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Devenir soi-même
Notre affaire
Trois grandes affaires apparaissent symboliques de▶ l’ère où nous sommes entrés au troisième tiers du xxe siècle : dans l’ordre matériel, l’Économie ; dans l’ordre ◀de▶ la nature, l’écologie ; dans l’ordre spirituel, l’Œcuménisme. Or, ces trois termes sont des composés du grec oikos qui signifie maison, et il s’agit dans les trois cas :
— du règlement intérieur (nomos) ◀de▶ la maison, au sens ◀de▶ ménage, ◀de▶ domaine ;
— ◀de▶ la connaissance (logos) des lois ◀de▶ la maison au sens ◀d’▶habitat, ◀de▶ cadre ◀de▶ vie ou environnement ;
— enfin, du sens ◀d’▶habiter notre Terre, maison commune ◀de▶ l’humanité.
Notre maison — qu’il s’agisse ◀de▶ famille, ◀de▶ milieu ◀de▶ vie, ◀d’▶humanité — le langage ne saurait mieux dire qu’il s’agit ◀de▶ nos propres affaires, ◀de▶ celles, par conséquent, dont il n’est nul besoin qu’on nous exhorte à nous sentir responsables.
« Notre affaire », dans ce sens immédiat, c’est notre enjeu et notre jeu le plus sérieusement fascinant. Ce n’est pas nécessairement notre souci, ou quelque revendication farouche et collective, ni ces charges trop lourdes pour un seul, et dont il rêve parfois que l’État le relève…
Ce n’est pas la rébellion ◀d’▶une liberté brimée, qui défie Dieu ou le destin. Que l’avenir humain soit notre affaire n’implique pas que nous soyons libres ◀de▶ faire à notre guise n’importe quoi, car en fait l’avenir est peuplé ◀de▶ contraintes et ◀de▶ dommages déjà causés : la pyramide des âges dans trente ans, dès aujourd’hui configurée ; les surfaces prises à l’agriculture par les villes et les autoroutes, le bétonnage universel détruisant l’humus pour des siècles ; la production ◀de▶ plastique indestructible et ◀de▶ plutonium à longue période ; les mégalopoles en croissance ◀de▶ type cancéreux ; les rendements décroissants dans l’industrie et dans les techniques ◀de▶ pointe ; l’épuisement calculable des ressources matérielles comme le pétrole, le cuivre et l’eau potable ; la destruction ◀de▶ centaines ◀d’▶espèces animales ; l’asphyxie lente des mers et des océans…
Mais ces contraintes et ces atteintes, sans exception, sont notre fait. Elles résultent toutes ◀de▶ nos choix, ◀de▶ nos décisions ou ◀de▶ nos passivités devant la décision ◀d’▶autrui. Et non pas ◀de▶ besoins fondamentaux, inhérents à notre nature.
◀De▶ nos désirs réels dépend qu’elles s’étendent ou non ; que les désastres écologiques en cours deviennent irréversibles ou non ; que la communauté humaine se dissolve au profit ◀de▶ l’État, ou se reforme malgré lui.
Tout ce qui n’est pas contraint dès aujourd’hui relève ◀de▶ nos seules décisions. Et celles-ci relèvent à leur tour ◀de▶ nos finalités réelles — même et surtout, peut-être, inavouées. Et les révèlent.
Non, l’avenir n’est pas à nous, quelle chance ! Il y a beau temps que nous l’aurions abîmé. De plus en plus, il échappe à nos prises, comme la société même qui le prépare et que nous laissons « se développer » en prétextant que personne n’y peut rien, surtout pas nous.
L’avenir n’est plus à nous, compromis par nos villes qui sont là, difficiles à détruire mais impossibles à gouverner ; infecté par nos créations, plutonium et virus résistants ; surpeuplé ◀de▶ revendications irrecevables. Il ne nous reste à décider, à déterminer librement que l’essentiel : pourquoi voulons-nous vivre désormais ? C’est dans ce sens, le plus gênant pour nous, qu’irrévocablement l’avenir est notre affaire — et non plus celle ◀de▶ puissances anonymes déguisées en fatalité.
Personne que moi ne peut devenir ce que je suis, selon le précepte antique repris par Nietzsche116. ◀De▶ cela seul, à coup sûr, je suis seul responsable. Mais il n’est pas ◀de▶ réalisation ◀de▶ la personne hors ◀d’▶une communauté physique et spirituelle : l’avenir ne sera donc mon affaire que s’il est en même temps la nôtre, quelle que soit la nature du groupe que je dise mien et qui, en retour, me tienne pour sien.
Notre affaire, c’est notre désir quand nous l’assumons sans réserve. L’avenir est notre affaire, puisque dans toute la mesure où justement il n’est pas déjà « fait », n’est donc pas déjà du passé, il sera ce que nous désirons en réalité.
Vous dites : « Le capitalisme nous impose un mode de vie et ◀de▶ consommation qu’il nomme progrès, et qui se traduit par des maladies graves, des inégalités insupportables à l’échelle mondiale, etc. » Mais c’est bien vous qui désirez ce que des industriels n’ont entrepris ◀de▶ fabriquer et ◀de▶ lancer que parce qu’ils escomptaient votre désir. Si vous n’aviez aucune envie ◀de▶ toutes ces choses, le capitalisme — en cela très différent du communisme — n’aurait aucun moyen ◀de▶ vous les imposer. Votre désir était à l’origine ◀de▶ ce que vous prétendez « subir », et c’est lui que vous condamnez sous le nom ◀de▶ « capitalisme ». Or, ce capitalisme-là, c’est vous et moi ; c’est l’homme occidental et son désir, l’homme soviétique et son espoir, l’homme du tiers-monde et son rêve ◀d’▶égaler… Et quand vous en souffrez, vous le projetez devant vous, vous l’objectivez, l’accusez — vous décidez ◀de▶ le renverser. Mais où le prendrez-vous, sinon dans votre cœur naturel ?
Que l’avenir soit notre affaire signifie donc tout simplement que l’avenir ne se fait pas tout seul, mais par nos œuvres et par nos mains, c’est-à-dire à l’image ◀de▶ nos dieux et ◀de▶ nos démons. ◀D’▶où suit qu’il faut se garder ◀de▶ ces tournures courantes qui laissent supposer le contraire, comme : « Les machines se multiplient plus vite que les hommes. » « La route vient encore ◀de▶ faire 432 morts pendant le week-end. » « Les impératifs économiques et les nécessités technologiques ne nous laissent pas ◀d’▶autre choix que… »
Tout traduit, dans ce langage, le désir ◀de▶ se cacher derrière des fatalités, des agents anonymes du destin ◀de▶ notre siècle. Mais ce n’est pas « la route qui tue » — ce sont des automobilistes qui s’entretuent. Les machines ne se multiplient pas, ce sont des hommes seulement qui les ont assemblées, vendues, achetées. Quant aux « impératifs technologiques », ils n’expriment que les vœux des experts ventriloques qui font parler l’ordinateur : c’est leur affaire et non la mienne ◀de▶ parier sur tel taux ◀de▶ croissance irréversible ◀de▶ ce qui limite la liberté ◀de▶ l’homme.
Si l’on me demande : — Serons-nous assez nombreux à croire cela ? (ou à me croire ?) Le message sera-t-il efficace ? Les masses (ou au contraire les élites responsables) seront-elles touchées ? Le seront-elles à temps ? — je réponds qu’il n’est pas question ◀d’▶évaluer les chances ◀de▶ succès dans un jeu dont nous serions les spectateurs. En fait, nous jouons notre destin, et le seul joueur sûr ◀de▶ perdre, c’est celui qui, plutôt que ◀de▶ se jeter dans la partie avec ses énergies, son astuce et sa foi, reste à se demander quelles sont ses chances…
Le grand tort que nous font les sondages ◀d’▶opinion, c’est ◀de▶ nous porter à l’attitude du parieur, non du protagoniste.
« Je ne m’occupe pas ◀de▶ politique », dites-vous peut-être, et ce serait bien s’il s’agissait ◀de▶ ce que vous croyez : un tiercé dont les favoris sont les partis et idéologies. Mais vous serez coupable ◀de▶ l’avenir désastreux si vous refusez ◀de▶ vous occuper ◀de▶ ce qui vraiment est politique : l’entretien des relations humaines dans la cité, la sauvegarde des eaux et des forêts, le progrès vers la paix entre les continents, la naissance ◀d’▶un nouvel esprit communautaire…
Que l’homme rencontre dans le monde actuel des contraintes partout multipliées et des raisons toujours plus persuasives ◀d’▶y céder, c’est l’évidence et cela n’empêche nullement qu’il reste libre. S’il n’était pas libre du tout, comme le veulent les déterministes, ou s’il ne l’était plus, comme pleurent les libéraux, ils perdraient tous leur temps à vouloir l’en convaincre. En vérité, l’homme reste libre pour l’essentiel seulement, qui est le choix ◀de▶ ses fins et l’invention des moyens ◀de▶ les joindre. Mais voilà bien ce qui définit une politique.
La politique est donc ce qui doit remplacer, dans la société concertée des humains, l’autorégulation ◀de▶ l’organisme vivant et les sociétés animales. Ensemble des moyens ◀d’▶adaptation ◀d’▶une communauté à ses buts, elle substitue au pilotage automatique que représentent les programmes biologiques, l’invention perpétuelle du chemin vers le But et l’improvisation vigilante qu’exige toute marche à l’étoile.
Je parle ici ◀de▶ réponses libres à la nécessité universelle ◀de▶ gouverner : il s’agit ◀d’▶orienter, ◀de▶ guider, ◀d’▶ouvrir ou ◀d’▶inventer la voie, non ◀de▶ contraindre. Je parle ◀d’▶une politique qui ne soit pas ◀de▶ classe bourgeoise, ◀de▶ classe prolétarienne, ou ◀de▶ classe technomilitaire, mais du genre humain tout entier. ◀D’▶une politique qui ne soit pas « ◀de▶ droite » — prolongeant la problématique ◀d’▶un xixe siècle capitaliste à finalités libérales, mais à réalités nationalistes s’opposant aux Internationales socialistes — et qui ne soit pas non plus « ◀de▶ gauche », prolongeant un xxe siècle à finalités socialistes, mais lui aussi, à réalités dictatoriales militaires et nationales, s’inspirant toutefois ◀d’▶idéologies a-nationales en soi, comme le fascisme ou le marxisme-léninisme, cependant que le capitalisme seul réalise une Internationale concrète : celle des « multis »117 ! Je parle ◀d’▶une politique à finalités personnalistes et communautaires, qui sera celle du siècle à venir, sauf cataclysme écologique ou nucléaire.
Je ne puis rien prédire, mais je puis dire nos fins, et ce qu’il nous en coûtera ◀de▶ les perdre ◀de▶ vue, ◀de▶ les trahir : et c’est cela, dans le fait, qu’on nomme prophétie.
Mais si l’on veut retrouver l’homme et non l’esclave ou le robot au terme ◀de▶ l’évolution, il faut partir ◀de▶ l’homme tel qu’il peut devenir, et chercher les voies et moyens ◀de▶ son progrès — le seul réel, qui est le progrès vers sa personne.
Partir ◀de▶ l’homme
L’homme ◀d’▶aujourd’hui prend conscience ◀de▶ sa condition ◀d’▶homme en regimbant contre ce qui la nie. Il se découvre par ce qui le blesse dans sa chair, le rebrousse dans sa sensibilité, et le navre en son for intime. Ce qu’il ressent en lui ◀d’▶obscurément lésé par la société, par l’État, ne serait-ce pas justement ce qui compte pour lui ? C’est dans la mesure où il parvient à désigner et formuler ce qu’il refuse, qu’il parvient aussi à comprendre ce qu’il attend ◀de▶ lui-même et voudrait devenir.
Certes, il s’éprouve menacé de toutes parts, investi dans son corps, dans sa vitalité, irrité dans sa sensibilité par toutes les formes ◀de▶ pollution qu’il osait à peine ressentir avant que les écologistes l’aient alerté : l’agression du bruit partout sans rémission, les gaz ◀d’▶échappement, l’air obscurci, les eaux chlorées ou bactériennes, les aliments rendus cancérigènes pour faire joli. Mais tout cela relève encore ◀de▶ l’hygiène ou ◀de▶ la prévention des accidents, on peut se défendre si l’on sait, si l’on est informé à temps.
Plus grave est l’atteinte par les rythmes, ceux ◀de▶ la chaîne ◀de▶ montage, par exemple, qui ne lèsent pas seulement le corps par la fatigue, mais démoralisent en profondeur la psyché plus encore que le soma, déprimant jusqu’au plus intime le sens même ◀de▶ l’effort, du travail et ◀de▶ l’œuvre.
Plus grave encore est la publicité. Lorsque Ford entreprend ◀de▶ convaincre les paysans du Middle West qu’ils ont besoin ◀de▶ travailler chez lui et ◀d’▶acheter les machines qu’ils fabriquent pour se rendre à l’usine où elles sont produites, il lèse en eux quelque chose ◀d’▶essentiel en les trompant sur leurs besoins réels. La crise du monde occidental est née ◀de▶ cette falsification introduite au cœur même ◀de▶ l’homme, dans ses désirs et dans ses rêves. Elle est devenue en un demi-siècle un système ◀d’▶agressions désintégrantes contre le noyau même ◀de▶ l’homme, que pratiquent jour et nuit les pouvoirs, la publicité et les grandes compagnies ◀de▶ Promotion ◀d’▶énergies, ◀d’▶autoroutes, ◀d’▶armements ABC.
Ce qui doit révolter, c’est moins la menace contre la vie physiologique que le mensonge à froid des dirigeants ◀de▶ sociétés productrices ◀d’▶énergie jurant qu’il n’y aura pas ◀d’▶accidents dans les centrales, que s’il y en a, ils ne seront pas mortels, et que d’ailleurs, on ne peut rien faire sans risque. C’est bien moins la menace ◀d’▶irradiation, que le fait (patent) ◀de▶ n’être plus considéré par les fonctionnaires au pouvoir comme autre chose qu’un élément ◀de▶ statistique, le millionième ◀d’▶un pourcentage, élément négatif qu’il faut neutraliser sans perdre un temps précieux à discuter son point de vue individuel, « honorable sans doute, mais parfaitement irréaliste », c’est-à-dire : s’opposant au profit ◀de▶ l’entreprise à laquelle l’expert qui nous parle, émarge. (Si vous croyez que c’est moins simple que cela, vous vous trompez, j’en tiens les preuves, d’ailleurs pour la plupart publiées.)
Ce qui révulse en nous quelque chose ◀d’▶essentiel, c’est bien moins les impôts à payer que les mensonges qui les motivent. Qu’il s’agisse des Pouvoirs, des Producteurs, ◀de▶ leur Publicité ou ◀de▶ leur Police, tous mentent en bonne conscience, pour des raisons ◀d’▶État, et ressassent que c’est là « le secret ◀de▶ gouverner ». Autant dire qu’ils ignorent ce secret, et qu’ils bluffent. Gouverner, en démocratie, serait s’expliquer pour convaincre — et non contraindre faute ◀d’▶oser s’expliquer.
Mais au-delà ◀de▶ toutes ces formes ◀de▶ persécution étatique, ◀de▶ torture policière, ◀d’▶inquisitions administratives signées illisible, et ◀de▶ mensonge élevé au rang ◀d’▶art politique par excellence, il y a ceci : l’homme des grandes villes, des longues avenues qui asphyxient ou tuent qu’elles soient embouteillées ou qu’on y circule rapidement, l’homme des HLM, des pavillons ◀de▶ banlieue ou des quartiers résidentiels, est frustré plus encore qu’il ne le sent dans son besoin ◀de▶ contacts humains, ◀de▶ rencontres et ◀de▶ surprise, mais surtout, plus profondément, ◀d’▶appartenance à une communauté.
Nous n’avons plus ◀de▶ « prochain », comme disait Keyserling, mais seulement des « voisins inévitables », ◀d’▶autant plus malveillants à nos yeux qu’ils projettent sur nous leurs frustrations, et que nous le leur rendons bien. Jolies banlieues ! et beaux quartiers !
On va me faire observer que ce genre ◀de▶ frustration n’est pas ressenti par la majorité des hommes et des femmes ◀de▶ ce temps. ◀De▶ fait, ils ne savent pas le dire aux enquêteurs, faute ◀d’▶oser le formuler pour eux-mêmes. Mais qu’ils se sentent atteints au secret ◀d’▶eux-mêmes se révèle par un regard, un accent, un silence. Ou par ce mot ◀d’▶un ouvrier spécialisé à propos de son « boulot » et du « ras-le-bol » ambiant : « Ce qui est tué en nous, ça ne se voit pas 118. »
L’homme des villes ◀d’▶aujourd’hui ne parvient plus à être ni solitaire ni solidaire pour reprendre une fois de plus l’antithèse hugolienne. Or, sans communauté, l’individu ne peut rien.
S’il y avait une communauté, il y aurait aussi un recours contre les tyrannies publiques et privées. Mais l’individu seul est impuissant, non qu’il manque ◀de▶ droits, mais pour les faire valoir — à supposer qu’il les connaisse — il n’a plus « le moral » nécessaire. Et le cercle se ferme, on ne peut plus vicieux. Ce qui aliène l’homme ◀d’▶aujourd’hui c’est aussi ce qui détruit les bases ◀de▶ toute communauté vivante. Or, elle seule serait capable ◀de▶ nourrir le courage et la pugnacité ◀de▶ ceux qui résistent en son nom.
L’aliénation
Ici se pose la question décisive : qu’est-ce donc en l’homme, qui est aliéné ?
Je réponds que c’est la personne, ce qui fait qu’il est lui et pas un autre : sa raison ◀d’▶être. Je dis personne pour distinguer cet homme ◀de▶ l’individu sans visage ou simple exemplaire ◀de▶ l’espèce, pareil à tous les autres à toutes fins mesurables ◀de▶ statistique des grands nombres, et qui lui, ne saurait être « aliéné », étant ◀d’▶avance et par définition assimilé à n’importe qui ◀d’▶autre que lui.
La personne est en l’homme ce qui souffre ◀de▶ l’absence ◀de▶ communauté, mais aussi ◀de▶ l’excès ◀de▶ présence collective, envahissant l’espace intime. Cette absence prive l’individu ◀de▶ toute responsabilité réelle, active ; et cet excès le prive ◀de▶ sa liberté : c’est tout un. Le vide social qui se crée dans la ville physiquement et moralement démesurée, et l’encadrement militaire imposé à ce vide par les totalitaires (hitlériens, staliniens ou chinois) produisent des effets convergents et se confondent à la limite. Car où serait la liberté ◀d’▶un homme qui ne pourrait la manifester par un exercice responsable ? Et comment serait-il responsable (en justice) s’il n’était pas libre ? L’un ne va pas sans l’autre, en réalité. Et cette relation définit la santé ◀de▶ l’homme occidental.
Tout ce qui la fausse est donc morbide et mène au totalitarisme, ou bien à l’anarchie qui en est la préface.
À vingt ans, je me répétais avec enthousiasme ces vers ◀de▶ Laurent Tailhade :
Vienne ton jour, déesse aux yeux si beaux
Mais les flambeaux que j’allais voir un peu plus tard défiler dans les rues ◀de▶ Francfort étaient portés par des hommes aux chemises brunes qui chantaient le « Horst Wessel Lied ».
L’homme antinomique
« Toute politique implique une idée ◀de▶ l’homme », aimait à rappeler Valéry. Mais nous voyons dans notre société plusieurs politiques en conflit. Les idées ◀de▶ l’homme qui ont permis la crise actuelle — l’homme économique, le bourgeois, l’individu rationaliste, mais aussi le soldat politique des totalitaires ◀de▶ toutes couleurs — ont toutes ce trait commun ◀de▶ désarmer l’individu devant la collectivité, c’est-à-dire en fin de compte devant l’État — le corps des fonctionnaires et la police.
Mais dès l’âge ◀d’▶or des cités grecques affleure chez Aristote l’idée contraire que la cité, étant construite par l’homme, n’est pas nécessairement au-dessus des citoyens.
Avec le christianisme des conciles qui élaborent du ive au vie siècle les grandes définitions des Personnes divines, et surtout ◀de▶ la Personne ◀de▶ Jésus-Christ, dont les siècles suivants vont déduire la notion ◀de▶ personne humaine — à la fois transcendante et immanente — une idée révolutionnaire se met à progresser. Elle ne s’explicitera que dans la mesure où la pression ◀de▶ l’appareil collectif l’y forcera : en sourdine dans le Contrat social, mais comme un cri chez Kierkegaard : « L’homme-seul est plus grand que l’État ! » Ce qui devient dans mon vocabulaire : la personne est le but ◀de▶ la société.
Mais la personne n’est pas une donnée mesurable et objective. Elle est en moi ce dont nul autre ne peut me dire : Cela, c’est toi ! — à la seule exception ◀de▶ qui saurait m’aimer mieux que, moi-même, je ne l’ai jamais su. Je ne la découvrirai qu’en la créant en moi, telle que le regard aimant parfois peut la pré-voir et l’aider par là même à devenir ce qu’elle est.
La personne est toujours à venir. Dans l’individu mis en fiches, elle figure l’être insaisissable, toujours en avant et distinct ◀de▶ toute idée que l’on s’en fait et surtout qu’on entend lui imposer. Non pas un modèle idéal, mais un homme qui se fait en allant vers ses fins, homo viator et non statique et stable comme le voudrait l’État — car ce qui bouge n’est pas bien calculable ni contrôlable.
La personne est cet homme antinomique que l’on réduit à l’apathie quand on le force à n’être plus qu’une seule ◀de▶ ses virtualités contradictoires : enracinement ou mobilité ; sécurité ou risque ; fidélité ou quête ◀de▶ l’inconnu ; tradition ou innovation…
Distingué ◀de▶ la masse par une vocation dont l’exercice concret le relie à ses prochains. Solitaire parce qu’il est unique physiologiquement et spirituellement, mais solidaire parce que tous sont uniques, subissent les mêmes pressions égalisantes et affrontent, chacun dans sa quête, des risques par définition sans précédent ; à la fois libre et responsable, à la fois autonome et relié ; capable ◀de▶ se concentrer sur soi, sur son lieu, sur les siens, mais aussi ◀de▶ s’ouvrir au monde des autres ; capable ◀de▶ durer mais aussi ◀de▶ changer sans perdre son identité profonde — tel est l’homme personnel dans sa vitalité. Il trouve sa réalité dans le conflit comme il trouve son bonheur dans l’alternance ou, s’il en reçoit la grâce, dans l’équilibre des pulsions contraires qui l’animent.
Tous sont uniques
Les chances mathématiques que deux hommes soient pareils sont évaluées à une sur 250 milliards. Pratiquement nulles.
Or, pour aller à « Dieu », au but ultime ◀de▶ son être, chacun part ◀d’▶une réalité sans précédent : lui-même. Il doit donc inventer son chemin vers ce But qui est aussi celui ◀de▶ tous les autres.
« Chacun pour soi et Dieu pour tous » dans le sens littéral et fort ◀de▶ l’expression, devient ainsi la devise des vrais croyants, ◀de▶ leur risque mais aussi ◀de▶ leur foi, ◀de▶ leur solitude au départ, mais ◀de▶ leur solidarité dans l’espérance.
Que cet homme du conflit, en tension dialectique, soit aussi « la mesure ◀de▶ toutes choses », comme le voulaient les anciens Grecs, c’est l’évidence : si ce n’est lui, quelle serait la mesure ◀d’▶un monde qui n’est pas naturel mais fait par lui, monde ◀de▶ l’histoire et ◀de▶ l’économie, ◀de▶ la technique, des villes, des cultures, des paysages…
Enfin l’homme, en tant que personne, est la source ◀de▶ toutes les valeurs ◀d’▶une société instituée à sa mesure, qu’il s’agisse des moyens ◀de▶ sa formation, des guides ◀de▶ son comportement ou des buts ◀de▶ son évolution.
Il y a certes des valeurs ◀de▶ groupe, mais les valeurs issues ◀de▶ la personne restent premières, pour la raison que la personne s’ouvre à l’universel, tandis que le groupe — par nature et fonction — a tendance à se refermer sur lui-même. Ainsi la créativité, qui est personnelle, prime sur la discipline, qui relève du groupe ; le spirituel vécu prime sur le temporel réglé, le bonheur ◀de▶ se réaliser prime sur la satisfaction ◀de▶ la norme, et finalement, l’amour prime sur l’égalité quantitative.
Restant bien entendu qu’il ne saurait y avoir ◀de▶ liberté réelle dans la cité sans faculté ◀d’▶agir sur ses destins, donc pas ◀de▶ personne réelle hors ◀d’▶une communauté que la personne contribue à constituer, puis à maintenir par l’action responsable où elle se forme et s’actualise.
Un modèle élitaire ?
On m’objecte parfois que la personne, si elle existe, n’est guère qu’un modèle élitaire et très rarement réalisé par quelques vrais artistes et quelques spirituels, mais que la masse n’est pas faite ◀de▶ personnes. Illusion typiquement bourgeoise, d’ailleurs partagée par le peuple « éduqué » à l’école bourgeoise. Car s’il est vrai que la masse est une grande nuée grise qui résulte ◀de▶ la non-vision des personnes et des visages, ce n’est rien qu’une image en nous119.
L’homme qui prétend ne pas être là
La philosophie contemporaine, en France, est dominée par un contorsionnisme intellectuel parfois baptisé « dialectique » par ses tenants. Tout son effort vise à supprimer l’homme, l’identité du sujet homme, la personne, et à faire rentrer « ça » dans la nature, ou la matière, ou les structures ◀d’▶on ne sait quoi.
Ce qui exige un parti pris constant ◀d’▶aller contre tout ce que les hommes ont jusqu’ici pensé « naturellement », contre tout ce qu’ils ont jusqu’ici trouvé « naturel » ◀de▶ penser ; contre toute croyance « naturelle ».
Sartre avait naguère décidé qu’il n’y a pas ◀de▶ « nature humaine ». Il se trompait sans doute : l’homme n’est rien que nature, nous dit-on.
Il faudra donc en venir à identifier et spécifier l’homme :
— comme le seul animal qui éprouve le besoin ◀de▶ déclarer qu’il fait partie ◀de▶ la nature et ◀de▶ rien ◀d’▶autre ;
— et comme la seule espèce qui se montre capable, par quelques-uns ◀de▶ ses individus, ◀de▶ se déclarer illusoire.
L’homme serait le seul animal capable ◀de▶ se renier, ◀de▶ nier les évidences, et ◀de▶ mentir. Et ceux qui nient sa spécificité se réfutent donc par là même.
Ils n’en ouvrent pas moins les voies aux tyrannies totalitaires, communistes, fascistes ou technocratiques dont les personnalistes ont montré depuis longtemps qu’elles résultaient ◀d’▶une fatale « erreur sur la personne ». Derrière tout cela, la peur panique ◀de▶ l’homme moderne : s’avouer responsable du monde qu’il a fait. Comme Adam lorsque Dieu l’interpelle ; il se cache, il n’est plus personne, il n’est plus là…
Mais chez les hommes ◀de▶ chair et sang, la personne est toujours instante, c’est une virtualité universelle, encore qu’elle ne se réalise que par et dans les actes qui l’engagent, ou dans l’œuvre qu’elle crée, qui l’exprime et la forme, et qui est la preuve ◀de▶ son existence. Or, tout homme est capable ◀d’▶une œuvre, et presque tout homme en fait une, en conduit même plusieurs ◀de▶ front, le plus souvent à son insu. Son mariage. Son métier. Sa carrière. Le visage ◀de▶ sa maturité. Un certain équilibre entre soi et le monde, un déséquilibre orienté, ou assumé. Une manière ◀de▶ regarder ou ◀d’▶être fasciné. Un rythme, un effort acharné, le réseau des approches ◀d’▶une découverte, un certain style ◀de▶ vie, soi-même enfin, ma personne même en train de se faire, et cela c’est le grand-œuvre, l’œuvre par excellence — le salut. C’est ce jeu qu’il est sacrilège ◀d’▶interrompre, sous prétexte ◀d’▶une « simple vérification », ◀de▶ saccager ou ◀de▶ prétendre organiser. Or, c’est exactement ce que font nos États, et qu’ils feront toujours plus grossièrement, tant que la société ne sera pas reconstruite en vue de cet homme créateur.