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Les variétés de▶ ◀l’▶expérience communautaire
« ◀D’▶un néo-christianisme à un pré-socialisme »
À cet appel, dès qu’il s’entend, répond aussitôt dans ◀l’▶esprit ◀de▶ la plupart de mes contemporains ◀le▶ mot hippies. Plus rarement, ◀la▶ notion ◀d’▶un ordre ou ◀d’▶une communauté religieuse rénovée (Boquen, Taizé).
Or, je ne pense pas qu’il y ait là ◀la▶ réponse à ◀la▶ crise fondamentale que j’ai décrite, parce que cette crise est celle ◀d’▶une société urbaine, ◀de▶ ◀la▶ technique du xxe siècle, tandis que ◀les▶ ordres religieux répondaient depuis deux-mille ans à des besoins ◀d’▶une tout autre nature, et cela dans toutes ◀les▶ civilisations dont nous croyons pouvoir nous former quelque idée : ashrams ◀de▶ ◀l’▶Inde, couvents du Tibet, sanghas bouddhistes, écoles zen, confréries manichéennes et mandéennes, et dans notre ère européenne, ordres celtes, bénédictins, franciscains, jésuites…
Quant aux hippies, je ◀les▶ trouve décrits dans ◀les▶ chroniques du xiie siècle : ils suivent par monts et vaux quelque saint homme, comme Robert d’Arbrissel, moine vagabond133 et ils sont facilement reconnaissables à ◀la▶ luxuriance ◀de▶ leurs barbes (barbarum prolixitate notabiles, dit une chronique ◀de▶ ◀l’▶époque), et à leurs vêtements largement rapiécés — mode à laquelle la plupart des non-conformistes finissent par se conformer. Si proches qu’ils soient parfois des ordres catholiques — des fratelli ◀de▶ Saint-François, notamment — ils relèvent ◀de▶ ◀la▶ tradition des spirituels antiecclésiastiques, manichéens ◀de▶ toutes gnoses, bogomiles, patarins puis cathares, et à partir du catharisme, lollards anglais, béguards et béguines des Flandres et ◀de▶ ◀la▶ Rhénanie, joachimites en Italie (et jusque sur ◀le▶ trône papal pour peu de temps), Amis ◀de▶ Dieu disciples ◀de▶ Suso : ils traversent ◀l’▶Europe en cortèges ◀de▶ pèlerins chantant des « chansons ◀d’▶aubes » spirituelles, ils dansent, ils tissent ou ne font rien, ils fondent des béguinages ou bâtissent des moutiers au fond ◀d’▶un val, se dispersent en missionnaires allant par deux, plus rarement en solitaires édifiant leur cellule dans ◀les▶ Alpes, et certains deviennent ◀de▶ ◀la▶ sorte ◀le▶ cœur et ◀l’▶âme ◀d’▶un peuple qui attend leur conseil134. Toutes leurs communautés sont communistes. Presque toutes, comme presque tous ◀les▶ mystiques, se verront condamnées par ◀l’▶Église.
À ◀la▶ Réforme, dont ils sont l’une des origines en Allemagne — Luther lecteur ◀de▶ Tauler et ◀de▶ Suso, et laudateur ◀de▶ leur disciple Nicolas de Flue — ils passent très vite dans ◀l’▶opposition avec Thomas Münzer et ◀les▶ anabaptistes, qui se réclament aussi ◀de▶ Joachim de Flore. Plus tard, ◀les▶ frères moraves fondent des communautés en Bohême, en Allemagne, en Suisse ; elles seront à ◀l’▶origine (ou très voisines) ◀de▶ nombreuses dissidences piétistes et millénaristes, qui émigrent en Amérique aux débuts du xixe siècle, où elles vont rencontrer des amis imprévus. ◀Les▶ Prophètes cévenols, guerriers mystiques chassés par ◀les▶ dragons du Roy et réfugiés en Angleterre, où on ◀les▶ nomme ◀les▶ French Prophets, ont fondé des groupes ◀de▶ disciples, ◀les▶ English Prophets, dont certains choisiront ◀l’▶Amérique pour y bâtir leurs cités idéales : ainsi, en 1774, ◀le▶ mouvement des shakers ou trembleurs, fondé en Angleterre par une adepte des quakers, Ann Lee135. Ils fonderont dix-huit communautés peuplées cent ans plus tard par environ cinq-mille personnes.
◀L’▶expérience communautaire des shakers est sans aucun doute ◀la▶ plus longue ◀de▶ toutes celles du même genre, qui s’en sont inspirées en Amérique, et que ◀l’▶on peut répartir en quatre groupes136 :
— ◀Les▶ communautés ◀d’▶origine allemande : Ephrata, ◀les▶ rappites ◀d’▶Harmony, ◀les▶ séparatistes ◀de▶ Zoar, ◀les▶ inspirationnistes ◀d’▶Amana, sans tenir compte ici des colonies mennonites, moraves, amish, etc., poursuivant dans ◀le▶ Nouveau Monde des traditions subversives plus anciennes et moins spécifiquement communautaires.
— ◀Les▶ communautés religieuses américaines, dont ◀la▶ plus célèbre fut Oneida, et certains « ordres » mormons, influencés par ◀le▶ communisme des shakers.
— ◀La▶ communauté owénite ◀de▶ New Harmony137, et ◀les▶ trente-cinq « phalanxes » inspirées ◀d’▶un Fourier d’ailleurs mal connu, amalgamé avec un christianisme émersonien, qui se voulait « vécu mais non rituel ».
— Enfin, ◀les▶ théories socialistes ◀de▶ Henry George et ◀la▶ dizaine ◀de▶ « communities » qui en sont issues dans ◀les▶ années 1880.
Dans leur très grande diversité, ces communautés partagent plusieurs principes fondamentaux :
— ◀la▶ non-résistance (qui séduira Tolstoï, et à travers lui, Gandhi) ;
— ◀l’▶unanimité quant à ◀l’▶idéal préconisé et pratiqué ;
— ◀le▶ communisme des biens, ◀la▶ renonciation à toute propriété privée (comme dans ◀le▶ christianisme primitif) ;
— ◀le▶ célibat radical (New Harmony) ou au contraire ◀le▶ mariage plural (Oneida) ;
— ◀l’▶hostilité à ◀la▶ civilisation industrielle et urbaine ;
— ◀la▶ volonté ◀d’▶autarcie économique à base rurale et artisanale.
Parmi ◀les▶ caractéristiques communes moins importantes : ◀le▶ végétarisme, ◀le▶ refus ◀de▶ ◀la▶ médecine officielle, ◀la▶ proscription du tabac, ◀la▶ méfiance envers ◀l’▶éducation scolaire.
Or, ces traits sont communs également à la plupart des sectes, écoles mystiques, ordres secrets et mouvements spirituels hétérodoxes apparus en Occident pendant notre ère, des Frères du Libre-Esprit jusqu’aux hippies ; et toutes ces tentatives, qui sont nées ◀d’▶une inspiration millénariste, ont en commun ce trait supplémentaire ◀d’▶avoir échoué dans ◀de▶ rapides débâcles, comme celles des phalanstères fouriéristes ou ◀de▶ ◀la▶ New Harmony, ◀de▶ Robert Owen — quand ce n’est pas dans ◀l’▶humiliante défaite ◀d’▶une lente et sûre adaptation au « monde », comme ce fut ◀le▶ cas ◀d’▶Oneida : passant par étapes du régime ◀de▶ ◀la▶ communauté des biens et des personnes (avec ◀le▶ « complex marriage »), à celui ◀d’▶une firme comme ◀les▶ autres.
Cette faible durée qui semble être ◀la▶ loi, ou plus rarement ces échecs à moyen terme, contrastent avec ◀la▶ longue durée des grands ordres européens, dont certains ont plus ◀de▶ mille ans, tous plusieurs siècles. Faut-il en inférer que ◀la▶ durée ◀d’▶une communauté fermée serait proportionnelle à ◀la▶ rigueur ◀de▶ sa règle, et qu’à ◀l’▶inverse, ◀l’▶orgueil libertaire irait devant ◀l’▶écrasement ? À ce critère ◀de▶ moralité plus philistine que chrétienne, on opposera ◀l’▶observation suivante : Oneida qui réussit à pratiquer pendant une trentaine ◀d’▶années « ◀le▶ mariage ◀de▶ tous avec tous, personne n’étant ◀la▶ propriété ◀de▶ quiconque138 » fut sans doute ◀la▶ plus « libertaire » (au sens actuel) ◀de▶ toutes ◀les▶ communautés ◀de▶ ◀l’▶époque moderne, mais aussi ◀la▶ plus rigoriste et puritaine dans ◀l’▶exercice des libertés reconnues bonnes. Sous sa forme extrémiste, elle dura trente-deux ans (1848-1880), sous sa forme atténuée, cinquante-cinq ans. Plaçons en regard ◀le▶ tableau des durées atteintes par ◀les▶ « phalanxes » fouriéristes aux USA : « ◀Le▶ tiers environ n’a pas duré plus ◀d’▶un an. Une dizaine s’est prolongée ◀d’▶un à deux ans. Une demi-douzaine est allée ◀de▶ trois à dix ans. Une seule a dépassé ◀la▶ décennie, ◀la▶ fameuse North American Phalanx, qui est parvenue jusqu’à treize ans139 ». D’ailleurs, ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ brièveté ◀de▶ vie ◀d’▶une communauté est comme préformée dans ◀les▶ esprits. Huizinga note140 que ◀les▶ toutes premières mentions des ordres ◀de▶ chevalerie dans ◀les▶ chroniques médiévales parlent déjà ◀de▶ ◀l’▶état ◀de▶ décadence où ils se trouvent. De même, Noyes parle ◀d’▶un Anglais venu aux USA « dans ◀les▶ années 1940 » du xixe siècle et qui avait trouvé « ◀l’▶owénisme en ruine et ◀le▶ fouriérisme allant à ◀la▶ ruine » — or si ◀l’▶expérience ◀de▶ Robert Owen à New Harmony s’était terminée en effet une quinzaine ◀d’▶années auparavant, celle des Phalanxes fouriéristes avait à peine commencé. (Elle s’étend ◀de▶ 1841 à 1860 environ.) Quant aux shakers, leur épopée américaine commencée en 1774 s’est terminée en 1912 par ◀la▶ vente ◀de▶ leur maison mère, Mount Lebanon. (En 1936, ils n’avaient plus que trois églises et quatre-vingt-douze membres.)
Ce qui distingue ◀les▶ deux communautés relativement durables qu’on vient de citer, des trente-cinq phalanstères éphémères, ce n’est pas leur degré ◀de▶ liberté, fût-elle sexuelle, mais leur degré ◀de▶ motivation religieuse. Fourier se fût bien moqué des puritains ◀d’▶Oneida et ◀de▶ Mount Lebanon, mais eux seuls ont réalisé, ◀l’▶espace ◀d’▶une génération, ce que ◀les▶ obsessions systématiques et ◀la▶ Partouse universelle ◀de▶ Fourier n’ont jamais inspiré à ses lecteurs. Peu ◀d’▶exemples pour notre temps, me paraissent plus chargés ◀de▶ sens nombreux.
Quant au parallèle qui s’impose, sociologique et religieux, avec ◀le▶ soulèvement hippie et son effondrement en moins ◀de▶ dix ans, il souligne à la fois ◀l’▶actualité permanente des communautés et ◀l’▶incapacité où elles sont ◀de▶ répondre au problème global que nous posions, celui ◀de▶ ◀la▶ dégradation des liens humains dans ◀les▶ sociétés « avancées » du xxe siècle.
Pourquoi ◀les▶ communautés ne peuvent durer
Ces ordres et ces communautés ◀de▶ toute nature dont nous venons ◀d’▶évoquer ◀la▶ double tradition, qu’ont-ils valu et que peuvent-ils valoir encore si on ◀les▶ rapporte au référentiel absolu ◀de▶ ◀la▶ personne ?
◀Les▶ communautés peuvent très bien éveiller, révéler et combler ◀les▶ besoins ◀les▶ plus hauts et ◀les▶ plus singuliers des fondateurs et ◀de▶ leurs compagnons ◀de▶ la première heure, car ◀les▶ uns et ◀les▶ autres s’y ordonnent ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus libre, c’est-à-dire élective et active, et non pas native et passive comme dans ◀le▶ clan. En sorte que leur communauté peut être ressentie par chacun ◀d’▶eux comme projection réalisante ◀de▶ leur personne. Mais pour nous aujourd’hui — sauf cas toujours possible ◀de▶ convergence profonde, et comme préétablie avec ◀les▶ buts premiers, ◀les▶ lois et ◀les▶ coutumes ◀de▶ telle d’entre elles, où nous serions tentés ◀d’▶élire notre patrie spirituelle — pour la plupart des hommes ◀de▶ ce temps et pour leur société désorientée, ◀les▶ ordres, surtout religieux, jouent un rôle ◀de▶ modèle rigoureux, ◀de▶ discipline éducative, ◀de▶ pédagogue qui peut conduire ◀l’▶individu vers sa personne — mais pour un temps seulement. Car, au-delà, ce serait ◀la▶ prise en charge ◀de▶ ses responsabilités et ◀le▶ sacrifice ◀de▶ ses libertés. (Certains ◀le▶ ressentiraient comme une libération…) Mais en admettant même, par hypothèse, que ◀les▶ communautés — existantes ou à naître — offrent à ◀l’▶épanouissement ◀de▶ ◀la▶ personne ◀le▶ milieu ◀le▶ plus créateur, elles ne répondraient pas encore à ◀l’▶attente communautaire ◀de▶ ◀l’▶Occident. Et cela tient aux structures mêmes ◀de▶ toute communauté au sens global du terme, et notamment, à ◀l’▶exigence ◀de▶ continuité dans ◀le▶ temps sans laquelle aucune société n’est concevable.
Voici ◀le▶ fait irrécusable : toute communauté fermée (ordre religieux ou commune ◀de▶ hippies) est par définition une exception à ◀la▶ vie quotidienne et sociale. Elle ne peut pas durer, sauf à se muer en règle dans son domaine strictement défini. Cette règle devient alors, par ◀la▶ force des choses, totalitaire. C’est pourquoi nulle communauté ne peut excéder ◀la▶ durée ◀d’▶une génération, et c’est pourquoi ◀les▶ ordres imposent ◀le▶ célibat : ils excluent ◀de▶ ◀la▶ sorte toute possibilité ◀d’▶une deuxième génération, pour laquelle ◀l’▶Ordre et son régime, n’étant plus électifs, prendraient en fait ◀les▶ caractères ◀de▶ tout État totalitaire, antipersonnaliste par définition.
Dira-t-on que tout ordre, à cause de sa règle, ou toutes communautés ◀de▶ coutume rigoureuse, furent et sont des régimes totalitaires au sens actuel ? Non, car ◀l’▶homme et ◀la▶ femme y entrent librement, peuvent en sortir de même ou s’en trouver exclus sans que mort s’ensuive, pas même civique. Cette différence est radicale, irréfutable, et ◀de▶ conséquence infinie.
Quant aux tentatives libertaires et aux « communes » du genre hippie fondées sur ◀la▶ spontanéité, ◀le▶ non-conformisme et ◀le▶ rejet ◀de▶ toutes ◀les▶ règles, à part celle ◀de▶ ce rejet même, toute durée qu’elles peuvent accomplir contredit leur principe créateur et se voit condamnée comme par définition. Car durer, c’est devenir institution, ce qui implique ◀l’▶adoption ◀de▶ règles fixes, et ◀de▶ coutumes plus ou moins rationnelles (ou rituelles) peu compatibles avec ◀le▶ style du groupe à ses débuts, et qui seraient, ◀de▶ surcroît, forcément ressenties par une deuxième génération comme oppressives, répressives et typiquement totalitaires, provoquant des révoltes et bientôt ◀l’▶éclatement.
Ce mécanisme inévitable est illustré par ◀l’▶histoire ◀d’▶Oneida. Trois périodes définies s’y succèdent en cascade : ◀la▶ communauté primitive, fondée en 1848 (biens et personnes mis et mises en commun) : c’est Oneida Community ; ◀la▶ société coopérative, Oneida Community Ltd, 1881 (et ◀les▶ couples se reforment) ; enfin Oneida Ltd, 1935, une simple firme ; « et chacun ◀de▶ ces types aura duré une génération : celle du père, celle du fils et celle du petit-fils » remarque Henri Desroches, illustrant on ne peut mieux ◀la▶ loi ◀de▶ ◀l’▶impossible durée ◀d’▶une communauté au-delà ◀de▶ ◀la▶ génération des fondateurs.
Toutefois, cette durée limitée des communes librement constituées n’entraîne aucune critique ◀de▶ ◀la▶ formule, ni ◀de▶ conclusions négatives quant à ses chances ◀de▶ succès — comme ◀le▶ voudrait un préjugé invétéré que partagent bourgeois et marxistes.
Je me suis souvent étonné ◀de▶ ce qu’une époque si riche en imagination ◀de▶ structures physiques et chimiques, électroniques ou biologiques, soit tellement pauvre en inventions ◀de▶ formes ◀de▶ vie politique, et même si craintive et narquoise devant tout projet neuf en ce domaine.
Je renouvelle ma critique à propos des communautés. Tout sens ◀de▶ ◀la▶ recherche non seulement conceptuelle mais expérimentale, semble s’éteindre chez ◀la▶ majorité ◀de▶ nos contemporains, même sociologues professionnels, dès qu’ils se trouvent confrontés à des essais communautaires. À peine y ai-je fait allusion, tous m’expliquent aussitôt que « ça n’a jamais réussi ». (Comme s’ils voulaient se rassurer en écrasant dans ◀l’▶œuf cette menace potentielle.) À ce régime, nous n’aurions pas une seule des machines, des techniques ou des médications qui ont « réussi » au cours des dernières décennies, parce que des groupes ◀de▶ chercheurs bien soutenus ont pu persévérer dans ◀l’▶expérimentation après des dizaines, des centaines, voire des milliers ◀d’▶essais infructueux.
Sur ◀les▶ quelques centaines ◀de▶ communautés qui ont été fondées pendant ◀le▶ xixe siècle aux USA et en Europe, une seule a pu durer près ◀d’▶un demi-siècle, et leur moyenne ◀de▶ vie paraît bien s’établir à moins ◀de▶ 3 ans. Sur ◀les▶ quelques dizaines ◀de▶ milliers qui sont nées depuis ◀la▶ guerre ◀d’▶Hitler, la plupart n’ont duré qu’un seul été et c’est à peine si une centaine ont plus ◀de▶ 5 ans. Mais qui ◀les▶ a soutenues moralement et financièrement ? Qui donc peut affirmer que ces premières expériences suffisent à démontrer que « ça ne peut pas réussir » ?
Il y a tout de même une différence radicale entre essais en blouses blanches et travaux en blue-jeans. Car fonder une communauté, s’y engager, c’est engager sa vie ◀le▶ plus souvent. Ce n’est pas faire une expérience qu’on puisse reprendre cent fois ou simplement dix fois si elle rate. On n’a qu’une vie, toujours trop courte pour ceux qui entreprennent beaucoup. Et « ◀l’▶expérience » engage souvent ◀le▶ conjoint, ◀les▶ enfants, leur avenir…
Raison de plus pour soutenir ceux qui ◀l’▶osent, au lieu de ◀les▶ regarder comme des ennemis ◀de▶ classe dans toutes ◀les▶ classes, ou ◀de▶ ◀la▶ graine ◀d’▶hérétique dans toutes ◀les▶ Églises. Et parmi ceux qui ont osé, et sont en bon train ◀de▶ devenir ◀les▶ vivantes réfutations des meilleurs arguments que ◀l’▶on avançait contre ◀la▶ possibilité ◀de▶ durer ◀de▶ cette sorte-là ◀d’▶aventure, je citerai ◀la▶ « Coopérative européenne » ◀de▶ Longo Maï et ◀la▶ communauté œcuménique ◀de▶ Taizé.
Longo Maï
« Notre problème, c’est que personne ne sait où nous classer. À Longo Maï, nous ne sommes ni des gauchistes ni des écologistes. Notre mouvement représente simplement ◀le▶ seul projet global et cohérent ◀d’▶une Europe communautaire agricole et artisanale. » Ainsi parle Marie-Thérèse, 29 ans, ingénieur en électronique, lors ◀d’▶une conférence de presse où ◀l’▶on présente ◀le▶ bilan, pour ◀l’▶année 1975, ◀de▶ Longo Maï et ◀de▶ ses huit fermes fédérées ◀de▶ Haute-Provence, ◀d’▶Ardèche, ◀de▶ Savoie, du Jura suisse, du Palatinat, du Val Mesocco (au Tessin) et ◀de▶ ◀l’▶Appenzell.
Tout a commencé en 1972, lorsqu’un groupe ◀de▶ quatre-vingts jeunes gens, Suisses, Autrichiens, Allemands, Français, étudiants, apprentis, employés ◀de▶ bureau et artisans, décida ◀d’▶acheter dans ◀le▶ Vaucluse un domaine ◀de▶ 280 ha (dont seulement 80 cultivables), ◀de▶ ◀le▶ défricher, ◀d’▶y remettre en état ◀les▶ bâtiments à demi ruinés, et ◀d’▶en faire le premier élément ◀d’▶une fédération ◀de▶ « communautés ouvertes », dispersées sur ◀le▶ continent mais reliées par un même esprit ◀de▶ rénovation ◀de▶ ◀l’▶Europe à partir des régions.
Longo Maï, expression provençale, signifie « Que cela dure ! » et relève ◀le▶ défi des sociologues. ◀L’▶entreprise se distingue déjà par une combinaison originale ◀de▶ caractères nouveaux ou rares, dans ◀l’▶histoire des communautés :
a) Pour que chacune ◀de▶ ses communes conserve une taille optimale, donc petite, ◀la▶ communauté primitive essaime dès que ◀le▶ nombre des permanents dépasse ◀la▶ centaine. ◀D’▶où ◀les▶ sept domaines constitués jusqu’ici à partir de celui du Vaucluse. C’est retrouver ◀la▶ sagesse ◀de▶ Milet, ◀la▶ Cité grecque des rives ◀de▶ ◀l’▶Égée qui, par crainte de trop grandir, exportait ses surplus ◀de▶ population dès que ◀l’▶on approchait des 100 000 habitants, et fonda ◀de▶ ◀la▶ sorte soixante-dix colonies dans ◀le▶ monde méditerranéen.
◀La▶ centaine ◀de▶ permanents ◀de▶ Longo Maï reçoit chaque année ◀la▶ visite de plus ◀de▶ mille jeunes gens et jeunes filles venus ◀d’▶un peu partout « pour voir »… Quelques-uns restent et se mettent au travail. D’autres s’en vont déçus : ce n’est pas du tout hippie, et ◀la▶ révolution n’y est pas « discours » mais défrichage. Pour beaucoup, Longo Maï est ◀l’▶école qui forme ◀les▶ pionniers ◀de▶ nouvelles coopératives, ◀les▶ artisans et ◀les▶ agriculteurs dont va manquer ◀l’▶Europe urbanisée. Ainsi s’élabore ◀la▶ formule ◀d’▶une communauté ouverte, cependant animée par ◀la▶ minorité des responsables, relativement « fermée » par sa fonction.
◀D’▶implantation régionale et ◀de▶ visée européenne, ◀la▶ Coopérative ◀de▶ Longo Maï préfigure cette « Europe verte » dont on pouvait redouter que ◀les▶ Neuf ◀de▶ Bruxelles ◀l’▶aient disqualifiée pour longtemps. Enracinement local, mobilité à travers toutes ◀les▶ frontières dites nationales, solidarité continentale, cette formule dynamique du fédéralisme intégral trouve ici sa première expression spontanée. ◀Les▶ troupeaux ◀de▶ Longo Maï transhumant par ◀les▶ pistes traditionnelles à travers trois États-nations, en dépit des barrages ◀de▶ douanes en panique (1975) ; puis, ◀l’▶année suivante, ◀la▶ campagne ◀de▶ récolte ◀de▶ foin et ◀de▶ paille dans ◀les▶ pays du Sud pour remédier à ◀la▶ sécheresse catastrophique du Nord (alors que ◀les▶ gouvernements se bornaient, par réflexe, à fermer leurs frontières !), c’est ◀l’▶Europe des régions fédérées qui émerge sans bruit dans ◀l’▶histoire.
Il y a plus : ◀la▶ grande sécheresse ◀de▶ 1976, peut-être annonciatrice des changements ◀de▶ climats que prévoient certains experts américains, nous fait imaginer que Longo Maï, fédération ◀de▶ communautés primaires, donc seule capable en cas ◀de▶ crise, ◀de▶ s’alimenter par ses propres ressources, pourrait bien offrir ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀l’▶avenir ◀le▶ moins vulnérable.
Taizé
◀De▶ ◀la▶ colline clunisienne rayonne à bas bruit sur ◀le▶ Monde ◀le▶ message ◀de▶ ◀la▶ Réconciliation, nom ◀de▶ ◀l’▶église construite par ◀les▶ moines protestants qui fondèrent ◀la▶ communauté vers 1940. Une quinzaine ◀de▶ frères catholiques, des prêtres orthodoxes ◀les▶ ont rejoints. Ils ne sont guère plus ◀de▶ quatre-vingts en tout, mais chaque année, ◀de▶ Pâques aux approches ◀de▶ Noël, des milliers ◀de▶ jeunes gens viennent à eux du monde entier — 80 000 cette année — pour parler des choses ◀de▶ ◀l’▶Esprit, pour écouter, et pour prier ensemble. Ici encore, ◀le▶ groupe fermé est devenu cellule mère ◀d’▶une communauté ouverte, mieux : ◀d’▶une école ◀de▶ communauté — car des centaines ◀de▶ ceux qui ont passé par Taizé, rentrés chez eux, fonderont ◀de▶ petites communautés ◀d’▶action dans ◀la▶ cité et ◀de▶ prière.
Ainsi se trouvent peut-être surmontés ◀les▶ obstacles et ◀les▶ contradictions qui avaient causé ◀la▶ ruine prématurée ◀de▶ presque toutes ◀les▶ communautés des xixe et xxe siècles, des phalanstères fouriéristes aux communes hippies.
Il se peut que Longo Maï et Taizé aient inventé ◀le▶ modèle ◀de▶ communauté à la fois fermée et ouverte qui rende concevable ◀la▶ notion nouvelle ◀de▶ communauté générale — je vais y venir — et lui servent ◀d’▶écoles pratiques.
En dépit de leurs fins différentes, ◀la▶ Coopérative européenne et ◀la▶ communauté œcuménique présentent des caractères curieusement analogues : un même dosage ◀d’▶audace simplificatrice et ◀de▶ patience dite réaliste ; des institutions réduites au minimum nécessaire pour servir au-delà ◀d’▶elles-mêmes des fins communes ; enfin, cette « dialectique du provisoire » qu’aime invoquer ◀le▶ prieur ◀de▶ Taizé, et qui est pour ◀les▶ uns ◀l’▶empirisme et ◀l’▶attention vitalement intéressée aux coutumes et aux sautes ◀d’▶humeur ◀de▶ ◀la▶ nature, pour ◀les▶ autres, une entière disponibilité aux ordres imprévisibles ◀de▶ ◀l’▶Esprit.
Fermée et ouverte à la fois : ce modèle ◀de▶ communauté va nous permettre ◀d’▶affronter maintenant ◀le▶ dilemme où semblait nous coincer ◀l’▶examen des formules existantes, et dont j’hésitais à rejeter ◀les▶ deux termes également inacceptables, ne voyant pas comment sauver dans ce cas, ◀la▶ possibilité communautaire.
Trop serrés, ou pas assez
◀L’▶urgente, ◀la▶ vitale nécessité ◀de▶ restaurer ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vie en commun, sans lequel ◀l’▶Occident court à sa perte, évoque immédiatement ◀l’▶idée ◀de▶ ranimer ◀d’▶anciennes communautés ou ◀d’▶en inventer ◀de▶ nouvelles. Mais comment ◀les▶ supporterai-je, une fois contraint ◀d’▶y vivre ? (Il faut toujours imaginer ◀le▶ plein succès des mesures que ◀l’▶on propose : cela suffirait à prévenir bien des désastres.) Et comment mes plus jeunes contemporains ◀les▶ vivront-elles ? Si ◀l’▶on y est trop près ◀les▶ uns des autres, trop serrés, c’est ◀la▶ promiscuité génératrice ◀de▶ haine, ou ◀d’▶humiliations quotidiennes ◀de▶ chacun par n’importe qui. Mais si ◀l’▶on y est trop cloisonné, pas assez près ◀d’▶autrui pour partager, pour communiquer, pour toucher, c’est ◀le▶ vertige ◀de▶ ◀l’▶isolement qui renaît en lieu et place ◀d’▶une solitude féconde. Dans ◀les▶ deux cas, il y a frustration ◀de▶ ◀la▶ personne étouffée par ◀la▶ proximité plus que reliée à son prochain, ou laissée dans son coin mais sans autonomie. (Que vaut cette « liberté » qui ne peut s’exercer ?)
◀La▶ parade au premier danger est bien connue : au défi ◀d’▶être trop serrés en espace clos ne peut répondre, avec une efficacité éprouvée par ◀les▶ siècles, que ◀la▶ discipline rigoureuse du couvent. ◀La▶ Règle restitue ◀la▶ distance morale dans ◀la▶ proximité physique maîtrisée. ◀L’▶Ordre restaure jusqu’à ◀la▶ signification ◀de▶ ◀la▶ solitude érémitique, assumée désormais en commun, et c’est ◀le▶ paradoxe génial du monastère. ◀Les▶ codes ◀d’▶honneur jouent un rôle analogue dans ◀les▶ ordres ◀de▶ chevalerie, à Rhodes, à Malte, ou chez ◀les▶ Templiers. ◀La▶ rigueur ◀de▶ ◀la▶ Règle a pour fonction ◀de▶ sauvegarder ◀l’▶identité ◀de▶ ◀la▶ vocation personnelle et ◀d’▶empêcher que ◀la▶ promiscuité lui fasse violence.
Faute ◀de▶ ces disciplines nées ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀d’▶une connaissance réaliste ◀de▶ ses voies, ◀la▶ société industrielle a secrété, par un processus mécanique, un tout autre genre ◀de▶ défense contre ◀le▶ risque ◀de▶ promiscuité : ◀l’▶indifférence et ◀la▶ ségrégation à la fois timide et rageuse, ◀l’▶absence totale ◀de▶ discipline, et ◀l’▶arrêt ◀de▶ toute transmission ◀de▶ ◀la▶ coutume dans notre société occidentale me paraissent illustrés par ◀la▶ forme ◀d’▶existence dont ◀le▶ sigle, à défaut de devise, est HLM. ◀Les▶ hommes, ◀les▶ femmes et ◀les▶ enfants des « grands ensembles » vivent côte à côte sans se voir, dans ◀la▶ promiscuité cloisonnée. Rien ici ne prolonge leurs données ancestrales (ce qu’on nomme ◀les▶ hasards ◀de▶ ◀la▶ naissance, et qui est aussi ◀le▶ don ◀d’▶une tradition). Rien non plus ne répond à leur choix personnel, ni ◀le▶ site, ni ◀le▶ cadre naturel, détruits, ni ◀le▶ voisinage humain qui demeure inconnu : tout est subi, dans ◀la▶ mauvaise humeur et ◀le▶ concert à tous ◀les▶ étages, des chasses ◀d’▶eau après ◀la▶ « dramatique » à ◀la▶ Télé.
Mais entre ◀l’▶abbaye ◀de▶ ◀la▶ Trappe et ◀les▶ HLM ◀de▶ partout, ne trouve-t-on rien ? Oui, ces jouets pour adultes mimant une société que sont ◀les▶ mille et trois associations dont il nous est loisible, faute de mieux, ◀de▶ dire et même ◀de▶ croire parfois, que nous en sommes.
Faute ◀de▶ pouvoir confirmer avec ce voisin qu’il fait un vrai temps ◀de▶ printemps, avec cet autre que ◀le▶ projet ◀d’▶autoroute près de chez nous est inutile et détruirait ces beaux domaines, forêts ou champs, coupés en deux, j’ai besoin ◀de▶ parler à des amis lointains et ◀les▶ appelle. Mais l’un ne remplace pas l’autre. ◀La▶ poignée de main par-dessus ◀la▶ clôture, ou ◀la▶ voix familière à cinq-cents kilomètres me sont également nécessaires. Il se trouve que j’habite ◀le▶ xxe siècle, où, plus visiblement qu’en d’autres temps, ◀les▶ groupements ◀d’▶intérêts et ◀les▶ affinités sont ◀de▶ moins en moins liés au territoire. Une mobilité multipliée par cent vient décupler nos possibilités ◀d’▶appartenance et ◀de▶ présence — fût-elle partielle, par ◀la▶ voix ou ◀la▶ vue, non encore ◀le▶ toucher — à des associations professionnelles, spirituelles, ou purement ludiques, qui ne tiennent compte ni des frontières ni des distances, mais des seuls besoins et valences susceptibles ◀d’▶unir, un instant, des humains141. Et certes, elles n’entravent pas ◀l’▶aventure personnelle comme ◀le▶ ferait une obéissance jurée ◀de▶ ◀l’▶être entier ; mais elles répondent moins encore au besoin ◀d’▶une identité qui s’achève et s’intègre dans ◀l’▶action. Elles nous laissent béants devant ce que j’ai nommé ◀le▶ vide social — qui ne sera pas comblé par ces jeux-là.
Reprenons donc très librement toute ◀la▶ question ◀de▶ ◀la▶ communauté en général, qui nous manque, au-delà des communautés proprement dites, dont il y a peut-être assez et qui peuvent nous fournir ◀les▶ modèles ◀d’▶une existence conviviale, mais non pas nous abriter tous.
Idées pour une morale communautaire
Il s’agit ◀d’▶explorer maintenant une autre voie, celle qui peut nous mener non pas nécessairement à des formes ◀de▶ vie réglées et intégrées en système clos ou entrouvert, mais d’abord à ◀la▶ découverte ◀de▶ possibilités communautaires pour ◀l’▶ensemble ◀d’▶une société à venir, mieux : à faire advenir. Je n’oppose pas cette voie, ou cette approche ◀d’▶une communauté ouverte (potentielle) à ◀la▶ voie des Ordres réglés ou à celle des « communes » agricoles ou hippies. Car, loin de ◀les▶ exclure, elle en procède et à la fois, voudrait ◀les▶ englober dans un projet dont ◀la▶ finalité ne soit plus ◀la▶ puissance ◀d’▶une collectivité (fût-elle spirituelle) mais ◀la▶ liberté des personnes. C’est ◀d’▶une vue plus ample et précise à la fois ◀de▶ cette finalité globale ou englobante que nous pourrons déduire ◀les▶ moyens nécessaires et ◀les▶ méthodes ◀de▶ notre progression.
Nous sommes partis ◀de▶ ◀la▶ constatation qu’au principe ◀de▶ ◀la▶ crise communautaire, il y a eu abandon des fins ◀de▶ ◀la▶ personne au profit ◀d’▶un programme collectif, celui que résume ◀le▶ Pentagone ◀de▶ ◀la▶ Puissance défini par Lewis Mumford142.
Une nouvelle société ne pourra se fonder qu’au prix ◀d’▶un sacrifice symbolique : celui ◀de▶ ◀l’▶État-nation bouc émissaire, mis à mort pour que vivent librement ◀les▶ personnes, en volonté ◀de▶ responsabilité. Car c’est ◀l’▶État-nation qui entretient « ◀la▶ violence ◀de▶ tous contre tous143 », cette pesanteur uniformisante, cause et moyen ◀de▶ ◀la▶ centralisation, des alignements, des régimes policiers des cadres stato-nationaux déstructurant ◀les▶ communautés anciennes et n’en tolérant pas ◀de▶ nouvelles, qu’elles soient locales ou supranationales comme ◀l’▶étaient ◀les▶ paroisses et ◀l’▶Église, ou ◀les▶ communes et ◀l’▶empire. Ou comme ◀le▶ seront demain ◀les▶ régions et ◀l’▶Europe.
Au-delà ◀de▶ ◀l’▶État-nation et ◀de▶ ◀l’▶ensemble des valeurs qu’il implique (croissance matérielle indéfinie, gaspillage ◀de▶ ◀l’▶énergie, toujours plus ◀de▶ tout à tout prix) sacrifiées sur ◀l’▶autel ◀de▶ ◀l’▶agora — ces termes, aujourd’hui purement allégoriques, n’en désignent pas moins des actions intellectuelles et spirituelles — nous avons à redécouvrir ◀la▶ communauté générale, son esprit, ses valeurs et ses mesures pratiques. Nous avons à ◀la▶ réinventer sur ◀le▶ fondement universel ◀de▶ ◀la▶ personne, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ vocation, qui est ◀le▶ principe ◀de▶ différenciation par excellence. Nous avons donc à ◀la▶ fonder d’abord sur ◀l’▶appel ◀de▶ ◀l’▶avenir, une espérance, une foi, et non pas sur ◀les▶ seuls héritages, ni sur ◀les▶ contraintes du passé (naissance ou race).
Rien de plus pernicieux pour ce que ◀l’▶on vient de nommer ◀la▶ communauté générale que ◀les▶ clichés régnant dans nos esprits, quant aux conditions ◀d’▶existence ◀de▶ toute communauté digne du nom, clichés qui nous viennent du fond des « ténèbres du Moyen Âge » — autre cliché — et qui sont : ◀l’▶existence nécessaire ◀d’▶un modèle orthodoxe unique et unifiant ; ◀l’▶uniformité ◀de▶ croyances et ◀de▶ manières ◀de▶ penser, voire ◀de▶ sentir ; ◀l’▶uniformité ◀de▶ conduite, imposée à ◀l’▶individu avant ◀d’▶être assumée par ses vœux ; ◀le▶ principe ◀d’▶exclusion définissante ou ◀de▶ sélection par anathèmes ; ◀l’▶importance décisive ◀de▶ ◀l’▶encadrement, c’est-à-dire des limites imposées ◀de▶ ◀l’▶extérieur.
C’est en récusant ces principes ◀de▶ communautés arrêtées, en inversant ces clichés un par un, que nous pourrons peut-être nous former moins des modèles à reproduire qu’une vision juste ◀de▶ notre avenir communautaire, et ◀les▶ conditions générales à respecter pour qu’il advienne.
La première sera celle ◀de▶ ◀la▶ finalité définissante.
◀Les▶ Latins, depuis Rome, sont convaincus que toute communauté se constitue et se définit en premier lieu par ce qu’elle exclut, interdit, excommunie, oblige à mépriser : ◀l’▶étranger détesté, « ◀l’▶impur » ou ◀le▶ « mondain ».
D’autres, dont ◀les▶ Américains — et cela s’explique par leur histoire — sont portés à ◀la▶ définir par ce qu’elle ouvre et va permettre ◀de▶ réaliser ensemble. Et ce ne seront pas seulement des possibilités ◀de▶ contacts, mais avant tout, des buts ◀d’▶action. Rien n’unit mieux ◀les▶ hommes que leurs efforts communs : qu’ils aient abouti ou raté, ce seront leurs meilleurs souvenirs.
La seconde condition générale sera celle ◀de▶ ◀la▶ pluralité. Telle est, pour moi du moins, ◀la▶ condition première : ◀le▶ libre choix ◀de▶ ◀la▶ communauté au sein de laquelle on concevrait ◀de▶ vivre, ◀d’▶habiter, ◀de▶ coopérer, ◀d’▶écouter et ◀de▶ se faire entendre, ◀d’▶aider et ◀de▶ se faire aider, ◀d’▶aimer et ◀d’▶être aimé ◀de▶ près ou ◀de▶ loin, au coude à coude dans certains cas ◀d’▶urgence, d’autres fois en esprit seulement et par ◀le▶ cœur. Longtemps, durablement, s’intégrer dans un lieu, dans ◀les▶ groupes qui ◀l’▶ont fait et qu’il a faits. Mais toujours pouvoir s’en aller vers une autre patrie, plus secrète. (Je lui parle souvent, j’y marche en rêve, je ◀la▶ rejoins parfois après des heures ◀de▶ marche, des journées ◀de▶ voiture, des nuits ◀de▶ bateau. Il arrive qu’elle enveloppe une ville entière.) Point ◀de▶ communauté vivante sans communications fréquentes, sans moyens ◀de▶ franchir ◀les▶ distances (saint Paul à Pergame, à Corinthe, dans ◀les▶ églises ◀de▶ ◀la▶ Décapole…), ◀de▶ dialoguer avec ceux qu’on ne voit plus, ◀de▶ se libérer, ◀de▶ se relier, ◀de▶ fuir au loin, ◀de▶ revenir, ◀de▶ repartir — ◀d’▶aimer !
◀La▶ tribu primitive et ◀le▶ clan, il a fallu s’en arracher pour devenir homme — c’est ◀l’▶aventure ◀de▶ ◀l’▶individu ; et puis il a fallu ◀la▶ recréer, librement, à un autre niveau, pour vivre en homme, et c’est devenir une personne.
Notre temps est celui des ensembles complexes organisés dans ◀la▶ mobilité des liens systémiques ◀de▶ réseaux, et qui ne dépendent plus ◀d’▶un territoire borné ; des régions à la fois ouvertes et fermées que ◀l’▶on voit bien ; et des fédérations que ◀l’▶on compose pour assurer ◀l’▶autonomie ◀de▶ chacun chez soi et son droit à ◀la▶ différence.
La troisième règle ou condition à respecter prend son nom dans ◀les▶ Lettres ◀de▶ saint Paul : c’est ◀la▶ diversité des dons ou des charismes.
Fondée en vue des fins ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀la▶ communauté ◀d’▶avenir s’ouvre d’abord aux vocations particulières donc à ◀l’▶Unique absolument différencié. Par ◀le▶ seul jeu ◀de▶ sa vitalité, elle deviendra elle-même diversifiante, loin ◀d’▶uniformiser ses membres. Nul besoin que tous y vivent selon ◀le▶ même régime. Dans ses lettres aux communautés ◀de▶ ◀l’▶Anatolie ou ◀de▶ Rome qui sont encore dans leur état naissant, donc portées à ◀l’▶intolérance, saint Paul insiste fréquemment sur « ◀la▶ diversité des dons » (qu’il énumère à sept ou huit reprises), et ◀la▶ nécessité, pour « ◀l’▶église » même, ◀de▶ ◀les▶ laisser s’exprimer librement, mais aussi ◀de▶ ◀les▶ traduire distinctement pour tous, écrit-il : « si ◀la▶ trompette rend un son confus, qui se préparera au combat ? »144 (1 Cor. 14. 8.) Et nul besoin non plus que ◀la▶ loi ◀de▶ l’une ne s’étende à toutes ◀les▶ autres, même et surtout si elle est ◀la▶ plus élaborée, ◀la▶ mieux réglée, et se tient donc pour vraiment digne ◀d’▶être regardée comme un modèle. Mais grande nécessité qu’il y ait aussi cela, quelque part dans ◀le▶ monde en tumulte indécis, cette île ◀de▶ ◀l’▶esprit, ce port qui se referme, ce grand couvent bien clôturé aux jardins ◀d’▶ombre, cette cité dominée par ◀la▶ règle ◀d’▶un Ordre, — et nous, ◀les▶ voyageurs, toujours en Quête, nous y serons accueillis pour un soir avec notre question — « Aurais-je ici mon lieu ? Pour quelle part ◀de▶ moi-même ? » — dont ils seront peut-être fécondés.
Nous autres très mauvais Européens ◀de▶ la seconde moitié du xxe siècle, avons été élevés pour établir des liens entre mots et concepts, institutions et opinions mythiques, ◀d’▶où ◀la▶ difficulté que nous éprouvons à penser dans leur réalité des communautés libres et heureuses. Notre penchant (ou notre éducation ?) nous porte à ◀les▶ imaginer contraintes et contraignantes, trop serrées, forcées, répressives. Alors qu’elles doivent résulter ◀de▶ ◀l’▶exercice même ◀de▶ nos vocations, c’est-à-dire ◀de▶ nos libertés !
Pour ◀l’▶Occidental ◀d’▶aujourd’hui, ◀le▶ sens communautaire est à réinventer dans ◀la▶ diversité pratiquement infinie ◀de▶ ses formules. Toute idée ◀d’▶une communauté modèle, impérialiste, si elle se veut ◀de▶ telle orthodoxie — et alors qu’elle s’y tienne en rigueur, et s’y borne — donnerait simplement ◀le▶ désir ◀de▶ n’avoir pas ◀de▶ communauté du tout.
◀La▶ communauté sera ◀le▶ lieu non pas ◀d’▶une uniformité imposée ◀de▶ ◀l’▶extérieur, ou cherchée ◀de▶ ◀l’▶intérieur, ni ◀d’▶un esprit ◀de▶ revendication égalitaire, mais « ◀l’▶espace ◀de▶ fécondité ◀d’▶un foisonnement ◀de▶ singularités (personnelles, communautaires, régionales, nationales) régulatrice ◀de▶ leur circulation et soucieuse ◀d’▶engendrer non pas ◀l’▶unification des expériences mais ◀l’▶unité ◀d’▶interprétation, source ◀de▶ ◀l’▶enseignement partagé, origine à son tour ◀de▶ singularités enrichies145 ».
À ces quelques axiomes que se donnera toute tentative communautaire ◀d’▶orientation personnaliste, ajoutons en contrepartie qu’une vraie communauté ne sera nécessairement ni communiste, ni anarchiste, ni dépendante ◀d’▶un territoire borné146.
Elle pourra n’être pas communiste au sens égalitaire et uniformisant, radicalement expropriant, du terme. Je ◀la▶ vois ◀d’▶autant plus vivante et bénéfique que chacun y trouvera son rôle unique et qu’il aura lui-même à composer, à découvrir, à inventer, dans ◀la▶ recherche ◀de▶ sa vocation. Et chacun pour propriété aura ce qu’il a produit ◀d’▶irremplaçable, et qui tient ◀de▶ sa personne même, en exercice, œuvre, maison, amour donné, silence… (Tout ◀le▶ reste, en communauté.)
Elle pourra n’être pas anarchiste et, par exemple, se reconnaître un chef ou, si ◀le▶ groupe est étendu, un collège ◀de▶ Vigilance, véritable organe politique, Pilote pour ◀l’▶ensemble et Garant pour chacun des libertés fondamentales. Contre toute tentative ◀d’▶accaparer ◀le▶ pouvoir, il jouerait un rôle comparable à celui du sage ou du prêtre : rappel vivant aux valeurs qui transcendent ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀la▶ communauté mais constituent ses raisons ◀d’▶être — comme vérité, justice, amour, unicité ◀de▶ chaque vocation — et qui relèvent ◀de▶ ◀la▶ personne, donc ◀de▶ ◀l’▶universel, et non du groupe.
Elle pourra finalement n’être pas rassemblée dans un même lieu physique où tout serait en commun — couvent, « commune » — mais dispersée sur toute ◀la▶ Terre, aussi longtemps que ses motivations, ses valeurs, ses finalités seront vraiment communes et partagées. Car ce qu’il faut attendre ◀d’▶une communauté, particulière ou générale, n’est rien de plus — mais rien ne peut être plus — qu’une possibilité ◀de▶ communion. Nécessité fondamentale, universelle et constitutive ◀de▶ ◀l’▶humain.
Solutions vagues ?
Mais, parlant ◀de▶ communauté, il faut se garder ◀de▶ ◀la▶ tentation ◀d’▶en décrire un modèle complet, offert au lecteur « clé en main ».
Montrer que ◀l’▶État-nation est un modèle périmé certes, mais ◀d’▶autant plus nocif dans sa survivance, c’est peut-être ◀le▶ plus qu’on puisse faire hic et nunc, si cela ouvre ◀l’▶imagination et paraît impliquer des suites dont on indiquera quelques linéaments : ceux que ◀le▶ désir évoque, ceux que ◀la▶ raison projette, et ceux aussi que ◀l’▶expérience acquise essaie déjà ◀de▶ réduire à du connu.
Loin de vouloir définir une organisation idéale, donc statique ◀de▶ ◀la▶ cité, j’évoque des « possibles » futurs, sans trop essayer ◀de▶ ◀les▶ fixer. Ce seront des modèles « flous » comme tout ce qui est en mouvement quand on essaie ◀de▶ ◀le▶ photographier.
« Vos solutions restent vagues », me dira-t-on, c’est immanquable. Mais si ◀les▶ slogans que je combats, tels que « relance », « concentration », « impératifs technologiques », semblent précis à mes censeurs, en quoi des termes tels que « croissance équilibrée », « décentralisation », ou « fuite devant ◀la▶ liberté ◀de▶ choix » seraient-ils moins nets ? Il y a tout simplement que derrière leurs slogans, on suppose résolus (mais par d’autres) des problèmes que je montre béants ; et que derrière mes anti-slogans, on refuse ◀d’▶imaginer des solutions qui demanderaient un engagement délibéré. On dirait que ◀l’▶on trouve précis tout ce qui est imposé par ◀le▶ pouvoir et ◀les▶ experts à son service ; mais vague tout ce qui semble exiger un effort ◀d’▶imagination, ◀de▶ participation personnelle, ◀d’▶innovation.
Or, si je présentais un système cohérent et complet dans toutes ses parties, je tomberais sous ◀le▶ coup ◀de▶ ◀la▶ critique ◀la▶ plus grave que tout ce livre entend adresser au système ◀de▶ ◀l’▶État-nation : j’encouragerais ◀la▶ fuite devant ◀le▶ choix responsable, cette fuite précisément qui définit ◀les▶ profiteurs du système et ses victimes résignées.
J’indique ici des objectifs et non pas ce que chacun devrait faire dans chaque cas. À vous ◀de▶ jouer ! Si je jouais à votre place, même ◀le▶ jeu ◀de▶ ◀la▶ liberté, je serais votre tyran et ◀l’▶excuse à vos yeux ◀de▶ votre fuite devant ◀la▶ liberté.
Je propose un système dont ◀le▶ détail concret ne sera jamais produit que par ◀la▶ dynamique ◀de▶ ◀la▶ personne en exercice, dont il entend servir ◀les▶ fins.
« Small is beautiful »
« Grandeur des nations, étendue des États, première et principale cause des malheurs du genre humain. »
J.-J. Rousseau.
Mais ◀le▶ caractère ◀le▶ plus déterminant ◀de▶ toute communauté réelle réside dans ◀les▶ petites dimensions des unités qui ◀la▶ composent. Ici, nous pressentons une manière ◀de▶ synthèse entre communautés plus ou moins closes ◀de▶ tous ◀les▶ types et communauté générale, celle-ci trouvant des modèles dans celles-là.
J’ai marqué ◀le▶ rôle décisif que jouent dans toute société ◀les▶ dimensions politiques ou techniques, physiques ou financières des tâches données et des cadres où elles peuvent s’accomplir. Certaines tâches, telles que ◀la▶ construction ◀d’▶une autoroute, ou ◀d’▶une centrale nucléaire, ou ◀l’▶entretien ◀d’▶une université excèdent notoirement ◀le▶ cadre local ◀d’▶un village, ◀d’▶un bourg ou ◀d’▶un canton. C’est une communauté plus vaste — région, nation, fédération — qui devra donc ◀les▶ prendre en charge. Mais à ◀l’▶inverse, certains ensembles, comme ◀les▶ mégalopoles (qui ne méritent plus ◀le▶ nom ◀de▶ communautés) sont trop vastes pour assurer ◀l’▶exercice des tâches ◀de▶ tous ordres qui relèveraient normalement des compétences municipales. ◀Les▶ villes de plus ◀d’▶un million ◀d’▶habitants commencent à devenir mal habitables, et celles de plus ◀de▶ dix millions sont proprement ingouvernables, et — je ◀l’▶ai dit plus haut — non gouvernées.
◀Les▶ dimensions des communautés sont ◀de▶ deux sortes, que Rousseau dénommait « nombre du peuple » et « étendue ◀de▶ ◀l’▶État ». ◀De▶ l’une et l’autre dimensions dépend directement ◀la▶ participation politique des citoyens : au très petit État correspond ◀le▶ maximum ◀de▶ liberté civique, mais « plus ◀l’▶État s’agrandit, plus ◀la▶ liberté diminue », tandis que « ◀le▶ gouvernement doit être plus fort à mesure que ◀le▶ peuple est plus nombreux » et qu’en revanche « plus ◀les▶ magistrats sont nombreux, plus ◀le▶ gouvernement est faible ». Ou encore : « ◀Le▶ plus actif des gouvernements est celui ◀d’▶un seul. » ; « ◀Le▶ nombre des chefs diminue en raison de ◀l’▶augmentation du peuple. » Ou enfin : « Si […] ◀le▶ nombre des magistrats suprêmes doit être en raison inverse ◀de▶ celui des citoyens, il s’ensuit qu’en général ◀le▶ gouvernement démocratique convient aux petits États », ceux où « ◀le▶ peuple est facile à rassembler » (Contrat social, III, 1 à 3).
Jean-Jacques en vient ainsi à formuler une loi ◀de▶ ◀la▶ participation qu’illustrent ◀les▶ exemples des petits cantons suisses à Landsgemeinde, ou ◀de▶ Genève, et avant eux des cités grecques où ◀l’▶on comptait presque autant ◀de▶ magistrats (prenant charge par rotation) que ◀de▶ citoyens : — Plus une communauté est petite, plus ◀le▶ gouvernement peut y être démocratique ; plus un État est populeux et étendu, et plus ◀le▶ pouvoir doit être concentré. (À ◀la▶ limite, il faudra donc un dictateur.)
◀De▶ là ◀le▶ conseil ◀de▶ Rousseau aux patriotes polonais : « Si vous voulez réformer votre gouvernement, commencez par resserrer vos limites. » (Il ajoute : « Certains penseront peut-être à vous y aider… »)
◀Le▶ Représentant Thouret, principal auteur, avec Sieyès, du plan ◀de▶ centralisation ◀de▶ ◀la▶ France via sa départementalisation, avait fort bien compris ◀la▶ vraie leçon ◀de▶ Rousseau. Il estimait, en effet, que « ◀la▶ France périrait par ◀la▶ démocratie, qui ne convient ni à ses mœurs, ni à ◀la▶ grandeur ◀de▶ son territoire, ni à ◀l’▶étendue ◀de▶ sa population ».
Alors que ◀la▶ Suisse compte environ 40 000 élus pour une population ◀de▶ 6 600 000, soit un élu par 165 habitants, Los Angeles ne compte guère que 300 élus pour une population ◀de▶ 13 000 000, soit un élu pour plus ◀de▶ 43 000 habitants.
Ces chiffres viennent illustrer ce que j’appelle « ◀la▶ loi ◀de▶ Jean-Jacques » selon laquelle ◀le▶ nombre des magistrats est en raison inverse ◀de▶ ◀la▶ population ◀d’▶une communauté, mais en raison directe ◀de▶ ses libertés.
New York, au bord de ◀la▶ faillite depuis 1974, préfigure ◀le▶ destin probable ◀d’▶une cinquantaine d’autres entassements mégalopolitains ◀de▶ 4 à 15 millions ◀d’▶humains, qui déjà déshonorent ◀l’▶Europe, ◀l’▶Inde, ◀l’▶Extrême-Orient et ◀les▶ deux Amériques.
Contre-épreuve : trois petits pays qui ne comptent, que six et demi, sept et quatre millions ◀d’▶habitants (c’est deux ou trois fois moins pour chacun que New York), ont ◀le▶ plus haut revenu par tête ◀de▶ toute ◀l’▶Europe, et ◀la▶ plus large proportion non seulement ◀de▶ téléphones et ◀d’▶autos, mais aussi ◀de▶ théâtres, ◀d’▶hôpitaux, ◀de▶ lecteurs ◀de▶ livres et ◀de▶ prix Nobel ◀de▶ sciences. ◀Le▶ sociologue belge, Léo Moulin, a calculé ce qu’il appelle ◀l’▶indice Nobel, qui est simplement ◀le▶ nombre ◀de▶ prix Nobel ◀de▶ sciences (physique, médecine, chimie) par million ◀d’▶habitants ◀d’▶un pays au cours des soixante premières années du Prix.
Nombre ◀de▶ prix Nobel par million ◀d’▶habitants ◀de▶ 1901 à 1960
- 1. Suisse : 2,62
- 2. Danemark : 1,43
- 3. Autriche : 1,19
- 4. Pays-Bas : 1,15
- 5. Suède : 1,13
- 6. Allemagne : 0,71
- 7. Royaume-Uni : 0,67
- 8. États-Unis : 0,41
- 9. France : 0,40
- …
- 19. Russie et URSS : 0,03
◀Le▶ grand État unifié offre-t-il à ses habitants plus et mieux que ◀le▶ petit État ? se demandait Herman Kahn en 1973148. Et ◀de▶ constater que « ◀la▶ France n’a pas une économie nécessairement plus saine que ◀la▶ Belgique, et aucune des deux n’a une économie plus saine que ◀le▶ Luxembourg ». Et de même : « ◀la▶ France n’est pas plus en sécurité que ◀la▶ Belgique, et aucune des deux n’est plus en sécurité que ◀le▶ Luxembourg (lequel d’ailleurs a dissous son armée) ».
Qu’il s’agisse ◀de▶ culture ou ◀d’▶industrie, ◀de▶ créativité, ◀de▶ taux ◀de▶ change ou ◀d’▶emploi, et surtout ◀de▶ contrôle ◀de▶ ◀l’▶État par ◀le▶ peuple, ◀le▶ petit État européen fonctionne mieux que ◀le▶ grand à tous égards sauf un : il ne peut pas faire ◀de▶ grandes guerres, c’est-à-dire ◀de▶ bêtises démesurées.
Une loi règle ces phénomènes.
Tout ce qui s’est fait ◀de▶ grand, s’est fait par des petits, tout ce qui s’est fait ◀d’▶extrême par des infimes, et ◀de▶ divin par moins que rien — ◀le▶ grain ◀de▶ sénevé ◀de▶ ◀l’▶Évangile. Moralement ou spirituellement grand, suppose en règle générale matériellement ou numériquement petit. Quoi ◀de▶ grand par ◀les▶ grands ? Je vois mal.
◀Le▶ sort du Monde se joue sur ◀la▶ communauté. Or, point ◀de▶ communauté passé telles dimensions. Tout dépend donc des petites unités.
Celui que je tiens pour ◀le▶ plus grand du xixe , Kierkegaard, a vécu toute sa vie dans ◀le▶ petit Danemark.
Imaginez qu’en 1864, Bismarck ait annexé ◀le▶ Danemark entier et pas seulement une petite tranche du pays. ◀Les▶ Danois formeraient en Allemagne une minorité ethnique, luttant pour sauvegarder sa langue par ◀le▶ moyen du bilinguisme, ◀le▶ langage officiel étant ◀l’▶allemand. Seuls ◀les▶ plus complètement germanisés réussiraient à ne pas devenir des citoyens ◀de▶ second ordre. Un courant irrésistible attirerait ◀les▶ plus ambitieux, ◀les▶ plus entreprenants, et ◀les▶ mieux germanisés, vers ◀le▶ sud. Que deviendrait alors ◀le▶ statut ◀de▶ Copenhague ? Celui ◀d’▶une lointaine ville ◀de▶ province.
[…] Imaginez maintenant que ◀le▶ Danemark, part intégrante ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, devienne soudain ce que ◀l’▶on nomme aujourd’hui ◀d’▶un terme charmant, un ◀de▶ ces moucherons exigeant ◀l’▶indépendance. On assisterait à ◀d’▶interminables discussions passionnées au sujet de ces « non-pays », qui ne peuvent être économiquement viables, et dont ◀le▶ désir ◀d’▶indépendance n’exprime, selon l’un ◀de▶ nos illustres commentateurs politiques, « qu’émotivité adolescente, naïveté politique, ignorance économique, et pur et simple opportunisme ».
J’emprunte ces lignes à un ouvrage que je suis en train de lire et que j’eusse voulu écrire. Il s’intitule Small is beautiful, sur ◀le▶ modèle du slogan ◀de▶ ◀l’▶émancipation des Noirs aux USA : Black is beautiful. Et son auteur fut l’un des dirigeants ◀de▶ ◀l’▶industrie minière en Grande-Bretagne. Je voudrais tout citer, mais vous allez ◀le▶ lire149. Ceci pourtant :
Que signifient démocratie, liberté, dignité humaine, niveau de vie, réalisation ◀de▶ soi, épanouissement ? Est-ce une question ◀de▶ biens ou ◀d’▶hommes ? Évidemment, une question ◀d’▶hommes. Mais ◀les▶ hommes ne peuvent être eux-mêmes que dans ◀de▶ petits groupes compréhensibles. C’est pourquoi nous devons apprendre à penser en termes de structures articulées capables ◀d’▶opérer avec une multiplicité ◀d’▶unités ◀d’▶échelle réduite. Si ◀la▶ pensée économique ne parvient pas à saisir cela, elle ne sert à rien. Si elle est incapable ◀de▶ penser au-delà ◀de▶ ces vastes abstractions : ◀le▶ revenu national, ◀le▶ taux ◀de▶ croissance, ◀la▶ production par tête, ◀l’▶analyse input/output, ◀la▶ mobilité ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre, ◀l’▶accumulation du capital ; si elle ne peut dépasser tout cela pour établir ◀le▶ contact avec ◀les▶ réalités humaines ◀de▶ pauvreté, ◀de▶ frustration, ◀d’▶aliénation, ◀de▶ désespoir, ◀de▶ dépression, ◀de▶ crime, ◀d’▶évasion, ◀de▶ stress, ◀d’▶embouteillage, ◀de▶ laideur et ◀de▶ mort spirituelle, alors, sacrifions ◀l’▶économie et repartons à neuf150.
Pratiquement, repartir à neuf ne saurait signifier détruire ce qui existe et veut durer, y étant ou non justifié. Car supposez cette destruction possible et même achevée, ◀de▶ quoi vivrait-on dans ◀l’▶attente des récoltes ◀de▶ ◀l’▶an prochain ?
Ce n’est pas non plus s’emparer du pouvoir pour ◀l’▶exercer à notre idée, dans ◀le▶ « bon sens », car c’est ◀la▶ structure même ◀de▶ ce pouvoir qui est ◀le▶ mal dont il nous faut guérir.
Repartir à neuf, c’est construire une société nouvelle, parallèle. Une société qui n’ait pas son principe dans un fiat doctrinal, dans ◀les▶ décrets ◀d’▶une science, ni dans ◀le▶ programme du parti qui vient de renverser nos trop faibles « tyrans » pour nous apprendre enfin comment on obéit quand on est commandé par ◀de▶ « vrais » démocrates ; une société dont ◀les▶ formules ne nous soient pas dictées ◀d’▶en haut, ne descendent pas sur nous ◀d’▶une capitale, mais au contraire s’improvisent et s’inventent au niveau des choix quotidiens, et s’ordonnent au désir ◀de▶ liberté, seul unifiant s’il est ◀le▶ but ◀de▶ chacun.
Repartir à neuf, c’est aussi repartir des racines, du sol, avec ◀l’▶immense puissance imperceptible nuit et jour du blé qui lève brin par brin. C’est donc avant tout recréer ◀de▶ petites unités compréhensibles par ◀le▶ moyen ◀de▶ petites actions multipliées, celles que peuvent accomplir, et accomplissent déjà, des centaines, des milliers ◀d’▶associations qui existent dans chacune ◀de▶ nos régions et ◀de▶ nos villes, associations ◀de▶ militants ◀de▶ toutes croyances, chrétiens ou socialistes, écologistes, agrobiologistes ou artisans, éducateurs ou méditants, fédéralistes européens ou mondiaux… Cet immense potentiel ◀d’▶activités ne trouve pas à se réaliser au niveau national que pourtant la plupart sont tentés ◀de▶ croire seul valable, cependant qu’ils y dépérissent visiblement, faute ◀d’▶y trouver à faire rien ◀de▶ concret. C’est au niveau local et régional, c’est pratiquement dans ◀les▶ communes, au sens municipal du terme, que ◀la▶ petite association devient active, électoralement efficace, et redoutable aux yeux des clients ◀de▶ ◀l’▶État.
« ◀Les▶ petits ruisseaux font ◀les▶ grandes rivières » et semblent y trouver leur justification dans ◀l’▶esprit des adorateurs du grand et du violent. Mais non, ◀les▶ petits ruisseaux ont mieux à faire ! ◀Les▶ grandes rivières emportent tout, brutalisent tout sur leur passage. Elles ne créent pas ◀la▶ vie mais réveillent ◀la▶ violence. ◀Les▶ grandes rivières, Rhin, Vistule ou Danube, sont avant tout des lignes ◀de▶ démarcation entre États-nations belliqueux. « Frontières naturelles » que ◀le▶ plus fort annule. Séparations des races, par exemple entre Francs et autres Germains. Ou, au contraire, lien ◀de▶ parenté — comme entre Languedoc et Provence… ◀Les▶ grandes rivières sont des catégories ◀d’▶état-major.
Mais ◀les▶ petits ruisseaux, si ◀l’▶on veut qu’ils arrosent ◀les▶ territoires qu’ils traversent, il s’agit non ◀de▶ ◀les▶ réunir en une seule masse, mais, au contraire, ◀de▶ ◀les▶ diviser en millions et en milliards ◀de▶ gouttelettes, et cela s’appelle arroser — qui est une technologie douce et porteuse ◀de▶ vie.
C’est là, dans ◀les▶ communes, que tout se joue, et que va se jouer ◀le▶ sort ◀de▶ notre société occidentale ; là, non pas dans ◀les▶ capitales où se calculent ◀le▶ PNB, ◀la▶ balance commerciale et ◀les▶ rapports ◀de▶ forces nucléaires, indicateurs ◀de▶ ◀la▶ puissance ◀de▶ ◀l’▶État, mais qui ne disent rien sur ◀la▶ vitalité ni ◀le▶ bonheur ◀de▶ ◀la▶ nation.
◀La▶ commune, unité ◀de▶ base ◀de▶ ◀la▶ participation civique
1. — Village ou bourg, ◀la▶ municipalité reste ◀le▶ lieu privilégié ◀de▶ ◀la▶ communauté générale. Elle offre aux citoyens et à leurs associations ◀le▶ cadre et ◀le▶ terrain ◀de▶ leurs rencontres usuelles, ◀de▶ leurs conflits occasionnels, ◀de▶ leur coopération, et ◀de▶ leur solidarité dans ◀le▶ péril. Elle est ◀le▶ lieu par excellence ◀de▶ toute participation, ◀le▶ lieu même où ce mot prend son sens.
Là vont se décider ◀de▶ grands objets, ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀la▶ survie ◀de▶ ◀la▶ démocratie, ou ◀la▶ désertion du forum, appel au règne millénaire ◀d’▶un Léviathan surgénérateur ◀d’▶esclavage.
2. — ◀L’▶affaire semble assez importante pour qu’on s’efforce, ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu, ◀d’▶écarter ◀les▶ malentendus. Et, par exemple, on ne songe pas un instant à « revenir au village traditionnel ». ◀Les▶ gens n’y étaient pas plus heureux que cela. ◀Le▶ chemin ◀d’▶un tel retour n’existe pas. Et ◀le▶ village lui-même a disparu. On trouve encore dans ◀le▶ sud des hameaux morts et c’est ◀le▶ cas ◀le▶ moins désespéré : il est aussi facile que tentant ◀de▶ ◀les▶ rebâtir151. Mais ◀les▶ villages qui vivent encore sont dénaturés en tant que formes ◀de▶ vie communautaire. Leurs municipalités n’ont plus assez ◀de▶ compétences pour intéresser ◀les▶ citoyens, et elles en gardent trop pour ◀le▶ peu ◀d’▶informations dont elles disposent. Trop petites à ◀la▶ campagne, trop grandes dans ◀les▶ régions urbaines, elles ne coïncident plus que par hasard avec ◀les▶ dimensions utiles ou efficaces qui permettraient une participation civique active.
Si dans quelques pays du centre ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ ◀l’▶Italie du Nord aux villes hanséatiques, en passant par ◀les▶ cantons suisses, ◀la▶ Rhénanie, ◀le▶ Benelux, ◀la▶ tradition des communes médiévales et renaissantes réveille encore certains réflexes ◀de▶ vitalité libertaire, c’est-à-dire autogestionnaire, trop souvent, et pour trop d’autres nations, ◀le▶ jugement pessimiste ◀de▶ Tocqueville reste valable : « Sous ◀l’▶Ancien Régime comme ◀de▶ nos jours, il n’y avait ville, bourg, village, ni si petit hameau en France, hôpital, fabrique, couvent ni collège, qui pût avoir une volonté indépendante dans ses affaires particulières, ni administrer à sa volonté ses propres biens. Alors comme aujourd’hui, ◀l’▶administration tenait donc tous ◀les▶ Français en tutelle, et si ◀l’▶insolence du mot ne s’était pas encore produite, on avait du moins déjà ◀la▶ chose152. »
Quant aux grandes villes, il est patent que ◀la▶ notion même ◀de▶ commune s’y est perdue, dissoute dans ◀la▶ démesure des distances, des hauteurs, des nombres et des coûts ◀de▶ toute espèce. Et, pourtant, beaucoup pensent qu’à ◀la▶ fin ◀de▶ ce siècle, ces grandes villes auront aspiré et encagé ◀la▶ quasi-totalité du genre humain. ◀Les▶ notions ◀de▶ commune, ◀de▶ municipalité, sont donc à repenser, à recréer, non point sur ◀les▶ modèles ◀de▶ notre histoire mais à partir ◀d’▶une vision ◀de▶ ◀l’▶avenir et des libertés ◀de▶ ◀la▶ personne.
3. — Certains peuples, surtout latins, font ◀de▶ « Monsieur ◀le▶ maire » un petit monarque, qui sera pompeux et finaud, ou au contraire, dynamique et secret, plus souvent familier et quelque peu cynique. Et ce n’est pas tellement cette monarchie ◀de▶ fait qui empêcherait ◀la▶ commune ◀d’▶être par excellence ◀le▶ lieu ◀de▶ ◀la▶ démocratie en exercice. (On a vu des rois démocrates.) C’est bien plutôt que ◀le▶ peuple ait besoin ◀de▶ cette image paternelle, ◀de▶ cet objet ◀de▶ respects empressés quand on ◀le▶ quitte à ◀la▶ mairie, et ◀d’▶accusations sans scrupules dès qu’on se retrouve au bistrot — ce qui s’explique dans ◀les▶ deux cas par ◀le▶ besoin ◀de▶ se faire valoir : je suis bien avec ◀le▶ pouvoir, mais je ne suis pas ◀de▶ ceux qui lui lèchent ◀les▶ bottes. ◀Les▶ Français veulent un roi et s’en font ◀de▶ tout bois, fût-ce pour ◀le▶ seul plaisir ◀de▶ lui couper ◀la▶ tête quand cela se présente. (Louis XVI, Clemenceau, de Gaulle et, sous forme anodine, ◀les▶ « crises ministérielles ».) Chez d’autres peuples, ◀le▶ pouvoir municipal est collégial, ◀le▶ maire (syndic, échevin, ou président ◀de▶ commune) fonctionne pour un an, désigné par roulement au sein d’un petit conseil ◀d’▶élus municipaux. Parfois, ◀l’▶ensemble des citoyens forme une assemblée générale et délibère. C’est à peu près ◀le▶ régime des cités grecques antiques, premier modèle ◀d’▶autogestion municipale.
Cependant, monarchique ou collégial, ◀le▶ pouvoir ◀d’▶une commune ne sera démocratique que s’il est transparent et pratiquement public ;
— doté des compétences légales et des moyens financiers nécessaires à son autonomie ;
— libéré ◀de▶ ◀la▶ tutelle que tout État central tend par sa nature même à étendre sur lui.
Mais chacun peut bien voir que ◀les▶ débats du conseil réuni par ◀le▶ maire se déroulent pratiquement à huis clos ; que ◀les▶ enquêtes publiques sur ◀l’▶adjudication ◀d’▶équipements collectifs, ◀de▶ projets ◀d’▶autoroutes, ◀de▶ centrales nucléaires, ou simplement ◀d’▶implantations industrielles, restent confidentielles à ◀l’▶abri des grillages qui protègent ◀les▶ avis officiels dans ◀le▶ coin ◀le▶ plus sombre ◀d’▶un couloir ◀de▶ mairie (et qui aurait ◀le▶ temps ◀de▶ ◀les▶ y chercher ?) ; que ◀le▶ régime du secret tenu pour seul sérieux, et ◀de▶ ◀l’▶arbitraire comme preuve ◀d’▶autorité, sont ◀les▶ routines du pouvoir ; qu’enfin ◀l’▶on est passé ◀de▶ ◀l’▶époque du forum à celle des bureaux.
Chacun peut voir aussi que ◀les▶ moyens légaux et financiers ◀de▶ ◀l’▶autonomie communale diminuent pratiquement dans ◀la▶ mesure exacte où ◀les▶ communes attendent davantage ◀de▶ ◀l’▶État. Si bien que ◀l’▶on peut écrire en France, pays-témoin des pires excès ◀d’▶un centralisme devenu hélas universel : « ◀Le▶ baron Haussmann voulait que Paris appartienne au gouvernement. C’est aujourd’hui ◀le▶ sort ◀de▶ toutes ◀les▶ communes ◀de▶ France153. »
4. — ◀Les▶ constatations qui précèdent valent plus ou moins pour tous ◀les▶ pays ◀d’▶Occident, et dans ceux-ci surtout pour ◀les▶ bourgs et villages qui n’ont fait depuis des siècles que doubler ou tripler, voire décupler, sans changer pour autant ◀de▶ nature.
Mais ◀les▶ Londres, New York et Tokyo ◀d’▶aujourd’hui, et même ◀les▶ métropoles ◀de▶ deux ou trois millions — sont aussi différentes ◀de▶ villes du xviiie qu’un avion supersonique ◀d’▶une diligence.
Face à ◀la▶ catastrophe mégalopolitaine, qui nous paraît irrémédiable — ◀l’▶homme ne pourra jamais récupérer ◀l’▶humus perdu, ni faire refluer ◀la▶ marée des écrasantes coulées ◀de▶ béton solidifiées, ni même raser ◀les▶ gratte-ciel — un seul a-t-il jamais été détruit ? — face à ◀l’▶impasse définitive où se trouvent acculés déjà près de ◀la▶ moitié ◀de▶ nos contemporains, quelles solutions nous a-t-on proposées ? À défaut de solutions, quelle politique ? Si je m’en enquiers auprès des « responsables », ils me décrivent une fois de plus ◀les▶ enchaînements irréversibles qui nous ont conduits où nous sommes…
Il paraît peu probable, au moment où j’écris, que ◀les▶ prévisions ◀d’▶un Toynbee sur ◀la▶ cité universelle, ou que ◀les▶ plans pour un Grand Paris ◀de▶ vingt millions ◀d’▶habitants se réalisent jamais. ◀La▶ tendance récessive est amorcée et elle n’affecte pas seulement ◀la▶ natalité dans nos pays européens, mais déjà ◀la▶ population des plus grandes villes. Peut-on accélérer ce processus ? Évacuer systématiquement ◀les▶ mégalopoles au profit ◀de▶ cités nouvelles ◀d’▶environ cinquante mille habitants préconisés par nos meilleurs urbanistes ? Ce serait probablement ◀le▶ salut pour des centaines ◀de▶ millions ◀d’▶hommes, mais ◀le▶ salut n’est pas toujours rentable. Serait-il opportun ◀d’▶avertir ◀les▶ habitants des villes menacées ◀de▶ séisme dans tel délai que ◀la▶ science, désormais, peut prévoir ? ◀Les▶ États consultés répondent que non, car ce serait faire courir un risque intolérable à ◀l’▶économie nationale. En vertu d’arguments analogues, on voit ◀le▶ gouvernement fédéral prêter in extremis des sommes astronomiques à ◀la▶ ville ◀de▶ New York : elle coûte beaucoup trop cher, c’est évident, mais elle coûterait encore davantage à ◀l’▶État s’il devait supporter ◀les▶ effets ◀de▶ sa faillite. Ou encore, on répond aux savants qui dénoncent ◀les▶ dangers des centrales nucléaires qu’il serait ruineux ◀de▶ ◀les▶ abandonner ou ◀de▶ ◀les▶ démanteler. Raisonnements monstrueux mais d’abord faux. Dix ordinateurs ◀de▶ petite taille coûtent moins cher qu’un seul gros faisant ◀le▶ même travail. Des calculs analogues montreraient que du seul point de vue financier, construire deux-cents cités nouvelles ◀de▶ petite taille coûterait moins que faire durer par un goutte à goutte budgétaire une seule mégalopole moribonde, et du même coup, permettrait ◀de▶ faire face au problème plus sérieux quoique non chiffrable ◀de▶ ◀la▶ dégradation des relations humaines dans ◀le▶ vertige des trop grandes dimensions, dans ◀le▶ vide social des foules solitaires.
5. — En attendant ◀les▶ accidents majeurs seuls capables ◀de▶ nous faire accepter quelques solutions ◀de▶ bon sens, il s’agit ◀de▶ survivre dans ◀les▶ villes telles qu’elles sont. Dans la plupart de nos pays occidentaux (Europe et Amérique du Nord) des groupes ◀d’▶action civique se sont constitués, à seule fin ◀d’▶aménager des possibilités communautaires dans ◀les▶ grandes villes. ◀La▶ condition première ◀de▶ ◀la▶ vie ◀d’▶une commune étant ◀le▶ respect des petites dimensions, on a choisi pour unité ◀de▶ base ◀le▶ quartier. Ce n’est pas un très bon substitut, puisqu’un quartier ◀de▶ grande ville, en général, n’est pas un tout varié mais une parcelle trop homogène quant à ◀la▶ classe sociale, aux moyens ◀d’▶existence, aux professions, voire aux attitudes politiques. (Ce n’est pas vrai d’ailleurs pour certains grands ensembles où se rencontrent parfois près de Paris, ◀de▶ Genève, ◀de▶ Bruxelles ou ◀de▶ Vienne, jusqu’à vingt nationalités différentes.) Mais si ◀les▶ attributs classiques et formels ◀de▶ ◀la▶ commune rurale ou du bourg font défaut — traditions, familles ◀d’▶origine, place centrale, boutiques et cafés, et proche entourage campagnard —, ◀l’▶activité civique y est en plein essor.
◀Les▶ Community Planning Boards (CPB) ◀de▶ New York ; ◀les▶ Groupes ◀d’▶action municipale (GAM) en France154 ; partout, ◀les▶ comités ◀de▶ quartier, pour ◀la▶ défense des locataires ou des propriétaires, pour ◀l’▶animation culturelle ou ◀la▶ sauvegarde ◀de▶ ◀l’▶environnement, sans compter ◀les▶ groupements religieux, artistiques, politiques, syndicaux et sportifs qui se créent dans ◀les▶ grands ensembles : voilà beaucoup de signes et ◀de▶ gages, déjà, ◀d’▶une renaissance communautaire. Elle se sera produite, comme on devait ◀l’▶attendre, là où des hommes et des femmes ont pris conscience qu’ils en étaient ◀le▶ plus nécessiteux.
Que font ◀les▶ CPB ? Que font ◀les▶ GAM ?
Les premiers, dont ◀les▶ membres (trente-cinq par quartier) sont nommés et choisis dans ◀la▶ population par ◀la▶ très officielle Commission ◀de▶ planification urbaine, ne représentent que ◀l’▶Opinion, mais on sait qu’elle est reine aux USA. Ils s’opposent à ◀l’▶établissement ◀d’▶une industrie ou ◀d’▶une commune qui risquerait ◀de▶ bouleverser ◀l’▶équilibre socioéconomique du quartier. Ils interdisent aux promoteurs ◀la▶ destruction ◀de▶ logements pour y faire des parkings. Ils revendiquent ◀le▶ droit ◀d’▶initiative et ils ◀l’▶exercent. Ils exigent ◀l’▶accès aux dossiers et ils ◀l’▶obtiennent. Ils imposent aux experts leur vision ◀d’▶usagers ; contre eux, ils élaborent ◀l’▶urbanisme réel, celui dont ◀les▶ GAM français diront qu’il est fondé non plus sur ◀la▶ rentabilité du seul capital investi, mais sur une rentabilité sociale. Et que doit-elle mesurer ? « Tout ce qui fait avantage ou gêne, gain ou perte, amélioration ◀de▶ ◀l’▶existence ou détérioration du cadre ◀de▶ vie, augmentation ◀de▶ ◀la▶ justice ou accroissement ◀de▶ ◀l’▶inégalité155. » Et cela, au profit ◀de▶ qui ? ◀De▶ tous ◀les▶ groupes concernés par une décision, et pas seulement ◀de▶ ◀l’▶entreprise privée chargée des équipements publics.
◀Les▶ CPB ou ◀les▶ GAM font-ils ◀de▶ ◀la▶ politique ? Bien sûr ! et même au sens originel du terme, qui désignait ◀la▶ conduite des affaires ◀d’▶une polis, ◀d’▶une cité grecque. ◀Les▶ animateurs des GAM écrivent très judicieusement : « Contrôler ◀l’▶activité du technicien, choisir ◀les▶ actions ◀de▶ ◀la▶ collectivité entre toutes ◀les▶ actions possibles, c’est proprement ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ politique. » ◀L’▶instauration ◀d’▶une démocratie nouvelle signifie, à tous ◀les▶ niveaux ◀de▶ ◀la▶ vie publique, « ◀la▶ formation et ◀la▶ maîtrise ◀d’▶un projet par ceux qui sont concernés ». Et ◀de▶ conclure : « ◀La▶ voie du changement est longue et difficile. Ce qui a déjà été fait montre qu’elle n’est pas impossible. »
Tous ces groupements, en tous pays, soulignent ◀la▶ nécessité ◀de▶ fonder ◀les▶ villes neuves (ou ◀de▶ modifier dans ce sens ◀les▶ quartiers adoptés comme unités sociales) sur ◀la▶ double fonction architecturale et sociale ◀de▶ ◀la▶ Place et des rues piétonnières. Petites dimensions, place centrale et rues libres, telles sont ◀les▶ conditions que ◀l’▶architecture urbaine doit respecter, si ◀l’▶on veut une cité démocratique, propre à ◀la▶ participation des citoyens.
6. — ◀De▶ ◀la▶ polis grecque à ◀la▶ mégalopolis actuelle, ◀les▶ dimensions ◀de▶ ◀la▶ cité ont varié en raison inverse des possibilités ◀de▶ participation civique.
Dans ◀les▶ rues ◀de▶ ◀la▶ polis et sur sa place centrale se formait ◀l’▶opinion, se discutaient ◀les▶ lois, se décidait ◀la▶ destinée ◀de▶ toute communauté sociale, civique et politique digne du nom. Jusqu’à nos jours, en toutes provinces européennes, ◀de▶ Grenade à Riga, ◀d’▶Édimbourg à Bucarest et ◀d’▶Athènes à Stockholm, rues à piétons et place centrale — piazza, plaza, praça, Platz, plein ou square — ont été ◀le▶ lieu politique par excellence, ◀le▶ Sénat et ◀le▶ Parlement n’étant qu’une dépendance ou délégation du forum. Là s’exerçait au maximum ◀la▶ participation civique. Autour du marché central, lieu des échanges économiques, des portiques ou terrasses ◀de▶ cafés réservés aux échanges ◀d’▶opinions et ◀de▶ nouvelles, plus tard à ◀la▶ lecture ◀de▶ ◀la▶ presse, on trouvait très généralement ◀l’▶église, ◀l’▶hôtel de ville, ◀l’▶école, ◀le▶ théâtre ou quelque salle publique. Et ◀les▶ tensions bi- ou multilatérales entre ◀les▶ entités symbolisées par ces bâtiments structuraient toute ◀la▶ vie proprement politique.
Aujourd’hui se reproduit, aggravé, ◀le▶ phénomène ◀de▶ dissociation qu’on observa dans ◀les▶ cités hellénistiques : ◀les▶ dimensions territoriales et démographiques ◀de▶ ◀la▶ polis normale (selon Platon ou Aristote) multipliées par vingt ou cent, excluent en fait ◀la▶ possibilité ◀de▶ ◀l’▶agora ou du forum. Car si ◀le▶ peuple ◀d’▶une cité trop vaste ne peut plus s’assembler pour discuter, s’il est ensuite chassé ◀de▶ ◀la▶ rue et ◀de▶ ◀la▶ place par ◀les▶ autos et perd ◀les▶ occasions quotidiennes ◀de▶ rencontres, s’il se disperse dans ◀les▶ pavillons et ◀les▶ villas ◀d’▶une banlieue dénuée ◀de▶ structures, s’il n’y a qu’un vide au centre ◀de▶ ◀la▶ ville — bureaux déserts dès ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶après-midi — si ◀la▶ conduite ◀de▶ ◀la▶ cité devient en conséquence ◀l’▶affaire ◀de▶ chefs ◀de▶ service et ◀de▶ fonctionnaires anonymes, que des élus transitoires sont censés diriger et orienter, mais qu’ils se bornent à « couvrir » ou à révoquer après coup — alors il n’y a plus ◀de▶ participation, ni ◀de▶ démocratie concevables ou réelles.
Entre ces deux limites extrêmes ◀de▶ ◀la▶ polis primitive et ◀de▶ ◀la▶ mégalopolis se jouent ◀les▶ chances ◀de▶ toute participation civique.
7. — Mais s’il n’est pas possible sans destructions massives, ◀d’▶aménager une place centrale pour ◀le▶ quartier, comment va-t-on ◀le▶ faire devenir commune ? Si ◀le▶ peuple n’a plus où se réunir, si ◀le▶ dialogue n’a pas lieu, si n’importe quelle voix ne peut pas se faire entendre, où est ◀la▶ démocratie vivante ? ◀La▶ TV locale par câbles va peut-être offrir ◀les▶ moyens ◀d’▶une réponse concrète à ces questions. Depuis une dizaine ◀d’▶années aux USA et au Canada, des expériences se poursuivent sur une échelle réduite et paraissent déjà concluantes.
◀Les▶ circuits locaux, TV communautaire au Québec, Town talks en Ontario, fort bien installés techniquement, et à peu de frais, dans une trentaine ◀de▶ villes ◀de▶ 15 000 à 80 000 habitants, permettent à tous ceux qui ◀le▶ désirent non seulement ◀de▶ proposer à leurs concitoyens des films et des sketches, ◀de▶ leur invention, vaille que vaille, mais surtout ◀de▶ discuter en vidéo ◀les▶ problèmes quotidiens ◀de▶ leur commune, ◀d’▶assister aux séances du conseil municipal « comme s’ils y étaient », et bien mieux, ◀d’▶y intervenir.
◀La▶ séance du conseil municipal levée, ◀la▶ phase communautaire commence : ◀le▶ public pose des questions et ◀les▶ appels téléphoniques fusent. Maire et conseillers présents répondent ◀de▶ leur place consciencieusement à chacun. ◀La▶ balle rebondit du public à ◀l’▶élu. ◀La▶ caméra enregistre et restitue en direct. Tout était fini à 22 h 30, mais ◀la▶ séance se serait prolongée si cela avait été nécessaire.
Ce soir-là, ◀la▶ télévision communautaire était ◀la▶ place du village. Elle faisait revivre ◀les▶ lieux ◀d’▶échange ◀d’▶antan, ◀le▶ forum, ◀le▶ parvis ◀de▶ ◀l’▶église à la sortie de ◀la▶ grand-messe, ◀la▶ place du marché ◀le▶ jour ◀de▶ foire. Évocation ◀d’▶une Grèce antique, un tantinet idyllique. Cette manifestation ◀de▶ démocratie n’est concevable qu’avec un bon réseau ◀de▶ télécommunications. Démocratie directe et téléphone sont ◀l’▶avers et ◀l’▶envers ◀d’▶une même médaille.156
Idylle ou pas, ◀les▶ habitants ◀de▶ Belœil ou ◀de▶ Trois-Rivières (comme ceux ◀de▶ Bologne paraît-il, où cela se fait encore sur ◀la▶ place) vont jusqu’à discuter ◀les▶ permis ◀de▶ construire et ◀le▶ plan directeur ◀d’▶urbanisme, qui sont ◀les▶ secrets ◀les▶ mieux gardés (ou, au besoin, ◀les▶ plus astucieusement « trahis ») ◀de▶ nos municipalités bourgeoises.
Il manque encore, à vrai dire, ◀la▶ possibilité pour n’importe quel spectateur ◀de▶ prendre ◀la▶ parole et ◀d’▶être vu partout. ◀La▶ technique va sans doute y pourvoir, mais alors manquera ◀l’▶exercice du toucher (serrer des mains) et celui ◀de▶ ◀l’▶odorat (« celui-là, je ne peux pas ◀le▶ sentir ! ») sans lesquels ◀la▶ rencontre entre deux êtres humains, ou deux êtres vivants simplement, n’a pas eu vraiment lieu, reste une approche…
8. — Dans ◀les▶ communes villageoises et ◀les▶ bourgs, un mouvement parallèle se prononce. Qu’il apparaisse moins complexe, moins turbulent, moins excitant pour ◀la▶ curiosité des journalistes, cela s’explique : se rencontrer et se connaître est plus facile au village que dans ◀la▶ grande ville, par là même moins intéressant. Et ◀l’▶on pourrait penser que ◀les▶ affaires communes, depuis longtemps ne comportent plus ◀d’▶options proprement politiques entre ◀les▶ décisions concrètes à prendre ici et ◀les▶ finalités ◀de▶ ◀la▶ société en général. Or, en fait, ces problèmes font intrusion dans ◀la▶ plus écartée ◀de▶ nos communes rurales, posés, qu’on ◀le▶ veuille ou non, par des projets ◀d’▶autoroute, ◀de▶ canal, ◀de▶ champ ◀de▶ tir, ◀d’▶implantation ◀d’▶une industrie nouvelle157, tout cela nous apportant des chances ◀d’▶emploi, donc plus tard ◀de▶ chômage, car tout ne réussit pas, et à coup sûr des sources nouvelles ◀de▶ pollution du sol, des airs, des eaux, des forêts, des récoltes et ◀de▶ ◀l’▶alimentation sous ◀le▶ prétexte général ◀de▶ cette fameuse rentabilité qu’il s’agit ◀d’▶assurer à n’importe quel prix, ou ◀d’▶« impératifs » en tout genre, mettant fin à toute discussion comme à toute vraie responsabilité.
Cette situation développe deux séries ◀d’▶effets.
a) ◀Les▶ jeunes fortement motivés par ◀les▶ questions ◀d’▶environnement, se mettent à assister en groupes souvent grondeurs aux séances du conseil municipal. Ils manifestent et pire : il leur arrive ◀d’▶agir. Pour peu que ça dure, ils réclameront bientôt leur part entière ◀de▶ citoyens…
b) ◀Le▶ maire, ◀le▶ syndic ou ◀l’▶échevin, n’est plus ◀le▶ Monsieur qui saura décrocher des subventions ◀de▶ ◀l’▶État central, mais ◀le▶ citoyen responsable — bien moins devant ◀le▶ préfet que devant ◀les▶ électeurs — et qui a besoin ◀de▶ savoir, besoin ◀de▶ s’informer sur tous ces problèmes scientifiques — à vrai dire politiques et sociaux. Il a trop ◀de▶ pouvoir dans certains domaines (immobilier, aménagement du territoire) et pas assez ◀de▶ moyens financiers pour mener une vraie politique, et pour s’entourer ◀de▶ conseillers dans ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀l’▶écologie, ◀de▶ ◀l’▶énergie, ◀de▶ ◀l’▶éducation, ◀de▶ ◀l’▶agriculture, etc. Il n’a que faire ◀d’▶informations prodiguées « au niveau national ». Il a besoin ◀d’▶informations utiles à son échelle municipale. Elles lui manquent, et ce manque appelle ◀la▶ région. Comme ◀l’▶appellent à vrai dire tant d’autres « manques » dans ◀les▶ secteurs vitaux ◀de▶ notre société. Et c’est au lieu de convergence ◀de▶ ces appels que va se former en creux ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀la▶ région.«