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Devenir soi-même
Notre affaire
Trois grandes affaires apparaissent symboliques de▶ ◀l’▶ère où nous sommes entrés au troisième tiers du xxe siècle : dans ◀l’▶ordre matériel, ◀l’▶Économie ; dans ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀la▶ nature, ◀l’▶écologie ; dans ◀l’▶ordre spirituel, ◀l’▶Œcuménisme. Or, ces trois termes sont des composés du grec oikos qui signifie maison, et il s’agit dans ◀les▶ trois cas :
— du règlement intérieur (nomos) ◀de▶ ◀la▶ maison, au sens ◀de▶ ménage, ◀de▶ domaine ;
— ◀de▶ ◀la▶ connaissance (logos) des lois ◀de▶ ◀la▶ maison au sens ◀d’▶habitat, ◀de▶ cadre ◀de▶ vie ou environnement ;
— enfin, du sens ◀d’▶habiter notre Terre, maison commune ◀de▶ ◀l’▶humanité.
Notre maison — qu’il s’agisse ◀de▶ famille, ◀de▶ milieu ◀de▶ vie, ◀d’▶humanité — ◀le▶ langage ne saurait mieux dire qu’il s’agit ◀de▶ nos propres affaires, ◀de▶ celles, par conséquent, dont il n’est nul besoin qu’on nous exhorte à nous sentir responsables.
« Notre affaire », dans ce sens immédiat, c’est notre enjeu et notre jeu ◀le▶ plus sérieusement fascinant. Ce n’est pas nécessairement notre souci, ou quelque revendication farouche et collective, ni ces charges trop lourdes pour un seul, et dont il rêve parfois que ◀l’▶État ◀le▶ relève…
Ce n’est pas ◀la▶ rébellion ◀d’▶une liberté brimée, qui défie Dieu ou ◀le▶ destin. Que ◀l’▶avenir humain soit notre affaire n’implique pas que nous soyons libres ◀de▶ faire à notre guise n’importe quoi, car en fait ◀l’▶avenir est peuplé ◀de▶ contraintes et ◀de▶ dommages déjà causés : ◀la▶ pyramide des âges dans trente ans, dès aujourd’hui configurée ; ◀les▶ surfaces prises à ◀l’▶agriculture par ◀les▶ villes et ◀les▶ autoroutes, ◀le▶ bétonnage universel détruisant ◀l’▶humus pour des siècles ; ◀la▶ production ◀de▶ plastique indestructible et ◀de▶ plutonium à longue période ; ◀les▶ mégalopoles en croissance ◀de▶ type cancéreux ; ◀les▶ rendements décroissants dans ◀l’▶industrie et dans ◀les▶ techniques ◀de▶ pointe ; ◀l’▶épuisement calculable des ressources matérielles comme ◀le▶ pétrole, ◀le▶ cuivre et ◀l’▶eau potable ; ◀la▶ destruction ◀de▶ centaines ◀d’▶espèces animales ; ◀l’▶asphyxie lente des mers et des océans…
Mais ces contraintes et ces atteintes, sans exception, sont notre fait. Elles résultent toutes ◀de▶ nos choix, ◀de▶ nos décisions ou ◀de▶ nos passivités devant ◀la▶ décision ◀d’▶autrui. Et non pas ◀de▶ besoins fondamentaux, inhérents à notre nature.
◀De▶ nos désirs réels dépend qu’elles s’étendent ou non ; que ◀les▶ désastres écologiques en cours deviennent irréversibles ou non ; que ◀la▶ communauté humaine se dissolve au profit ◀de▶ ◀l’▶État, ou se reforme malgré lui.
Tout ce qui n’est pas contraint dès aujourd’hui relève ◀de▶ nos seules décisions. Et celles-ci relèvent à leur tour ◀de▶ nos finalités réelles — même et surtout, peut-être, inavouées. Et ◀les▶ révèlent.
Non, ◀l’▶avenir n’est pas à nous, quelle chance ! Il y a beau temps que nous ◀l’▶aurions abîmé. De plus en plus, il échappe à nos prises, comme ◀la▶ société même qui ◀le▶ prépare et que nous laissons « se développer » en prétextant que personne n’y peut rien, surtout pas nous.
◀L’▶avenir n’est plus à nous, compromis par nos villes qui sont là, difficiles à détruire mais impossibles à gouverner ; infecté par nos créations, plutonium et virus résistants ; surpeuplé ◀de▶ revendications irrecevables. Il ne nous reste à décider, à déterminer librement que ◀l’▶essentiel : pourquoi voulons-nous vivre désormais ? C’est dans ce sens, ◀le▶ plus gênant pour nous, qu’irrévocablement ◀l’▶avenir est notre affaire — et non plus celle ◀de▶ puissances anonymes déguisées en fatalité.
Personne que moi ne peut devenir ce que je suis, selon ◀le▶ précepte antique repris par Nietzsche116. ◀De▶ cela seul, à coup sûr, je suis seul responsable. Mais il n’est pas ◀de▶ réalisation ◀de▶ ◀la▶ personne hors ◀d’▶une communauté physique et spirituelle : ◀l’▶avenir ne sera donc mon affaire que s’il est en même temps ◀la▶ nôtre, quelle que soit ◀la▶ nature du groupe que je dise mien et qui, en retour, me tienne pour sien.
Notre affaire, c’est notre désir quand nous ◀l’▶assumons sans réserve. ◀L’▶avenir est notre affaire, puisque dans toute ◀la▶ mesure où justement il n’est pas déjà « fait », n’est donc pas déjà du passé, il sera ce que nous désirons en réalité.
Vous dites : « ◀Le▶ capitalisme nous impose un mode de vie et ◀de▶ consommation qu’il nomme progrès, et qui se traduit par des maladies graves, des inégalités insupportables à ◀l’▶échelle mondiale, etc. » Mais c’est bien vous qui désirez ce que des industriels n’ont entrepris ◀de▶ fabriquer et ◀de▶ lancer que parce qu’ils escomptaient votre désir. Si vous n’aviez aucune envie ◀de▶ toutes ces choses, ◀le▶ capitalisme — en cela très différent du communisme — n’aurait aucun moyen ◀de▶ vous ◀les▶ imposer. Votre désir était à ◀l’▶origine ◀de▶ ce que vous prétendez « subir », et c’est lui que vous condamnez sous ◀le▶ nom ◀de▶ « capitalisme ». Or, ce capitalisme-là, c’est vous et moi ; c’est ◀l’▶homme occidental et son désir, ◀l’▶homme soviétique et son espoir, ◀l’▶homme du tiers-monde et son rêve ◀d’▶égaler… Et quand vous en souffrez, vous ◀le▶ projetez devant vous, vous ◀l’▶objectivez, ◀l’▶accusez — vous décidez ◀de▶ ◀le▶ renverser. Mais où ◀le▶ prendrez-vous, sinon dans votre cœur naturel ?
Que ◀l’▶avenir soit notre affaire signifie donc tout simplement que ◀l’▶avenir ne se fait pas tout seul, mais par nos œuvres et par nos mains, c’est-à-dire à ◀l’▶image ◀de▶ nos dieux et ◀de▶ nos démons. ◀D’▶où suit qu’il faut se garder ◀de▶ ces tournures courantes qui laissent supposer ◀le▶ contraire, comme : « ◀Les▶ machines se multiplient plus vite que ◀les▶ hommes. » « ◀La▶ route vient encore ◀de▶ faire 432 morts pendant ◀le▶ week-end. » « ◀Les▶ impératifs économiques et ◀les▶ nécessités technologiques ne nous laissent pas ◀d’▶autre choix que… »
Tout traduit, dans ce langage, ◀le▶ désir ◀de▶ se cacher derrière des fatalités, des agents anonymes du destin ◀de▶ notre siècle. Mais ce n’est pas « ◀la▶ route qui tue » — ce sont des automobilistes qui s’entretuent. ◀Les▶ machines ne se multiplient pas, ce sont des hommes seulement qui ◀les▶ ont assemblées, vendues, achetées. Quant aux « impératifs technologiques », ils n’expriment que ◀les▶ vœux des experts ventriloques qui font parler ◀l’▶ordinateur : c’est leur affaire et non la mienne ◀de▶ parier sur tel taux ◀de▶ croissance irréversible ◀de▶ ce qui limite ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶homme.
Si ◀l’▶on me demande : — Serons-nous assez nombreux à croire cela ? (ou à me croire ?) ◀Le▶ message sera-t-il efficace ? ◀Les▶ masses (ou au contraire ◀les▶ élites responsables) seront-elles touchées ? ◀Le▶ seront-elles à temps ? — je réponds qu’il n’est pas question ◀d’▶évaluer ◀les▶ chances ◀de▶ succès dans un jeu dont nous serions ◀les▶ spectateurs. En fait, nous jouons notre destin, et ◀le▶ seul joueur sûr ◀de▶ perdre, c’est celui qui, plutôt que ◀de▶ se jeter dans ◀la▶ partie avec ses énergies, son astuce et sa foi, reste à se demander quelles sont ses chances…
◀Le▶ grand tort que nous font ◀les▶ sondages ◀d’▶opinion, c’est ◀de▶ nous porter à ◀l’▶attitude du parieur, non du protagoniste.
« Je ne m’occupe pas ◀de▶ politique », dites-vous peut-être, et ce serait bien s’il s’agissait ◀de▶ ce que vous croyez : un tiercé dont ◀les▶ favoris sont ◀les▶ partis et idéologies. Mais vous serez coupable ◀de▶ ◀l’▶avenir désastreux si vous refusez ◀de▶ vous occuper ◀de▶ ce qui vraiment est politique : ◀l’▶entretien des relations humaines dans ◀la▶ cité, ◀la▶ sauvegarde des eaux et des forêts, ◀le▶ progrès vers ◀la▶ paix entre ◀les▶ continents, ◀la▶ naissance ◀d’▶un nouvel esprit communautaire…
Que ◀l’▶homme rencontre dans ◀le▶ monde actuel des contraintes partout multipliées et des raisons toujours plus persuasives ◀d’▶y céder, c’est ◀l’▶évidence et cela n’empêche nullement qu’il reste libre. S’il n’était pas libre du tout, comme ◀le▶ veulent ◀les▶ déterministes, ou s’il ne ◀l’▶était plus, comme pleurent ◀les▶ libéraux, ils perdraient tous leur temps à vouloir ◀l’▶en convaincre. En vérité, ◀l’▶homme reste libre pour ◀l’▶essentiel seulement, qui est ◀le▶ choix ◀de▶ ses fins et ◀l’▶invention des moyens ◀de▶ ◀les▶ joindre. Mais voilà bien ce qui définit une politique.
◀La▶ politique est donc ce qui doit remplacer, dans ◀la▶ société concertée des humains, ◀l’▶autorégulation ◀de▶ ◀l’▶organisme vivant et ◀les▶ sociétés animales. Ensemble des moyens ◀d’▶adaptation ◀d’▶une communauté à ses buts, elle substitue au pilotage automatique que représentent ◀les▶ programmes biologiques, ◀l’▶invention perpétuelle du chemin vers ◀le▶ But et ◀l’▶improvisation vigilante qu’exige toute marche à ◀l’▶étoile.
Je parle ici ◀de▶ réponses libres à ◀la▶ nécessité universelle ◀de▶ gouverner : il s’agit ◀d’▶orienter, ◀de▶ guider, ◀d’▶ouvrir ou ◀d’▶inventer ◀la▶ voie, non ◀de▶ contraindre. Je parle ◀d’▶une politique qui ne soit pas ◀de▶ classe bourgeoise, ◀de▶ classe prolétarienne, ou ◀de▶ classe technomilitaire, mais du genre humain tout entier. ◀D’▶une politique qui ne soit pas « ◀de▶ droite » — prolongeant ◀la▶ problématique ◀d’▶un xixe siècle capitaliste à finalités libérales, mais à réalités nationalistes s’opposant aux Internationales socialistes — et qui ne soit pas non plus « ◀de▶ gauche », prolongeant un xxe siècle à finalités socialistes, mais lui aussi, à réalités dictatoriales militaires et nationales, s’inspirant toutefois ◀d’▶idéologies a-nationales en soi, comme ◀le▶ fascisme ou ◀le▶ marxisme-léninisme, cependant que ◀le▶ capitalisme seul réalise une Internationale concrète : celle des « multis »117 ! Je parle ◀d’▶une politique à finalités personnalistes et communautaires, qui sera celle du siècle à venir, sauf cataclysme écologique ou nucléaire.
Je ne puis rien prédire, mais je puis dire nos fins, et ce qu’il nous en coûtera ◀de▶ ◀les▶ perdre ◀de▶ vue, ◀de▶ ◀les▶ trahir : et c’est cela, dans ◀le▶ fait, qu’on nomme prophétie.
Mais si ◀l’▶on veut retrouver ◀l’▶homme et non ◀l’▶esclave ou ◀le▶ robot au terme ◀de▶ ◀l’▶évolution, il faut partir ◀de▶ ◀l’▶homme tel qu’il peut devenir, et chercher ◀les▶ voies et moyens ◀de▶ son progrès — ◀le▶ seul réel, qui est ◀le▶ progrès vers sa personne.
Partir ◀de▶ ◀l’▶homme
◀L’▶homme ◀d’▶aujourd’hui prend conscience ◀de▶ sa condition ◀d’▶homme en regimbant contre ce qui ◀la▶ nie. Il se découvre par ce qui ◀le▶ blesse dans sa chair, ◀le▶ rebrousse dans sa sensibilité, et ◀le▶ navre en son for intime. Ce qu’il ressent en lui ◀d’▶obscurément lésé par ◀la▶ société, par ◀l’▶État, ne serait-ce pas justement ce qui compte pour lui ? C’est dans ◀la▶ mesure où il parvient à désigner et formuler ce qu’il refuse, qu’il parvient aussi à comprendre ce qu’il attend ◀de▶ lui-même et voudrait devenir.
Certes, il s’éprouve menacé de toutes parts, investi dans son corps, dans sa vitalité, irrité dans sa sensibilité par toutes ◀les▶ formes ◀de▶ pollution qu’il osait à peine ressentir avant que ◀les▶ écologistes ◀l’▶aient alerté : ◀l’▶agression du bruit partout sans rémission, ◀les▶ gaz ◀d’▶échappement, ◀l’▶air obscurci, ◀les▶ eaux chlorées ou bactériennes, ◀les▶ aliments rendus cancérigènes pour faire joli. Mais tout cela relève encore ◀de▶ ◀l’▶hygiène ou ◀de▶ ◀la▶ prévention des accidents, on peut se défendre si ◀l’▶on sait, si ◀l’▶on est informé à temps.
Plus grave est ◀l’▶atteinte par ◀les▶ rythmes, ceux ◀de▶ ◀la▶ chaîne ◀de▶ montage, par exemple, qui ne lèsent pas seulement ◀le▶ corps par ◀la▶ fatigue, mais démoralisent en profondeur ◀la▶ psyché plus encore que ◀le▶ soma, déprimant jusqu’au plus intime ◀le▶ sens même ◀de▶ ◀l’▶effort, du travail et ◀de▶ ◀l’▶œuvre.
Plus grave encore est ◀la▶ publicité. Lorsque Ford entreprend ◀de▶ convaincre ◀les▶ paysans du Middle West qu’ils ont besoin ◀de▶ travailler chez lui et ◀d’▶acheter ◀les▶ machines qu’ils fabriquent pour se rendre à ◀l’▶usine où elles sont produites, il lèse en eux quelque chose ◀d’▶essentiel en ◀les▶ trompant sur leurs besoins réels. ◀La▶ crise du monde occidental est née ◀de▶ cette falsification introduite au cœur même ◀de▶ ◀l’▶homme, dans ses désirs et dans ses rêves. Elle est devenue en un demi-siècle un système ◀d’▶agressions désintégrantes contre ◀le▶ noyau même ◀de▶ ◀l’▶homme, que pratiquent jour et nuit ◀les▶ pouvoirs, ◀la▶ publicité et ◀les▶ grandes compagnies ◀de▶ Promotion ◀d’▶énergies, ◀d’▶autoroutes, ◀d’▶armements ABC.
Ce qui doit révolter, c’est moins ◀la▶ menace contre ◀la▶ vie physiologique que ◀le▶ mensonge à froid des dirigeants ◀de▶ sociétés productrices ◀d’▶énergie jurant qu’il n’y aura pas ◀d’▶accidents dans ◀les▶ centrales, que s’il y en a, ils ne seront pas mortels, et que d’ailleurs, on ne peut rien faire sans risque. C’est bien moins ◀la▶ menace ◀d’▶irradiation, que ◀le▶ fait (patent) ◀de▶ n’être plus considéré par ◀les▶ fonctionnaires au pouvoir comme autre chose qu’un élément ◀de▶ statistique, ◀le▶ millionième ◀d’▶un pourcentage, élément négatif qu’il faut neutraliser sans perdre un temps précieux à discuter son point de vue individuel, « honorable sans doute, mais parfaitement irréaliste », c’est-à-dire : s’opposant au profit ◀de▶ ◀l’▶entreprise à laquelle ◀l’▶expert qui nous parle, émarge. (Si vous croyez que c’est moins simple que cela, vous vous trompez, j’en tiens ◀les▶ preuves, d’ailleurs pour la plupart publiées.)
Ce qui révulse en nous quelque chose ◀d’▶essentiel, c’est bien moins ◀les▶ impôts à payer que ◀les▶ mensonges qui ◀les▶ motivent. Qu’il s’agisse des Pouvoirs, des Producteurs, ◀de▶ leur Publicité ou ◀de▶ leur Police, tous mentent en bonne conscience, pour des raisons ◀d’▶État, et ressassent que c’est là « ◀le▶ secret ◀de▶ gouverner ». Autant dire qu’ils ignorent ce secret, et qu’ils bluffent. Gouverner, en démocratie, serait s’expliquer pour convaincre — et non contraindre faute ◀d’▶oser s’expliquer.
Mais au-delà ◀de▶ toutes ces formes ◀de▶ persécution étatique, ◀de▶ torture policière, ◀d’▶inquisitions administratives signées illisible, et ◀de▶ mensonge élevé au rang ◀d’▶art politique par excellence, il y a ceci : ◀l’▶homme des grandes villes, des longues avenues qui asphyxient ou tuent qu’elles soient embouteillées ou qu’on y circule rapidement, ◀l’▶homme des HLM, des pavillons ◀de▶ banlieue ou des quartiers résidentiels, est frustré plus encore qu’il ne ◀le▶ sent dans son besoin ◀de▶ contacts humains, ◀de▶ rencontres et ◀de▶ surprise, mais surtout, plus profondément, ◀d’▶appartenance à une communauté.
Nous n’avons plus ◀de▶ « prochain », comme disait Keyserling, mais seulement des « voisins inévitables », ◀d’▶autant plus malveillants à nos yeux qu’ils projettent sur nous leurs frustrations, et que nous ◀le▶ leur rendons bien. Jolies banlieues ! et beaux quartiers !
On va me faire observer que ce genre ◀de▶ frustration n’est pas ressenti par ◀la▶ majorité des hommes et des femmes ◀de▶ ce temps. ◀De▶ fait, ils ne savent pas ◀le▶ dire aux enquêteurs, faute ◀d’▶oser ◀le▶ formuler pour eux-mêmes. Mais qu’ils se sentent atteints au secret ◀d’▶eux-mêmes se révèle par un regard, un accent, un silence. Ou par ce mot ◀d’▶un ouvrier spécialisé à propos de son « boulot » et du « ras-le-bol » ambiant : « Ce qui est tué en nous, ça ne se voit pas 118. »
◀L’▶homme des villes ◀d’▶aujourd’hui ne parvient plus à être ni solitaire ni solidaire pour reprendre une fois de plus ◀l’▶antithèse hugolienne. Or, sans communauté, ◀l’▶individu ne peut rien.
S’il y avait une communauté, il y aurait aussi un recours contre ◀les▶ tyrannies publiques et privées. Mais ◀l’▶individu seul est impuissant, non qu’il manque ◀de▶ droits, mais pour ◀les▶ faire valoir — à supposer qu’il ◀les▶ connaisse — il n’a plus « ◀le▶ moral » nécessaire. Et ◀le▶ cercle se ferme, on ne peut plus vicieux. Ce qui aliène ◀l’▶homme ◀d’▶aujourd’hui c’est aussi ce qui détruit ◀les▶ bases ◀de▶ toute communauté vivante. Or, elle seule serait capable ◀de▶ nourrir ◀le▶ courage et ◀la▶ pugnacité ◀de▶ ceux qui résistent en son nom.
◀L’▶aliénation
Ici se pose la question décisive : qu’est-ce donc en ◀l’▶homme, qui est aliéné ?
Je réponds que c’est ◀la▶ personne, ce qui fait qu’il est lui et pas un autre : sa raison ◀d’▶être. Je dis personne pour distinguer cet homme ◀de▶ ◀l’▶individu sans visage ou simple exemplaire ◀de▶ ◀l’▶espèce, pareil à tous ◀les▶ autres à toutes fins mesurables ◀de▶ statistique des grands nombres, et qui lui, ne saurait être « aliéné », étant ◀d’▶avance et par définition assimilé à n’importe qui ◀d’▶autre que lui.
◀La▶ personne est en ◀l’▶homme ce qui souffre ◀de▶ ◀l’▶absence ◀de▶ communauté, mais aussi ◀de▶ ◀l’▶excès ◀de▶ présence collective, envahissant ◀l’▶espace intime. Cette absence prive ◀l’▶individu ◀de▶ toute responsabilité réelle, active ; et cet excès ◀le▶ prive ◀de▶ sa liberté : c’est tout un. ◀Le▶ vide social qui se crée dans ◀la▶ ville physiquement et moralement démesurée, et ◀l’▶encadrement militaire imposé à ce vide par ◀les▶ totalitaires (hitlériens, staliniens ou chinois) produisent des effets convergents et se confondent à ◀la▶ limite. Car où serait ◀la▶ liberté ◀d’▶un homme qui ne pourrait ◀la▶ manifester par un exercice responsable ? Et comment serait-il responsable (en justice) s’il n’était pas libre ? L’un ne va pas sans l’autre, en réalité. Et cette relation définit ◀la▶ santé ◀de▶ ◀l’▶homme occidental.
Tout ce qui ◀la▶ fausse est donc morbide et mène au totalitarisme, ou bien à ◀l’▶anarchie qui en est ◀la▶ préface.
À vingt ans, je me répétais avec enthousiasme ces vers ◀de▶ Laurent Tailhade :
Vienne ton jour, déesse aux yeux si beaux
Mais ◀les▶ flambeaux que j’allais voir un peu plus tard défiler dans ◀les▶ rues ◀de▶ Francfort étaient portés par des hommes aux chemises brunes qui chantaient ◀le▶ « Horst Wessel Lied ».
◀L’▶homme antinomique
« Toute politique implique une idée ◀de▶ ◀l’▶homme », aimait à rappeler Valéry. Mais nous voyons dans notre société plusieurs politiques en conflit. ◀Les▶ idées ◀de▶ ◀l’▶homme qui ont permis ◀la▶ crise actuelle — ◀l’▶homme économique, ◀le▶ bourgeois, ◀l’▶individu rationaliste, mais aussi ◀le▶ soldat politique des totalitaires ◀de▶ toutes couleurs — ont toutes ce trait commun ◀de▶ désarmer ◀l’▶individu devant ◀la▶ collectivité, c’est-à-dire en fin de compte devant ◀l’▶État — ◀le▶ corps des fonctionnaires et ◀la▶ police.
Mais dès ◀l’▶âge ◀d’▶or des cités grecques affleure chez Aristote ◀l’▶idée contraire que ◀la▶ cité, étant construite par ◀l’▶homme, n’est pas nécessairement au-dessus des citoyens.
Avec ◀le▶ christianisme des conciles qui élaborent du ive au vie siècle ◀les▶ grandes définitions des Personnes divines, et surtout ◀de▶ ◀la▶ Personne ◀de▶ Jésus-Christ, dont ◀les▶ siècles suivants vont déduire ◀la▶ notion ◀de▶ personne humaine — à la fois transcendante et immanente — une idée révolutionnaire se met à progresser. Elle ne s’explicitera que dans ◀la▶ mesure où ◀la▶ pression ◀de▶ ◀l’▶appareil collectif ◀l’▶y forcera : en sourdine dans ◀le▶ Contrat social, mais comme un cri chez Kierkegaard : « ◀L’▶homme-seul est plus grand que ◀l’▶État ! » Ce qui devient dans mon vocabulaire : ◀la▶ personne est ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ société.
Mais ◀la▶ personne n’est pas une donnée mesurable et objective. Elle est en moi ce dont nul autre ne peut me dire : Cela, c’est toi ! — à ◀la▶ seule exception ◀de▶ qui saurait m’aimer mieux que, moi-même, je ne ◀l’▶ai jamais su. Je ne ◀la▶ découvrirai qu’en ◀la▶ créant en moi, telle que ◀le▶ regard aimant parfois peut ◀la▶ pré-voir et ◀l’▶aider par là même à devenir ce qu’elle est.
◀La▶ personne est toujours à venir. Dans ◀l’▶individu mis en fiches, elle figure ◀l’▶être insaisissable, toujours en avant et distinct ◀de▶ toute idée que ◀l’▶on s’en fait et surtout qu’on entend lui imposer. Non pas un modèle idéal, mais un homme qui se fait en allant vers ses fins, homo viator et non statique et stable comme ◀le▶ voudrait ◀l’▶État — car ce qui bouge n’est pas bien calculable ni contrôlable.
◀La▶ personne est cet homme antinomique que ◀l’▶on réduit à ◀l’▶apathie quand on ◀le▶ force à n’être plus qu’une seule ◀de▶ ses virtualités contradictoires : enracinement ou mobilité ; sécurité ou risque ; fidélité ou quête ◀de▶ ◀l’▶inconnu ; tradition ou innovation…
Distingué ◀de▶ ◀la▶ masse par une vocation dont ◀l’▶exercice concret ◀le▶ relie à ses prochains. Solitaire parce qu’il est unique physiologiquement et spirituellement, mais solidaire parce que tous sont uniques, subissent ◀les▶ mêmes pressions égalisantes et affrontent, chacun dans sa quête, des risques par définition sans précédent ; à la fois libre et responsable, à la fois autonome et relié ; capable ◀de▶ se concentrer sur soi, sur son lieu, sur les siens, mais aussi ◀de▶ s’ouvrir au monde des autres ; capable ◀de▶ durer mais aussi ◀de▶ changer sans perdre son identité profonde — tel est ◀l’▶homme personnel dans sa vitalité. Il trouve sa réalité dans ◀le▶ conflit comme il trouve son bonheur dans ◀l’▶alternance ou, s’il en reçoit ◀la▶ grâce, dans ◀l’▶équilibre des pulsions contraires qui ◀l’▶animent.
Tous sont uniques
◀Les▶ chances mathématiques que deux hommes soient pareils sont évaluées à une sur 250 milliards. Pratiquement nulles.
Or, pour aller à « Dieu », au but ultime ◀de▶ son être, chacun part ◀d’▶une réalité sans précédent : lui-même. Il doit donc inventer son chemin vers ce But qui est aussi celui ◀de▶ tous ◀les▶ autres.
« Chacun pour soi et Dieu pour tous » dans ◀le▶ sens littéral et fort ◀de▶ ◀l’▶expression, devient ainsi ◀la▶ devise des vrais croyants, ◀de▶ leur risque mais aussi ◀de▶ leur foi, ◀de▶ leur solitude au départ, mais ◀de▶ leur solidarité dans ◀l’▶espérance.
Que cet homme du conflit, en tension dialectique, soit aussi « ◀la▶ mesure ◀de▶ toutes choses », comme ◀le▶ voulaient ◀les▶ anciens Grecs, c’est ◀l’▶évidence : si ce n’est lui, quelle serait ◀la▶ mesure ◀d’▶un monde qui n’est pas naturel mais fait par lui, monde ◀de▶ ◀l’▶histoire et ◀de▶ ◀l’▶économie, ◀de▶ ◀la▶ technique, des villes, des cultures, des paysages…
Enfin ◀l’▶homme, en tant que personne, est ◀la▶ source ◀de▶ toutes ◀les▶ valeurs ◀d’▶une société instituée à sa mesure, qu’il s’agisse des moyens ◀de▶ sa formation, des guides ◀de▶ son comportement ou des buts ◀de▶ son évolution.
Il y a certes des valeurs ◀de▶ groupe, mais ◀les▶ valeurs issues ◀de▶ ◀la▶ personne restent premières, pour ◀la▶ raison que ◀la▶ personne s’ouvre à ◀l’▶universel, tandis que ◀le▶ groupe — par nature et fonction — a tendance à se refermer sur lui-même. Ainsi ◀la▶ créativité, qui est personnelle, prime sur ◀la▶ discipline, qui relève du groupe ; ◀le▶ spirituel vécu prime sur ◀le▶ temporel réglé, ◀le▶ bonheur ◀de▶ se réaliser prime sur ◀la▶ satisfaction ◀de▶ ◀la▶ norme, et finalement, ◀l’▶amour prime sur ◀l’▶égalité quantitative.
Restant bien entendu qu’il ne saurait y avoir ◀de▶ liberté réelle dans ◀la▶ cité sans faculté ◀d’▶agir sur ses destins, donc pas ◀de▶ personne réelle hors ◀d’▶une communauté que ◀la▶ personne contribue à constituer, puis à maintenir par ◀l’▶action responsable où elle se forme et s’actualise.
Un modèle élitaire ?
On m’objecte parfois que ◀la▶ personne, si elle existe, n’est guère qu’un modèle élitaire et très rarement réalisé par quelques vrais artistes et quelques spirituels, mais que ◀la▶ masse n’est pas faite ◀de▶ personnes. Illusion typiquement bourgeoise, d’ailleurs partagée par ◀le▶ peuple « éduqué » à ◀l’▶école bourgeoise. Car s’il est vrai que ◀la▶ masse est une grande nuée grise qui résulte ◀de▶ ◀la▶ non-vision des personnes et des visages, ce n’est rien qu’une image en nous119.
◀L’▶homme qui prétend ne pas être là
◀La▶ philosophie contemporaine, en France, est dominée par un contorsionnisme intellectuel parfois baptisé « dialectique » par ses tenants. Tout son effort vise à supprimer ◀l’▶homme, ◀l’▶identité du sujet homme, ◀la▶ personne, et à faire rentrer « ça » dans ◀la▶ nature, ou ◀la▶ matière, ou ◀les▶ structures ◀d’▶on ne sait quoi.
Ce qui exige un parti pris constant ◀d’▶aller contre tout ce que ◀les▶ hommes ont jusqu’ici pensé « naturellement », contre tout ce qu’ils ont jusqu’ici trouvé « naturel » ◀de▶ penser ; contre toute croyance « naturelle ».
Sartre avait naguère décidé qu’il n’y a pas ◀de▶ « nature humaine ». Il se trompait sans doute : ◀l’▶homme n’est rien que nature, nous dit-on.
Il faudra donc en venir à identifier et spécifier ◀l’▶homme :
— comme ◀le▶ seul animal qui éprouve ◀le▶ besoin ◀de▶ déclarer qu’il fait partie ◀de▶ ◀la▶ nature et ◀de▶ rien ◀d’▶autre ;
— et comme ◀la▶ seule espèce qui se montre capable, par quelques-uns ◀de▶ ses individus, ◀de▶ se déclarer illusoire.
◀L’▶homme serait ◀le▶ seul animal capable ◀de▶ se renier, ◀de▶ nier ◀les▶ évidences, et ◀de▶ mentir. Et ceux qui nient sa spécificité se réfutent donc par là même.
Ils n’en ouvrent pas moins ◀les▶ voies aux tyrannies totalitaires, communistes, fascistes ou technocratiques dont ◀les▶ personnalistes ont montré depuis longtemps qu’elles résultaient ◀d’▶une fatale « erreur sur ◀la▶ personne ». Derrière tout cela, ◀la▶ peur panique ◀de▶ ◀l’▶homme moderne : s’avouer responsable du monde qu’il a fait. Comme Adam lorsque Dieu ◀l’▶interpelle ; il se cache, il n’est plus personne, il n’est plus là…
Mais chez ◀les▶ hommes ◀de▶ chair et sang, ◀la▶ personne est toujours instante, c’est une virtualité universelle, encore qu’elle ne se réalise que par et dans ◀les▶ actes qui ◀l’▶engagent, ou dans ◀l’▶œuvre qu’elle crée, qui ◀l’▶exprime et ◀la▶ forme, et qui est ◀la▶ preuve ◀de▶ son existence. Or, tout homme est capable ◀d’▶une œuvre, et presque tout homme en fait une, en conduit même plusieurs ◀de▶ front, ◀le▶ plus souvent à son insu. Son mariage. Son métier. Sa carrière. ◀Le▶ visage ◀de▶ sa maturité. Un certain équilibre entre soi et ◀le▶ monde, un déséquilibre orienté, ou assumé. Une manière ◀de▶ regarder ou ◀d’▶être fasciné. Un rythme, un effort acharné, ◀le▶ réseau des approches ◀d’▶une découverte, un certain style ◀de▶ vie, soi-même enfin, ma personne même en train de se faire, et cela c’est ◀le▶ grand-œuvre, ◀l’▶œuvre par excellence — ◀le▶ salut. C’est ce jeu qu’il est sacrilège ◀d’▶interrompre, sous prétexte ◀d’▶une « simple vérification », ◀de▶ saccager ou ◀de▶ prétendre organiser. Or, c’est exactement ce que font nos États, et qu’ils feront toujours plus grossièrement, tant que ◀la▶ société ne sera pas reconstruite en vue de cet homme créateur.