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Stratégie
Des régions à la fédération européenne
Point de▶ régions sans fédération. Mais si les vraies régions sont des grappes ◀de▶ communes, il faudra qu’une vraie fédération ◀de▶ l’Europe soit une grappe ◀de▶ régions et non ◀d’▶États : c’est ce qu’on oublie généralement dans le monde stato-national et dans son système ◀de▶ valeurs. Une vraie fédération ne se fonde pas sur des États coalisés, mais sur des groupes antérieurs en quête ◀d’▶une garantie ◀de▶ leurs libertés.
L’exemple ◀de▶ la Suisse peut égarer, bien plus encore que celui ◀de▶ l’Amérique.
Une « Confédération » s’est constituée en neuf mois, très exactement, du 17 février au 16 novembre 1848, sur la base ◀de▶ vingt-cinq cantons, petits États dits « souverains ». Telles sont les apparences historiques. Il se passa en réalité bien autre chose durant l’année 1848 : l’achèvement ◀d’▶une vraie fédération. Ce qui ne saurait se faire en neuf mois.
En neuf mois, on peut certes conclure une alliance opportune entre États. Mais pour fonder une vraie fédération, il faut partir des hommes non des États, et pratiquement des communes ◀de▶ base en lesquelles l’homme assume sa vocation, j’entends : devient lui-même avec les autres.
Que la Suisse soit une vraie fédération, fondée sur les petites communautés ◀de▶ base, voilà qui est démontré ◀de▶ nos jours encore par la manière dont on devient citoyen suisse. Tout candidat à la nationalité helvétique est tenu ◀de▶ résider pendant huit à douze ans, selon les cantons, dans une commune ◀de▶ son choix. (Il y en avait trois-mille-soixante-douze en 1975.) Après quoi, seulement, il peut être reçu dans la communauté confédérale, à travers le canton ◀de▶ sa commune. Chaque nouveau Suisse se voit ainsi tenu ◀de▶ refaire le parcours historique ◀de▶ la fédération dont il veut devenir membre, et ◀de▶ récupérer le passé du pays où il a choisi ◀de▶ se « naturaliser » — mot remarquable. Il devient suisse par les racines.
C’est tout le contraire qui se passe aux USA, où le candidat, même s’il habite depuis longtemps New York, Boston ou un village du Kentucky, est prié ◀de▶ quitter tout d’abord le pays, pour y rentrer, fût-ce une demi-heure plus tard, en qualité déclarée ◀d’▶immigrant. Dès lors admis, membre du club, il pourra s’y promener librement sans que personne s’enquière ◀de▶ ses attaches locales ; il sera ◀de▶ partout et ◀de▶ nulle part, devenu symboliquement américain par le franchissement ◀d’▶une frontière, par le pourtour.
Ces procédures contrastées dénotent deux types ◀de▶ fédération, l’une fondée sur le passé et les petites communautés ◀de▶ base, l’autre sur l’avenir et les individus.
L’histoire rend compte ◀de▶ l’antithèse. La vraie fédération des Suisses n’a pas pris neuf mois pour se faire, mais cinq siècles. La Suisse est le produit ◀d’▶un passé, auquel se réfèrent sans défaut actes et pactes fondateurs. L’Amérique est l’exemple mémorable, unique au monde, ◀d’▶une nation qui s’est constituée en rupture ◀de▶ passé et pour l’avenir180. Goethe l’en félicitait dans un poème fameux :
Amérique, à toi le meilleurSur notre continent, l’ancien.Et tu n’es pas, au plus intimeDes heures vitalesPar tant de vieux conflits en vain…Saisis les chances du Présent !
Si les Suisses se sont fédérés pas à pas, dans une astucieuse lenteur, à travers la dense forêt des coutumes et des allégeances féodales, c’était à seule fin ◀de▶ rester libres « comme les pères le furent181 ». Mais les Américains en rupture ◀de▶ passé n’ont pu faire autrement que ◀d’▶improviser sur table rase. Les deux constructions fédéralistes les plus réussies jusqu’ici portent les traces universelles ◀de▶ leur genèse.
Sur lequel ◀de▶ ces deux modèles l’Europe demain peut-elle se fédérer ? (Car il n’est pas question pour elle ◀d’▶aucune autre forme ◀d’▶union : « l’unification » du continent— comme disent étourdiment ministres et chroniqueurs éblouis par l’exemple français — étant exclue par l’extrême diversité des peuples et sinon ◀de▶ leurs traditions, plus homogènes qu’on ne le croit, du moins ◀de▶ leurs conditions et ambitions présentes. Ce qui aura d’ailleurs pour effet ◀de▶ sauvegarder les autonomies locales, régionales ou nationales au sens premier ◀de▶ l’expression182.)
À cette question très cartésienne, je ne puis faire qu’une réponse normande et réaliste. Nous devons fédérer l’Europe lentement, « à la suisse », et très vite, « à l’américaine ». Nous devons nous hâter lentement — mais sans délai. Voici pourquoi.
L’Europe est à bien des égards l’homologue centuplé du modèle suisse : deux douzaines ◀de▶ petits pays très serrés, très peuplés ◀d’▶hommes très divers et hantés ◀de▶ fantômes historiques auxquels ils tiennent souvent plus qu’à leur propre avenir. Mais en même temps, l’Europe se voit jetée comme les treize États fondateurs des USA, en situation ◀d’▶urgence des périls et ◀de▶ rejet ◀de▶ la colonisation, soit qu’elle regimbe devant la menace ◀d’▶emprise des Américains sur son économie, et contre l’imposition à près ◀d’▶un quart déjà ◀de▶ sa population — les pays ◀de▶ l’Est — des volontés politiques ◀de▶ la Russie ; soit qu’elle se révolte contre l’emprise ◀de▶ ses envahisseurs ◀de▶ l’intérieur et prépare une Déclaration ◀d’▶indépendance ◀de▶ ses ethnies brimées par les États-nations. Il faut donc aller lentement pour ne pas « s’américaniser » ; en même temps, il faut aller vite si l’on veut demeurer Européens, et ne pas tomber d’ici peu en dépendance américaine. Mais aller lentement, est-ce possible ? Aller vite, est-ce « européen » ?
Il faut aller comme on le pourra et sans délai, vers les objectifs communs aux deux principales expériences historiques du fédéralisme.
Le but est la liberté des personnes, non la puissance collective ◀de▶ la nation confisquée par l’État, monarque abstrait.
La liberté des personnes suppose et appelle la formation ◀de▶ Groupes autonomes ◀de▶ taille réduite — communes, régions — où l’individu puisse agir en tant que personne responsable. (Interaction mutuellement créatrice ◀de▶ la personne et ◀de▶ la communauté municipale et régionale183.)
En cette phase, la fédération seule peut garantir l’autonomie des groupes qui la composent (alors que l’État-nation était né ◀de▶ leur mise au pas, bientôt suivie ◀de▶ leur dissolution). Inversement, seuls des groupes luttant pour leur autonomie sauront vouloir et constituer la fédération européenne, contre l’affirmation désespérée et de plus en plus brutale des impossibles « souverainetés » stato-nationales. (Interaction mutuellement créatrice ◀de▶ la fédération et des communautés ◀de▶ personnes.)
La répartition des pouvoirs ◀de▶ décision politique (gouvernement) et des compétences administratives (État) s’opère dorénavant selon cette formule simple : — déterminer ◀de▶ cas en cas la correspondance entre les dimensions ◀de▶ la tâche considérée et celles ◀de▶ la communauté — municipale, régionale ou fédérale — la plus apte à se charger ◀de▶ cette tâche ; et fixer à ce niveau les pouvoirs ◀de▶ décision184.
Prenons l’exemple ◀de▶ l’information : c’est le facteur principal, désormais, ◀de▶ tout pouvoir ◀de▶ décision. Il est clair, en effet, que les possibilités ◀de▶ participation active aux destinées ◀de▶ la cité varient avec le degré ◀d’▶information pratiquement accessible au citoyen, au député, et au ministre.
L’information sur les problèmes locaux et régionaux étant (ou pouvant être) la plus dense et détaillée, la participation aux décisions locales et régionales est la plus efficace et universelle. À mesure qu’on s’élève sur l’échelle des niveaux ◀de▶ décision — correspondant à l’envergure ◀de▶ tâches plus vastes et aux dimensions des communautés plus larges capables ◀de▶ les assurer — l’information devient moins directement accessible à l’individu, moins spontanément assimilable, moins vérifiable in vivo, et la participation civique ◀d’▶autant plus rare, indirecte ou déléguée. Au niveau des tâches que l’on dira continentales en vertu de leurs dimensions physiques et financières ou ◀de▶ l’ampleur ◀de▶ leurs conséquences dans tous les ordres — et ce sont aujourd’hui les recherches spatiales, la climatologie active, les grands axes ◀de▶ transport, l’écologie des mers, lacs, et fleuves, la défense militaire, la politique monétaire, l’aide au tiers-monde, et la concertation des recherches scientifiques — des agences fédérales paraissent indispensables pour rassembler les informations provenant des relais régionaux, les traiter, en faire des synthèses, puis transmettre aux régions les résultats concrets et opérationnels du processus.
Ce modèle ◀de▶ circulation informatique est des plus simples ; ce qui l’est moins, c’est ◀d’▶en rendre les résultats lisibles au citoyen moyen. Et l’on s’aperçoit une fois de plus qu’il n’y a pas ◀d’▶information utile sans réception intelligente, et que la capacité ◀de▶ relier des faits et des décisions politiques suppose un long effort ◀d’▶éducation des citoyens et ◀de▶ leurs porte-paroles. « La République est au collège », disait Calvin. Et c’est encore plus vrai ◀de▶ l’Europe ◀de▶ demain.
Le sort ◀de▶ l’an 2000 se joue dans nos écoles
Les trois urgences
Lorsque se réunit le congrès ◀de▶ La Haye, sous la présidence ◀de▶ Churchill, en mai 1948, il paraissait urgent ◀de▶ faire l’Europe pour empêcher le retour des folies ◀d’▶hier : deux guerres mondiales déclenchées par le choc ◀de▶ nos nationalismes étatisés.
À cette urgence définie en termes de contre-passé, et qui allait aboutir à la formation du Conseil de l’Europe, succéda bientôt l’urgence du présent : restaurer l’économie du continent. Et ce fut la période des organisations intergouvernementales : plan Marshall, OECE, Communautés ◀de▶ Luxembourg et ◀de▶ Bruxelles.
La lenteur, évoquant celle ◀de▶ certains cauchemars, et la systématique insuffisance ◀de▶ ces « réalisations » expliquent la montée soudaine, à laquelle nous assistons, ◀d’▶une urgence tout à fait différente, définie cette fois-ci en termes d’avenir : savoir si l’an 2000 ◀de▶ l’Europe ouvrira une apocalypse du genre humain ou sera capable ◀de▶ présenter au monde le modèle ◀d’▶une civilisation post-industrielle équilibrée. Voilà qui sera déterminé, en bonne partie, ◀d’▶une manière largement irréversible, par les mesures que nous prendrons dès aujourd’hui et dans les dix ou quinze années qui viennent.
Il est clair, en effet, que les maisons que nous bâtissons, les plans ◀d’▶urbanisme que nous décidons ou négligeons ◀de▶ décider, les centaines ◀de▶ milliers ◀d’▶hectares que nous bétonnons (villes et autour des villes usines, supermarchés, parkings, autoroutes, aéroports) dessinent d’ores et déjà le paysage ◀de▶ l’an 2000. Non seulement parce que ces constructions vont rester là comme des crânes vides ou des pans ◀de▶ désert rongés pendant des siècles (il serait beaucoup trop cher ◀de▶ les raser, presque impossible ◀d’▶effacer leurs traces) mais aussi parce qu’on sait que pour reconstituer l’humus détruit en quelques heures par les travaux ou recouvert par la marée montante du béton, il faudrait plusieurs décennies, plus ◀d’▶un siècle souvent.
Ce que nous faisons aujourd’hui engage ou compromet irrévocablement — mais aussi peut favoriser, si c’est bien fait — des aspects décisifs ◀de▶ l’an 2000, et cela non seulement dans notre environnement physique, mais dans le monde moral, dont cet environnement matérialise les structures et les valeurs. Et voilà qui dépend ◀de▶ l’éducation.
L’Europe ◀de▶ l’an 2000 sera gérée soit par les Européens, ceux qui ont aujourd’hui ◀de▶ dix à vingt ans et qui sont les élèves ◀de▶ nos écoles, soit par une commission américaine, selon la prévision ◀de▶ Valéry185, soit par des commissaires soviétiques ; ou par quelque combinaison des deux derniers.
Si l’Europe est gérée par les Européens, c’est qu’elle aura réussi son union ; car autrement elle ne pourra rien opposer aux entreprises des deux impérialismes, l’économique et l’idéologique.
Mais pour qu’elle réussisse son union, qui ne peut être que fédérale, du fait ◀de▶ son extrême diversité, il faut que les jeunes Européens soient élevés dès maintenant dans un climat mental, psychologique et affectif qui prépare cette union, qui l’implique, et qui la rende possible et nécessaire ; alors que le climat ◀de▶ l’école, depuis cent ans, fait précisément tout le contraire.
Depuis cent ans…
L’école devenue obligatoire dans la plupart de nos pays, vers les années 1880, prépare des nationalistes. Elle présente l’État-nation ◀de▶ modèle napoléonien centralisé, uniformisé et territorialement borné, comme le dernier mot ◀de▶ l’histoire, la seule forme pensable ◀de▶ société humaine. Et, du même coup, elle tend à nous faire croire que cet État-nation a toujours existé, tel une idée platonicienne ou une essence métaphysique. Ainsi des huit « nations » au sens ancien (ou fragments ◀de▶ nations) qui forment la France actuelle : à en croire les manuels ◀d’▶histoire français, les rois ◀de▶ France ne les ont pas conquises par la force ou la ruse, ils les ont simplement « réunies » de manière à remplir l’Hexagone, forme idéale créée par Dieu, par la Raison ou par la nature, selon les écoles successives ◀d’▶idéologues, ◀d’▶historiographes et ◀de▶ géographes qui dominent l’Enseignement.
Cette vision ◀de▶ l’histoire (et du même coup ◀de▶ la géographie, ◀de▶ l’économie, ◀de▶ la sociologie et du civisme) primo est fausse, contraire aux faits les plus patents, et secundo rend impossible toute union supranationale ou fédérale, à l’échelle du continent.
La condition sine qua non
Si donc l’on veut que l’Europe ◀de▶ l’an 2000 soit gérée par les Européens, donc fédérée, il faut que l’école cesse ◀d’▶enseigner que les seules réalités sont les États-nations, car ceux-ci par principe s’opposent à toute espèce ◀d’▶union sérieuse qui s’opère dans la réalité et non dans les discours ministériels. Il faut que l’école cesse ◀d’▶enseigner la souveraineté nationale comme un absolu religieux, le seul que l’on vénère encore et que les pouvoirs tant de l’Ouest que ◀de▶ l’Est invoquent comme le suprême recours contre les mesures ◀d’▶union que tout appelle. Il faut que l’horizon ◀de▶ l’enseignement ne soit plus la nation et ses mythes orgueilleux, mais la région et ses réalités tangibles, puis l’Europe et ses réalités culturelles, enfin l’Humanité, unité biologique et spirituelle.
Il n’y aura pas ◀d’▶Europe unie en l’an 2000 si l’on ne commence pas aujourd’hui et si l’on n’achève pas, dans les années qui viennent, une véritable mutation ◀de▶ l’enseignement.
Car nos États-nations sont gouvernés par les manuels qui ont formé nos chefs d’État.
L’un ◀de▶ ces derniers aimait à répéter dans ses discours — répercutés par ses ministres et les députés ◀de▶ son parti — que « l’Europe va ◀de▶ Gibraltar à l’Oural ». Et sa politique étrangère se fondait en partie sur cette définition. Comment expliquer cette erreur ◀d’▶une « grandeur » vraiment gaullienne ? (On sait que l’Oural, chaîne ◀de▶ collines et ◀de▶ montagnes peu élevées et petit fleuve affluent ◀de▶ la Volga, en tous points comparables à la Ruhr, est le cœur du bassin ◀de▶ l’industrie lourde ◀de▶ l’URSS.) J’ai mis deux ◀de▶ mes étudiants sur ce problème. Ils ont trouvé que la grande majorité des manuels ◀d’▶histoire et ◀de▶ géographie des années 1900 à 1914 — pendant lesquelles notre chef d’État faisait ses classes — définissaient précisément l’Europe comme allant « ◀de▶ Gibraltar à l’Oural ».
Le sort ◀de▶ l’an 2000 se joue dès aujourd’hui dans les leçons ◀de▶ nos écoles secondaires.
Si l’école a été l’agent le plus efficace ◀de▶ la propagation du mal nationaliste, en alignant les esprits pour le compte ◀de▶ l’État, cependant que l’armée alignait les corps et que la presse alignait les curiosités, c’est ◀de▶ l’école que doit venir le remède.
Pour faire l’Europe, former dès aujourd’hui les Européens ◀de▶ demain
L’Europe qui a commencé par les bureaux, ne deviendra vivante que par les citoyens qui la vivront, conscients ◀de▶ leurs devoirs envers ce grand ensemble générateur ◀de▶ libertés que constitue leur civilisation.
Mais comment devenir citoyen ◀d’▶un pays qui n’en est pas un, puisqu’il n’a pas encore ◀de▶ politique commune ni ◀d’▶organes gouvernementaux ? Point ◀d’▶Europe sans citoyens européens. Mais point ◀de▶ citoyens européens sans une Europe politiquement constituée…
Le moyen pratique pour sortir ◀de▶ ce cercle vicieux ne serait-il pas ◀de▶ s’appuyer sur quelque chose qui existe déjà bel et bien et qui joue un rôle important dans la formation ◀de▶ chaque Européen : l’école ?
Or, l’école fait des citoyens pour ce qu’on veut, et trop souvent, pour ce que l’État lui demande. Longtemps elle a fait des citoyens pour la nation seulement. Nous avons payé cela par les deux guerres mondiales. Pourquoi ne ferait-elle pas, dorénavant, des citoyens pour une Europe unie, équilibrée, et pour une nouvelle société, condition ◀de▶ la paix mondiale ? Commencer l’action en faveur d’un civisme européen par l’école, et avec l’aide des enseignants, non pas en ajoutant à des programmes déjà trop chargés des heures sur l’Europe, mais en introduisant dans les leçons ◀d’▶histoire, ◀de▶ géographie, ◀d’▶économie, ◀de▶ langues, ◀d’▶art et ◀d’▶instruction civique, un angle ◀de▶ vision européen : telle a été dès l’origine l’idée directrice ◀de▶ la Campagne ◀d’▶éducation civique européenne que je lançais ◀de▶ Genève en 1963 et qui se poursuit depuis 1974 à partir de Bruxelles. Au cours des dernières années, tous mes contacts avec des enseignants et les élèves m’ont convaincu que le thème qui les motive le mieux est celui ◀de▶ la défense de l’environnement.
Comme il est lié naturellement à l’étude ◀de▶ la région il constitue la meilleure approche possible du problème européen, l’antidote le plus efficace à l’intoxication nationaliste.
On nous dit que les esprits ne sont pas mûrs pour l’union des Européens, mais quand le seront-ils jamais, tant que l’école aura pour rôle principal et déclaré ◀de▶ former des esprits dévoués à l’État et des petits nationalistes bien bornés par leurs frontières (où même les fleuves s’arrêtaient sur nos « croquis » scolaires) ? Il ne dépend souvent que ◀de▶ l’enseignant (surtout s’il a l’appui ◀de▶ la population) ◀de▶ décider ◀de▶ former des citoyens non pour l’État-nation mais pour l’Europe et le Monde, et donc d’abord pour la région, l’ai-je assez dit.
Commencer l’étude ◀de▶ la géographie, ◀de▶ l’histoire et ◀de▶ l’économie à partir de la région où l’on habite, et non plus à partir de l’État-nation auquel cette région s’est trouvée rattachée à la suite ◀d’▶une conquête ou ◀d’▶une négociation entre les Princes, presque jamais de par son choix délibéré, c’est d’abord rétablir la vérité longtemps truquée par les manuels officiels. Mais c’est aussi former l’esprit à vérifier, à contrôler, à questionner dans le réel, non dans le monde des slogans.
L’éducation me paraît chargée ◀d’▶une responsabilité nouvelle dans la société du xxe siècle : celle ◀d’▶apprendre à l’homme, dès qu’il devient adulte, à reconnaître ses besoins réels, et à critiquer ou rejeter les efforts aliénants et déséducateurs ◀de▶ la publicité, des mass médias, et ◀de▶ la « morale » du marketing.
Partir ◀de▶ ce que l’on voit, paysages et monuments, traces du passé, blessures récentes ; ◀de▶ ce que les Anciens savent raconter, et ◀de▶ ce que l’on entend dans l’accent ◀de▶ sa mère, c’est partir du réel, non des mythes fabriqués dans la capitale par les derniers en date ◀de▶ nos conquérants.
L’élève qui aborde la géographie par la région voit bien que les rivières et les fleuves ne s’arrêtent pas à la frontière voisine186, que les douaniers sont sans pouvoir sur les ondes, les avions et les vents, les formes les plus variées ◀de▶ la pollution et des nuisances industrielles. Et celui qui aborde l’histoire par sa région n’apprendra plus à se vanter des victoires ◀de▶ son maître actuel sur ses ancêtres. Peut-être même, ◀de▶ proche en proche, finira-t-il par comprendre que toutes les guerres conduites sur notre continent furent perdues par des Européens. (Non pas gagnées ! Jamais une guerre civile n’est « gagnée ».)
Quelle force au monde pourra mouvoir l’école ◀d’▶État ? Le salut peut nous venir du danger, lorsqu’il menace à bout portant la vie globale. Les écocatastrophes imminentes vont forcer les plus sourds et les plus myopes à secouer leur torpeur fataliste et sceptique. Mais je crois davantage à la douce violence ◀de▶ la tendresse des jeunes pour l’ordre naturel.
À la « nature » désordonnée, aux propensions mauvaises ◀de▶ l’homme, n’opposons plus la seule police, qui aggrave le mal, mais l’éducation qui prévient. Et cette éducation nous sera donnée par l’observation passionnée des lois ◀de▶ la vie sous toutes ses formes, non par le ministère ◀de▶ l’Intérieur.
Le civisme commence au respect des forêts.
« Prendre le pouvoir »
Quinze ans, à supposer que l’on commence tout de suite, voilà qui peut se révéler beaucoup trop court pour nos capacités ◀d’▶adaptation :
— à un système ◀de▶ valeurs référant tout à la personne, non à l’argent ni à la puissance collective ;
— à des modes ◀de▶ relations sociales et ◀de▶ vie politique prenant leurs modèles dans la biologie et les technologies douces187, non plus dans la mécanique et les techniques ◀de▶ brutalisation massive des esprits comme ◀de▶ l’environnement naturel et urbain.
Peut-être aussi faut-il aller beaucoup plus vite, si l’on veut arrêter le « progrès » juste avant qu’il atteigne le point ◀de▶ non-retour, le seuil ◀de▶ la guerre ABC.
Les jeunes gens ◀d’▶une certaine extrême gauche métaphysique et religieuse (parfois chrétienne), ◀d’▶une gauche humaniste, et ◀d’▶une droite écœurée par le « réalisme » ◀de▶ ses chefs, vont me dire en ce point que la question sérieuse n’est pas ◀d’▶avoir raison contre l’histoire, contre les faits, mais bien ◀de▶ prendre le pouvoir, c’est-à-dire ◀de▶ prévoir dès maintenant, comment cela va se faire et par qui ? Comme ils détiennent possiblement les dernières chances à la fois ◀de▶ l’Europe et ◀de▶ la paix du monde, je ne sais rien de plus urgent que ◀de▶ leur faire voir qu’ils restent tributaires, sur ce point décisif, du système des valeurs stato-nationalistes, bien plus, ◀de▶ sa religion et ◀de▶ ses superstitions rigoureusement communes d’ailleurs aux Soviétiques et aux capitalistes libéraux, en dépit de la « prise du pouvoir » par Lénine, qui reste le modèle du genre et qui, pour l’essentiel, n’a rien changé.
1. — Ni l’internationale ni la catholicité ne tiennent plus devant la seule religion vraiment universelle ◀de▶ notre temps : le culte ◀de▶ l’État-nation. Quand, en décembre 1970, le pape demande au dictateur ◀de▶ l’hypercatholique Espagne la grâce des autonomistes basques jugés à Burgos, et quand le PC français s’inquiète bien poliment ◀de▶ la double condamnation à mort qui se trouve conclure, le même jour, un procès politique à Leningrad, l’un et l’autre se voient accusés « ◀d’▶ingérence dans les affaires qui relèvent ◀de▶ la seule souveraineté nationale ». Force est ◀de▶ constater alors que le culte ◀de▶ l’État-nation est la seule religion au xxe siècle, qui ait encore un bras séculier, et qui s’en serve. On ne brûle plus les hérétiques du christianisme, mais on fusille ou pend ceux que l’on accuse ◀de▶ « déviation » par rapport au credo stato-nationaliste. Quant à ceux qui objectent, au nom de leur conscience, ou ◀de▶ la paix menacée, ou ◀de▶ la justice, on ne se contente pas ◀de▶ les jeter en prison, on les excommunie littéralement en les privant ◀de▶ leurs droits civiques, donc ◀de▶ leur participation aux liturgies (« actes publics »). Généralement la gauche s’en soucie peu (il ne s’agit que « ◀d’▶exceptions ») et la droite s’en réjouit (tant qu’elle est au pouvoir).
2. — Le seul problème politique vraiment sérieux ◀de▶ la société moderne n’est donc pas ◀de▶ choisir entre une gauche et une droite qui pratiquent la même religion, mais ◀de▶ défaire et dépasser l’État-nation. Défaire l’État-nation (et je ne dis pas du tout détruire l’État) c’est la seule « hérésie » créatrice du xxe siècle.
Car avec l’État-nation, qu’il soit relâché ou totalitaire, qu’il se dise « démocrate » ou « populaire », c’est-à-dire qu’il pratique une démocratie « purement formelle » selon les marxistes (celle qui accorde le droit ◀de▶ grève, le droit ◀d’▶opposition, le droit ◀d’▶association et le droit ◀de▶ circuler librement sur la planète) ou « enfin concrète » (celle qui refuse tous ces droits), ni l’union ◀de▶ l’Europe ni la participation civique, par suite aucune révolution réelle, ne sont imaginables.
Tant qu’on laissera nos États-nations affirmer, en dépit de tout, leur souveraineté absolue et s’en autoriser non seulement pour refuser toute mesure concrète ◀d’▶union, mais pour justifier des conduites criminelles (vente ◀d’▶armes, ◀de▶ centrales nucléaires déclarées « pacifiques », et ◀de▶ sous-marins déclarés « défensifs »188, procès politiques, prison pour les objecteurs politiques, etc.), l’Europe unie ne sera qu’une malingre chimère. On l’aura suffisamment empoisonnée pour démontrer à tous qu’elle n’est pas saine.
Et cependant, tout dépend ◀de▶ cette union.
3. — La véritable alternative du siècle.
En 1949, à la Conférence européenne ◀de▶ la culture, à Lausanne, j’entre à 2 heures du matin dans un salon ◀d’▶hôtel pour écrire le message final du congrès, à lire le lendemain matin. Je trouve là Carlo Schmid et des amis. Je leur demande ◀de▶ me suggérer un incipit. Et Carlo Schmid sans hésiter prononce : « Il faut faire l’Europe, ou il faut faire la guerre ! »
Aujourd’hui, il faut faire une révolution si l’on veut « faire l’Europe » — et pas la guerre.
Il faut défaire et dépasser l’État-nation, fauteur ◀de▶ guerre, et seul obstacle à l’union ◀de▶ l’Europe comme à la participation des citoyens à toutes les affaires qui les regardent. Ce qui suppose nécessairement : une fédération continentale dont les régions seront les unités ◀de▶ base.
Je l’avais écrit dès 1940 et devais le réitérer au congrès fédéraliste ◀de▶ Montreux en 1947 :
« Il n’y a, dans le monde du xxe siècle, que deux camps, deux politiques, deux attitudes humaines possibles. Ce ne sont pas la gauche et la droite, devenues presque indiscernables dans leurs manifestations. Ce ne sont pas le socialisme et le capitalisme, l’un tendant à se faire national et l’autre étatique. Ce ne sont pas la tradition et le progrès, qui prétendent également défendre la liberté. Et ce ne sont pas non plus la justice et la liberté, qu’il est aussi impossible ◀d’▶opposer en réalité qu’en principe. Aujourd’hui — repoussant tous ces anciens débats à l’arrière-plan —, il y a le totalitarisme, et il y a le fédéralisme. Une menace et une espérance. Le totalitarisme est simple et rigide, comme la guerre, comme la mort. Le fédéralisme est complexe et souple, comme la paix, comme la vie.
» Cette antithèse domine le siècle. Elle est son véritable drame. Toutes les autres pâlissent devant elle, sont secondaires ou illusoires, ou dans le meilleur des cas, lui sont subordonnées189. »
4. — Analyse ◀de▶ quelques clichés.
La jeunesse est l’âge des clichés, pour la grande masse, si elle est l’âge du génie pour quelques scientifiques, et ◀de▶ la grande poésie pour deux ou trois par siècle.
Certains me disent que la Jeunesse dit aujourd’hui (est-ce leur écho ?) :
a) L’Europe, connais pas.
b) Seul compte le combat ◀de▶ la gauche.
c) Et que faites-vous ◀de▶ la lutte des classes ?
d) Vous tentez ◀de▶ dépolitiser le problème.
Je réponds dans cet ordre fortuit. (Tout en notant que « la Jeunesse » est une expression ◀de▶ journalistes. L’humanité ne se reproduit pas tous les vingt-cinq ans et par tranches. À tout instant ◀de▶ la société, il y a des hommes ◀de▶ tous les âges, inextricablement mêlés, et co-responsables ◀de▶ tout.)
a) « L’Europe, connais pas ! » Dommage pour vous, mais le remède est simple : un séjour en Afrique ou en Asie au titre ◀de▶ l’assistance technique ou, à défaut ◀d’▶un visa pour la Chine, un an à Milwaukee, quelques semaines à Riazan : vous comprendrez ce que tous les autres au monde ont si nettement et rageusement compris tandis que vous vous complaisiez dans cette mauvaise conscience narquoise qui est la bonne conscience du gauchiste. Quand Sartre, à la suite de Fanon, se félicite ◀de▶ ce que les Angolais « massacrent à vue les Européens », vous l’applaudissez sans remarquer qu’il vient de crever votre alibi : eux savent très bien ce qu’est un Européen !
(N.B. — « Les jeunes pensent… disent… refusent… exigent… » Si l’on s’en tient aux nombres, les mouvements fédéralistes européens touchent beaucoup plus ◀de▶ jeunes que les sectes gauchistes. Et c’est cela qui comptera lors ◀d’▶élections à l’échelle ◀de▶ l’Europe. Les sondages montrent, en effet, que 65 % des personnes interrogées dans les pays ◀de▶ la CEE se déclarent favorables à l’union ◀de▶ l’Europe, et que les jeunes ◀de▶ 18 à 35 ans constituent 75 % ◀de▶ cette majorité.)
b) « Seul compte le combat ◀de▶ la gauche. » La corrosion des champs, des villes, des eaux, ◀de▶ l’air, des corps et du sommeil par l’industrie et par l’auto est-elle un produit spécifique ◀de▶ notre société ◀de▶ consommation et du capitalisme ◀de▶ profit ? La destruction massive et populaire des oiseaux ◀de▶ la vallée du Yangtsé accusés ◀de▶ manger des graines, ◀d’▶où prolifération ◀d’▶insectes dans les récoltes, ◀d’▶où famine pour les masses chinoises, est-ce un produit spécifique du communisme ? Ces phénomènes sont décisifs pour l’avenir ◀de▶ l’humanité, mais les énervés ◀de▶ Nanterre ne veulent pas en entendre parler : ils discutent avec une rage froide des moyens théoriques et pratiques — ou mieux : théoriquement pratiques — ◀de▶ détruire un « système » dont certains ◀de▶ leurs aînés leur ont parlé à partir de Mai 68, et qui pousse la perversité jusqu’à ne pas exister comme système, au sens précis du terme, rappelé plus haut.
Si l’on admet que la droite se définit par le souci ◀de▶ conservation et ◀d’▶ordre, la gauche par une volonté ◀d’▶innovation et ◀de▶ progrès bousculant les équilibres traditionnels et le confort prétendu bourgeois, voyons comment cela se traduit dans la réalité du siècle.
Soit le problème majeur ◀de▶ l’environnement. C’est décidément la droite patronale qui est responsable ◀de▶ la destruction du milieu naturel et du confort des citadins, c’est elle qui refuse encore, parce que trop coûteuses, les normes et régulations qu’il s’agit ◀d’▶imposer ◀de▶ toute urgence au développement des industries (auto, avion en premier lieu) et ◀de▶ leurs innovations plus polluantes les unes que les autres. Cette droite « conserve » surtout le pouvoir ◀de▶ s’enrichir aux dépens de la nature qu’elle bouleverse et des populations urbaines qu’elle intoxique.
La gauche alors, dans cette affaire ? Elle proteste contre la pollution, à l’exemple et à la suite ◀d’▶intellectuels bourgeois, mais refuse elle aussi les mesures nécessaires pour arrêter la pollution, parce qu’elle redoute leurs incidences sur le pouvoir ◀d’▶achat des « masses » et sur l’emploi.
Finalement, gauche et droite politiciennes s’accordent en fait pour préférer le niveau de vie quantitatif au mode de vie qualitatif.
Il faudra bien que cela change, si l’on veut que la vie continue, mais ce ne sera qu’au prix ◀d’▶une révolution dont la gauche comme la droite feront les frais.
c) « Mais où est la lutte des classes dans tout cela ? », me disent ces dévots scandalisés, comme d’autres intégristes s’écrieraient que j’ai oublié le péché originel, tout simplement !
La lutte des classes est une réalité très différente ◀de▶ celle dont je traite ici. Elle me paraît indépendante du problème ◀de▶ l’État-nation, et c’est même tout ce qu’elle peut nous apprendre à son sujet. En effet, qu’en est-il aujourd’hui ◀de▶ la lutte des classes ?
En URSS d’abord. Vous me dites que le problème là-bas ne se pose plus, puisque le Prolétariat est au pouvoir, s’étant approprié les moyens ◀de▶ production. Bien. Mais chacun peut voir que ce qui est aboli, c’est la lutte, ce ne sont pas les classes190. Chacun peut voir les différences qui subsistent entre ouvriers ◀d’▶usine, paysans ◀de▶ kolkhozes, apparatchiks et membres ◀de▶ ce qu’on appelle chez nous les professions libérales. En France, la condition ◀d’▶un ouvrier ◀d’▶usine nationalisée ne diffère pas ◀de▶ celle ◀d’▶un ouvrier ◀d’▶usine privée, mais diffère largement ◀de▶ la condition ◀d’▶un ouvrier des pays ◀de▶ l’Est dits « socialistes » : ce dernier étant non seulement moins bien payé (en valeur absolue et en pouvoir ◀d’▶achat) mais privé du droit ◀de▶ s’en plaindre, du droit ◀de▶ grève, et ◀de▶ toute participation aux décisions ◀de▶ l’entreprise, fixées par le plan à Moscou.
Mais au fait, pourquoi tenez-vous tant à la lutte des classes ? Voulez-vous entretenir la haine qui pousse à la révolte contre les causes du mal ? Voulez-vous la destruction physique ou morale des bourgeois ? ou la dictature du prolétariat ? Ou bien ne faites-vous que répéter un mot d’ordre du siècle passé ?
Entretenir la haine qui pousse à la révolte (tendance gauchiste) ? Ce serait en fait maintenir la condition prolétarienne pour mieux nourrir sa lutte, et cette politique du pire s’opposerait donc nécessairement au progrès technique, dans la mesure où il peut être libérateur.
Détruire la bourgeoisie (slogan anarchiste) ? Que resterait-il, à part une poignée ◀de▶ meurtriers, eux-mêmes bourgeois ?
Mais non, vous êtes sérieux, disciplinés et réalistes : vous voulez ce que veut le Parti, et qu’il appelle dictature du Prolétariat. C’est vouloir quelque chose ◀d’▶impossible, car ce slogan est le type même ◀de▶ l’énoncé dénué ◀de▶ sens, comme on le voit en remplaçant chacun ◀de▶ ses termes par sa définition. Si le Prolétariat est la classe non possédante, aliénée ◀de▶ ce fait, il cesse ◀d’▶être Prolétariat dès l’instant qu’il accède au pouvoir et à la propriété des moyens ◀de▶ production. Prolétariat et dictature sont des termes contradictoires ou mutuellement exclusifs. Ce qui existe et que l’on veut cacher derrière l’écran ◀de▶ ce pseudo-concept, c’est la réalité ◀de▶ la dictature, indépendante ◀de▶ toute idéologie et qui ne peut être, par définition, exercée par le Prolétariat191.
Cela dit, je ne vais pas esquiver la réponse.
Je suis contre la lutte des classes, parce qu’il faut supprimer la condition prolétarienne et non pas assurer la « victoire » du prolétariat, qui est impossible par définition.
Dès 1933, Robert Aron et Arnaud Dandieu écrivaient dans L’Ordre nouveau :
« Nous avons les moyens techniques ◀d’▶abolir la condition prolétarienne, et ni les démocraties parlementaires, ni la dictature fasciste, ni l’étatisme soviétique, n’envisagent la suppression ◀de▶ cette forme moderne ◀de▶ l’esclavage192. »
Le point IV du programme ◀de▶ base ◀de▶ l’Ordre nouveau préconisait un service civil universel prenant « la relève du travail » :
« L’Ordre nouveau est fondé sur l’abolition ◀de▶ la condition prolétarienne, la dictature comme l’esclavage du prolétariat étant également des consolidations ◀de▶ l’oppression technique dont souffrent les travailleurs. Abolir la condition prolétarienne signifie répartir sur la totalité du corps social, sans distinction ◀de▶ classe, l’ensemble du travail automatique et inhumain que le rationalisme bourgeois imposait aux seuls prolétaires. »
La condition prolétarienne créée par l’essor industriel anarchique et inhumain des débuts du xixe siècle doit être abolie par une technique enfin soumise aux possibilités libératrices ◀de▶ la machine.
La négation (Aufhebung) ◀de▶ la condition prolétarienne ne sera pas obtenue par l’étatisation (dite « nationalisation ») des instruments ◀de▶ production — laquelle ne change rien, je le répète, à l’existence concrète des ouvriers — mais bien par l’appropriation des machines à leurs fins humaines, à leurs fins non seulement ◀de▶ profit matériel et financier, mais ◀de▶ libération morale et énergétique.
Tout le reste est mauvaise littérature, c’est-à-dire pollution idéologique ◀de▶ jeunes cervelles excitées mais incultes.
d) « Vous voulez donc dépolitiser les problèmes ? » Oui, si la politique est le jeu des partis et des États-nations étiquetés ◀de▶ gauche ou ◀de▶ droite, capitalistes, socialistes ou fascistes. Mais ce n’est pas là notre définition ◀de▶ la politique.
Quand on parle ◀d’▶« élargir la CEE pour englober la politique », que veut-on dire ? Que l’économie, qui est le domaine propre des Communautés, ne fait pas partie ◀de▶ la politique ? Que celle-ci serait donc « autre chose » ? Mais quelle chose ?
On parle ◀de▶ « politique » dans les journaux comme s’il allait de soi que c’est une activité distincte ◀de▶ l’économie, ◀de▶ la culture… Or, en dehors de la politique industrielle et commerciale, ◀de▶ la politique sociale, ◀de▶ la politique agricole, ou des transports, ou ◀de▶ l’éducation, ou ◀de▶ la recherche, et ◀de▶ la politique écologique — quelle politique en soi est-elle imaginable ? Toutes les réalités sérieuses une fois déduites, que reste-t-il ? Les jeux plus ou moins passionnants ◀de▶ la rivalité des partis à l’intérieur des États-nations et du prestige moral et militaire que les États-nations tentent ◀d’▶afficher pour se rendre « crédibles ».
Il est donc clair qu’une Europe fédérée serait, selon le sens courant du terme « politique », radicalement dépolitisée.
(Je note ici que la politique au sens des relations entre États-nations n’est pas démocratique et ne peut sans doute pas l’être. Elle est encore ◀de▶ type dynastique, en tant que son but pratique reste la puissance collective, et pas du tout le libre développement des personnes. C’est que l’État-nation ne s’est pas constitué en vue de certaines tâches sociales définies, mais pour gérer l’héritage plus ou moins légitime des États royaux, sans nul rapport avec les tâches sociales ◀d’▶aujourd’hui. L’agent souverain ◀de▶ cette politique-là n’est jamais le peuple mais l’État, substitut du roi qu’il fallait servir.)
En revanche, si l’on admet avec Aristote que la politique est l’aménagement des relations humaines dans la cité (polis), elle devient l’art ◀de▶ formuler, composer et hiérarchiser les finalités ◀de▶ la vie publique — et c’est là sa fonction stratégique — puis l’art ◀de▶ participer aux décisions qui, aux divers niveaux communautaires (◀de▶ la municipalité aux agences continentales en passant par les régions) traduisent ces options générales — et c’est le civisme.
Politique équivaut à stratégie, et civisme à tactique — les deux énoncés impliquant le service des finalités que l’on assigne à la cité, et non pas le service ◀de▶ la cité comme le voulaient Platon, Maurras, Staline, Hitler et le Duce.
◀D’▶où l’on voit que la « politique d’abord » ◀de▶ Maurras ne veut rien dire, car il n’y a pas ◀de▶ politique à priori, ni ◀de▶ stratégie dans le vide ; il y faut une finalité (ou cause finale) et des contenus, plus ou moins résistants ou inertes, à organiser, orienter, dynamiser et animer.
Ou, s’il faut le redire autrement :
L’acte politique ne consiste nullement à décider en son âme et conscience et au plus près de ses intérêts, si l’on va faire le saut ◀d’▶un centre gauche modéré à un centre droit résolument progressiste, ou ◀d’▶un marxisme ◀de▶ « lecture » althussérienne à quelque néo-mao-praticisme purement théorique et telquellisant. Car ces décisions dramatiques qui absorbent le plus clair des énergies ◀d’▶une jeunesse ivre ◀de▶ vocables, sont ◀d’▶effet nul sur les actions et les réalités proprement politiques ◀d’▶aujourd’hui. Prenons l’exemple désormais classique du premier et très bref mémo ◀de▶ J. W. Forrester qui devait aboutir au célèbre Rapport dit du club ◀de▶ Rome193.
Dès lors que les hypothèses calculées sur les trois prochaines décennies, à partir de cinq paramètres, concluent toutes, sauf une seule, à une catastrophe générale entre 2020 et 2060, il faut décider aujourd’hui les conditions ◀de▶ survie du genre humain. Dans ce domaine, l’acte politique qui est le choix des priorités194 en vertu d’une certaine échelle des valeurs ou finalités, consiste désormais, et pratiquement, à décider la hiérarchie des sacrifices nécessaires. Faut-il réduire la natalité ? la pollution ? le niveau de vie ? les investissements ? ou l’exploitation des ressources naturelles ? En tous les cas, il faut réduire quelque chose. Mais il apparaît assez vite que réduire tel ou tel paramètre isolément ne peut au mieux que différer, au pire que rapprocher l’échéance fatale. Les calculs prévisionnels ◀de▶ Forrester concluent que le seul espoir est dans une réduction simultanée, ◀de▶ 20 à 75 % selon les cas, ◀de▶ la consommation, ◀de▶ la production, ◀de▶ la natalité et des investissements, et surtout ◀de▶ la pollution et du pillage des ressources terrestres.
Voilà qui ne peut se décider dans la rue, dans ce « discours » dont les barricades sont les signes flamboyants — mais un blindé les repasserait en dix secondes et leur ôterait toute « signifiance », pour peu que la police refuse ◀de▶ jouer le jeu et ◀de▶ tenir son rôle convenu dans les rites des émeutes parisiennes.
L’acte politique par excellence va consister à prendre, au nom de l’humanité, un ensemble organique ◀de▶ décisions conservatoires ◀de▶ l’humain.
Seul un gouvernement européen, c’est-à-dire un Conseil fédéral formé des chefs des agences fédérales sera capable ◀de▶ prendre ◀de▶ telles décisions.
Or, il n’y aura ◀de▶ gouvernement européen que sur la base des régions, et nous voici ramenés au concept clé ◀de▶ toute révolution digne aujourd’hui ◀de▶ ce nom.
5. — J’appelle Révolution la position ◀d’▶un nouvel ordre ◀de▶ la société, et donc la création ◀d’▶un pouvoir neuf.
Dans son extrême simplicité, cette définition se trouve exclure deux conduites que les Européens (et tous les autres peuples à leur suite en ce siècle) tiennent depuis 1792 pour révolutionnaires, et même pour l’essentiel ◀de▶ la Révolution : « renverser le pouvoir » et « prendre le pouvoir ». Double erreur radicale qui a fait échouer les élans les plus ardemment libertaires dans la sinistre dictature des secrétaires ◀d’▶un parti ou ◀d’▶un groupe ◀d’▶officiers.
Double erreur à tel point explicable, excusable, qu’on hésite à la dénoncer : qui ne l’a partagée, peu ou prou, parmi ceux qui aiment la liberté ?
Cette société matérialiste dont le seul critère absolu est le profit calculé en argent, les meilleurs des jeunes gens rêvent ◀de▶ la renverser, et ils se trompent ◀d’▶une manière pathétique, parce qu’on ne peut renverser ce qui ne tient pas debout, ce qui n’a pas ◀de▶ principe, ◀de▶ cohésion interne. On peut renverser des voitures un soir ◀d’▶émeute dans la rue, un roi débile dans son palais, ou un dictateur (aussitôt remplacé par un autre) mais non pas un régime, quand on partage l’ensemble des croyances fondamentales dont il a résulté et dont il représente le moment ◀d’▶inertie. Je ne vois d’ailleurs plus grand-chose à détruire dans notre société atomisée, déstructurée, châtrée ◀de▶ tout principe ◀de▶ communion. Je vois presque tout à construire, à inventer, et d’abord des structures qui permettent aux personnes ◀de▶ se former, ◀d’▶agir, et ◀de▶ se manifester dans une communauté vivante.
Tout cela se ramène sans doute à la sagesse simpliste qui nous conseille ◀de▶ surmonter le mal par le bien — plutôt que par un mal plus fort — et ◀de▶ construire ce que l’on approuve plutôt que ◀d’▶épuiser ses énergies à détruire ce que l’on réprouve. Reste, me direz-vous, qu’il faudra bien, un jour, s’emparer du pouvoir là où il est pour l’utiliser à nos fins, si nous voulons faire l’Europe des régions plutôt que la guerre des nations. En êtes-vous sûrs ?
Les révolutionnaires, depuis deux-cents ans, ont visé à la prise du pouvoir, mais toutes les fois qu’ils ont cru y arriver, c’est le pouvoir qui les a pris.
Car on ne peut prendre un pouvoir détesté qu’en se coulant dans ses structures, mais dès lors ce sont elles qui gouvernent. Surtout si l’on se trouve être secrètement, inconsciemment peut-être, mais objectivement, leur complice. Comme le sont aujourd’hui la gauche autant que la droite et tous les partis en tant que tels, et tous les gouvernants ◀de▶ Moscou à New York et ◀de▶ Paris à Djakarta, Pékin peut-être.
L’État-nation totalitaire du xxe siècle accomplit les vœux du fascisme, chacun sait cela, mais aussi les vœux du Karl Marx d’après 1848, ce « révolutionnaire mort jeune », comme l’appelaient Aron et Dandieu — celui que Bakounine, en 1872, comparait à Bismarck, et qui pensait que l’État doit être fort pour servir fortement le Prolétariat, lequel ne manquera pas ◀de▶ s’en emparer un jour — après quoi, logiquement, l’État dépérira. Or, sous Lénine, c’est le contraire qui se produit : l’État conquis par le petit groupe des bolchéviques les phagocyte séance tenante. Lénine compris195.
L’État-nation — formule Napoléon, Bismarck, Lénine, Staline, Mussolini, Hitler, Mao — égale police plus idéologie. N’importe quelle idéologie d’ailleurs, raciste au fasciste, marxiste ou maoïste, socialiste ou phalangiste : le contenu allégué ne change rien aux formes institutionnelles, seules contraignantes. Leurs structures ne sont pas plus sensibles à vos doctrines politiques que le moteur ◀de▶ votre auto. (Ces machines ne savent réagir qu’à nos humeurs.) Depuis Napoléon, l’État-nation s’est toujours révélé beaucoup plus fort que les mouvements qui s’en sont emparés. Et quant à leurs doctrines collectivistes, ◀de▶ droite ou ◀de▶ gauche, il a vite fait ◀de▶ les réduire à leur dénominateur commun : la bureaucratie du Parti régnant.
Lénine se définit comme « un jacobin lié à l’organisation du prolétariat », relève (non sans indignation) Rosa Luxemburg, en 1904 déjà ! Mais le modèle jacobin n’était pas plus lié à l’organisation ◀de▶ la bourgeoisie que sa copie par Lénine à l’organisation du prolétariat. Il marquait l’achèvement — nous l’avons vu — du projet cinq fois séculaire des rois ◀de▶ France.
Quel pouvoir Lénine eût-il pu « prendre » en octobre 1917 ? Celui ◀de▶ Kerenski ? Il n’y avait rien à prendre. Celui des Soviets ? Lénine n’y croyait pas et fit tout pour l’éliminer, c’est-à-dire pour instaurer — en profitant ◀de▶ la guerre complice — un pouvoir stato-national supercentralisé par le Parti, écrasant sans pitié toutes les autonomies et les conseils locaux et régionaux.
Les idéologies ne comptent pas, au regard des structures ◀de▶ l’État. L’espagnole et la russe se veulent hostiles à mort, et par quelles différences cela s’est-il traduit dans les procès ◀de▶ Leningrad et ◀de▶ Burgos qu’on vient de citer ?
On ne décela ◀de▶ nuances un peu marquées que dans l’esprit des communistes français, qui dénoncèrent les « fascistes assassins », tout en murmurant « qu’ils ne pouvaient manquer ◀de▶ regretter » que ne fussent pas « mieux motivées » les condamnations ◀de▶ Leningrad (contre des Juifs qui n’avaient ◀d’▶autre tort que ◀de▶ l’être).
D’ailleurs, la bonne ou mauvaise foi des gens ◀de▶ parti ne change rien à leur action concrète. Je ne renvoie pas dos à dos ces fascistes et ces communistes, je ne dis pas qu’ils sont tous les mêmes. Ils se haïssent non sans quelques raisons, mais cela ne compte pas « objectivement ». Les structures qui gouvernent ces deux nations relèvent ◀d’▶une seule et même implacable logique : celle ◀de▶ l’État totalitaire, aboutissement normal ◀de▶ l’idée ◀de▶ souveraineté revendiquée par une entité politique — ou du moins son bureau exécutif — usurpant le rôle ◀de▶ voix du peuple, préalablement bâillonné.
Au reste, l’État totalitaire n’est que le stade ultime du stato-nationalisme « démocratique », « socialiste » ou « libéral » qui sévit sur tous nos pays.
Vous ne vous emparerez pas ◀de▶ l’État en occupant ses palais et en faisant fonctionner ses services — car ce sont eux qui vont dicter dorénavant vos faits et gestes — pas plus que vous ne ferez ◀de▶ l’armée un instrument ◀de▶ paix en confiant le haut commandement et les postes clés, comme l’arme nucléaire, à des pacifistes convaincus. Prendre le pouvoir est un leurre, soit qu’il n’existe plus assez et vous ne prenez rien, ou trop encore, et c’est vous qui êtes pris.
Il reste donc à le créer.
Le pouvoir que l’on prend sur soi-même
La vision ◀d’▶une Europe des régions instaurée en dix à vingt ans par révolution non violente, peut paraître frustrante, et quasi répressive à beaucoup ◀d’▶activistes ◀de▶ tout âge. Mais les révolutions violentes n’ont jamais abouti en Europe à autre chose qu’une tyrannie accrue — la Terreur jacobine à Napoléon, la Révolution ◀d’▶octobre à Staline. Quant à ceux qui aiment à répéter qu’on ne fait pas ◀d’▶omelette sans casser des œufs, je leur réponds qu’il ne suffit pas ◀de▶ casser des œufs pour faire une bonne omelette.
La non-violence est le processus ◀de▶ la création organique, dans l’ordre humain tant social que psychique. La non-violence est l’ouverture au monde, à l’autre, tandis que toute violence, en dernière analyse, est une forme ◀d’▶autochâtiment et s’exerce en fin de compte à nos dépens.
Certes la non-violence est exclusive ◀de▶ toute espèce ◀de▶ brutalité, mais non pas ◀de▶ certains événements spirituels dont la soudaineté « violente » notre nature — mais il faudrait passer ici dans un autre ordre ◀de▶ subtilités — ni non plus ◀de▶ ce que j’appellerai la douce violence dont la germination, observée ◀de▶ très près, m’offre l’image fascinante — douce violence créatrice qui peut faire éclater des rochers, et dont les voies et conséquences demeurent aussi imprévisibles que la Vie, à l’inverse des explosions nucléaires, qui sont sans doute les actions les plus puissantes, les plus exactement calculées et les plus stériles, voire dé-créantes, que l’homme ait jamais provoquées.
Allons plus loin. On ne cesse ◀de▶ revendiquer, dans la société ◀d’▶aujourd’hui, ◀de▶ nouveaux « pouvoirs » : pouvoir féminin, pouvoir noir, pouvoir des fleurs, pouvoir jeune, pouvoir régional. Or, un seul nous importe au bout du compte : le pouvoir que l’on prend sur soi-même car il est synonyme ◀de▶ liberté mais aussi ◀de▶ responsabilité. Dans tous les autres cas, il ne s’agit au vrai que ◀de▶ libération ◀d’▶une tutelle ou ◀d’▶un joug, en vue de mieux disposer ◀de▶ soi-même, ◀d’▶être soi-même sans provoquer ◀de▶ répression systématique. Ce ne sont donc là qu’étapes vers le grand but commun, qui reste le pouvoir sur soi et ◀d’▶être soi parmi les autres à sa façon. Et ce n’est plus une libération, c’est une maîtrise, la seule qui ne fasse pas violence.
Tout le problème politique ◀de▶ l’Europe — social et culturel, économique, écologique, énergétique surtout — se ramène à ceci, en termes de pouvoir : Comment l’homme, dans la société technico-industrielle démesurée et sans cadres, pourrait-il de nouveau se sentir responsable et s’accepter en accédant enfin au pouvoir non sur autrui mais sur soi-même ?
En termes philosophiques et éthiques, cela signifie : voulons-nous à tout prix un certain niveau de vie quantifiable, que d’autres ont calculé pour nous (à quel profit, ce n’est pas clair), avec les disciplines uniformes, et donc mécaniquement injustes pour chacun que cela exige ? Ou bien voulons-nous accéder à notre mode de vie propre et particulier, avec ses exigences constamment renouvelées mais imprévues et parfois exaltantes, celles ◀de▶ construire chacun pour soi parmi les autres, jour après jour, sa personne comme une œuvre secrète et qui détient le sens ◀de▶ la vie ?
En termes d’organisation pratique et politique, cela signifie : créer des régions et les fédérer, avec tout ce que cela implique, nous l’avons vu, ◀d’▶autogestion à différents degrés, ◀de▶ responsabilités envers autrui et ◀d’▶aventure personnelle à courir dans une communauté restituée.
Voilà le but. L’atteindrons-nous ?
J’ai toujours estimé que nous ne sommes pas au monde pour essayer ◀de▶ deviner l’avenir. C’est à le faire que nous sommes appelés. Mais pour bien faire, il faut prévoir, si peu que ce soit…
Mes prévisions
L’émergence des régions au lendemain ◀de▶ l’occupation totale, et sans nul reste, ◀de▶ la Planète par près de deux cents États-nations196 est aussi prévisible que la continuation ◀de▶ la vie humaine sur la Terre, pas davantage. Rien là ◀d’▶inévitable, puisque, en fin de compte, tout dépendra ◀de▶ la seule vitalité ◀de▶ notre espèce. L’hypothèse qui me paraît la plus sûre aujourd’hui, c’est que, si l’histoire continue, ce sera celle ◀de▶ l’ascension des régions fédérées en Europe puis dans le Monde, et ◀de▶ la décadence ◀de▶ l’État-nation.
Envisageons trois scénarios possibles en partant ◀de▶ l’émergence du problème régional :
1. L’État-nation déclare la guerre à la région et l’écrase.
2. Le durcissement ◀de▶ l’État-nation renforce le dynamisme régional et conduit à l’éclatement des quelques-uns des plus grands États-nations.
3. L’Europe des régions se constitue en dépit des États-nations, à travers leurs frontières, dans les réalités.
1. Un discours comme celui que Georges Pompidou fit à Poitiers en janvier 1974, sur le thème ◀de▶ la souveraineté et ◀de▶ l’unité nationales opposées aux régions, permet ◀de▶ mesurer la grande béance qui sépare la plupart des gouvernants ◀d’▶aujourd’hui ◀de▶ la plupart des politologues et philosophes ◀de▶ notre société. Le chef de l’État français déclare ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu : « L’expression Europe des régions non seulement me hérisse mais me fait dire que ceux qui l’emploient font un étrange retour en arrière. Il y a déjà eu l’Europe des régions. C’était le Moyen Âge et la féodalité ! »
« Briser les nations pour leur substituer des régions ? Tendance absurde à bâtir l’avenir sur un système médiéval », renchérit M. Michel Debré. Quant au secrétaire général du parti gaulliste il traite « ◀d’▶imbéciles ignorants ◀de▶ l’histoire », au surplus « agissant pour le compte ◀de▶ l’étranger » les autonomistes et « les tenants ◀d’▶un certain mythe européen, celui ◀de▶ l’Europe des régions, qui est une absurdité ». Et ◀de▶ conclure : « Le bien le plus précieux, c’est l’unité nationale. »
Si, s’appuyant sur ces déclarations, la Sûreté nationale jette au cachot ceux qui pensent autrement, ou simplement, qui pensent ; si l’on en vient à la persécution ◀de▶ toute libre pensée politique, l’État deviendra de plus en plus totalitaire, obligeant ses voisins à se fermer à leur tour, ce qui fera l’affaire des Russes et rendra pratiquement impossible la fédération ◀de▶ nos peuples. ◀D’▶où satellisation par les deux Grands et fin ◀de▶ l’Europe indépendante. (On dirait certains jours que nous n’en sommes pas loin.)
2. La répression renforce les mouvements autonomistes et durcit les tendances séparatistes, qui attirent à coup de bombes l’attention des élus, ces perpétuels distraits ◀de▶ l’histoire vivante. Des mouvements centrifuges se prononcent en Grande-Bretagne (devolution), en Espagne, en France même (c’est à quoi nous en sommes en 1977), peut-être en URSS. L’Écosse, la Catalogne, la Bretagne, l’Euskadi et le pays de Galles demandent à devenir « immédiats à l’Europe ». Contrecoups en Yougoslavie, en Ukraine, dans les pays baltes et au Caucase… Balkanisation de l’Europe, chaos en Ukraine…
3. Mais s’il est vrai qu’en dernière analyse, l’avenir sera ce que nous sommes, décider que le scénario 1 ou le 2 va se réaliser supposerait une connaissance complète ◀de▶ l’état ◀de▶ nos énergies, ◀de▶ nos élans, ◀de▶ notre tonus vital, et ◀de▶ nos vrais désirs actuels. Nous ne disposons pas ◀de▶ cette connaissance, mais le seul fait ◀de▶ la chercher, agit.
Gaston Berger a écrit : « Regarder un atome, c’est le changer. Regarder un homme, c’est le transformer. Regarder l’avenir c’est le bouleverser. »
Et que veut dire la phrase célèbre du « Manifeste communiste », selon laquelle les philosophes jusqu’ici n’ont fait qu’interpréter le Monde, or il s’agit ◀de▶ le transformer ? Marx, auteur ◀de▶ cette phrase, n’a transformé le Monde qu’à la mesure ◀de▶ ses moyens ◀de▶ philosophe, c’est-à-dire en l’interprétant.
Conscient ◀de▶ la force que peut exercer une interprétation ◀de▶ notre présent et plus encore une image ◀de▶ l’avenir, je produirai maintenant mon plan ◀d’▶action, la condition première ◀de▶ son succès étant qu’il soit posé devant nous pour tenter notre espoir et nous tirer à lui. Je ferai voir ce qui résulterait ◀de▶ son échec. J’évaluerai ses chances actuelles. Puis je dirai ce que je sens qui vient.
Rien n’empêchera…
Et d’abord, par souci ◀de▶ précision, je répondrai à ces questions que je voudrais que le lecteur me pose pour s’assurer qu’il m’a compris.
— Qu’attendez-vous ◀de▶ l’avenir européen ?
— Cela se résume en trois vœux : des régions pour l’Europe fédérée, une Europe fédérée pour le Monde, le tout au bénéfice ◀de▶ la personne.
— Comment pensez-vous y arriver ?
— En partant ◀de▶ ce qu’on voit se faire, des quelque quarante-cinq régions qui sont en train de prendre forme et relief, et ◀de▶ « se reconnaître » elles-mêmes dans l’Europe de l’Ouest, pour remonter vers la fédération qu’elles peuvent seules rendre possible, et qui pourra seule garantir les conditions ◀de▶ leur autonomie. On suivra la seule voie praticable aujourd’hui : celle des modes ◀de▶ coopération que les États-nations ne sauraient empêcher sans s’avouer franchement totalitaires, ce qu’aucun n’ose à l’Ouest, aujourd’hui.
— Pouvez-vous illustrer ces principes méthodiques, et nommer quelques-unes des étapes du processus envisagé ?
— Le long des axes rhénan et rhodanien et le long de l’arc alpin ◀de▶ Nice à Gorizia, si l’on réussit quelques modèles ◀de▶ régions transfrontalières197, c’est-à-dire quelques dizaines ◀d’▶organismes vivants et utiles, rien n’empêchera ces régions ◀de▶ nouer entre elles et leurs voisines ◀de▶ l’intérieur, puis les régions ou « nations » dites périphériques, ◀de▶ l’Écosse à la Catalogne et du cercle polaire aux Balkans, des liens ◀de▶ coopération pratique dans tous les ordres, socioéconomiques ou culturels. Ces liens à travers les frontières pourront prendre la forme ◀d’▶Associations et s’étendre à tout le continent.
Rien n’empêchera, selon les lois en vigueur ◀de▶ nos États démocratiques, ces régions et associations ◀de▶ désigner des délégués qui se réuniront périodiquement en assemblées générales au plan européen, débattront ◀de▶ leurs problèmes communs, et arrêteront ◀d’▶un commun accord les mesures correspondant à leurs circonstances propres, mais dans le cadre ◀d’▶une concertation ou planification continentale.
Rien n’empêchera ces assemblées ◀de▶ faire appel à des compétences reconnues dans les domaines les plus divers, et ◀de▶ les charger ◀d’▶élaborer des plans ◀d’▶ensemble, ◀d’▶animer et ◀de▶ coordonner les échanges interrégionaux. Et rien n’empêchera ces personnes ◀de▶ constituer dans leur domaine propre des agences européennes s’occupant des transports, ◀de▶ l’énergie, ◀de▶ l’économie, ◀de▶ l’écologie, ◀de▶ l’éducation et ◀de▶ la culture, des recherches scientifiques, des relations avec les autres continents…
Rien n’empêchera que ces agences, dispersées dans nos divers pays — c’est-à-dire dans des villes distantes en moyenne ◀d’▶une heure un quart ◀d’▶avion — ne tiennent des réunions hebdomadaires, afin de concerter les options politiques propres à sauvegarder les mouvants équilibres entre l’homme, la cité, et la nature, dans l’ensemble ◀de▶ nos pays.
Dans le cadre ◀de▶ cette politique générale, rien n’empêchera, bien au contraire, que les conclusions, expertises, recommandations et directives émises par chacune des agences ne soient reçues par les régions ◀de▶ la même manière que les ordonnances du médecin par celui qui l’a consulté — contrairement à ce qui se passe ◀d’▶ordinaire avec les circulaires ministérielles, bien vite classées, parfois sans avoir été lues, puisqu’on ne les avait pas sollicitées et qu’elles servent peut-être les besoins ◀de▶ l’État, mais assurément pas les nôtres.
Rien n’empêchera, enfin, que ces assemblées générales ne fonctionnent en fait comme des chambres — et tout d’abord comme un Sénat des régions ; que ces agences ne jouent le rôle de ministères fédéraux, certes non officiels, ◀d’▶autant plus efficaces ; et que leurs chefs responsables ne constituent ensemble, sous le nom ◀de▶ Conseil européen, un exécutif collégial au service des régions et selon leurs besoins.
Un beau jour, on s’apercevra que l’Europe est virtuellement faite198.
Le jour où les ordinateurs consultés répondront que l’ensemble des liens concrets, le tissu des relations nouées entre les régions est devenu plus solide que les liens juridiques traditionnels subsistant entre chaque région et sa capitale nationale — ce jour-là, la Révolution européenne sera virtuellement accomplie. Il n’y aura pas besoin ◀de▶ fortes secousses, ni ◀de▶ mouvements séparatistes, pour rompre ceux des liens stato-nationaux peu à peu tombés en désuétude ou considérés par les habitants des régions comme les subsistances gênantes ◀d’▶un passé ◀de▶ chicanes, ◀d’▶inefficacité et ◀de▶ guerres.
En revanche, si plusieurs régions choisissent ◀de▶ conserver ou ◀de▶ renouveler entre elles des liens particuliers, dans le cadre assoupli ◀de▶ l’État-nation qui les avait jadis « réunies » ◀de▶ gré ou ◀de▶ force — et je pense à la plupart des régions françaises, espagnoles ou britanniques — rien ne les empêchera ◀de▶ le faire, c’est l’évidence. Pourquoi détruire ce qui conserve sa raison ◀d’▶être, dès lors que cela ne bloque plus l’évolution fédérative et peut même lui servir, cas échéant, ◀de▶ relais ◀de▶ concertation écologique ou énergétique, par exemple, ou ◀d’▶instance ◀d’▶arbitrage économique ?
Je ne parle ici que ◀de▶ relais ◀d’▶administration fédérale, entre les régions autonomes et la fédération continentale. Quant à « la France », à « l’Allemagne », à « la Suisse », comment douter qu’elles resteront ces entités morales qu’elles sont devenues au cours des siècles, ces réserves profondes ◀d’▶expérience historique et politique, ces complexes ◀de▶ culture irremplaçables, non moins différenciés et contrastés, non moins irremplaçables et rayonnants pour n’être plus délimités par des douaniers ?
Pour franchir la dernière étape vers la fédération continentale, il suffira sans doute alors ◀d’▶élire un véritable Parlement européen et ◀de▶ se battre pour ses compétences : qu’elles soient très fortes quand il s’agira ◀de▶ régler des tâches ◀de▶ dimensions européennes — mais là seulement — les régions et leurs fédérations restant autonomes pour toutes les tâches ◀de▶ dimensions régionales.
Or, les régions sont des grappes ◀de▶ communes. C’est donc au niveau de la commune que se formeront leurs décisions. C’est donc là qu’il s’agit ◀de▶ lutter : pour les autonomies municipales, sans lesquelles pas ◀de▶ régions ni ◀de▶ fédération, et qui sont beaucoup plus faciles à obtenir que les grands abandons ◀de▶ souverainetés étatiques qui resteront peut-être sans lendemain, une fois obtenus ◀de▶ haute lutte !
Si nous voulons l’Europe — et nous pourrons l’avoir —, c’est à portée ◀de▶ nos mains, dans nos bourgs et villages et dans les communes ◀de▶ quartier qu’il nous faut instituer les moyens ◀de▶ la construire, et ils sont simples : le droit ◀de▶ la commune à se rattacher aux syndicats régionaux ◀de▶ son choix, qu’il s’agisse ◀de▶ l’environnement, ◀de▶ l’énergie, des transports ou ◀de▶ l’éducation, et le droit au budget autonome principalement alimenté par les ressources régionales.
— Bien entendu, votre plan n’est qu’un rêve ?
— La différence entre un rêve ◀de▶ ce genre et la réalité ◀de▶ l’histoire est avant tout chronologique. La plupart des rêves ◀de▶ l’homme se sont réalisés au cours des âges — voler, aller sous l’eau, marcher sur la Lune, parler à grande distance, tuer de même et sans risques, voir ce qui n’est pas là, entendre Mozart ou Bach, ou la voix ◀de▶ ses parents morts en touchant simplement un bouton. Seule, l’immortalité physique résiste encore, pour des raisons bien évidentes : elle serait pour notre société une catastrophe sans précédent. Mais rien ◀de▶ pareil, bien au contraire, ne nous menacerait dans le cas qui me fascine…
Si le rêve des régions se réalise, lui aussi, dans dix ans, dans vingt ans, on dira que c’était si facile à prévoir : tout ce qui était raisonnable y conduisait…
Nous sommes tous colonisés
Mais rien n’est moins certain que le raisonnable. Si le rêve ◀de▶ l’Europe des régions ne tourne pas à réalité, le pire est sûr, aisément descriptible.
Car ne pas faire les régions signifierait persévérer dans le système, dans le mode ◀d’▶évaluation des moyens et des fins ◀de▶ la vie humaine ◀d’▶où a résulté l’État-nation qui, à son tour, l’entretient. Du système, j’ai décrit les enchaînements dans la première partie ◀de▶ cet ouvrage. On a vu qu’ils conduisent à la guerre, cause initiale et cause finale, ultima ratio ◀de▶ l’État. La préparation à la guerre polarise les économies dites « nationales » et les entraîne dans une dépendance toujours plus obsédante et angoissée ◀de▶ l’énergie venue de l’extérieur, et plus précisément ◀d’▶en bas, « l’énergie matérielle199 », plutonienne, cause majeure ◀d’▶une pollution dont les retombées mortelles, déjà, investissent dans l’espace les océans, qui couvrent presque toute la Terre, et dans le temps les cent-mille ans qui viennent.
Ne pas faire les régions signifierait trahir la cause ◀de▶ l’Europe fédérée, et par là même, forfaire à nos responsabilités mondiales.
La crise actuelle dans les relations entre l’Europe et le tiers-monde a été provoquée au xxe siècle par les séquelles du colonialisme, lui-même provoqué par les trois plus anciens États-nations qui furent aussi les principaux et premiers colonisateurs, pour la raison que l’État-nation en soi est une formule colonialiste : elle consiste à soumettre les peuples conquis par la force ou la ruse, non seulement à la loi des vainqueurs mais à leurs structures ◀de▶ pensée et à leurs modes ◀de▶ travail. C’est ce que les rois ◀de▶ l’Île-de-France, ◀de▶ Castille-Aragon et ◀d’▶Angleterre imposèrent aux nations conquises, bretonne, basque, catalane et occitane, écossaise, irlandaise et galloise, pendant des siècles, avant ◀d’▶appliquer les mêmes procédés aux peuples des trois Amériques, ◀de▶ l’Asie du Sud-Est, et ◀de▶ l’Afrique.
Les conflits qui opposent aujourd’hui l’Occident et le tiers-monde, les États-nations et les régions sont ◀de▶ structures homologues aux conflits qui opposaient naguère colonisateurs et colonisés. Les Européens qui étaient encore il y a cent ans aux quatre cinquièmes agriculteurs et villageois, ont été colonisés par la technique et l’urbanisme tout comme les Africains, les Indiens et les Tonkinois par l’industrie, les idéologies et la pharmacopée occidentales.
Nous sommes tous colonisés, Européens et peuples du tiers-monde, par un certain modèle mental qui a permis la civilisation industrielle, scientifico-technique, et qui suppose : rationalisation, centralisation et quantification, c’est-à-dire réduction ◀de▶ tout, hommes et choses, à du calculable et manipulable à partir du centre ; espace géométrisé à exploiter ; États-nations centralisés ; centrales nucléaires ; guerre atomique.
Une seule différence importante : le système inventé en Europe, a été essayé d’abord sur des peuples européens, et avec quel succès, pendant des siècles.
Quant au tiers-monde, à peine libéré ◀de▶ notre présence bouleversante mais si brève aux yeux de l’histoire200, il s’est mis à revendiquer le pire ◀de▶ notre héritage (à mes yeux) et le moins assimilable par ses traditions : le modèle ◀de▶ l’État-nation, le modèle des frontières tranchant dans le vif des communautés traditionnelles, coupant en deux des tribus ou ◀d’▶anciens empires puis, à l’intérieur des frontières « nationales », tentant ◀d’▶effacer les diversités tribales ou ◀de▶ subordonner toutes les « nations » à une seule d’entre elles, désormais dominante.
Un ministre africain me disait : — Nos frontières actuelles tracées à la règle sur une carte, dans un bureau ◀de▶ Londres ou ◀de▶ Paris, ne riment à rien, mais beaucoup de nos jeunes gens se feraient tuer pour elles ; elles sont devenues symboles ◀de▶ notre indépendance !
Se feraient-ils vraiment tuer pour ça, pour une dialectique masochiste ? Ou plutôt parce que ces frontières sont à leurs yeux le gage ◀d’▶une assimilation à ceux qui furent leurs maîtres et dont ils veulent garder les signes ◀de▶ maîtrise ? Dans leur passion ◀d’▶imiter, ◀de▶ mimer, non pas leurs anciens maîtres mais la maîtrise, ou tout au moins ses signes extérieurs, ils choisissent régulièrement ce qui leur est le moins congénital.
À qui fera-t-on croire que l’Occident pourrait nourrir l’Inde et le Bangladesh, l’Afrique noire des présidents à vie et l’Amérique latine des généraux, rien qu’en se serrant la ceinture ? Pourrions-nous au contraire pousser la production jusqu’à combler toutes les pénuries du tiers-monde ? Mais outre qu’il faudrait à cet effet multiplier — par sept selon les uns, vingt selon d’autres — l’exploitation des ressources existantes, il est démontré que la croissance augmente l’écart entre riches et pauvres201, écart plus douloureux, dirait-on, que la faim.
Ou bien proposera-t-on ◀de▶ distribuer aux dirigeants ◀de▶ ces États-nations tout neufs une partie des centaines ◀de▶ milliards dépensés chaque année pour nos armements ? Mais nous savons par expérience que la majeure partie ◀de▶ ces sommes refluerait sans tarder dans les comptes numérotés des banques suisses.
Tout ne fut pas toujours ◀de▶ notre faute. Ils souffraient ◀de▶ famine quand nous n’étions pas nés. Ils meurent encore ◀de▶ faim, mais en bien plus grand nombre — c’est un résultat du progrès — cependant que l’on meurt chez nous ◀de▶ manger trop. Cette fois-ci, notre faute est immense, mais ailleurs : elle est ◀d’▶avoir offert, ou plutôt imposé, aux élites occidentalisées du tiers-monde un modèle totalement étranger à toutes leurs traditions, le modèle ◀de▶ l’État-nation napoléonien — et que ce soit en version capitaliste ou communiste ne fait aucune différence.
Ils se trompent ◀d’▶Europe, quand ils veulent l’imiter, surtout pour mieux s’en libérer. Ils choisissent celle qui les a dominés, mais c’est choisir aussi celle qui les a perdus ! Je leur propose l’Europe des régions, comme offrant la formule la moins incompatible avec leurs différences libérées, leur identité retrouvée.
Le seul moyen ◀de▶ les inciter à éviter nos maux au lieu de les revendiquer, sera l’exemple vécu et réussi ◀d’▶un dépassement ◀de▶ nos stato-nationalismes par la fédération continentale ; ◀d’▶un dépassement ◀de▶ la croissance à tout prix par des formules ◀d’▶équilibre humain qui prennent en compte le bonheur, ou simplement l’aisance à vivre, plutôt que le gonflement artificiel du PNB. et les stocks ◀de▶ bombes calculés en « équivalents TNT ».
Condamner l’Europe et ne rien faire pour sa fédération, c’est priver le tiers-monde des seuls moyens ◀de▶ s’en tirer sans catastrophes. Car s’il est vrai que l’Europe est responsable ◀de▶ la plupart des maux qui accablent le tiers-monde, et d’abord ◀de▶ son explosion démographique, ◀d’▶où famine, mais ◀d’▶où soif aussi ◀de▶ nos industries, il est non moins vrai que l’Europe seule peut produire les anticorps des toxines qu’elle a répandues, et peut élaborer un modèle politique qui soit tentant pour le tiers-monde.
Quant à savoir si le tiers-monde sera tenté, et tirera ◀de▶ sa libération les conclusions que nous aurions dû tirer, pour notre part, ◀de▶ l’échec du colonialisme, je suis sceptique. Il se peut que le tiers-monde ne désire imiter qu’un Occident dominateur et sans scrupules, non pas perdant et devenu sage. Mais ce qui est sûr, c’est qu’en refusant ◀de▶ faire les régions et ◀de▶ se « faire » du même mouvement, l’Europe perdrait ses dernières chances ◀de▶ paix, ◀d’▶autonomie, et ◀de▶ survie ◀de▶ son identité, ◀de▶ son génie.
— Comment alors, évaluez-vous les chances ◀de▶ votre projet ? Quelles forces peut-il mobiliser ? Qui est pour ? Qui sera contre ? Et qui va le prendre en charge ?
— Je ne serais pas tenu ◀de▶ répondre à ces questions, m’étant donné pour tâche ◀de▶ faire voir et sentir la nécessité des régions, en tant qu’elle me paraît lisiblement inscrite dans la problématique ◀de▶ notre temps. Et voilà bien pourquoi plusieurs hommes politiques, dont quatre ou cinq du premier rang, en Amérique du Nord comme en Europe de l’Ouest, se voient amenés aux mêmes conclusions et le confessent… dans une conversation ou un colloque privé. Pourtant, ils ne font rien ◀de▶ visible dans ce sens, tout occupés qu’ils sont à se maintenir au pouvoir. Ils voudraient bien agir dans le sens ◀de▶ mon plan, mais s’ils en montraient l’intention, ils perdraient aussitôt et à coup sûr le pouvoir ◀de▶ le faire peut-être un jour… Je n’en vois pas un seul qui ait risqué l’expérience, dont rien ne prouve qu’elle n’eût pas réussi.
Mais je ne vais pas me dérober à une question que je ne cesse ◀de▶ me poser. Vous demandez qui va réaliser mon plan. À vrai dire, il y a toutes raisons ◀de▶ redouter que personne ne s’en charge en tant que représentant ◀d’▶une nation, ◀d’▶un parti, ◀de▶ la gauche ou ◀de▶ la droite, ou même ◀de▶ la Jeunesse.
Les hommes d’État ne feront rien pour la raison que je viens de dire, et les politiciens moins encore, pour la raison que les régions n’existent pas, ou seulement à l’état ◀de▶ nécessités vitales et ça ne vote pas.
Qu’ont fait tous nos gouvernements, avertis par le club de Rome ? Et qu’ont fait les partis politiques ? Ils sont encore « nationaux » avant tout ; donc pas plus régionaux qu’européens. Leur but est ◀d’▶accéder au pouvoir existant, ◀d’▶occuper ses bureaux, ◀de▶ s’asseoir dans ses fauteuils, ◀de▶ manipuler ses commandes, et non pas ◀de▶ le modifier radicalement, encore moins ◀de▶ créer un tout autre pouvoir. Même jeu donc pour la droite et la gauche, selon qu’elles ont le pouvoir ou seulement l’ambitionnent : sa structure leur dicte ses lois.
Quant au « grand public » ◀de▶ la droite et aux « masses » ◀de▶ la gauche, catégories ◀de▶ naguère aujourd’hui confondues dans l’ensemble passif des téléspectateurs, on n’y voit pas mieux les régions qu’on n’y a su ou pu voir venir les guerres mondiales, la théorie ◀de▶ la relativité, le stalinisme, la décevante marche sur la Lune, ni même la crise ◀de▶ l’énergie.
Tout ou presque semble indiquer à l’observateur objectif que rien ne se fera, ni ne convaincra ni ne s’imposera au xxe siècle, en temps utile.
— Mais la Jeunesse ?
— Pour autant qu’elle n’est pas un mythe journalistique, je la vois partagée dans sa majorité entre deux attitudes :
— Opportunisme à très court terme (trouver un job) et souci fortement anticipé ◀de▶ sécurité (s’assurer la retraite en même temps que le job). On ne s’occupe ni ◀de▶ l’Europe ni ◀de▶ régions, encore moins ◀de▶ révolution.
— Refus du « système », ce refus passant pour « révolutionnaire ». On ne s’occupe pas encore ◀de▶ l’Europe, ni ◀de▶ régions, ni ◀de▶ la création ◀d’▶un pouvoir neuf, mais très souvent, presque toujours, ◀de▶ « pollution », notez cela !
— Si je comprends bien, vous n’avez avec vous ni les gouvernements ni les partis, ni la grande industrie ni le prolétariat, ni les masses ni même les élites à la mode… Qu’avez-vous donc ?
— Le sens ◀d’▶un péril imminent et la conscience ◀de▶ vivre un long cauchemar où tout est faux, impossible et réel ; le refus ◀de▶ croire que l’état des forces cataloguées, tel que vous venez de le caractériser très justement, soit inchangeable à bref délai ; et la vision ◀d’▶un avenir vivant, qui peut faire se lever d’autres forces.
Rien ◀de▶ ce qui nous semble aujourd’hui définitivement installé dans une évidence granitique ne va durer, parce que rien ◀de▶ tout cela ne peut durer. Aucune des conditions ◀de▶ survie ◀d’▶une civilisation quelconque ne se trouve remplie par la nôtre : ni le consensus des meilleurs, ni celui du grand nombre ; ni l’amour pieux ou gouailleur du peuple, ni le dévouement rituel ◀d’▶une aristocratie qui sait ce qu’elle se doit. Plus grave encore, cette civilisation ne peut produire nulle garantie ◀de▶ sécurité égale ou supérieure aux risques par elle-même créés et entretenus.
Absurde, impossible et réelle, la société stato-nationaliste a pour seule vertu ◀d’▶être là. Écoutons Baudelaire :
Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ?
Dans les partis, tout peut changer. Certains, disait Emmanuel Berl, « peuvent en avoir marre tout ◀d’▶un coup202 ». Déjà s’opère en toutes classes sociales et toutes classes ◀d’▶âge la mobilisation de plus en plus fréquente ◀d’▶activistes nombreux et motivés luttant contre la pollution sous toutes ses formes : des emballages plastiques aux déchets plutoniens. À partir de là, tout s’enchaîne. L’analyse des causes ◀de▶ la pollution et du système ◀de▶ ces causes conduit, au-delà des déductions critiques, à l’escalade lente et sûre des innovations attendues et des rénovations sociales et politiques proposées au long ◀de▶ ces pages, et qui vont des petites communautés à la fédération du continent, première base ◀d’▶un ordre mondial.
Déjà, lors ◀d’▶élections locales ou nationales, les candidats bénéficiant ◀de▶ l’appui des mouvements « écologiques » ont battu les chevaux ◀de▶ retour des partis grâce aux quelques centaines ◀de▶ voix qui font toute la différence. Déjà, un régime scandinave vient de se voir renversé après trente ans ◀de▶ pouvoir, parce qu’il s’obstinait à confondre progrès social et centrales nucléaires203. La vertu des gouvernements, même s’ils sont au service des marchands ◀d’▶armes, n’est pas telle qu’ils ne tirent ◀de▶ pareils résultats des conclusions ◀d’▶un sain opportunisme.
Il y a donc des mouvements, des signes favorables ?
— Des milliers ◀de▶ mouvements sont à l’œuvre. Au premier rang, ceux des écologistes. On leur dispute ce nom, ils assurent la fonction. Et bien plus, par leurs luttes contre la pollution, et les centrales nucléaires, ils ont fourni à la révolution régionaliste le levier politique qui avait fait défaut aux mouvements personnalistes des années 1930, puis aux fédéralistes européens ou mondialistes ◀de▶ l’après-guerre.
Je vois des signes. L’évolution ◀de▶ la TV reproduit le phénomène dialectique des régions fédérées s’opposant aux États-nations par l’intérieur et par l’extérieur. Or, la formule des circuits fermés favorise les communautés locales tandis que les relais par satellites permettent une communication mondiale : dans les deux cas on échappe aux contrôles ◀de▶ l’État-nation, dont les monopoles classiques se trouvent débordés et vidés tant par en bas (quartiers) que par en haut (continents).
Je vois des sociologues et des économistes comme E. F. Schumacher, pour qui l’avenir est aux « petites unités intelligibles » ; des politologues comme C. N. Parkinson, pour qui l’Europe ◀de▶ demain ne sera viable que si elle se recompose sur la base ◀de▶ quelque cent-quarante régions autonomes, dont il dresse la carte. Je vois des architectes comme Doxiadis qui écrit : « L’expérience nous apprend que seules des unités ◀de▶ dimensions restreintes peuvent être appréhendées par leurs habitants et leur offrir un cadre ◀de▶ vie plaisant » et qui préconise au surplus ◀de▶ « petites cellules urbaines à l’échelle humaine », ◀d’▶ampleur limitée à 50 000 habitants204 ; enfin des futurologues comme Hermann Kahn, cité plus haut, qui voit nos États-nations, ayant perdu leurs raisons ◀d’▶être, bientôt remplacés par une « communauté plus effective », l’Europe des régions.
— L’avenir serait donc à l’Europe des régions ?
— Sans aucun doute, si les vues justes nous conduisaient. Mais depuis dix mille ans qu’il y a des hommes à histoire et qui n’ont pas trouvé mieux que la guerre pour résoudre leurs différends, on ne voit pas ce qui pourrait justifier l’espoir fou qu’ils deviennent raisonnables dans les dix ou quinze ans prochains — et nous n’avons guère plus ◀de▶ temps pour décider ◀de▶ la survie ◀de▶ notre espèce.
Pédagogie des catastrophes
— Seriez-vous radicalement pessimiste ?
— Pessimiste, optimiste, cela n’a pas ◀de▶ sens en soi. Je ne cesserai ◀de▶ me sentir optimiste tant que je verrai que je puis faire quelque chose, quel qu’en soit d’ailleurs le succès ! Attitude qui n’est pas différente ◀de▶ celle que j’annonçais dans ma jeunesse sous le titre ◀de▶ « politique du pessimisme actif 205 », prenant ma devise au Taciturne. Si l’on me suivait, bien sûr, tout irait mieux, on éviterait au moins le pire, mais je sais bien que vous ne me suivrez pas — ou pas assez tôt et pas en nombre suffisant. Il reste à la réalité ◀de▶ vous imposer ce que le bon sens jamais n’aura pu faire, et c’est la réalité elle-même qui va recourir à la pédagogie des catastrophes. Je ne vois rien de plus probable. Je ne prédirai rien ◀d’▶autre comme certain.
Je sens venir une série ◀de▶ catastrophes organisées par nos soins diligents quoique inconscients. Si elles sont assez grandes pour réveiller le monde, pas assez pour tout écraser, je les dirai pédagogiques, seules capables ◀de▶ surmonter notre inertie et l’invincible propension des chroniqueurs à taxer ◀de▶ « psychose ◀d’▶Apocalypse » toute espèce ◀de▶ dénonciation ◀d’▶un facteur ◀de▶ danger bien avéré, mais qui rapporte.
Je disais cela dans mon jardin du pays ◀de▶ Gex devant la caméra ◀de▶ la TV française, dans l’après-midi lumineux du 24 août 1973, et donnais pour exemple la crise énergétique, industrielle et monétaire où cinq ou six émirs ◀de▶ droit divin, un roi madré et un dictateur fou pouvaient nous jeter ◀d’▶un jour à l’autre, si cela leur chantait ou pour que nous chantions. Quelques semaines plus tard, la guerre du Kippour fournissait un prétexte à la « crise du pétrole », m’obligeant à jeter au panier, pour cause ◀de▶ confirmation prématurée, une centaine ◀de▶ pages destinées à ce livre, dont le ton prophétique eût paru plutôt ridicule après coup. Tout le monde aujourd’hui sait ou pourrait savoir ce que je découvrais et croyais révéler : les ressources limitées, les besoins infinis, les centrales nucléaires qui vont arranger cela et qu’on dit au surplus tellement propres… Mais comme tout le monde déjà oublie sa peur et la sagesse qu’il en tira pour quelques semaines, ◀de▶ nouvelles catastrophes s’organisent dans l’ombre : « excursions » nucléaires, déchaînements criminels, répressions policières correspondantes, pétroliers éventrés, extinction des baleines, des éléphants, des phoques, et ◀de▶ tous les fauves à fourrure, chantages à la bombe bricolée exigeant les bijoux ◀de▶ la couronne, la tête ◀d’▶un chef d’État ou autrement c’est Manhattan, Moscou, Paris rasés dans l’heure…
Quelqu’un ◀d’▶autre l’avait déjà dit, c’était Saint-Just, au cœur ◀de▶ la Révolution :
Il faut attendre un mal général assez grand pour que l’opinion générale éprouve le besoin ◀de▶ mesures propres à faire le bien.
Saint-Just ajoute :
Ce qui produit le bien général est toujours terrible, ou paraît bizarre lorsque l’on commence trop tôt.
Mais je ne vois pas ce qu’il serait possible, aujourd’hui, ◀de▶ « commencer trop tôt » : tout va trop vite. Il a fallu cinq siècles exactement (1300-1800) pour préparer l’État-nation, moins ◀d’▶un siècle pour en imposer le modèle à toute l’Europe, et soixante ans pour le propager au monde entier. Mais depuis qu’il sévit, à cause de lui, tout s’accélère vers le pire. ◀D’▶où non seulement l’urgence accrue ◀d’▶un changement ◀de▶ cap, mais une plus grande lisibilité ◀de▶ l’évolution, qui peut faciliter ce changement.
Les catastrophes n’apprendront rien à ceux qui n’ont pas vu où il faut aller, et donc n’en cherchent pas les voies et ne les inventeront jamais. « Pas ◀de▶ vent favorable, pour qui ne sait où il va. » Mais pour celui qui sait, tout est possible tant qu’un vent souffle, même contraire. Tirer des bords contre le vent ◀de▶ l’histoire et ◀de▶ la guerre : formule ◀de▶ nos efforts actuels et prochains.
Et peu m’importe ◀de▶ prévoir si la gauche ou la droite vont l’emporter — ◀de▶ toute façon, ce sera tout autre chose — car je n’écris ceci que pour mieux disposer quelques esprits à désirer, à préparer, à vouloir d’autres fins. Cette dialectique qui ne prévoit ni A ni B, mais incite à trouver des chemins vers C, je la trouve déjà formulée par Héraclite au siècle ◀d’▶or ◀de▶ Delphes, ◀de▶ la Pythie, et ◀de▶ la naissance des cités grecques :
Le maître de la Pythie ne veut ni prédire ni cacher, mais il indique sa volonté et la vraie Voie.