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Naissance de▶ la prospective
Lieux et dates
Un peu avant le milieu ◀de▶ notre siècle, quelques experts lucides et donc inquiets s’avisent que l’avenir, non seulement ◀de▶ la culture mais ◀de▶ la nature, dépend de plus en plus ◀de▶ nos options ◀de▶ fait, délibérées ou non, conscientes ou non. Nous sommes seuls responsables ◀de▶ l’avenir humain : mieux vaut le savoir et cesser ◀de▶ nous cacher derrière toutes sortes ◀de▶ prétendues fatalités (collectives, sacrées, ou techniques), transparents paravents ◀de▶ nos inerties intellectuelles, quand ce n’est pas ◀de▶ nos lâchetés morales.
Futurologie, prospective, futuribles et prévisions, tant militaires que démographiques et technologiques que sociales, projections simulées sur ordinateur, scénarios avec ou sans « surprise » apparaissent en rapide succession et, en une décennie, tous ces procédés sont entrés dans les mœurs84. « L’étude du futur à long terme est devenue à la fois une activité intellectuelle sérieuse et une manie très répandue » peut écrire dès 1972 Herman Kahn85. Des instituts se fondent, des colloques s’organisent, des centaines ◀de▶ volumes sont publiés et des milliers ◀d’▶études en revue. Les experts des Nations unies et même quelques gouvernements découvrent l’importance du futur. Hier, nous pouvions encore partir du passé et ◀de▶ la connaissance des « leçons du passé » pour juger le présent et même l’avenir, comme nos ancêtres l’avaient toujours fait. Aujourd’hui, nous devons partir ◀de▶ l’avenir.
Les journaux disent qu’il s’agit là ◀d’▶une mode. Mais à dire vrai, la prévision systématique, et scientifique s’il se peut, est devenue nécessité vitale pour une époque où l’homme se voit contraint ◀de▶ choisir ses fins et les voies vers ces fins, sous peine de sanctions désastreuses.
Ce n’est pas un hasard non plus si prospective et futurologie sont apparues en Occident et pas ailleurs, et se sont constituées comme méthodes spécifiques dans la seconde moitié du xxe siècle.
Il y a derrière elles, dans cette partie ◀de▶ la Terre et ce canton du temps qu’on appelle l’Europe, ◀de▶ grandes lumières et ◀de▶ grandes ombres séculaires qui dirigent nos recherches à notre insu, les orientent et parfois les déterminent dans le jeu des faisceaux croisés balayant l’avenir des possibles.
Les lieux d’abord.
Prospective et futurologie ne pouvaient — et ne devaient — se développer qu’au sein d’une civilisation que la religion chrétienne, ses grands docteurs, ses hérétiques et ses Églises, ont longtemps inspirée, et marquée pour toujours.
Le Nouveau Testament, dans ses quatre parties — évangiles, Actes, épîtres, Apocalypse — annonce l’avenir global tant du Monde que ◀de▶ l’homme. Entre l’alpha et l’omega du temps, les Écritures déroulent sous nos yeux toute « l’économie du salut », les étapes et les coups ◀de▶ théâtre ◀de▶ sa dialectique spirituelle. Et tout cela se résume et se récapitule dans le Livre des Fins révélées, l’Apocalypse. En voici les étapes mémorables.
Lents cheminements ◀de▶ la Vérité chez les élus pérégrinant à travers un empire « qui passera », un « monde » qui les tente mais dont ils ne sont pas et qui les rejette, alors qu’eux seuls pourraient sauver les peuples (chap. 1 à 7). Progression des fléaux écologiques, subitement accélérée, tout comme nous la vivons au xxe siècle : le désert qui s’étend au tiers ◀de▶ la Terre, la pollution du tiers des océans, l’empoisonnement des eaux potables, l’obscurcissement du tiers des cieux par les fumées sortant du « puits ◀de▶ l’abîme », les monstres cuirassés qui tuent le tiers des hommes, et les montagnes qui s’effondrent dans la mer, telle est la Catastrophe universelle (chap. 8 et 9, mais aussi 16). Elle est suivie ◀de▶ la chute ◀de▶ « Babylone la grande », la Prostituée assise sur l’énorme Bête aux sept têtes et aux dix cornes, comme la Rome impériale régnant sur rois et peuples, mais la voilà détruite « en une seule heure… et sa fumée monte au siècle des siècles » (chap. 19) en un énorme champignon.
Puis Satan lié pour mille ans — le Millenium — et les justes ressuscités règnent avec le Christ.
Puis Satan délié pour peu de temps et rassemblant les nations pour la guerre contre les justes ; mais bientôt le feu descend du ciel, dévorant les nations et précipitant le diable dans l’étang ◀de▶ soufre ; enfin, le Jugement dernier — bilan des temps — où chacun est jugé « selon ses œuvres » (tout cela dans le seul chap. 20).
Alors seulement paraissent ◀de▶ nouveaux cieux et une nouvelle Terre, et descend la nouvelle Jérusalem, la ville sainte où l’on ne voit plus ◀de▶ Temple « car la gloire ◀de▶ Dieu l’éclaire ». Là va régner à jamais « Celui qui fait toutes choses nouvelles » : et ceux qui le servent verront enfin sa face. Et c’est la Parousie finale, la Résurrection et le jaillissement du fleuve ◀de▶ la vie éternelle (chap. 21 et 22).
L’idée ◀d’▶un temps qui naît du déroulement ◀d’▶une seule et même « histoire », ◀d’▶un récit dramatique où tout s’enchaîne en un système ◀de▶ vérités spirituelles dont les grands événements ne sont que les symboles, l’idée ◀d’▶un progrès fasciné — au-delà des désastres vers lesquels il court — par l’appel ◀de▶ l’Esprit qui toujours vient à nous86 « comme l’étoile brillante du matin » : voilà ce qui a fait ◀de▶ l’Apocalypse l’archétype ◀de▶ toute prévision ◀de▶ l’histoire, et du sens ◀de▶ l’histoire, alors qu’au contraire l’idée ◀d’▶un temps cyclique qui domine la pensée antique et les grandes religions ◀de▶ l’Asie, rendait vaine toute histoire, et superflue toute prévision.
Mais l’appel ◀de▶ l’Esprit n’est pas reçu par tous, et il s’en faut ◀de▶ beaucoup que tous aient soif des seules eaux du fleuve ◀de▶ la vie éternelle. Pour la plupart, il leur faut s’agripper à ce qu’ils appellent le concret, et qui n’est guère que l’immédiat, dénoncer les scandales criants du capitalisme sauvage, lutter pour vivre, tout en gardant la nostalgie ◀d’▶un millenium, qui serait l’état bienheureux ◀d’▶une cité enfin sans histoire… Et cela donne Marx, mais surtout le marxisme : une réduction ◀de▶ l’Apocalypse aux dimensions ◀de▶ l’Europe du xixe siècle, industrielle, embourgeoisée, rationaliste, nationaliste, matérialiste, naïve et dure. On s’accroche à ce qu’on croit le tangible et qui n’est guère que le mesurable : progrès quantitatif, innovation technique, gains financiers. C’est abstrait, mais par cela même facilite les calculs ◀de▶ l’avenir. Le marxisme apparaît au bout du compte comme une Apocalypse sécularisée. Presque toute « l’économie du salut » s’y retrouve, à peine transposée dans notre temps et notre espace. Cette « fin ◀de▶ l’Histoire », par exemple, que Marx prophétise, après Hegel, n’est-ce pas le substitut du règne ◀de▶ mille ans durant lequel Satan, principe du mal, sera jugulé, ce qui signifie l’exploitation ◀de▶ l’homme par l’homme et surtout par l’État (la Grande Bête), abolie ? Mais faute de croire à l’au-delà ◀de▶ l’histoire, à cette suprême Venue qui transcende l’histoire, faute du saut ◀de▶ la foi dans la vie éternelle, l’homme reste prisonnier du temps sempiternel87. Ainsi le millenium, qui n’est qu’avant dernier pour le voyant, figure en revanche, dans l’utopie ◀de▶ Marx, l’ultime aboutissement ◀d’▶une dialectique ◀de▶ la matière, enfin mise à l’abri des surprises, des erreurs et des drames qui composent l’histoire. Au lieu de la Parousie, voici le temps sans fin qui ne rejoindra jamais son point ◀d’▶éclatement dans l’extase. Sécurité sociale à tout jamais.
Nous avons voulu cela
La prospective qui se manifeste au lendemain ◀de▶ la bombe ◀d’▶Hiroshima, comme première prise de conscience ◀d’▶un danger mortel pour l’espèce, porte les marques ◀de▶ cette double origine, millénariste d’une part, catastrophique ◀de▶ l’autre.
Pourquoi cette passion générale pour l’exploration du futur, sinon parce que, après Hiroshima, dans une sourde anxiété d’abord, puis au cours des deux décennies suivantes, dans une prise de conscience de plus en plus précise et même chiffrée, l’homme a senti qu’il pourrait bien n’avoir plus ◀d’▶avenir — du moins plus ◀d’▶avenir qui ait un sens ?
L’aventure globale ◀de▶ l’homme à la recherche ◀de▶ l’état bienheureux se ramène, pour le xixe siècle, à cet indicateur unique : l’idée ◀de▶ progrès. Ce progrès se mesure à son tour en termes de production ◀de▶ biens vendables, ◀d’▶échanges commerciaux et ◀de▶ dépenses gouvernementales, donc ◀de▶ profits calculés en monnaie, en termes d’avoir plus et non pas ◀de▶ mieux être.
Tout l’Occident, depuis plus ◀d’▶un siècle, se persuade avec les marxistes et la bourgeoisie patronale que les réalités économiques, la production industrielle, leurs lois et leurs nécessités, en un mot, le matériel et non le spirituel, commandent tout, déterminent notre vie sociale et par-là, finalement, la vie ◀de▶ l’individu, sa culture, ses croyances mêmes.
Mais tout ◀d’▶un coup, à cause ◀d’▶Hiroshima, on s’aperçoit que c’est l’invention technique qui a pris le pouvoir et qui dispose ◀de▶ notre avenir. Or, chacun peut voir aujourd’hui que l’invention technique n’est pas tombée du ciel, et n’est pas le fait des dieux ni des démons, mais qu’elle n’est pas non plus sortie des choses, ◀d’▶une dialectique ◀de▶ la matière, ni ◀d’▶aucune sorte ◀de▶ fatalité, car elle procède ◀de▶ l’homme seul et non ◀de▶ ses besoins vitaux, mais ◀de▶ ses rêves, c’est-à-dire ◀de▶ ses vrais désirs.
L’avion est né du rêve ◀de▶ voler, symbole sexuel selon Freud, spirituel selon Jung. Les médias sont nés du rêve ◀de▶ parler et ◀de▶ voir à grande distance. L’auto est née du rêve préadolescent ◀de▶ liberté (partir au hasard sur les routes campagnardes). Et la bombe atomique, du désir impulsif ◀d’▶anéantir tous ses ennemis en un clin d’œil, comme par la force ◀de▶ la pensée, sans avoir à faire preuve ◀de▶ courage, ni à se battre physiquement (fin ◀de▶ la guerre qui fait des héros). Or, ces rêves n’ont jamais traduit autre chose que les vrais désirs qui nous hantent, fût-ce à notre insu. Et il est clair que ces désirs immémoriaux sont sans rapport avec les prétendues « nécessités » ◀de▶ l’économie industrielle des xixe et xxe siècles, invoquées par marxistes et capitalistes.
Mais attention : que la technique soit née du rêve, lequel exprime nos désirs, ne veut pas dire qu’elle les satisfait ! Bien au contraire, elle les trahit le plus souvent, comme nous le verrons plus loin par le cas ◀de▶ l’auto, et comme le font bien voir les guerres.
Prenons l’exemple ◀de▶ Guillaume II qui s’écrie après une visite au front : « Je n’ai pas voulu cela ! » Il est sincère sans doute, mais se ment à lui-même. C’est que nos volontés ne sont en réalité que les expressions durcies, fixées et comme bloquées, ◀de▶ ceux ◀de▶ nos désirs que nous tenons pour avouables devant la société, nous-mêmes, ou Dieu. Mais il y a tous les autres désirs, les plus nombreux, qui se trahissent dans et par la logique ◀de▶ nos actions mieux encore que par nos lapsus, même quand nous sommes certains ◀de▶ les tenir secrets, même et surtout peut-être, quand ils restent secrets pour nous-mêmes. Or, on sait que le Kaiser, dès sa jeunesse, ne rêvait que ◀de▶ gloire des armes et ◀de▶ chevauchées héroïques. Ces carnages, qu’il n’a pas voulus, n’en sont pas moins la conséquence concrète ◀d’▶un long désir, ◀d’▶un rêve constant. Il est sincère : il n’a pas voulu cela, il a seulement rêvé, donc désiré ◀de▶ toutes ses forces profondes, ce qui devait aboutir à cela en passant dans la réalité.
Ainsi ◀de▶ nos actions dans tous les ordres, et non seulement ◀de▶ nos amours, ◀de▶ nos écrits et ◀de▶ nos décisions politiques, mais tout autant des mesures économiques et techniques prises au nom de ces « nécessités auxquelles, hélas ! on ne saurait échapper… » et qui ne sont que masques et prétextes, alibis ◀de▶ la libido sentiendi, sciendi ou dominandi, selon Bacon.
Quand nous aurons compris que la crise dont nous souffrons résulte en vérité ◀de▶ nos désirs et non ◀de▶ je ne sais quelles fatalités lâchement invoquées, et qu’en ce sens, nous avons bel et bien voulu cela — nous serons mieux en mesure ◀de▶ comprendre à quel point l’avenir, lui aussi, désormais va dépendre ◀de▶ nous, ◀de▶ nos désirs, ◀de▶ leur éducation, ◀de▶ leur maîtrise, et des vraies fins vers lesquelles ils nous portent.
Si l’avenir n’était pas notre affaire ?
Dès les années 1950 ◀de▶ ce siècle, l’humanité est devenue capable ◀de▶ tuer la nature et ◀de▶ se suicider. Nous voilà condamnés au choix ◀d’▶une politique, qui est en fait un choix métaphysique entre l’instinct ◀de▶ vie et l’instinct ◀de▶ mort, l’équilibre vivant et la croissance folle, la liberté qui est pouvoir sur soi-même, et ces richesses qui ne sont que pouvoir sur les autres. Sommés ◀de▶ savoir ce que nous voulons ◀de▶ la vie, et ◀de▶ sélectionner en conséquence les moyens existants ou à créer.
Or, j’entends répéter tous les jours : « Moi, je voudrais bien ceci ou cela, autant que vous, soyez-en sûr (qu’il s’agisse ◀de▶ désarmer, par exemple, ou ◀de▶ prendre des mesures radicales contre la pollution, ou ◀de▶ construire des villes habitables, ou encore ◀de▶ créer et ◀de▶ fédérer des régions autonomes), mais soyons réalistes, vous voyez comme moi que la société actuelle n’en a pas les moyens » ou « que nos contemporains ne sont pas prêts pour cela ». (Argument fréquemment invoqué par les intellectuels ◀de▶ l’Est.)
S’il n’y a pas ◀de▶ vents favorables pour celui qui ne sait pas où il va, à plus forte raison ne trouvera-t-on jamais les moyens requis pour des buts qu’on affiche, mais qu’on ne désire pas et que notre société récuse, parce qu’au secret ◀d’▶elle-même elle leur en préfère d’autres sans l’avouer jamais, sauf par ses choix ◀de▶ budget. Et bien entendu, pour ceux-là, elle « dégagera » ce qu’il faut, à n’importe quel prix.
La politique étant l’art ◀de▶ prévoir, est bel et bien « l’art du possible », mais en ce sens précis que l’avenir seul peut changer selon nos désirs. L’histoire serait en revanche la science ◀de▶ « l’impossible », c’est-à-dire ◀de▶ ce que l’homme a fait (et rien ne peut plus empêcher qu’il l’ait fait88), mais aussi ◀de▶ ce que l’homme n’a pu faire — jusqu’ici. L’avenir ou domaine du possible, se définit dès lors comme notre liberté et notre puissance à la fois. « Il est domaine ◀de▶ liberté parce que je suis libre ◀de▶ concevoir ce qui n’est pas, pourvu que je le situe dans l’avenir. » Et il est domaine ◀de▶ puissance, et même le seul, « car nous ne pouvons agir que sur l’avenir89 ».
Qu’est-ce alors que le présent ? Le lieu toujours changeant des points où le passé et l’avenir s’affrontent, et où s’opèrent les décisions entre ce qui fut fait, qui est là et veut durer, et ce que nous désirons qui soit.
Ce dernier élément est capital. Sans lui, sans notre vrai désir, il n’y aurait plus ni présent ni avenir ; nous vivrions dans le passé, littéralement. Et c’est pourquoi l’avenir n’est pas à découvrir, mais au contraire, à inventer ; n’est pas à dévoiler ou deviner, mais au contraire, à engendrer et à former en dépit et au-delà des contraintes du passé, du déjà « fait », ou plutôt en se servant ◀d’▶elles et en prenant appui sur ces obstacles pour mieux nous élancer vers l’objet ◀de▶ nos désirs. (Ajoutons que ce sont nos désirs qui déterminent nos besoins. En fait, désirs, rêves et besoins : chacun des trois vit des deux autres.)
Je pose alors la question décisive : — Si l’avenir n’était pas notre affaire, ◀de▶ qui serait-il l’affaire, en somme ? Le renoncement à nos désirs devant le « fait » tuerait tout avenir réel, vivant, changeant, pour laisser force au seul passé projeté dans le vide, en d’autres termes : à l’utopie réactionnaire.
Ce qui nous trompe, quant à la nature même ◀de▶ l’avenir, et nous fait croire qu’il existe déjà en avant de nous et sans liens avec nous — si bien qu’il suffirait ◀de▶ le rejoindre et ◀de▶ le découvrir tel qu’il est, comme un pays nouveau après la prochaine crête — c’est tout simplement l’ignorance où vivent la plupart d’entre nous quant à leurs véritables désirs, rêves ou besoins : au temps venu de leur accomplissement, loin de les reconnaître pour leurs, ils les attribuent selon l’époque, aux dieux, à la Fortune aveugle, au Hasard ou à la Providence, et aujourd’hui à des « nécessités » qu’une science ou l’autre acceptera ◀d’▶avaliser (Freud et Jung ont montré les mécanismes individuels ou collectifs ◀de▶ ces perpétuels subterfuges).
Budget annuel et prospectives
Toute politique est autorisation ◀de▶ l’avenir, à la fois désirable et redouté. Ne pas manger son blé en herbe, voilà la formule primitive, le fondement symbolique et le principe probable ◀de▶ toute espèce ◀de▶ politique ou stratégie ◀de▶ la survie humaine. Cette prévision, ◀d’▶origine agricole, est donc annuelle. L’ère moderne, qui commence autour de 1800 avec l’industrie, la finance internationale et l’État-nation, prend elle aussi l’année pour unité ◀de▶ base ◀de▶ ses prévisions : c’est le budget, terme anglais qui désigne d’abord l’ensemble des dépenses et des recettes ◀de▶ l’État projeté sur les douze mois qui viennent. Digne ancêtre du PNB, c’est un indicateur étonnamment abstrait, qui réduit toute la vie publique au jeu purement quantitatif ◀de▶ valeurs et ◀de▶ signes monétaires, dont il reste à prouver qu’ils traduisent, sinon toutes les réalités et qualités ◀de▶ la vie humaine, du moins celles qu’on juge essentielles et déterminantes pour l’ensemble. Personne n’ayant pu rien prouver quant à la primauté ◀de▶ l’un ou ◀de▶ l’autre des facteurs, matériel, spirituel ou technique — en dépit des pesantes certitudes ◀de▶ Marx et des théoriciens capitalistes (en remarquable convergence sur ce point : l’économique commande, et le reste suivra) — on en vient à juger réels les seuls événements mesurables, à ne tenir pour sérieux que ce qui coûte en monnaie, et à ne prévoir que ◀d’▶une année à l’autre. Ces origines historiques, incontestées et contraignantes, rendent compte des pires défauts ◀de▶ la prospective actuelle, et posent ses limites empiriques.
Limites et nécessités
Quant aux limites philosophiques entre lesquelles l’idée ◀de▶ prévision peut apparaître, elles diffèrent selon les religions qui régnent sur une société donnée.
1. La croyance au Retour éternel qui domine les philosophies religieuses ◀de▶ l’Inde, du Tibet, ◀de▶ Ceylan, et ◀de▶ la plus grande partie du Sud-Est asiatique, rend toute prévision nulle et vide. Que servirait ◀de▶ prévoir ce que rien ne peut changer, ni préparer, ni éviter ?
2. La croyance au Retour du Christ à la fin des temps, globalise la prévision mais la relativise du même coup : certes, elle la rend possible et même inévitable en instaurant un temps historique, linéaire, où l’événement surprend et ne se produit qu’une fois, mais elle minimise les intrigues (qu’elles soient annuelles, séculaires ou millénaires) qui se déroulent entre les temps ◀de▶ l’Incarnation et du Jugement. C’est au niveau de la personne que tout se joue dans l’acte ◀de▶ foi qui joint l’alpha et l’oméga, l’instant ◀de▶ la décision et l’éternel.
La religion du progrès évacue le problème : on peut prévoir des incidents ◀de▶ parcours, mais le sens général ne fait pas le moindre doute : « ça s’arrangera ! », car « l’ingéniosité ◀de▶ l’homme est infinie ».
La constatation ◀de▶ la crise actuelle, due à la technologie « qui peut être mortelle », à l’explosion démographique, à la révolte imminente du tiers-monde, et à l’absence ◀de▶ toute politique véritable de la part des États-nations, rend les activités ◀de▶ prévision subitement nécessaires et urgentes.
La double descendance ◀de▶ H. G. Wells
Cela commence à la veille ◀de▶ la Première Guerre mondiale, celle qui entraînera la décadence ◀de▶ l’Europe ; et deux courants se dessinent aussitôt, pessimiste avec Oswald Spengler, optimiste avec H. G. Wells. L’un s’appuie sur l’histoire et l’autre sur la science.
Jusqu’à nous, l’historien s’était vu seul chargé ◀de▶ la fonction prévisionnelle. L’avenir partait au petit trot et « sous conduite », déduit ◀d’▶une période ◀de▶ l’histoire qui l’expliquait puisqu’elle le précédait. La décadence ◀de▶ Rome était inscrite dans l’excès des splendeurs impériales, les ténèbres du Moyen Âge dans l’anarchie du Bas-Empire, et à bon entendeur salut ! Les défaites résultaient du vice des gouvernants, et les victoires ◀de▶ leurs vertus, en dépit de tant ◀d’▶évidence du contraire. On ne pouvait pas se tromper puisque tout était joué et qu’on partait ◀de▶ la solution connue pour la montrer non seulement prévisible mais seule possible. « Tout ce qui est réel est rationnel », disait Hegel, l’inverse étant d’ailleurs également vrai, également indémontrable.
Spengler projetait vers l’avenir les modèles éprouvés ◀de▶ la Grèce et ◀de▶ Rome, ◀de▶ leurs grandeurs et décadences alternées. Toynbee le suit, une décennie plus tard, interprétant la même Antiquité classique selon le schéma ◀de▶ Montesquieu, ◀de▶ Robertson et ◀de▶ Gibbon, avec l’appui ◀de▶ la triade hégélienne et du modèle historique des cultures, lesquelles poussent, fleurissent, se fanent et meurent comme chacun sait, ou croit savoir, et ce n’est pas vrai. En lavant donc vers les inévitables décadences (si l’on est historien bourgeois), ou les inévitables renaissances (si l’on est doctrinaire marxiste). Tout le monde, au xxe siècle, l’école d’abord, accepte tacitement la succession du tiers état à la noblesse et au clergé, puis du prolétariat au tiers état : n’est-ce pas là le sens ◀de▶ l’Histoire ? Ce dernier terme justifie tout. « On n’arrête pas le progrès », du moins pas pour longtemps, et ◀d’▶une manière ou ◀de▶ l’autre, « l’avenir vaincra ».
Ce qui a changé ce jeu, depuis les années 1960 ◀de▶ notre siècle, c’est le progrès lui-même, ou plus exactement l’emballement ◀de▶ son moteur : la technique.
La technique fouettée par les guerres s’est développée soudain beaucoup trop vite pour nos capacités ◀d’▶adaptation psychologiques et biologiques. Ainsi l’auto : le fait patent que nous ne sommes pas maîtres ◀de▶ ses effets se traduit par les hécatombes du week-end et par l’obscurcissement ◀de▶ nos ciels urbains, à quoi vient s’ajouter inévitablement l’humiliation ◀de▶ nos États-nations laïques et « démocratiques » par des émirs ◀de▶ droit divin, mais c’est ◀de▶ quoi je me consolerai d’abord.
Le courant scientiste optimiste sort des œuvres ◀de▶ Jules Verne, ce Méliès ◀de▶ la prospective, bientôt suivi par H. G. Wells, dont le « chant séculaire » paru en 1900, s’intitule Anticipation des réactions du progrès mécanique et scientifique sur la vie et la pensée. Il annonce qu’un État mondial régnera aux approches ◀de▶ l’an 2000, gouverné par « des hommes compétents et rationnels ». Sa Découverte du futur date ◀de▶ 1902, mais sa Machine à remonter le temps ◀de▶ 1895 déjà : dix ans plus tard Einstein publiera sa « Relativité restreinte ».
Des utopies ◀de▶ Wells vont s’inspirer les physiciens qui construiront la théorie ◀de▶ la fission ◀de▶ l’atome, les premières piles nucléaires, les auteurs ◀d’▶anticipations technologiques dont Arthur C. Clarke reste le plus stimulant, et les entreprises plus pesantes des sociétés américaines ◀de▶ calcul prévisionnel.
Mais une lignée très différente procède tout à la fois du croissant pessimisme ◀de▶ Wells vers la fin, et du désir ◀de▶ parodier le scientisme ◀de▶ ses débuts : britanniques comme lui-même et comme les grands ancêtres — Thomas More90, Lord Bacon, le doyen Swift — deux écrivains vont modifier durablement la conscience ◀de▶ leurs contemporains. Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes et George Orwell dans 1984, évaluent le succès social, psychologique et politique, ◀de▶ la technologie déchaînée, et leurs conclusions sont lugubres : la mort psychique du dernier opposant dans les caves ◀de▶ torture du ministère ◀de▶ l’Amour.
En France, Gaston Berger puis Bertrand de Jouvenel se rattachent davantage à une deuxième postérité ◀de▶ Wells : la qualité ◀de▶ la vie humaine leur paraît finalement plus importante que l’accroissement du PNB. Jouvenel ose introduire dans la grande discussion des années 1960 le concept si peu « scientifique » ◀d’▶aménités, comme un écho français bien tempéré à la passion plus fruste et combative des écologistes anglo-américains, tel Paul Ehrlich. Et tout cela nous conduit aux schémas dramatiques ◀de▶ Forrester, repris par l’équipe des Meadows. Présentés sous l’égide du club de Rome, ils vont ébranler la conscience des Occidentaux qui en ont une.
Prospective et futurologie sont nécessaires à notre société, puisque nous sommes contraints ◀de▶ choisir notre avenir, mais cela n’entraîne pas que leurs méthodes actuelles soient suffisantes, ni même qu’elles puissent jamais le devenir, et cela pour une raison fondamentale que je dirai.
Mais avant cela, écartons un malentendu des plus courants.
Des erreurs qui ne prouvent rien
Il y a d’abord les prédictions négatives et autres démonstrations ◀de▶ « l’impossibilité mathématique » ◀d’▶une invention dont, aujourd’hui, c’est plutôt le succès qui fait problème.
M. Thiers n’accordait aucun avenir aux chemins de fer, ces joujoux pour adultes. Les savants ◀de▶ son temps estimaient qu’au-delà ◀d’▶une vitesse ◀de▶ 35 km/h les voyageurs périraient suffoqués. Toutes les inventions qui ont suivi ont été déclarées inacceptables par les autorités les moins suspectes, à coups ◀d’▶arguments ◀de▶ bon sens autorisés par la sagesse, la science ou la célébrité ◀de▶ leurs auteurs. « Qui s’intéressera jamais à l’invention ◀de▶ M. Niepce ? Cette “photographie”, car c’est son nom, sera bientôt étouffée par l’évidente supériorité ◀de▶ la peinture », écrivait Le Journal des savants, en 1829. Lorsque Edison mit au point son premier phonographe, il fut accusé ◀de▶ ventriloquie par les experts qu’il avait convoqués. En 1895, Ludovic Halévy, auteur ◀de▶ théâtre alors célèbre, dénonçait en ces termes Louis Lumière : « Il veut nous faire croire que son “cinématographe” pourrait divertir, à la rigueur même remplacer les spectacles et la vie des artistes sur scène. Que tout cela est fâcheux et ridicule ! Pourquoi ne pas interdire aussitôt ces vagues inventions qui, ◀de▶ toute façon, disparaissent au bout de quelques mois ? » Aux débuts du siècle, la plupart des scientifiques excluent la possibilité ◀de▶ vol ◀d’▶un appareil plus-lourd-que-l’air. L’astronome Newcomb démontre cette impossibilité ◀d’▶une manière qu’il déclare lui-même « aussi totale et complète que puisse être la démonstration ◀d’▶un fait ».
Plus près de nous, en 1925, un journal ◀de▶ médecine juge « criminelle » la poursuite des recherches sur la transfusion sanguine. « Transfuser le sang ◀d’▶un autre dans les veines ◀d’▶un patient provoque à court terme la mort ou au moins la folie. » En 1926, le professeur A. Bickerton démontre l’impossibilité mathématique ◀d’▶envoyer une fusée sur la Lune. Et, en 1941, le professeur Campbell renouvelle cette démonstration en recourant à des considérations physiques et mécaniques. Et j’oublie le nom, tant mieux pour lui, du grand savant qui avait trouvé pourquoi la radio n’avait aucun avenir : c’est que n’importe qui pourrait capter ses messages !
Aucune ◀de▶ ces erreurs n’était inévitable à l’époque où elles furent commises, à preuve qu’il se trouva dans le même temps quelques savants moins timorés ou pontifiants, pour les éviter justement, et réaliser « l’impossible ». On observe la même contingence dans le cas inverse des prédictions positives non réalisées. Dans les années 1950 à 1960 ◀de▶ ce siècle, on atteignit probablement les sommets ◀de▶ l’utopie technologique. L’automation généralisée était pour demain, les véhicules sur coussin ◀d’▶air pour tout ◀de▶ suite, la route allait faire elle-même le trajet et piloter votre voiture, les océans ne demandaient qu’à fournir des quantités illimitées ◀de▶ steaks aux algues. On achetait des billets pour la Lune où des hôtels avaient s’élever sous des dômes ◀d’▶air artificiel, la croissance sans frein ◀de▶ l’industrie relevant le défi ◀de▶ l’explosion démographique, l’énergie nucléaire aurait réponse à tout, et bientôt l’homme ne se poserait plus d’autres problèmes que ceux que la technique peut résoudre. C’était l’époque ◀de▶ succès ◀de▶ Planète et ◀de▶ L’An 2000 ◀d’▶Herman Kahn.
Ces prévisions largement inatteintes, ces entreprises déjà bien oubliées ne relèvent pas, elles non plus, ◀d’▶erreurs systématiques ou nécessaires. Tout simplement les faits, les réalités n’ont pas cette élasticité ◀de▶ l’esprit qui s’enthousiasme.
Et même les catastrophes prévues nous ont « déçus » : elles n’étaient pas au rendez-vous assigné par les futurologues. (Qu’on se rassure : elles viendront à leur heure, en dépit de nos fautes ◀de▶ calcul !)
Mais tout cela ne prouve rien contre la prospective : ses vraies difficultés ne sont pas dans nos erreurs, mais dans la nature même ◀de▶ l’avenir.