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Que tout appelle les régions
L’autonomie des communes appelle les régions
Pour devenir, enfin, l’école de▶ la liberté que Tocqueville voyait en elle, la commune doit se rendre autonome. Mais les moyens ◀de▶ cette autonomie — savoir, technique et pouvoir financier — excèdent dans bien des cas les ressources locales, même dans les pays où l’État central n’en draine pas 80 % à son profit. Faudra-t-il de nouveau les mendier à l’État ? Non, car en les donnant ◀d’▶une main, il reprendrait ◀de▶ l’autre notre autonomie. Qu’il s’agisse ◀d’▶avoir notre école, ◀de▶ mener notre lutte locale contre spéculateurs et pollueurs, ◀d’▶épurer nos rivières ou ◀d’▶améliorer les voies ◀de▶ communication sans détruire nos cultures et nos rues, le problème est le même pour les communes voisines, et la solution qui s’impose est celle du syndicat intermunicipal. Or, ce système, qui se répand sans bruit dans toute l’Europe, trouve son lieu et sa formule dans la région : il nous permet ◀de▶ définir celle-ci, en première approximation, comme une grappe ◀de▶ communes, puis, avec un peu plus ◀de▶ précision, comme l’ensemble ◀de▶ plusieurs syndicats ◀de▶ communes, répondant chacun aux nécessités ◀d’▶un domaine spécifique — écoles, environnement, transports, aménagement du territoire, etc., chacun groupant celles des communes qui le désirent, qui en ont besoin, sans obligation pour les autres.
L’espace normal ◀d’▶action civique ne peut plus être la tribu et ne sera jamais la nation étatisée. Pour l’Occident moderne, c’est la commune. Ce sont alors les besoins ◀de▶ la commune qui nous amènent à voir dans la région l’aire des communes fédérées en vue ◀d’▶une tâche qui est vitale pour chacune mais qui excède les forces ◀d’▶une seule.
La région devient ainsi le mot-clé ◀de▶ notre avenir, si nous le voulons démocratique, en tant que lieu ◀de▶ la coopération grâce à laquelle les communes vont trouver les moyens qui leur manquent pour traiter effectivement ◀de▶ nos affaires. En d’autres termes, si les communes assurent la possibilité ◀de▶ la communauté générale, c’est la région qui assure leur efficacité.
L’aménagement du territoire ne trouve ses réalités qu’à l’échelon des régions
Selon l’un des grands géographes du siècle dernier, Vidal de la Blache, « une région n’est pas quelque chose qu’il faut délimiter, mais qu’il s’agit ◀de▶ reconnaître ». Et qu’est-ce qu’aménager le territoire, sinon reconnaître ces différences locales et régionales, et s’efforcer ◀d’▶y adapter l’implantation des constructions urbaines et des industries tout en préservant l’environnement et les cultures, de manière à établir des proportions optimales entre population et ressources, zones agricoles, zones à bâtir et zones « sauvages » ?
C’est dire que cette activité n’a guère ◀de▶ sens au niveau national et n’en prend qu’à l’échelon ◀de▶ la région, qu’elle contribue d’ailleurs à identifier.
Mais alors, l’entité régionale, complexe ◀de▶ fonctions qui s’exercent dans un espace limité par les conditions mêmes ◀de▶ leur équilibre, a les meilleures chances ◀de▶ devenir un facteur ◀de▶ régulation et ◀d’▶harmonisation ◀de▶ la croissance.
Supposons que la région, comme tout l’y porte, choisisse ◀d’▶utiliser par priorité ses sources locales ◀d’▶énergie (charbon, eau, vents, soleil) et qu’elle y ordonne la nature et les rythmes ◀de▶ sa production. L’emprise ◀de▶ l’État central se relâchera ◀d’▶autant ; le gaspillage diminuera, et avec lui les tensions financières et la nécessité ◀d’▶emprunts renouvelés ; il y aura moins ◀de▶ publicité massive par les grandes agences ◀de▶ l’État, donc une meilleure adaptation ◀de▶ la production aux besoins réels des consommateurs. En lieu et place de la croyance magique à l’expansion indéfinie et à tout prix, laquelle motive dans la population consommatrice l’insatisfaction permanente, et dans l’industrie productrice une perpétuelle fuite en avant.
Que l’instauration ◀d’▶entreprises et ◀d’▶usines nouvelles doive être soumise, dans un proche avenir, à l’approbation des communautés locales et régionales paraît « hautement probable » aux experts américains ◀d’▶aujourd’hui. Cette hypothèse s’inscrit d’ailleurs dans une structure ◀d’▶évolution très générale. Tandis que le développement ◀de▶ l’industrie, pour une foule ◀de▶ raisons convergentes — techniques, sociales et politiques, psychologiques et commerciales — conduit à la multiplication des petites et moyennes entreprises158, mais simultanément à la formation ◀de▶ multinationales, la grande entreprise nationale se découvre de plus en plus mal adaptée à la conjoncture mondiale. De même, l’État-nation tout uniformisant dans ses frontières et toujours prêt à se refermer comme l’escargot à la moindre suggestion — à ce double titre, facteur ◀d’▶entropie — se voit promis à la dissociation au profit des régions, d’une part, et des agences fédérales continentales, d’autre part, facteurs ◀d’▶information, donc ◀de▶ néguentropie.
La lutte contre la pollution ne devient efficace que dans l’espace régional
Au niveau national, l’échec est manifeste. Car ce n’est pas seulement la « toute-puissance » ◀de▶ l’État qui est à redouter, là où elle ne devrait pas exister (cas ◀de▶ la censure, par exemple), mais c’est bien plus encore son impuissance, là où il faudrait agir : circulation automobile, sociétés multinationales, pollution.
Dans la revue ◀d’▶une association nationale qui entend représenter l’ensemble des automobilistes, je lis :
« L’auto est devenue l’instrument légal du meurtre. Nos autorités ont capitulé depuis longtemps devant ce chaos. » Et plus loin : « L’État n’a pas encore réussi à obtenir des intéressés le respect des prescriptions pour la protection des eaux. » Ou encore : « ◀De▶ graves lacunes existent au niveau cantonal, communal et régional. » (Nous sommes en Suisse.)
Ailleurs, dans les pays maritimes, la lutte contre la pollution des plages et des fonds marins est ouvertement sabotée par les pouvoirs publics avec le cynisme tranquille ◀de▶ ceux qui savent que le souverain ne dispose ◀d’▶aucun moyen ◀d’▶intervention. Un centre ◀de▶ recherche scientifique établit-il la liste des plages où la baignade présente un danger faible, moyen ou « mortel », l’État, par un ◀de▶ ses ministres, fait interdire la publication des résultats et réduit ◀de▶ moitié sa subvention à l’institut coupable ◀d’▶objectivité scientifique et ◀de▶ divulgation ◀d’▶informations nuisibles à l’accroissement du PNB. L’Assemblée nationale, dans son rapport sur la pollution du littoral méditerranéen, déplore l’impuissance des services chargés ◀de▶ l’environnement, qu’elle accuse ◀d’▶être « à la fois juges et parties, puisqu’ils sont chargés aussi bien du développement que ◀de▶ la défense du milieu marin ». Admirons l’aveu : dans le jargon stato-national, « développer » un milieu est exclusif ◀de▶ le « défendre » et conduira donc à sa destruction à terme, conformément à la logique ◀de▶ la croissance à tout prix.
Tout cela ne serait rien s’il s’agissait ◀de▶ méchants hommes : on pourrait les calmer, les remplacer par d’autres. Ce qui est tout à fait grave, c’est que les autres, quels que soient leur parti, leur talent, leur volonté bonne ou mauvaise, feraient pareil ou pire ; et ce qu’on devrait leur reprocher serait seulement ◀d’▶être là où, si bon que l’on soit, on ne peut faire que du mal, parce que c’est le système qui le veut.
Tout cela désigne donc les changements nécessaires : là où l’État central est impuissant, créer ◀de▶ vrais services publics, c’est-à-dire au service du public et contrôlés directement par lui, comme on peut le faire dans la commune et la région ; là où l’État central s’avère sans pouvoir, créer l’Autorité européenne. Plus évidente encore est la carence ◀de▶ nos pouvoirs nationaux devant les phénomènes ◀de▶ pollution qui sévissent ◀de▶ part et ◀d’▶autre ◀de▶ nos frontières « nationales ». Je pense au Rhin, au lac Léman, à la région côtière qui va ◀de▶ Marseille à Gênes. Il n’y a plus ◀de▶ responsables, là où le sont en fait deux pays souverains, trop contents ◀de▶ pouvoir expliquer leur carence par celle du voisin.
La pollution ne connaît pas ◀de▶ frontières, et nos enfants le voient très bien. Mais nous voyons aussi que nos ministres l’ignorent, parce qu’ils estiment les intérêts ◀de▶ l’État plus importants, absolument, que les « statistiques fastidieuses » ◀d’▶écologistes qui exagèrent.
Mais cet excès ◀d’▶orgueil crée son humiliation. Des dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶associations privées pour la sauvegarde écologique des régions — quelle que soit leur définition, géographique, économique, historique ou sociopolitique — quoique sans nul pouvoir prennent ◀de▶ l’autorité. On va les écouter, car elles ont beaucoup mieux que des fonds et l’appui ◀de▶ la mafia : elles ont une influence électorale. On l’a vu l’an dernier en Grande-Bretagne, dans vingt départements français, et dans le canton ◀de▶ Genève, notamment, où les candidats et candidates aux élections locales et nationales ont pris la tête partout où ils s’étaient engagés à soutenir les mesures demandées par ◀de▶ nombreuses Associations civiques contre les pollutions ◀de▶ toute nature — et cela dans les partis ◀de▶ toute couleur, socialistes, libéraux ou centristes. C’est qu’à l’échelle locale, quelques centaines ◀de▶ voix de plus ou ◀de▶ moins peuvent faire toute la différence. C’est surtout, qu’à l’échelle locale et régionale, la vie quotidienne est sentie comme qualité (ou manque ◀de▶ qualité) tandis que les États ne peuvent que mesurer leur PNB.
La crise ◀de▶ l’énergie appelle les régions
La petite panique créée par la crise du pétrole en 1973-1974 a beaucoup appris aux Européens. Et notamment ceci : que l’État prélève jusqu’à 70 % du prix ◀de▶ l’essence vendue à l’industrie et aux garages, et qu’il serait donc le grand bénéficiaire ◀de▶ la montée des prix du pétrole brut, s’il n’y avait ses achats directs pour les armées, aviation, marine et chars, qui risquent ◀de▶ les mettre en état ◀de▶ dépendance partielle, économique et financière, des Arabes. Ce danger éventuel fournit aux États-nations le meilleur prétexte à pousser leur propagande en faveur des centrales nucléaires, présentées comme le gage ◀d’▶une indépendance nationale reconquise. Certes, l’électricité produite par ces centrales ne remplacera ni le kérosène dans les moteurs ◀d’▶avion, ni le mazout dans les turbines des grands navires, ni l’essence pour les chars et les camions ; mais ce détail ne paraît troubler ni l’opinion ni donc le Parlement.
À vrai dire, les centrales nucléaires intéressent l’État au premier chef en tant qu’instruments ◀de▶ pouvoir. Elles ne lui assureraient pas seulement le monopole ◀de▶ la production et ◀de▶ la distribution ◀d’▶énergie, mais ◀de▶ puissants moyens ◀de▶ manipulation des investissements, et les meilleures raisons ◀d’▶étendre encore le contrôle policier préventif ◀de▶ tout et ◀de▶ tous — un commando est si vite arrivé…
Cette situation, lourde des pires dangers pour nos libertés et la paix, appelle des mesures conservatoires ◀de▶ l’humain et ◀de▶ la nature, celles que réclament dès aujourd’hui des dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶associations pour la sauvegarde ◀de▶ l’environnement, et avec elles tous les esprits assez lucides pour voir dans l’actuelle dissémination des armes nucléaires par trois ou quatre États européens, la mise en place, très calme et rigoureuse, assortie ◀de▶ garanties tatillonnes, des moyens ◀d’▶extinction pacifiques — c’est promis — et au surplus rentables, ◀de▶ notre espèce.
Le principe des mesures conservatoires à proposer se déduit aisément des programmes stato-nationaux que l’on connaît, par inversion ◀de▶ leurs visées et caractéristiques principales.
Programme des États-nations : construire un nombre illimité ◀de▶ centrales toujours plus puissantes (10 000 MW vers la fin du siècle) décrétées ◀d’▶intérêt national, et permettant ◀d’▶accroître indéfiniment la puissance des armements atomiques des pays qui auront promis solennellement ◀de▶ ne jamais s’en servir. Et tant pis pour l’environnement.
Programme des « maniaques ◀de▶ l’environnement » : remplacer les grandes centrales que voulait imposer la capitale, par des milliers ◀d’▶installations ◀de▶ petite taille, justement dites ◀d’▶intérêt local — hydrauliques, éoliennes, solaires — de manière à accroître les autonomies municipales et régionales, et à prévenir les concentrations stato-nationales ◀de▶ puissance, tout en respectant l’environnement.
Ce programme implique les régions. Il les promeut dans la mesure où il les montre nécessaires. Au surplus, nous voyons les régions se former dans la lutte contre les centrales, par une dialectique exemplaire.
La révolte contre les centrales nucléaires appelle les régions transfrontalières
Autour de Bâle, au coude du Rhin, en Suisse alémanique, en Haute-Alsace et dans le pays ◀de▶ Bade-Wurtemberg, une région s’est fait reconnaître par un complexe ◀de▶ problèmes communs, dans un paysage ◀de▶ vallée fluviale borné par le Jura au sud, les Vosges au nord-ouest et la Forêt noire au nord-est. On y parle avec des accents différents presque le même dialecte germanique159. Cette Regio basiliensis qui se trouve actuellement partagée entre trois nations, est en réalité au centre ◀de▶ l’Europe, mais pour chacune des capitales, elle est faite ◀de▶ cantons périphériques. Autour de Genève et du Léman ◀d’▶où sort le Rhône, en Suisse romande, dans le pays ◀de▶ Gex, en Savoie et dans le Val ◀d’▶Aoste, entre les Alpes et le Jura, une région cherche à exister quoique divisée par les frontières ◀de▶ trois États.
Dans les deux cas, un grand nombre ◀d’▶études, ◀de▶ statistiques et ◀de▶ propositions concrètes ont été faites. Peu ◀d’▶actions communes à ce jour : la frontière bloque tout. On nous disait : Votre région n’est qu’une vue ◀de▶ l’esprit (merveilleuse expression, en vérité, dont on comprend qu’elle exaspère les sots), personne n’y croit, personne n’est prêt pour elle à consentir le moindre sacrifice.
Or, il advient que les trois gouvernements qui prétendent gérer chacun à sa manière son secteur ◀de▶ la même Regio décrètent la construction ◀de▶ centrales nucléaires qui jetteront leur chaleur dans le Rhin et leurs déchets on ne sait où : sept réacteurs en France, quatre en Allemagne et cinq en Suisse, seize en tout, quand un seul suffirait pour cette région hautement industrialisée et ◀de▶ population très dense. Chacun des projets nationaux se voit fortement contesté dans son pays, pour des raisons ◀de▶ sécurité et ◀de▶ sauvegarde ◀de▶ l’environnement. Mais l’ensemble ◀de▶ seize réacteurs dans un rayon restreint autour du coude du Rhin paraît tout simplement dément aux yeux ◀d’▶un expert non prévenu. Seul, le profond réalisme stato-national, ignorant tout ce qui vit, et agit, et rayonne ◀de▶ l’autre côté ◀de▶ la frontière, peut « justifier » ce délire nucléaire.
Mais la population, mobilisée par quelques citoyens mieux informés que la moyenne des ministres et des députés, décide ◀de▶ faire valoir son droit ◀de▶ regard sur ce qui se passe dans la région, en dépit des aspects subversifs et illégaux ◀de▶ cette prétention.
À Markolsheim en France, à Wyhl en République fédérale, à Kaiseraugst dans le canton ◀d’▶Argovie, des occupations ◀de▶ chantier s’organisent dès 1974 : Suisses et Allemands en France, Français et Suisses en Allemagne, Allemands et Français à Kaiseraugst avec des Confédérés venus de toute la Suisse, interdisent par leur seule présence non violente l’ouverture des travaux, réclament des enquêtes jamais faites jusque-là sur les incidences climatiques des centrales, et finalement obtiennent un moratoire ◀d’▶un an.
Des voix s’élèvent en Suisse, condamnant ces atteintes à la « démocratie ◀de▶ droit ». Mais comment accuser un peuple ◀de▶ ruiner la démocratie parce qu’il entend rester le maître ◀de▶ ses affaires ? Bien plutôt il la fonde en s’opposant au coup ◀de▶ force du pouvoir central.
Aux 10 000 manifestants qui se sont joints aux occupants du chantier ◀de▶ Kaiseraugst, un dimanche ◀de▶ janvier 1975, j’ai envoyé le message suivant qui sera lu, avec beaucoup d’autres, sous une tempête ◀de▶ neige :
Aujourd’hui, ce n’est plus aux frontières qu’il faut monter la garde pour défendre le sol ◀de▶ la patrie : c’est ici où vous êtes, où vous campez !
Ce n’est pas ◀d’▶un pays étranger que vient la menace mortelle pour votre terre. Elle vient ◀d’▶un ennemi commun à vos voisins badois et alsaciens et à vous-mêmes.
Cet ennemi, c’est l’esprit ◀de▶ puissance brutale, ◀de▶ profit matériel à court terme, qui prétend imposer les centrales nucléaires au mépris des droits populaires, au mépris des devoirs ◀d’▶un État responsable, au mépris des paysages, qui sont la chose ◀de▶ tous dans l’ensemble régional, et non pas ◀d’▶un ou deux propriétaires ◀d’▶un morceau ◀de▶ sol ; et enfin, au mépris ◀de▶ la justice, à laquelle on prétend, une fois de plus, opposer la légalité.
Oui, je sais, il y a cette loi sur l’énergie nucléaire qui donne tous pouvoirs au Conseil fédéral, et c’est le peuple qui l’a votée.
Mais alors il était ignorant des dangers que représentent les centrales nucléaires, et aussi ◀de▶ leur prix fantastique.
La loi qu’il a votée dans l’ignorance, le peuple peut la rapporter demain. Mais il doit, aujourd’hui, en appeler contre elle à l’instinct ◀de▶ conservation du genre humain. Vous êtes en état ◀de▶ légitime défense !
Aux États-Unis, l’autre jour, un tribunal a condamné une centrale nucléaire en construction. Ses promoteurs auront à reboucher un trou ◀de▶ cent-quarante hectares — et l’on ne dit pas ◀de▶ combien ◀de▶ centaines ◀de▶ millions dans le budget.
Ce précédent fera peut-être réfléchir les agresseurs ◀de▶ notre terre, ◀de▶ nos régions. Peut-être aussi, le Conseil fédéral.
Je voudrais ici rendre hommage au conseiller fédéral Willy Ritschard, seul homme d’État, ◀de▶ toute l’Europe, qui ait osé dire, et répéter à trois reprises l’année dernière, que l’option en faveur des centrales nucléaires était sans doute un pacte avec le diable, un « pacte ◀de▶ Faust ». Il ajoutait que s’il devait choisir entre sécurité, d’une part, pénurie ◀d’▶énergie et chômage partiel ◀de▶ l’autre, il opterait, quoi qu’il pût lui en coûter, pour la sécurité — c’est-à-dire logiquement et dans l’état présent des choses, contre les centrales nucléaires !
En occupant ce coin ◀de▶ pays menacé, comme vos concitoyens ◀de▶ la région ont occupé Markolsheim en Alsace et occupent encore Wyhl au pays ◀de▶ Bade, en décidant ◀de▶ reprendre en main cette affaire publique, parce qu’elle est votre affaire, vous faites bien plus que nous défendre tous contre un danger incalculable. Vous recréez une communauté, vous fondez une nouvelle société !
La bataille que vous livrez ici est exemplaire et fondatrice.
Nos manuels ◀d’▶histoire suisse nous ont appris à célébrer les combattants ◀de▶ Morgarten et ◀de▶ Sempach, ceux qui ont gagné nos premières libertés contre les lois féodales ◀de▶ leur temps. Aujourd’hui, il vous faut gagner, à Kaiseraugst, non seulement pour votre région, mais pour toutes les régions ◀de▶ l’Europe, le Morgarten du xxe siècle !
Du côté de la région genevoise, des manifestations contre le surgénérateur ◀de▶ Creys-Malville, à 40 km ◀de▶ Lyon et 70 km ◀de▶ Genève, ont groupé aux côtés des Français des milliers ◀de▶ Suisses. Là encore, une région prend conscience ◀d’▶elle-même en s’opposant à des décrets qui, non contents ◀de▶ refuser son existence légale en tant que région, se disposent à la sacrifier en tant que réalité humaine, sur l’autel du prestige national.
La fédération européenne appelle les régions : elles se feront en la faisant
De même que la personne appelle la communauté pour s’actualiser, de même que la commune appelle la région, la région appelle la fédération continentale.
Je crois bien n’avoir plus à démontrer que l’Europe des États n’est qu’un cercle carré160, une contradiction dans les termes, une amicale des misanthropes. Si l’obstacle est l’État-nation — comme il le démontre lui-même avec une belle constance depuis trois décennies —, son antithèse régionale porte désormais toutes nos chances, celles ◀d’▶une fédération ◀de▶ nos peuples, non ◀d’▶une coalition ◀de▶ leurs tyrans.
Le Monde appelle les régions comme antidote du virus européen
En tant que puissance colonisatrice, l’Europe a répandu dans le monde entier la formule ◀de▶ l’État-nation (imitée aujourd’hui à quelque cent-soixante-quinze exemplaires), la croyance aux deux-mille-cinq-cents calories nécessaires par jour, et le désir morbide ◀de▶ posséder non seulement des centrales nucléaires mais beaucoup de sources ◀de▶ pollution (indices ◀de▶ distinction sociale et ◀de▶ maturité industrielle). Il appartient donc à l’Europe, en cette fin du xxe siècle, ◀de▶ montrer par l’exemple vécu des régions que l’État-nation est une formule périmée, au surplus meurtrière et colonisatrice, impérialiste par définition.
La paix appelle les régions, comme la guerre les États-nations
Le moteur ◀de▶ la ◀vie▶ politique est la puissance, dès qu’il n’est plus la liberté. Si l’on veut la puissance, on veut l’État-nation, c’est-à-dire la guerre. Si l’on veut la liberté, on veut les régions, c’est-à-dire la paix.
Car il est clair que les régions autonomes et fédérées rendraient impraticables les guerres dites nationales, celles que déclarent les États-nations par la voix ◀de▶ leur gouvernement, sans jamais consulter leurs sujets : c’est la raison pour quoi les hommes ◀de▶ l’État et tous ceux qui partagent leurs goûts (qu’ils prennent pour les réalités), se refusent à considérer je ne dis pas la possibilité, moins encore la nécessité, mais l’idée même ◀de▶ régions autonomes. C’est ◀de▶ l’utopie, disent-ils sans réfléchir. C’est ◀de▶ l’utopie, en effet, puisque cela supprimerait la guerre. Or, « il y a toujours eu des guerres », nous apprennent-ils.
Il n’y a pas toujours eu la bombe H. Elle existe pourtant et elle exige qu’il n’y ait plus ◀de▶ guerres nationales, si l’on veut que l’histoire des hommes et que la ◀vie▶ simplement continuent.
Mais si l’on refuse la guerre atomique, il faut défaire et dépasser ◀d’▶urgence nos États-nations criminels. Ils viennent de se désigner pour la peine capitale — celle qui frappe l’homicide prémédité — en vendant des centrales nucléaires et des usines ◀de▶ retraitement du plutonium à plusieurs pays du tiers-monde, qui n’en ont, ◀de▶ toute évidence, nul besoin, si ce n’est pour faire leur bombe. Tout le monde le sait, même nos « chefs de l’État ». Mais tout le monde ment à qui mieux mieux : il s’agit ◀de▶ créer des emplois, ◀d’▶assurer le prestige national, ◀de▶ protéger des intérêts par définition légitimes, à défaut ◀d’▶être défendables161, etc.
Jusqu’en 1976, il y avait lieu ◀de▶ dénoncer l’État-nation comme une usurpation ◀de▶ la souveraineté du peuple, comme une machine ◀de▶ guerre, comme une tyrannie anonyme, comme un organe ◀de▶ décision généralement inadapté aux réalités du xxe siècle — trop petit pour jouer un rôle au plan mondial, trop grand pour animer chacune ◀de▶ ses régions. Désormais, le voilà criminel avéré. Le verdict va tomber, irrévocable. En signant les contrats ◀de▶ ventes ◀d’▶usines à bombes avec quelques pouvoirs ◀de▶ l’Afrique blanche, ◀de▶ l’Asie, et ◀de▶ l’Amérique latine, les États-nations occidentaux ont signé leur condamnation aux yeux de l’histoire : ils périront déshonorés par cela même qu’ils ont vendu pour le prestige.
Mais si l’Europe des régions fédérées désarme seule, allez-vous me dire, cela va-t-il suffire pour que les autres Grands bientôt l’imitent ? Nul ne le sait, mais personne n’a vu ◀de▶ meilleur moyen pour inciter les Autres à désarmer : il est risqué mais c’est le seul, et bien plus grand serait le risque, à ne rien faire.
Résumé
1. — La nécessité des régions paraît ancrée dans l’homme lui-même, c’est-à-dire dans les exigences ◀de▶ la personne.
La personne appelle les régions et la liberté, dans et par la responsabilité, tout de même que l’individu égoïste et qui se sent menacé appelle l’État-nation et sa puissance, subie en tant que sécurité.
2. — Les régions sont l’alternative nécessaire et possible à l’État-nation ; ou encore : la crise actuelle appelle les régions, parce qu’elle résulte ◀d’▶un système dont le moteur est l’État-nation.
3. — La région est à faire, elle n’est pas une donnée. Elle n’est pas pré-formée dans le ciel des idées mais potentielle dans nos besoins et nos désirs. De même que la personne qui se fait tous les jours par ses actes imprévisibles, elle n’est jamais achevée, toujours instante, toujours à inventer au jour le jour à venir. La région vit et veut la ◀vie▶, et c’est pourquoi, l’État-nation la hait, lui qui n’est fait que pour la guerre.