme ◀d’▶une simplicité redoutable :
— ou bien ◀l’▶État-nation maintient et même étend ses prétentions au pouvoir exclusif ◀d’▶administration ◀de▶ ◀la▶ Terre, et dès lors ◀les▶ calculs ◀les▶ plus catastrophiques ont seuls chance ◀de▶ se vérifier,
— ou bien ◀l’▶État-nation se voit progressivement dessaisi. Des hommes et des groupes ◀d’▶hommes décident ◀de▶ reprendre en main leurs destins, à ◀l’▶échelon local et régional, et ◀de▶ faire prévaloir ◀l’▶intérêt général sur celui des États nationaux. ◀Le▶ jeu se rouvre, ◀l’▶avenir redevient notre affaire…
Mais ◀l’▶obstacle n’est-il pas ◀de▶ nature à déprimer tous ◀les▶ courages ? Que peut-on contre ◀l’▶État-nation, sauf attester qu’il a très mal géré ◀la▶ Terre ? Quel pouvoir existant lui opposer, qui ne soit pas de même nature que le sien, donc seul capable ◀de▶ ◀le▶ contenir, mais incapable ◀de▶ faire mieux ?
Contre ◀l’▶État-nation, certes, je ne puis rien. Mais sans lui ? Presque tout ce que peut un homme. Et malgré lui ? ◀Le▶ reste peut-être — ce que peut un homme avec d’autres…
Ce qu’il nous faut revoir maintenant, c’est ◀la▶ véritable nature du Léviathan, ◀les▶ contingences historiques ◀de▶ son apparition et ◀de▶ ses succès, ses pouvoirs qui nous semblent écrasants, mais aussi ses insuffisances et ses contradictions de plus en plus criantes, ses impuissances insoupçonnées ◀de▶ la plupart, et enfin ses chances ◀de▶ durer — qui sont inverses des chances ◀de▶ ◀l’▶humanité.
◀La▶ force principale ◀de▶ ◀l’▶État-nation vient sans nul doute possible ◀de▶ ◀l’▶école aux trois degrés, et non seulement ◀de▶ ce qu’elle nous a appris, mais plus encore, ◀de▶ ce qu’elle a voulu nous interdire ◀de▶ savoir. C’est elle qui nous a persuadés que ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶État moderne — une capitale régissant tout ce qui bouge et ◀le▶ reste à l’intérieur de frontières sacralisées — était ◀l’▶aboutissement ◀de▶ ◀l’▶histoire ; et qu’aucune autre évolution n’était possible ou ne saurait être imaginée impunément. ◀Les▶ peuples ont émergé ◀de▶ ◀la▶ nuit des origines pour « faire leur unité » — comme ◀l’▶homme émerge ◀de▶ ◀l’▶enfance pour « faire sa puberté » — et ils accèdent à ◀la▶ maturité en « se donnant » un gouvernement qui « assure leur indépendance » au prix de leur vie, s’il ◀le▶ faut, et qui affirme sa souveraineté quoi qu’il puisse en coûter aux voisins. Ainsi ◀la▶ force principale ◀de▶ nos États repose sur ◀l’▶interdiction tacitement prononcée par ◀l’▶école, ◀de▶ mettre en question leur formule : elle est tabou. Rechercher ◀d’▶où ils viennent dans ◀le▶ temps et ◀l’▶espace, ◀les▶ situer dans ◀l’▶histoire, ◀les▶ relativiser, ce serait ◀les▶ exorciser : car ce qui a commencé finira. Il faut donc qu’ils soient éternels, et au moins justifiés par une fatalité. Contingents, au contraire, et donc soumis à ◀la▶ critique des interrogations ◀les▶ plus naïves, ils seraient aussitôt sans excuses.
Or, c’est un fait que ◀le▶ plus ancien d’entre eux, qui est leur modèle, a un peu moins ◀de▶ deux siècles ◀d’▶âge, et ◀l’▶on voit bien que leur « période » ◀de▶ demi-vie — qui est leur vie dans ◀les▶ esprits actifs, même si elle dure deux fois plus dans ◀les▶ masses — est en train de s’achever parmi nous.
Préhistoire ◀de▶ ◀l’▶État-nation
Ils ont moins ◀de▶ deux siècles ◀d’▶âge, si ◀l’▶on remonte à leur entrée dans ◀le▶ monde, c’est-à-dire à leur accouchement par ◀les▶ soins ◀de▶ ◀la▶ Révolution française. Mais leur Idée est plus ancienne. Du xiie au xive siècle, ◀les▶ deux Philippe de France et ◀les▶ trois Édouard d’Angleterre ouvrent ◀la▶ voie des unifications territoriales autour de leur petit domaine héréditaire. ◀L’▶État royal — futur État-nation — se définit alors expressément par rapport au Saint-Empire romain ◀de▶ nation germanique et contre lui, comme une partie s’oppose au tout et se proclame suffisante en soi.
◀L’▶État s’oppose à ◀l’▶empire par sa forme. ◀L’▶empire est sphérique et global, et son chef tient un globe symbolique dans sa main gauche. Mais ◀l’▶État n’est qu’un polygone plane, « Pré carré » des premiers capétiens, « Hexagone » des cinq républiques successives, grands rectangles ou trapèzes tracés à ◀la▶ règle sur ◀les▶ cartes ◀de▶ ◀l’▶Amérique du Nord ou ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire. Il est délimité par ◀l’▶extérieur. ◀Les▶ deux dimensions ◀de▶ ◀la▶ surface lui suffisent. Il lui manque celle du volume et celle ◀de▶ ◀l’▶Esprit.
◀L’▶État et ◀l’▶empire ne s’opposent pas moins par ◀les▶ types ◀de▶ relations humaines qu’ils impliquent et qu’ils favorisent. Institué par ◀la▶ force comme celui ◀de▶ Rome, ou par ◀la▶ séduction ◀d’▶un modèle sacré, comme celui des Othons, ◀l’▶empire ne dure que par ◀la▶ vertu ◀d’▶une libre adhésion éventuelle à son principe ◀d’▶union, non ◀d’▶uniformité. En revanche, ◀l’▶État royal, puis national, n’admet que ◀l’▶uniforme intégration ◀de▶ tous au seul pouvoir du roi ou des bureaux ◀de▶ ◀la▶ Capitale, qui est assujettissement à ◀l’▶unité. ◀L’▶empire est une polyphonie, ◀l’▶État veut ◀l’▶unisson dans ◀la▶ monotonie. ◀L’▶empereur est ◀le▶ recours contre tous ◀les▶ pouvoirs, ◀l’▶État n’est que leur addition. Devenir « immédiat à ◀l’▶empire » (Reichs unmittelbar) signifie liberté garantie pour une cité, pour une région, pour une communauté religieuse ou laïque. « Immédiat à ◀l’▶État » ne saurait désigner qu’un fonctionnaire, un des membres du groupe assez fermé ou ◀de▶ ◀la▶ classe technicienne qui est ◀l’▶État, dès ◀le▶ xviie siècle, s’il est vrai que certains ◀de▶ ses éléments sont repérables bien avant, dès ◀les▶ débuts du xive siècle, notamment. Lorsqu’il se fait proclamer par ses légistes « empereur en son royaume », et lorsqu’il satellise en Avignon ◀la▶ papauté, Philippe le Bel poursuit ◀le▶ même dessein sacrilège : récuser toute limitation ◀de▶ son pouvoir, soit par en haut, soit par en bas, car l’une serait ◀la▶ garantie ◀de▶ l’autre, et celui qui prétend que sa part nationale vaut plus que ◀le▶ Tout impérial, n’a jamais respecté, pour autant, ◀les▶ franchises des provinces, ces nations intérieures.
◀Les▶ royaumes absolutisés qui vont se former sur ce modèle dans toute ◀l’▶Europe, comme plus tard ◀les▶ nations étatisées, ne seront en fait que des empires manqués : car ◀l’▶empire authentique est divers, il se veut riche et grand ◀de▶ ses diversités, quand ◀les▶ États ne voient en elles qu’une menace permanente contre leur unité, imposée par ◀le▶ cadre, faute ◀d’▶un principe ◀d’▶union.
Pendant trois siècles, ◀l’▶État royal se cherche. Au xvie , ◀les▶ empires dominent encore : ◀le▶ romain ◀de▶ nation germanique, ◀l’▶espagnol, ◀le▶ turc et ◀le▶ russe. Au xviie , ◀l’▶État ◀de▶ dimensions moyennes triomphe sur ◀les▶ ruines du Saint-Empire, dont ◀la▶ population, du seul fait ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ Trente Ans, tombe ◀de▶ vingt à sept millions. À ◀la▶ faveur ◀de▶ cette carence forcée ◀de▶ ◀la▶ fonction universelle qui était ◀la▶ raison ◀d’▶être ◀de▶ ◀l’▶empire, ◀l’▶État s’organise rapidement dans ◀les▶ pays ◀les▶ plus avancés ◀de▶ ◀l’▶Europe. « Il opte pour ◀l’▶essentiel », nous dit un historien contemporain63, à savoir « ◀le▶ contrôle des hommes, ◀l’▶enracinement au sol ». Cette « conquête ◀de▶ ◀l’▶espace et des hommes par ◀l’▶État n’est pas allée sans peine », ajoute-t-il. Mais ce n’est pas ◀la▶ difficulté ◀de▶ ◀l’▶entreprise qui m’émeut et qui me consterne, c’est sa visée maîtresse : ◀la▶ « conquête » puis « ◀le▶ contrôle des hommes par ◀l’▶État », c’est-à-dire, au fait et au prendre, par des corporations ◀de▶ fonctionnaires dans ◀les▶ bureaux ◀de▶ ◀la▶ capitale et ◀d’▶officiers du roi dans ◀les▶ provinces. Ces groupes se posent en contrôleurs, non pas en maîtres qui inspirent, encore moins en service utile. Lorsque Louis XIV prononce « ◀l’▶État, c’est moi », lorsque Frédéric II déclare : « Je suis le premier serviteur du roi de Prusse », on pourrait admirer ◀le▶ sens civique dont ces deux monarques font preuve, mais ils se vantent ! ◀Les▶ grands commis et ◀les▶ chefs ◀de▶ ◀l’▶armée sont ◀l’▶État ; or, ils n’aiment ni ◀le▶ roi ni ◀le▶ peuple, et ◀le▶ peuple à bon droit, voit en eux ◀l’▶adversaire. Mais ils ont décuplé ◀les▶ pouvoirs ◀de▶ ◀l’▶État : son budget, ses armées, sa police, et son réseau ◀de▶ fonctionnaires. Quand ◀de▶ nos jours ◀l’▶État pensera mais ne dira jamais : « ◀le▶ roi, c’est moi ! », il perdra sa dernière occasion, probablement, ◀de▶ dire ◀la▶ vérité.
Survient ◀la▶ nuit du 4 août 1789 et ◀l’▶abandon des « privilèges » non seulement ◀de▶ ◀la▶ noblesse, qui avait démérité, mais surtout des provinces, ce qui est beaucoup plus grave et constitue une trahison : ◀les▶ délégués aux états généraux avaient mandat ◀de▶ confirmer et non ◀d’▶abandonner leurs libertés, vrai nom des « privilèges » provinciaux. (Voilà qui est bien sensible dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ Bretagne. Annexée cette nuit-là, seulement, elle n’a jamais accepté ◀le▶ coup ◀de▶ force.)
Mais ◀le▶ fait capital ◀de▶ ◀la▶ Révolution, c’est que, bien loin de rompre avec ◀la▶ Royauté, elle a réalisé ◀l’▶idée royale ◀de▶ ◀l’▶État. Marx64 a montré tout comme Tocqueville65 que « ◀le▶ gigantesque coup de balai ◀de▶ ◀la▶ Révolution » a emporté ◀les▶ derniers obstacles placés par ◀la▶ coutume en travers ◀de▶ ◀l’▶effort centralisateur des rois. Napoléon devait achever cette œuvre à ◀la▶ faveur ◀de▶ ses guerres, et pour elles. Comme ◀l’▶a dit fortement un historien français : « ◀L’▶État moderne n’est autre chose que ◀le▶ roi des derniers siècles, qui continue triomphalement son labeur acharné, étouffant toutes ◀les▶ libertés locales, nivelant sans relâche, et uniformisant66. »
Date ◀de▶ naissance ◀de▶ ◀l’▶État-nation
Tel qu’on vient de ◀le▶ définir, ◀l’▶État moderne est né entre deux dates précises : 1790 et 1794.
◀Le▶ 14 janvier 1790, ◀l’▶Assemblée constituante décide ◀de▶ faire traduire ◀les▶ nouvelles lois dans ◀les▶ divers idiomes non français usités dans ◀le▶ royaume, à savoir ◀l’▶allemand, ◀l’▶italien, ◀le▶ catalan, ◀le▶ basque et ◀le▶ breton ; et ◀de▶ faire envoyer ◀les▶ traductions dans ◀les▶ provinces qu’elles concernent. On n’est pas loin de ◀la▶ Fête ◀de▶ ◀la▶ Fédération qui aura lieu en juillet ◀de▶ ◀la▶ même année, et à cette date encore on considère « que ◀l’▶emploi du français comme langue administrative ◀de▶ ◀l’▶Ancien Régime est une conséquence du despotisme, et que ◀l’▶esprit révolutionnaire doit trouver ◀les▶ moyens ◀de▶ tempérer… cette espèce ◀d’▶aristocratie du langage67 ».
Quatre ans plus tard, tout a changé. Il n’y a plus ◀de▶ roi pour incarner ◀l’▶unité du royaume : ◀la▶ Commune ◀de▶ Paris commande. Elle a tué ◀le▶ roi et pris sa place à ◀la▶ tête ◀de▶ ◀la▶ nation ; mais elle saura se garder, elle, ◀de▶ toute faiblesse libérale. Barère devant ◀la▶ Convention déclare que « ◀la▶ langue française doit être ◀le▶ ciment ◀de▶ ◀la▶ nouvelle unité nationale… Elle doit être une, comme ◀la▶ République ». Quant aux treize millions qui selon ◀l’▶abbé Grégoire ne comprennent pas ◀le▶ français (c’est plus ◀de▶ ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀la▶ population !), ils n’ont qu’à retourner à ◀l’▶école, car autrement ils mettront en danger ◀la▶ nation. Et Barère poursuit :
◀Le▶ fédéralisme et ◀la▶ superstition parlent bas-breton, ◀l’▶émigration et ◀la▶ haine ◀de▶ ◀la▶ République parlent allemand, ◀la▶ contre-révolution parle italien et ◀le▶ fanatisme parle basque68.
Que s’est-il donc passé entre ces deux dates ? ◀La▶ guerre déclarée, les premiers revers, « ◀la▶ patrie en danger », ◀la▶ levée en masse, et ◀la▶ mise à mort du roi.
État-nation et guerre moderne naissent ◀d’▶un seul et même mouvement ◀le▶ 20 avril 1792, lorsque ◀les▶ girondins, sur ◀le▶ conseil intéressé du roi lui-même, et contre ◀l’▶opinion ◀de▶ Robespierre, déclarent ◀la▶ guerre au « roi de Hongrie et ◀de▶ Bohême », dernier porteur ◀de▶ ◀la▶ couronne du Saint-Empire, dernier symbole ◀d’▶une communauté européenne en désuétude.
Sur ◀la▶ foncière parenté ◀de▶ ◀l’▶État-nation et ◀de▶ ◀la▶ guerre — aujourd’hui ◀de▶ ◀l’▶État totalitaire et ◀de▶ ◀la▶ guerre totale — tous ◀les▶ bons esprits sont d’accord, ◀de▶ ◀la▶ Révolution jusqu’à nous.
Hegel énonce le premier ce qu’il faut tenir pour ◀la▶ loi constitutive ◀de▶ ◀l’▶État-nation, lorsqu’il écrit : « ◀Les▶ nations divisées en elles-mêmes cherchent par ◀la▶ guerre au-dehors ◀la▶ tranquillité (qui leur manque) au-dedans 69. »
« Ce qui sert maintenant ◀de▶ gouvernement à ◀la▶ France est forgé à chaud… ◀L’▶État est tout… Il est militaire dans son principe, dans ses maximes, dans son esprit, dans tous ses mouvements », écrit Edmund Burke, ennemi ◀de▶ ◀la▶ Révolution70. Mais ◀le▶ général Foy, qui se battit à Jemmapes, glorifie cette identification ◀de▶ ◀la▶ nation et ◀de▶ ◀l’▶armée : ◀la▶ conscription est à ses yeux « ◀le▶ palladium ◀de▶ notre indépendance, parce que, mettant ◀la▶ nation dans ◀l’▶armée et ◀l’▶armée dans ◀la▶ nation, elle fournit à ◀la▶ défense des ressources inépuisables ».
Et ◀le▶ général prussien von der Goltz, souvent cité par ◀le▶ futur maréchal Foch dans son ouvrage sur ◀Les▶ Principes ◀de▶ ◀la▶ guerre (1903 et 1929), tient que « ◀la▶ grande Révolution française, en bouleversant toutes ◀les▶ idées ◀de▶ droit des gens et ◀de▶ droit politique, […] met à ◀la▶ disposition ◀de▶ ses gouvernants, en vue de ◀la▶ guerre, ◀les▶ ressources del’ensemble des pays sur lesquels elle avait étendu sa domination ». (On doit inclure au nombre ◀de▶ ces « ressources » ◀les▶ provinces colonisées, aux « idiomes » interdits désormais.)
Mais ◀l’▶uniformité forcée qui fait ◀la▶ force du système, en fait aussi ◀la▶ misère intérieure, comme ◀l’▶a fort bien dit Simone Weil : « ◀Le▶ prestige supérieur ◀de▶ ◀la▶ nation est lié à ◀l’▶évocation ◀de▶ ◀la▶ guerre. Il ne fournit pas ◀de▶ mobiles pour ◀le▶ temps ◀de▶ paix71. »
Champ libre aux géomètres ◀de▶ ◀l’▶État
◀L’▶État, qui a pris ◀la▶ place du roi, réclame ◀le▶ service ◀de▶ ses sujets — loin ◀d’▶être comme on veut qu’il soit en Grande-Bretagne, en Suisse, et en Scandinavie, au service ◀de▶ tous pour chacun, ◀de▶ chacun pour tous.
◀D’▶où ◀le▶ pouvoir exorbitant ◀de▶ ◀l’▶exécutif, qui est regardé partout, et de plus en plus, comme ◀le▶ pouvoir qui s’impose et non plus comme ◀l’▶exécutant des décisions du peuple ou ◀de▶ son Parlement, suprêmes instances. ◀Le▶ gouvernement, désormais, sera vu par ◀le▶ peuple comme son chef. On attend ◀de▶ lui qu’il soit « fort », mais aussi qu’il soit « juste » : ces qualificatifs courants révèlent que ◀l’▶homme ◀d’▶aujourd’hui voit ◀le▶ gouvernement à ◀l’▶image du Prince qui a conquis ◀le▶ pouvoir par ◀la▶ force, ◀le▶ garde grâce à sa « poigne ◀de▶ fer », et fait son domaine réservé ◀de▶ ◀la▶ haute et basse justice.
Quelle que soit ◀l’▶étiquette idéologique dont se parent ◀les▶ États-nations du xxe siècle, tous ou presque tendent vers une formule en réalité monarchique mais qu’ils appellent régime présidentiel, dictature militaire, ou démocratie populaire, selon ◀les▶ traditions locales, ◀les▶ exigences ◀de▶ relations publiques ou simplement ◀les▶ latitudes.
Pour en revenir à ◀la▶ France, pays modèle ◀de▶ toute ◀l’▶évolution étatique, nationale, puis stato-nationale, deux citations suffiront à situer ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶État souverain, également partagée par ◀la▶ droite et ◀la▶ gauche :
Tout travail collectif exige une direction unique. Cette direction, c’est (◀le▶ chef du gouvernement) qui doit ◀l’▶assumer… Habituons-nous à voir en lui ce qu’il est ou ce qu’il devrait être : un monarque.
Il doit être évidemment entendu que ◀l’▶autorité individuelle ◀de▶ ◀l’▶État est confiée tout entière au président.72
Si j’en crois ces déclarations, ◀le▶ Français moyen ◀d’▶aujourd’hui, qu’il soit socialiste ou gaulliste, fait confiance à ◀l’▶autorité incarnée par ◀le▶ chef de l’État, tout en se réservant ◀le▶ droit ◀de▶ ◀l’▶insulter et ◀le▶ plaisir ◀de▶ ◀le▶ décapiter(symboliquement) quand cela se présente. Mais il n’a que scepticisme à ◀l’▶endroit ◀d’▶un régime qui serait fondé sur ◀la▶ coopération civique, ◀les▶ autonomies régionales et ◀la▶ recherche du bonheur personnel plutôt que du prestige national.
Je souhaite que ces vues soient fausses. Mais il n’appartient qu’aux Français ◀de▶ ◀le▶ faire savoir. En attendant, ◀la▶ Terre entière copie ◀les▶ plus brillantes aberrations ◀de▶ leurs théoriciens politiques : ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶État-nation a conquis ◀le▶ monde en moins ◀de▶ deux siècles. Ailleurs, on a d’autres faiblesses typiques : ◀le▶ culte ◀de▶ ◀l’▶Obrigkeit (◀l’▶autorité) dans ◀les▶ Allemagnes, ◀de▶ ◀l’▶homme fort en Italie, ◀de▶ ◀l’▶ascète astucieux en Espagne, ◀de▶ ◀la▶ bonne moyenne-pas-gênante en Suisse, ◀de▶ ◀l’▶Ours en URSS. Mais c’est en France que ◀la▶ popularité ◀de▶ ◀l’▶homme d’État bien placé dans ◀la▶ capitale atteint ses plus pathétiques expressions.
Résumons : dès 1792, tous ◀les▶ freins à ◀l’▶ambition centralisatrice des rois ayant sauté, ◀les▶ Français se retrouvent beaucoup mieux assujettis au pouvoir, beaucoup mieux alignés et taxés que devant. Mais il ne pourra plus y avoir entre eux et ◀le▶ pouvoir cet « amour » que beaucoup vouaient au roi, et pas seulement dans ◀les▶ discours et dans ◀les▶ hymnes. On ne peut pas aimer des bureaux, qui n’ont que des sigles pour noms qui ne se manifestent que par des exigences toujours plus chicanières et indiscrètes. ◀L’▶État sera désormais, de plus en plus, séparé ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne des citoyens. Il deviendra ◀le▶ vis-à-vis détesté et redouté que ◀l’▶on s’efforce ◀de▶ tromper, ◀d’▶utiliser à des fins égoïstes, mais sans jamais ◀le▶ mettre en question.
Cette distance entre ◀le▶ pouvoir et ◀les▶ réalités humaines et naturelles, cet esprit ◀d’▶abstraction, ce mépris du civisme, donnent champ libre aux géomètres ◀de▶ ◀l’▶État. Dès 1789, ◀l’▶abbé Sieyès propose ◀la▶ division ◀de▶ ◀la▶ France en carrés ◀de▶ dix-huit lieues ◀de▶ côté, le premier étant centré sur Paris, et il déplore qu’en touchant aux frontières, ◀les▶ carrés ne puissent plus être bien réguliers73. ◀Les▶ théoriciens du Club des jacobins n’obtiendront que ◀le▶ demi-succès des départements, « mal compassés » eût dit Descartes, êtres abstraits mais décorés ◀de▶ jolis noms ◀de▶ rivières ou ◀de▶ montagnes, un peu comme ◀les▶ ordinateurs reçoivent aujourd’hui des noms ◀de▶ déesses grecques, affectueusement pédants et mystérieusement rassurants. Cependant, Sieyès et Thouret, antidémocrates déclarés, n’en ont pas moins atteint leur but : briser toute résistance des provinces à Paris, autrement dit toute vie civique dans ◀les▶ provinces.
Bonaparte va d’ailleurs combler leurs vœux, bien que ses motifs soient beaucoup plus concrets, puisqu’ils se réduisent, en effet, à faire ◀la▶ guerre ou à s’y préparer. Mais rien ne saurait mieux concourir à ◀la▶ grande ambition jacobine ◀d’▶étatisation ◀de▶ ◀la▶ nation.
Logique ◀de▶ ◀la▶ centralisation étatique : alignement des corps, des esprits, et des curiosités
◀Le▶ modèle ◀de▶ société génialement bâclé par Napoléon en vue de ◀la▶ guerre et ◀de▶ rien ◀d’▶autre, c’est ◀l’▶état de siège en permanence — qui sera dès 1930 ◀la▶ formule des États totalitaires. ◀L’▶administration des hommes et des choses y est plus mécanisée que dans n’importe quelle société humaine jusque-là. Tout y est militarisé, c’est-à-dire mobilisable à tout moment, esprit, corps et choses, par ◀la▶ conscription d’abord, mais aussi par ◀la▶ presse, par ◀l’▶administration, par ◀la▶ fiscalité et par ◀l’▶école. Reste ◀l’▶économie industrielle, dont les premières manifestations ne semblent pas organisées mais aventureuses, et ◀de▶ type plutôt féodal, sans liens ◀d’▶aucune sorte avec ◀l’▶État en général : il suffit ◀de▶ penser à ◀l’▶industrie anglaise.
Mais ce régime « sauvage » ne durera pas longtemps : à partir de Napoléon, ◀la▶ dialectique ◀de▶ ◀la▶ croissance du pouvoir ne comportera plus seulement deux termes, ◀l’▶État et ◀la▶ Guerre, mais un tiers médiateur : ◀l’▶Industrie.
◀L’▶État-nation crée ◀l’▶espace juridique puis ◀le▶ « terrain » social (au sens physiologique) nécessaires à ◀la▶ croissance industrielle. Celle-ci va se propager d’abord sans autre loi que celle ◀d’▶une sorte ◀de▶ sélection darwinienne.
Mais ◀l’▶État trouvera ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀la▶ soumettre à ses intérêts, par ◀le▶ jeu des tarifs douaniers, des impôts, des réquisitions ◀de▶ temps ◀de▶ guerre et des lois contre ◀les▶ cartels, servitudes compensées par ◀l’▶apport du très gros client qu’est ◀l’▶armée, et par ◀la▶ protection ◀de▶ ◀la▶ police, si généreusement accordée contre ◀la▶ « subversion ouvrière ». ◀L’▶ultima ratio ◀de▶ ◀la▶ « défense nationale » pourra toujours couvrir, faute de mieux, ◀les▶ atteintes ◀les▶ plus graves à ◀la▶ justice sociale et à ◀l’▶intérêt général ◀de▶ ◀la▶ nation74.
Quels qu’aient pu être, depuis un siècle et demi, ◀les▶ épisodes ◀de▶ cette partie à trois et ◀le▶ détail du jeu des causes et des effets, ◀l’▶indissoluble interaction des trois facteurs donne ◀la▶ formule ◀la▶ plus compréhensive ◀de▶ notre société occidentale. Entre ◀l’▶État-nation, ◀la▶ guerre et ◀l’▶industrie (servies par ◀la▶ technique et par ◀les▶ sciences physiques, qu’elles entretiennent), ◀les▶ liens ne sont plus accidentels mais systémiques.
Voici leur enchaînement depuis un siècle et demi :
a) ◀L’▶État-nation est lié à ◀la▶ guerre dans sa genèse et en chacune ◀de▶ ses étapes en direction ◀de▶ ◀la▶ formule finale, qui sera ◀l’▶État totalitaire.
L’un donne naissance à l’autre, soit que ◀l’▶État tente ◀d’▶éliminer ◀les▶ dissensions internes par ◀le▶ recours à ◀l’▶union sacrée, soit que ◀les▶ « nécessités ◀de▶ ◀la▶ guerre » contraignent à étatiser plus strictement ◀les▶ ressources et ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ nation. Ce que ◀les▶ girondins commencent lorsqu’ils déclarent ◀la▶ guerre à ◀l’▶Europe des rois pour remédier aux troubles intérieurs, ◀les▶ jacobins ◀le▶ poursuivent par ◀la▶ « levée en masse », ◀le▶ Comité ◀de▶ salut public et ◀la▶ Terreur, qui correspondent aux aggravations successives ◀de▶ ◀la▶ guerre ; enfin, Napoléon ◀l’▶achève en organisant ◀l’▶État-nation, d’abord en vue de ◀la▶ guerre et bientôt grâce à elle.
b) ◀Les▶ nécessités ◀de▶ ◀la▶ conscription universelle et ◀d’▶une mobilisation rapide entraînent ◀la▶ centralisation ◀de▶ ◀l’▶administration et des moyens ◀de▶ communication. Ainsi, dans ◀le▶ modèle jacobin, Paris devient ◀le▶ centre nerveux ◀d’▶où part « ◀le▶ coup électrique ◀de▶ ◀la▶ Raison, si prompt ◀d’▶un bout ◀de▶ ◀la▶ France à l’autre », ainsi que ◀le▶ dit Anarcharsis Cloots, ce baron hollandais, Prussien ◀de▶ naissance, et grand inspirateur des jacobins. Condition ◀d’▶une centralisation efficace : ◀le▶ dépérissement ou ◀la▶ suppression des pouvoirs locaux et ◀de▶ ◀la▶ vie civique des provinces, obtenue par ◀la▶ division du pays en départements arbitrairement découpés.
c) Toutes ◀les▶ routes, et demain toutes ◀les▶ lignes ◀de▶ chemin de fer, et plus tard toutes ◀les▶ autoroutes, partent ◀de▶ ◀la▶ Capitale et y ramènent. Comme dans ◀l’▶Empire romain, elles sont ◀les▶ voies ◀de▶ ◀l’▶administration d’abord, non du commerce, puis ◀de▶ ◀l’▶armée, non ◀de▶ ◀la▶ culture, et moins encore ◀de▶ ce qu’on nommera tourisme au xxe siècle.
d) ◀Le▶ développement des communications centralisées favorise, accélère et, enfin, nécessite ◀le▶ développement ◀de▶ ◀l’▶industrie lourde, condition ◀de▶ ◀la▶ puissance militaire.
e) Laquelle à son tour appelle et favorise ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ technique et des recherches chimiques et physiques.
Industrie, technique et centralisation administrative exigent une discipline sans cesse accrue du citoyen. Napoléon ◀l’▶avait prévue dès son accession au pouvoir : il entendait tout mettre en uniforme, élèves des trois degrés, conscrits et fonctionnaires, et enfin (moralement), ◀les▶ lecteurs ◀de▶ journaux réduits au seul Moniteur officiel.
Ce système, imposé à ◀la▶ France d’abord, a mis près de soixante-dix ans à se faire accepter ◀de▶ ◀l’▶Europe entière.
f) Alignement des intelligences par ◀l’▶instruction publique, universelle et obligatoire. Alignement des corps par ◀la▶ conscription militaire, universelle et obligatoire. Alignement des curiosités par ◀la▶ grande presse que nourrissent ◀les▶ agences nationales. Alignement des comportements et des réflexes par ◀la▶ technique, fille ◀de▶ ◀la▶ science, vraie religion.
Tout cela, qui était ◀le▶ grand dessein ◀de▶ Napoléon, mais qui après lui avait soulevé tant de résistances dans ◀les▶ élites traditionnelles et libérales, finit par s’imposer à tous ◀les▶ États de l’Europe à peu près simultanément, dans ◀les▶ années 1872-1885, années qui voient aussi ◀le▶ départ ◀de▶ ◀la▶ colonisation systématique et du partage ◀de▶ ◀l’▶Afrique entre ◀les▶ « puissances ».
g) École, armée, presse et technique préparent à ◀la▶ guerre que ◀les▶ États-nations appellent, par leur formule même, et souvent consciemment. Dans un premier temps, ◀le▶ potentiel belliqueux ainsi dégagé va se dépenser en Afrique noire, en Éthiopie, au Maroc et au Proche-Orient où Français, Britanniques et Allemands s’affrontent avec des peuples mal armés, mais aussi et surtout entre eux, parfois directement (Fachoda, Agadir), ou par procuration, selon ◀le▶ scénario qui sera plus tard celui ◀de▶ ◀la▶ guerre civile ◀d’▶Espagne, puis des guerres ◀de▶ Corée, du Vietnam et du Proche-Orient. (Grandes manœuvres, tests du matériel.)
h) ◀L’▶État-nation, né ◀de▶ ◀la▶ guerre et progressant par elle, comme elle par lui, conduit nécessairement à ◀de▶ nouveaux conflits qu’il prépare sous ◀le▶ nom ◀de▶ défense de ◀la▶ Paix. Et ce seront ◀les▶ deux guerres mondiales. Après quoi, faute de guerres nationales importantes durant deux ou trois décennies, comme tout est disposé en vue de ◀la▶ guerre — esprits et corps autant qu’infrastructure industrielle — il se produit une recrudescence « inexplicable » ◀de▶ délinquance juvénile, ◀de▶ criminalité, ◀de▶ névroses, ◀de▶ psychoses, ◀d’▶alcoolisme et ◀d’▶usage ◀de▶ drogues ◀de▶ toute espèce, accompagnée ◀d’▶une apathie civique croissante. ◀La▶ guerre seule — civile ou étrangère — vient mettre un terme à ◀l’▶anarchie : elle est alors nationalisation du crime et ◀de▶ ◀la▶ lutte contre ◀le▶ crime, ainsi récupérés ◀d’▶un même mouvement pour un nouveau bond en avant du PNB.
i) ◀Les▶ temps ◀d’▶absence ◀de▶ guerre sont anormaux, ne peuvent durer, dans ◀le▶ monde des États-nations qu’ils finiraient par priver ◀de▶ leur secrète mais véritable raison ◀d’▶être et ◀de▶ leur principe organisateur. ◀Les▶ prochaines guerres ◀d’▶envergure continentale seront provoquées par ◀les▶ conflits entre ◀l’▶Occident et ◀le▶ tiers-monde ; le premier ayant exploité le second mais s’en étant du même coup rendu tributaire pour ses matières premières ; le premier ayant appris au second ◀l’▶usage des armes nouvelles, et ◀l’▶abus des notions ◀de▶ progrès matériel, ◀de▶ profits immédiats et ◀de▶ PNB dans ◀le▶ cadre stato-national. ◀Le▶ système, né ◀de▶ ◀la▶ guerre, y conduit fatalement. ◀La▶ boucle est bouclée — ou va ◀l’▶être — et ◀le▶ cycle infernal se referme.
j) Où nous mène cette évolution ? Rappelons ◀le▶ parallélisme des régimes et des armes au long ◀de▶ ◀l’▶histoire : à ◀la▶ tribu correspond ◀la▶ flèche, à ◀la▶ commune ◀l’▶arquebuse, à ◀la▶ féodalité ◀la▶ lance et ◀l’▶armure, aux royaumes absolutistes ◀le▶ fusil et ◀le▶ canon, plus tard ◀la▶ mitrailleuse, à ◀l’▶État de plus en plus totalitaire, ◀les▶ moyens ◀de▶ détruire toute une population et son pays, c’est-à-dire ◀la▶ guerre ABC.
À chaque degré, ◀de▶ ◀la▶ bagarre ◀de▶ clans jusqu’aux sublimes et absurdes politesses ◀de▶ Fontenoy, gagne ◀la▶ civilisation. Mais tout s’inverse dès ◀la▶ Révolution française. Alors qu’à ◀la▶ Renaissance encore il suffisait à Pic ◀de▶ ◀La▶ Mirandole ◀de▶ se déplacer ◀de▶ Venise à Padoue pour échapper à quelque déplaisant état ◀de▶ guerre ; alors qu’au Moyen Âge, ◀le▶ philosophe juif Maimonide pouvait écrire : « Avant ◀le▶ départ ◀de▶ ◀l’▶armée, ◀les▶ hérauts doivent parcourir ◀les▶ rangs et inviter à s’en aller tous ceux qui ont peur ou qui ne sont pas assurés ◀de▶ ◀la▶ justesse du conflit75 » ; alors, enfin, que ◀l’▶institution ◀de▶ ◀la▶ Trêve ◀de▶ Dieu interdisait ◀la▶ guerre en temps ◀de▶ récoltes, par exemple (et en plusieurs autres cas), notre siècle a fait un crime majeur du libre choix ◀de▶ ◀l’▶individu : on ◀le▶ fusille s’il choisit « mal », c’est-à-dire se réfère aux idéaux que nos armées sont censées défendre.
Mais il n’aura bientôt plus à choisir. Car ◀la▶ guerre ABC, sélectivement, massacrera tout ce qui n’est pas « nous » selon ◀la▶ définition codée par ◀l’▶État.
k) Le dernier stade verra ◀la▶ guerre elle-même se retourner contre ◀l’▶homme et peut-être ◀l’▶éliminer.
Dès aujourd’hui ◀les▶ grands ordinateurs des deux camps ont pour principal objectif ◀de▶ mesurer ◀les▶ progrès des armements ◀d’▶en face. On m’assure que ◀les▶ USA peuvent tuer tous ◀les▶ hommes existants environ 32 000 fois ; ◀l’▶URSS seulement 29 000. Tout va donc bien pour ◀le▶ moment. Des instruments ◀d’▶une folle susceptibilité avertissent ◀les▶ gouvernants ◀de▶ ce qui se passe dans ◀les▶ usines, dans ◀les▶ mers, dans ◀le▶ ciel ◀d’▶en face.
Mais ◀la▶ guerre par ◀les▶ ordinateurs ne connaît ni valeurs ni doctrines, elle ne connaît que des quantités. Elle n’en commandera pas moins ◀la▶ chute des satellites porteurs ◀de▶ têtes nucléaires, quand ◀le▶ Grand chef pèsera sur ◀le▶ bouton rouge.
Il est frappant ◀de▶ constater que ◀le▶ caractère quasi sacré du président des USA tient à ce droit que, seul au monde, il a.
Mais loin de conférer au président ◀le▶ pouvoir ◀le▶ plus grand jamais détenu par un seul homme, ◀le▶ phénomène ◀de▶ ◀la▶ guerre pousse-bouton peut marquer ◀le▶ seuil ◀de▶ ◀l’▶anéantissement ◀de▶ toutes ◀les▶ libertés et volontés civiques concentrées dans ◀la▶ liberté et dans ◀la▶ volonté ◀d’▶un seul individu.
Jamais pareil cumul ◀de▶ pouvoirs décisifs, naguère détenus par des millions ◀de▶ citoyens, n’aura signifié pareille somme ◀d’▶imperceptibles abandons individuels. Or, cette somme insensée ◀de▶ pouvoirs dont ◀le▶ citoyen s’est laissé dessaisir par égoïsme, peur des risques ou gain ◀de▶ paix, désormais peut être perdue d’un seul coup, sans retour, pour tous et pour chacun.
◀La▶ masse des informations ◀de▶ tous ◀les▶ ordres, nécessaires pour former ◀la▶ décision fatidique, n’est sans doute déjà plus maîtrisable. ◀L’▶index ◀de▶ ◀la▶ main droite du président ne sera plus que le dernier élément ◀de▶ transmission ◀d’▶une décision prise hors de ◀l’▶homme et contre lui, par ◀la▶ mégamachine — qu’il a conçue.
l) ◀La▶ guerre va devenir ◀l’▶affrontement ◀de▶ deux potentiels ◀d’▶armements — en toute indépendance des idéologies que ces armements étaient censés défendre. On peut très bien imaginer qu’à ◀la▶ limite éclate une guerre sans sujet politique, déclenchée par rétroaction automatique du degré ◀d’▶armements atteint par l’Autre. ◀De▶ cette guerre sans cause entre moyens ◀de▶ destruction, des centaines ◀de▶ millions ◀d’▶hommes seraient victimes, et notre civilisation.
m) ◀L’▶interaction toujours plus extensive et intensive ◀de▶ ◀l’▶État-nation et ◀de▶ ◀la▶ guerre moderne depuis ◀l’▶introduction des « mécaniques » au début du xixe siècle jusqu’à ◀l’▶ère du plutonium, a fourni à ◀l’▶essor ◀de▶ ◀l’▶industrie occidentale ses facteurs décisifs : grands marchés, ventes massives assurées aux armées76, investissements en croissance accélérée, conditionnement des masses en vue de ◀la▶ production ◀de▶ biens matériels, ◀de▶ ◀la▶ consommation et ◀de▶ ◀la▶ « Défense », expansion coloniale, puis scientifico-technique et économique, provoquant ◀de▶ nouvelles guerres mondiales, ◀de▶ continent à continent, qui ne peuvent conduire qu’à ◀la▶ destruction totale ou à ◀la▶ dictature totale.
◀Le▶ processus paraît inévitable, irréversible. Mais nous voyons que ◀l’▶État-nation, qui en reste ◀la▶ condition autant que ◀la▶ résultante, dépend lui-même, dans sa genèse et son évolution, ◀de▶ contingences historiques, bien loin qu’il soit ◀l’▶incarnation ◀d’▶une nécessité inéluctable, naturelle et définitive. Comme tout ce qui est né, il mourra donc. Mais on voudrait ne pas être entraîné dans sa mort.
◀Le▶ problème demeure donc ◀de▶ savoir en quel point du système ◀l’▶homme peut intervenir.
Comment sortir du système : vers ◀l’▶autogestion régionale
◀La▶ résistance ◀d’▶une chaîne étant celle ◀de▶ ◀l’▶anneau ◀le▶ plus faible, essayons ◀d’▶évaluer ◀les▶ divers éléments du système, en supputant à propos de chacun ◀d’▶eux nos chances ◀d’▶intervention civique.
◀L’▶élément initial est ◀la▶ guerre. Ce chaînon paraît incassable. Je ne puis rien contre ◀la▶ guerre, même en me groupant avec beaucoup, parce que ◀l’▶État aura vite fait ◀de▶ nous neutraliser si nous n’avons pas ◀d’▶armes, et si nous en avons, nous devrons faire ◀la▶ guerre, c’est elle encore qui gagnera. Je ne puis rien contre ◀la▶ guerre tant que ◀l’▶État peut tout se permettre à l’intérieur de ses frontières, et ne reconnaît aucune puissance au-dessus ◀de▶ lui, sauf celle qui serait capable ◀de▶ ◀le▶ forcer à ne plus faire ◀la▶ guerre pour son propre compte, mais seulement pour son compte à elle. Ce beau progrès se nomme satellisation.
Je ne puis rien contre ◀l’▶industrie, même quand elle vient détruire ◀le▶ cadre ◀de▶ ma vie et ◀le▶ bonheur ◀de▶ tous mes sens : elle est soutenue par un État lointain qui n’écoutera jamais ma plainte ni mes cris, et qui a besoin des machines pour assurer ce qu’il nomme encore « ◀la▶ défense nationale », cette ultima ratio ◀de▶ toutes ses exactions contre ◀la▶ terre qu’il dit sacrée mais qu’il dévaste, et contre tous ◀les▶ citoyens, qu’il assujettit.
Finalement, je ne puis pas renverser cet État : je n’y arriverais qu’en fomentant une révolution violente qui consisterait à s’emparer par ◀la▶ force des leviers ◀de▶ ◀l’▶État, et jamais coup ◀d’▶État ◀d’▶aucune faction, des conventionnels aux bolchéviques, et des nazis aux généraux ◀de▶ toute couleur politique, n’a obtenu ◀d’▶autre résultat qu’un État encore plus guerrier, encore plus policier, et surtout mieux capable ◀de▶ mobiliser en permanence toute ◀la▶ nation. Ainsi, soit qu’elle échoue, soit qu’elle « réussisse », ◀l’▶attaque frontale contre ◀l’▶État n’aboutit qu’à ◀le▶ renforcer.
Tant qu’il y aura ◀de▶ grands États-nations soutenus par une industrie en expansion théoriquement illimitée et ◀la▶ soutenant, il y aura des guerres ou des menaces ◀de▶ guerre (qui ont ◀les▶ mêmes effets systémiques), et ◀le▶ citoyen devant elles sera nul.
« ◀Le▶ pouvoir est lié à ◀la▶ guerre, et si une société veut borner ◀les▶ ravages ◀de▶ ◀la▶ guerre, il n’en est ◀d’▶autre moyen que ◀de▶ borner ◀les▶ facultés du pouvoir77. » Ce brillant raccourci me désigne ◀le▶ point ◀d’▶intervention que je cherchais : « borner ◀les▶ facultés du pouvoir », voilà qui me paraît enfin possible par ◀le▶ moyen ◀d’▶une résistance constructive s’exerçant dans ◀les▶ dimensions où ◀l’▶action personnelle reprend un sens.
◀Les▶ petits pouvoirs fédérés sont seuls capables, en effet, ◀de▶ faire échec au grand pouvoir sans se voir contraints ◀de▶ chausser ses bottes ni ◀de▶ relever ses fonctions usurpées. Contre ◀l’▶excès des pouvoirs étatiques, je puis intervenir ◀d’▶une manière efficace dans ◀la▶ mesure où je suscite un groupe ou lui apporte mon concours actif. Nous disposons, nous autres citoyens qui voulons redevenir responsables, ◀d’▶un pouvoir que ◀l’▶État méprise officiellement et pourtant redoute en secret, comme celui qui a ◀la▶ Bombe redoute ◀la▶ guérilla : ◀le▶ pouvoir des petits groupes multipliés et ◀de▶ ◀l’▶initiative civique intempestive c’est-à-dire spontanée et non conditionnée, et non prévue par nos régimes électoraux.
◀La▶ lutte des petites communautés naissantes pour ◀l’▶autogestion régionale en dépit de ◀l’▶État-nation niveleur, fauteur ◀de▶ dépression civique, paraissait hier encore sans espoir. Elle va devenir ◀le▶ seul espoir concret des peuples que ◀la▶ crise générale n’aura pas jetés dans des régimes ◀de▶ pénitence totalitaire — ou qui refuseront ◀d’▶y subir plus longtemps ◀la▶ sécurité des troupeaux.
Je dis bien qu’il s’agit ◀de▶ lutter et ◀de▶ créer en dépit de ◀l’▶État-nation, non contre lui : car son effondrement ne pourrait aujourd’hui qu’écraser beaucoup de monde, faute de structures ◀d’▶accueil extérieures au système. Il s’agit sans délai ◀d’▶initier autre chose, ◀de▶ semer, ◀de▶ planter, ◀de▶ nouer des liens vivants ; ◀d’▶élaborer tout en ◀l’▶anticipant en nous d’abord, un modèle neuf ◀de▶ société fondé sur ◀de▶ nouvelles unités ◀de▶ base et sur ◀de▶ nouveaux types ◀de▶ liens communautaires. Initier, inventer sans délai, sans attendre ◀les▶ échéances que ◀les▶ États et leurs experts tentent désespérément ◀de▶ reporter…
◀L’▶État-nation se survit lourdement, par ◀les▶ effets ◀de▶ ◀l’▶inertie bien plus que par ◀les▶ menées illégales ◀de▶ ses polices parallèles et ◀de▶ ses « plombiers », — menées qu’on voit déjà se retourner contre lui. Sa seule défense est dans ◀l’▶actuel défaut ◀d’▶une formule ◀de▶ remplacement, ◀d’▶une alternative déclarée.
Il ne peut plus et ne doit plus durer longtemps, parce qu’il est foncièrement inadéquat non seulement à ses prétentions exorbitantes, mais encore, et peut-être surtout, aux fonctions normales ◀de▶ ◀l’▶État.
Trop petit et trop grand à la fois
Du temps ◀de▶ ◀la▶ montée ◀de▶ Hitler et ◀de▶ Staline, un jeune mouvement personnaliste, l’Ordre nouveau 78, résumait sa critique ◀de▶ ◀l’▶État-nation — terme d’ailleurs lancé par lui — dans ◀la▶ proposition aujourd’hui bien connue : « Trop petit et trop grand à la fois. » Voici le premier texte formulant cette critique :
« ◀L’▶homme n’est pas fait à ◀l’▶échelle ◀de▶ ces immenses conglomérats politiques que ◀l’▶on essaie ◀de▶ lui faire prendre pour “sa patrie” : ils sont beaucoup trop grands… ou trop petits pour lui. Trop petits si ◀l’▶on prétend borner son horizon spirituel aux frontières ◀de▶ ◀l’▶État-nation ; trop grands si ◀l’▶on tente ◀d’▶en faire ◀le▶ lieu ◀de▶ ce contact direct avec ◀la▶ chair et ◀la▶ terre qui est nécessaire à ◀l’▶homme. » (Alexandre Marc, dans L’Ordre nouveau , n° 15, 1934.)
◀L’▶argument est devenu ◀le▶ pont aux ânes ◀de▶ toute critique fédéraliste ◀de▶ ◀l’▶État-nation. On ◀le▶ retrouve ◀de▶ nos jours dans ◀les▶ écrits ◀de▶ J. Buchmann, ◀de▶ Robert Lafont, ◀d’▶Hervé Lavenir, ◀de▶ Lewis Mumford, etc. (Alexandre Marc nous a tous précédés ◀d’▶une trentaine ◀d’▶années sur ce point.)
Dans ma Lettre ouverte aux Européens (1970), je retrouvais et développais ce thème :
Regardons maintenant ces États-nations unitaires tels qu’ils sont dans leur être et leur agir concret, non plus dans leurs seules prétentions. Nous verrons aussitôt que tous, sans exception, sont à la fois trop petits si on ◀les▶ regarde à ◀l’▶échelle mondiale, et trop grands si ◀l’▶on en juge à leur incapacité ◀d’▶animer leurs régions, et ◀d’▶offrir à leurs citoyens une participation réelle à ◀la▶ vie politique qu’ils prétendent monopoliser.
Ils sont trop petits pour se défendre seuls, même avec ◀l’▶aide ◀d’▶une petite ou moyenne force ◀de▶ frappe, pratiquement annulée par ◀les▶ barrages antimissiles des deux grands.
Ils sont trop petits dans ◀le▶ domaine économique pour répondre au « défi américain » — cela n’a plus à être démontré — mais aussi pour répondre au défi du tiers-monde… Enfin, ils sont trop petits pour agir politiquement au niveau des empires véritables qui dominent notre monde, et surtout pour résister à ◀la▶ satellisation politique ou économique.
Par quoi ils manquent doublement à ◀la▶ fonction ◀de▶ tout gouvernement : sécuriser ◀les▶ membres ◀d’▶une communauté, et assurer ◀l’▶efficacité ◀de▶ sa participation dans ◀les▶ affaires du monde […].
Parce qu’ils sont trop petits, ◀les▶ États-nations devraient se fédérer à ◀l’▶échelle continentale ; et parce qu’ils sont trop grands, ils devraient se fédéraliser à ◀l’▶intérieur.
À ces insuffisances ou inadéquations constitutives, à la fois théoriques et pratiques, ◀l’▶État-nation ajoute ◀de▶ nos jours ◀les▶ preuves multipliées ◀de▶ son incompétence, ou plus précisément ◀de▶ son imbécillité, au sens premier du terme79. Prenons ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ crise du pétrole à ◀l’▶automne 1973.
Tous nos gouvernements occidentaux savaient que ◀l’▶économie industrielle dépend essentiellement ◀de▶ ◀l’▶énergie, qui, en Europe, dépend à 80 % (USA 30 %) du monde arabe. Tous affirmaient cependant — surtout s’il s’agissait ◀de▶ repousser un projet ◀d’▶union européenne — leur volonté ◀d’▶indépendance politique, leur refus ◀de▶ toute ingérence étrangère dans leurs affaires nationales. Aux alarmistes qui annonçaient, d’une part, ◀l’▶épuisement avant trente ans des principales sources ◀de▶ pétrole, soulignant, d’autre part, ◀le▶ danger ◀d’▶une dépendance trop exclusive ◀de▶ quelques potentats et dictateurs arabes, nos hommes d’État répondaient nerveusement : « Ne nous laissons pas égarer par ◀les▶ prophètes pessimistes ◀d’▶un prétendu désastre énergétique80. » ◀La▶ crise ◀de▶ ◀l’▶automne 1973 a non seulement surpris nos gouvernants, mais ◀les▶ a livrés sans défense au chantage des émirs qui prétendent leur dicter ◀la▶ politique à suivre à l’égard d’Israël… Tous nos États-nations pour « souverains » qu’ils se proclament, sont trop petits pour agir au-delà ◀de▶ ◀l’▶Europe, et de plus, il n’en est pas un qui ait osé faire passer ses convictions avant ◀la▶ peur ◀d’▶un manque ◀d’▶essence pour ◀le▶ week-end. Absence avouée ◀de▶ politique, opacité ◀d’▶esprit devant ◀les▶ prévisions ◀les▶ plus sérieuses, refus ◀de▶ ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe au nom d’une souveraineté que ◀l’▶union pourrait seule garantir et qu’aujourd’hui n’importe quel propriétaire ◀de▶ puits, peut-être illettré mais milliardaire, peut se payer ◀le▶ luxe ◀de▶ bafouer. Tel est ◀le▶ tableau qu’offrent nos grands pouvoirs. Ils essaient ◀de▶ récupérer quelque prestige en édifiant des centrales babyloniennes, mais ce n’est pas ◀l’▶uranium américain ou russe, ni ◀les▶ pétrodollars investis dans ◀le▶ nucléaire qui leur rendront ◀l’▶indépendance.
◀L’▶État-nation ne peut plus et ne doit plus durer longtemps parce qu’il se révèle chaque année avec une évidence croissante, inapte à bien traiter ne fût-ce qu’un seul des problèmes majeurs ◀de▶ notre société. J’ai évoqué ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶énergie, mais que dire ◀de▶ ceux ◀de▶ ◀la▶ monnaie, ◀de▶ ◀l’▶inflation, ◀de▶ ◀l’▶environnement, ◀de▶ ◀la▶ sauvegarde des mers ou ◀de▶ ◀l’▶aide au tiers-monde ? Il ne peut dominer aucun ◀de▶ ces problèmes, à cause de sa nature et à cause de ◀la▶ leur.
Comédie des chefs d’État
Tel étant ◀le▶ bilan ◀de▶ nos États-nations ◀de▶ dimension moyenne, européenne, qu’en est-il des deux Super-Grands ?
Quand leurs deux chefs d’État ont une rencontre intime sous ◀les▶ regards du monde entier, à Camp David ou dans quelque datcha, pour « examiner ◀les▶ graves problèmes ◀de▶ ◀la▶ politique mondiale », comme ◀le▶ dira ◀le▶ communiqué, on pourrait croire qu’ils vont chercher ensemble ◀les▶ moyens ◀de▶ surmonter un mal cosmique ou une épidémie qui menace ◀l’▶humanité. Mais je me sens pris ◀d’▶un doute profond : ne s’agirait-il pas ◀d’▶une comédie, ◀d’▶un bluff énorme, car il n’est pas ◀de▶ « problème ◀de▶ politique mondiale », si « préoccupant » soit-il, qui n’ait été fabriqué par ces hommes et qui ne reflète à ◀l’▶évidence ◀les▶ intérêts ◀de▶ deux groupes concurrents dont ils sont simplement ◀les▶ avocats. Je ne vois pas là deux Sages, deux hommes d’État, deux « responsables ◀de▶ ◀la▶ Paix du Monde » en train de chercher ◀les▶ moyens ◀de▶ prévenir une catastrophe qui menace toute ◀l’▶humanité. Je vois deux « responsables ◀de▶ ◀la▶ crise » en question — guerre du Vietnam, par exemple — en train de chercher à nous convaincre qu’eux seuls sont en mesure ◀de▶ résoudre ◀les▶ graves problèmes mondiaux, fomentés par eux-mêmes, et ◀de▶ guérir ◀les▶ maladies — qu’ils entretiennent. Qu’est-ce qui ◀les▶ retient, en somme ? ◀Les▶ peuples veulent ◀la▶ paix. Mais ◀les▶ appareils politiques, c’est-à-dire ◀l’▶administration à Washington et ◀le▶ Parti en URSS, ne peuvent courir ◀le▶ risque ◀de▶ perdre ◀la▶ face, en cédant pour ◀la▶ paix devant une loi supérieure à leur souveraineté absolue : ils y perdraient du même coup ◀le▶ pouvoir (par non-réélection aux USA, par coup ◀d’▶État ◀de▶ ◀l’▶armée en URSS). Il y a donc une immense complicité diffuse entre ◀les▶ fictions du pouvoir et ◀le▶ besoin ◀de▶ sécurité des peuples, qui ◀les▶ fait accepter ces fictions comme ils ont accepté ce pouvoir.
Que ◀l’▶État n’est plus notre affaire
◀L’▶État-nation ne peut plus et ne doit plus durer longtemps, parce que ◀l’▶État est devenu ◀l’▶adversaire à la fois ◀de▶ ◀la▶ nation, du peuple et ◀de▶ chacun ◀de▶ nous en tant que citoyen.
Un même matin ◀d’▶avril 1970, j’avais relevé dans deux journaux français ces titres que je retrouve à point nommé :
« Washington n’entend pas renoncer à sa présence dans ◀le▶ Pacifique. »
« VIe Plan : enrichir ◀la▶ France sans que ◀les▶ Français en souffrent. »
◀L’▶État-nation « personnifié » par ◀le▶ nom ◀de▶ son sanctuaire ou ◀de▶ sa fonction principale, apparaît ici comme un dieu qui n’en fait, bien sûr, qu’à sa tête. Il exige parfois des sacrifices humains — « guerres limitées » qu’il juge indispensables pour « assurer sa présence » dans telles parties du monde, Corée, Vietnam, Proche-Orient, où bien peu de ses citoyens eussent eu ◀l’▶idée que leurs droits vitaux étaient menacés. (Manque ◀de▶ « vision » !) Parfois aussi, il veut bien vivre en laissant vivre, c’est-à-dire sans tuer trop ◀de▶ paysages, ◀de▶ privilèges, ◀de▶ villes et ◀de▶ jeunes gens. Et même, dans ◀le▶ cas présent, à la sixième reprise, il dit avoir trouvé ◀le▶ moyen ◀de▶ s’enrichir lui, ◀l’▶État, sans que ce soit (◀d’▶une manière sensible tout au moins) aux dépens des revenus ◀de▶ ses administrés et ◀de▶ leur environnement.
Mais ◀l’▶État-nation est aussi une très humaine réalité, un personnel : fonctionnaires ◀de▶ tous rangs et ministres. Ceux que ◀la▶ presse décide ◀de▶ temps à autre ◀de▶ louer immodérément et ◀de▶ « lancer » sous ◀le▶ titre ◀d’▶« hommes d’État », ne sont en fait que des hommes ◀de▶ ◀l’▶État, lequel n’existerait pas sans eux, réduit à son essence abstraite dans ◀les▶ codes et ◀les▶ actes fondateurs. Or, ces hommes ◀de▶ ◀l’▶État se défendront. Rompus à ◀l’▶art ◀de▶ ◀la▶ déclaration autoritaire (quand elle n’est pas démagogique) qu’ils confondent avec ◀l’▶art politique et qui passe dans leurs clubs pour la dernière finesse, ils estiment que nulle vérité n’est bonne à dire, à part ◀les▶ « vérités ◀d’▶État », qui sont des mensonges calculés. ◀Le▶ citoyen ◀le▶ sait, ◀d’▶où sa méfiance et son éloignement ◀de▶ ◀l’▶État ; ou bien il fait confiance à quelque « homme fort » et s’en remet pratiquement à ◀l’▶État pour régler « ces problèmes qui m’échappent ».
Dans ◀les▶ deux cas, ◀l’▶État s’éloigne et se sépare, devient un appareil face au peuple. Il est ressenti de plus en plus comme un tyran, dès qu’il n’est plus ◀le▶ bailleur ◀de▶ subventions ou ◀d’▶adjudications juteuses.
Dieu ou tyran, hors de nous, contre nous : il n’est plus du tout notre affaire.
Un pouvoir fait ◀de▶ nos démissions
Pourtant, ◀l’▶État-nation n’est pas tombé du ciel sur nos existences innocentes. C’est une réalité purement humaine — on était en train de ◀l’▶oublier. S’il n’a cessé depuis Napoléon ◀d’▶étendre ses pouvoirs sur toute ◀la▶ société et ◀d’▶accroître ses prétentions jusqu’aux domaines ◀les▶ plus privés ◀de▶ ◀l’▶individu, si nous ◀le▶ ressentons comme un mal, à qui ◀la▶ faute ? Sinon à nous qui nous sommes laissé faire — et probablement un peu plus.
Une phrase ◀de▶ Simone Weil m’a longtemps fasciné dans sa simplicité presque insolente : « ◀L’▶orgueil national est loin de ◀la▶ vie quotidienne. » Mais il faut voir aussi que ◀l’▶orgueil national, après tout, n’est pas un phénomène cosmique, mais un sentiment tout humain dont nul d’entre nous ne peut jurer qu’il ne ◀l’▶a jamais éprouvé, fût-ce en suivant ◀les▶ Jeux olympiques à ◀la▶ TV. N’est-il pas un produit ◀de▶ ◀l’▶inconscient, autant que des manuels scolaires, ◀la▶ projection ◀de▶ nos narcissismes dans un fantasme collectif et ◀la▶ dilatation ◀de▶ nos petits moi dans un Nous triomphant ?
De même, ◀l’▶État centralisé, bureaucratique, technocratique, celui que Nietzsche, inoubliablement, nomma « ◀le▶ plus froid ◀de▶ tous ◀les▶ monstres froids », n’est pas une créature mythologique. Il est en fait ◀la▶ résultante mécanique et ◀l’▶indicateur infaillible ◀de▶ nos déficiences civiques.
◀La▶ centralisation n’a jamais réussi que dans ◀la▶ mesure exacte où ◀les▶ gens ◀d’▶une région — à travers ◀les▶ représentants qu’ils ont élus, qui ◀les▶ trahissent souvent, et qu’ils rééliront — ont préféré solliciter des subventions ◀de▶ ◀la▶ Capitale plutôt que ◀de▶ se créer sur place des ressources propres, voire ◀de▶ s’accommoder ◀de▶ celles que ◀la▶ nature offre dans leur région.
◀Les▶ pouvoirs ◀de▶ ◀l’▶État sont en raison directe ◀de▶ ◀la▶ passivité des citoyens. ◀L’▶État sera tenté ◀d’▶en abuser dès qu’il croira déceler que ◀les▶ citoyens sont secrètement tentés ◀de▶ se laisser glisser à la condition de sujets, et ◀de▶ se mettre en grève pour exiger ◀la▶ retraite civique anticipée.
◀Les▶ pouvoirs ◀de▶ coercition et ◀de▶ répression normalement exercés par ◀l’▶État (lois, règlements, fiscalité, police) ont tendance à se faire ◀d’▶autant plus impérieux et chicaneurs qu’un nombre croissant ◀de▶ citoyens négligent leurs droits civiques non moins que leurs devoirs. ◀L’▶État se voit alors contraint par sa nature ◀d’▶étendre ses prérogatives. ◀La▶ croissance ◀de▶ son appareil administratif et ◀de▶ son budget ◀le▶ font devenir tout à fait étranger à ◀l’▶existence quotidienne et aux soucis réels des gens, du seul fait ◀de▶ ses dimensions et ◀de▶ son éloignement physique. ◀Le▶ collectivisme anonyme, productiviste et répressif qui s’instaure dans ◀les▶ démocraties capitalistes ou socialistes, est né ◀de▶ notre individualisme et ◀de▶ nos désertions civiques — qu’il paraît maintenant excuser ! Jamais ◀l’▶homme ne s’était senti plus impuissant, mieux vidé ◀de▶ ses responsabilités et démis ◀de▶ ses libertés, que dans ◀les▶ cadres démesurés ◀d’▶un État qui, lui-même, ne peut plus grand-chose, sauf améliorer çà et là ◀les▶ causes mêmes du mal général.
Inventer notre avenir
Nous voici donc au point ◀de▶ crise où ◀la▶ raison ◀de▶ durer que ◀l’▶on accorde aux États-nations est que rien ne se présente encore pour une relève. Cette raison tire sa force ◀de▶ ◀l’▶inertie civique dans laquelle nous voyons s’enfoncer ◀les▶ majorités silencieuses. Elle demeure donc à ◀la▶ merci ◀de▶ la première initiative convaincante — ou ◀d’▶un scandale de plus, brin ◀de▶ paille sur ◀le▶ chameau surchargé au point ◀de▶ rupture…
Il devient chaque année plus visible que ◀le▶ complexe État-nation – armée – économie industrielle ne sait plus, ou ne peut plus exercer ◀le▶ pouvoir dans ◀le▶ cadre des lois existantes. ◀Le▶ système est à bout de course. Cela n’est pas nécessairement une bonne nouvelle.
◀L’▶État-nation ne peut durer sans ◀la▶ guerre, mais ◀l’▶humanité ne peut durer au-delà ◀d’▶une prochaine guerre générale. Ce sera ◀l’▶homme ou ◀l’▶État-nation, avant longtemps. Si ◀l’▶État-nation s’écroulait, ce serait tant mieux pour ◀la▶ nature et nos descendants s’il en reste, tant pis pour nous campant dans ◀les▶ décombres. S’il se maintient, faute de candidature à une nouvelle gérance ◀de▶ ◀la▶ Terre, il peut faire encore beaucoup de mal, de plus en plus irréparable.
Faudrait-il espérer sournoisement que ◀les▶ émirs, en ◀le▶ privant ◀de▶ pétrole sans plus attendre ◀la▶ pénurie finale, ◀le▶ rendent inoffensif dans ◀les▶ années qui viennent ? Sans pétrole, que pourrait-il faire ? Du plutonium hélas, nous ◀le▶ voyons déjà.
Il faut absolument changer ◀de▶ cap, inventer ! Toute ma description ◀de▶ ◀la▶ crise, bien qu’écrite au présent, ne prend son sens réel qu’au futur : sa gravité majeure est en avant de nous, dans tel avenir plus ou moins proche qu’il dépend ◀de▶ nous seuls — sinon ◀de▶ qui ? — ◀d’▶éviter, en nous tournant ailleurs par conversion, par retour à nous-mêmes, à nos vraies fins.
◀Le▶ royaume à venir est « au-dedans de nous ». ◀L’▶État totalitaire aussi.
◀L’▶État-nation, bouc émissaire, ne doit pas devenir notre alibi, ◀le▶ « ils » que ◀l’▶on accuse ◀de▶ tous ◀les▶ maux, ◀le▶ fatum des Anciens, et pour nous, ◀l’▶impératif unique et monotone déterminé par trop ◀de▶ refus ◀d’▶obéir à nos vocations singulières dans ◀la▶ cité. Nous ne pourrons ◀le▶ dépasser qu’en surmontant ses causes en nous d’abord.
Que voulons-nous vraiment ? Que sommes-nous prêts à refuser radicalement ? Au nom de quelles finalités pour ◀la▶ personne et ◀la▶ cité ? ◀L’▶avenir, son anticipation, prennent ici leur importance véritable : selon nos décisions quant au but ◀de▶ nos vies, ou notre absence ◀de▶ décision, nous irons au désastre collectif ou bien à ◀de▶ nouveaux défis, amusants, dramatiques, passionnants. Tout dépend ◀de▶ nous. C’est notre affaire.
Formuler, décider, assumer une politique ◀de▶ civilisation, serait ◀la▶ seule réponse adéquate à ◀la▶ crise.
Ce serait aussi choisir notre avenir. Comment en décider sans ◀le▶ connaître ? nous dit ◀la▶ science du siècle dernier. Comment ◀le▶ connaître si nous refusons ◀d’▶en décider ? nous dit ◀la▶ science ◀de▶ cette fin du xxe siècle.
Nous demanderons aux futurologues ce qu’ils estiment possible pour demain, mais aux prophètes ce qu’ils croient nécessaire.