Conclusion
« Sentinelle, que dis-tu de▶ la nuit ? »
Il y a quelques années, ayant écrit que l’action politique par excellence allait consister désormais à prendre des mesures conservatoires ◀de▶ l’Humain, quelqu’un demanda : « Pourquoi voulez-vous donc que ça dure ? » Question morbide, mais lucide, et qu’on ne peut simplement écarter.
Je veux que l’homme dure à cause de l’espérance. À quoi s’ajoute un raisonnable espoir. La fin ◀de▶ l’homme, tout à l’heure, serait au moins prématurée. Nous voyons aujourd’hui certaines causes du péril où l’humain risque ◀de▶ s’anéantir, et nous disons : ce serait trop bête ! Nous venons ◀d’▶entrevoir la guérison possible. Nous avons les moyens ◀de▶ sauver « l’environnement » — la nature et nos habitats — in extremis. Mais que serait la beauté du Monde sans l’œil ◀de▶ l’homme ? C’était si beau, la Terre ◀de▶ la Vie, bleue, verte et blanche dans le noir éternel… Mais sauver le paysage et les décors n’aura plus ◀de▶ sens si nous ne sommes plus là, ou ce qui revient au même, si nous sommes encore là mais aliénés, devenus incapables même ◀de▶ nostalgie pour ce qui fut un jour notre vie menacée. Mais il n’est pas ◀de▶ prévision ◀d’▶avenir meilleur qui ne passe par un homme meilleur. Car il arrivera… ce que nous sommes. Et quoi ◀d’▶autre peut-il arriver ? Et venant ◀d’▶où ? (À part les tremblements ◀de▶ terre.) Il nous faut donc vouloir que le meilleur gagne — en nous. Et il nous faut d’abord nous le représenter, nous le rendre présent, l’anticiper.
On peut anticiper l’avenir et le prévoir par les yeux ◀de▶ la foi, « substance des choses espérées, ferme assurance ◀de▶ celles qu’on ne voit pas ». Mais à l’aide ◀d’▶appareils scientifiques, on ne peut voir que du passé, des faits, c’est-à-dire du factum, du déjà fait.
Toute pensée créatrice est du wishful thinking, prend nos désirs pour des réalités, jusqu’à ce que ces désirs créent ces réalités et leur donnent vie dans notre vie, les réalisent. Désirer le meilleur en nous et par la force du désir le devenir, c’est anticiper notre avenir, mieux : c’est le faire.
La décadence ◀d’▶une société commence quand l’homme se demande : « Que va-t-il arriver ? » au lieu de se demander : « Que puis-je faire ? »
À ces deux questions, curieusement, il n’est qu’une seule réponse possible et c’est : Toi-même ! Car il arrivera ce que nous sommes : du mal au pire si nous restons aussi mauvais, et quelque bien si nous devenons meilleurs, obéissant mieux à notre vocation dans la cité. Hors de là point ◀de▶ communauté, ni donc ◀de▶ régions, ni ◀d’▶Europe, ni ◀de▶ paix, ni ◀de▶ futur à vues humaines.
J’ai voulu lire l’avenir inscrit en nous — non certes dans nos chromosomes : n’allons-nous pas nous cacher une fois de plus derrière les arbres, aux forêts du passé profond ! — mais dans nos attitudes présentes.
Si vous voulez prévenir tel désastre probable ou précisément calculé, et d’abord celui ◀d’▶être tous des seuls en masse, il vous reste à vous convertir, à faire votre révolution, c’est le même mot.
Je ne vais pas vous demander ◀de▶ devenir tous des saints. (Pourtant, ce serait la solution.) Je ne vais pas vous dire : — Aimez-vous ! (même remarque). Mais seulement : — Remplacez ce système qui multiplie les occasions ◀de▶ haine par un autre qui favorise et qui appelle la solidarité. Or, ce changement n’adviendra pas dans la cité, dans le réseau des relations humaines, s’il ne s’est opéré d’abord en vous. Si vous voulez changer l’avenir, changez vous-mêmes.
Et c’est pourquoi la Sentinelle ◀de▶ Juda, le grand prophète, interrogé sur l’avenir par la voix ◀de▶ l’angoisse humaine dit seulement : Convertissez-vous ! Le mot doit être ici reçu dans toute sa force et dans la plénitude ◀de▶ son sens. (Qui n’est pas limité à « devenez chrétiens ! ». Isaïe n’était pas chrétien.)
Dira-t-on que l’on peut partager ◀de▶ telles idées sur les méfaits des centrales nucléaires et les bienfaits ◀de▶ la communauté, donc des régions, sans adopter l’attitude religieuse que suggère malgré tout le terme ◀de▶ conversion ? Ou que la religion n’a rien à voir avec tel mode ◀de▶ pollution ou ◀de▶ production ◀d’▶énergie ? Je répondrai que les régions, la pollution, l’énergie nucléaire ont valeur symbolique en tant que nœuds ◀de▶ problèmes qu’on ne peut résoudre ou trancher sans impliquer des décisions métaphysiques et religieuses quant au rôle ◀de▶ l’homme sur la Terre et quant à ses options ◀de▶ base : la puissance ou la liberté.
Faire des régions et recréer ainsi des possibilités ◀de▶ communauté où la personne ait liberté ◀de▶ découvrir et ◀d’▶exercer sa vocation ; du même coup, prévenir la guerre nucléaire (les unités ◀de▶ base simplement n’atteignant pas la masse critique) ce n’est rien ◀de▶ moins que se tourner vers des finalités ◀de▶ liberté, rien ◀de▶ moins que renoncer à la puissance sur autrui. Et c’est littéralement se convertir.
Tous les prophètes condamnent la volonté ◀de▶ puissance, qu’ils assimilent à l’invocation des faux dieux. Pour les évangiles, la puissance est la plus grande des tentations que le diable dresse au désert devant Jésus. Toute la Bible exalte en revanche « la liberté des enfants ◀de▶ Dieu ».
Si l’on exclut ◀de▶ la « sphère du religieux » le drame ◀de▶ l’humanité menacée par ses propres erreurs et menaçant du même coup la nature ; si l’on remplace l’amour par l’efficacité — dont la mesure est la puissance militaire, puissance ◀de▶ tuer ; si l’on ne veut plus tirer son énergie ◀de▶ soi-même mais seulement ◀de▶ la désintégration ◀d’▶un peu de matière, que reste-t-il dans la « sphère du religieux » ? La casuistique. Mais à l’inverse, comment fonder l’objection ◀de▶ la personne, au nom de quoi refuser le verdict ◀de▶ la Raison ◀d’▶État, quand il tombe ◀de▶ l’ordinateur bien programmé ?
Puissance ou liberté, qui tranchera ? Entre le besoin ◀de▶ sécurité à tout prix et la soif ◀de▶ liberté à tous risques, le choix ◀de▶ l’espèce sera fonction ◀de▶ la chose la moins prévisible du monde, qui est la vitalité ◀d’▶une société.
Mais il nous faut pousser l’analyse sur nous-mêmes : que choisissons-nous réellement ?
Au niveau des États-nations tout est joué, tout est perdu. On le sait dans les hautes sphères du pouvoir. Chacun, pour se sauver en tant que nation, vend ou achète les armes ◀de▶ la fin, et se précipite vers l’holocauste général avec une très grande et très profonde stupidité, qui amène des éthologistes à penser que se manifeste, dans l’humanité ◀d’▶aujourd’hui, une tendance suicidaire assez puissante.
Alors, nous — chacun ◀de▶ nous — changeons ◀de▶ cap, changeons ◀de▶ buts, ordonnons nos moyens à ces buts — recréons la communauté !
Ce ne sera pas encore la fin ◀de▶ la peine des hommes, la vie sans poids. Pas encore le Jour éternel. Mais quelque chose comme le miracle du réveil après le cauchemar où l’on hurlait seul, sans écho, devant l’indicible injustice ◀de▶ l’écrasement imminent. Comme la permission ◀de▶ vivre encore ◀de▶ nouveaux jours, ◀de▶ nouvelles nuits aussi, et ◀d’▶y trouver plus ◀de▶ saveur et plus ◀de▶ sens. Qu’attendre aujourd’hui ◀de▶ l’avenir, sinon d’abord qu’il dure, et cela dépend ◀de▶ nous.
C’est pourquoi cette génération ne recevra pas ◀d’▶autre oracle que celui ◀d’▶Isaïe à Séir, c’est ◀de▶ lui qu’elle devra tirer son espoir et sa résolution. Et ce n’est pas la promesse ◀d’▶une fin ◀de▶ l’Histoire mais ◀d’▶une rénovation ◀de▶ l’aventure ◀d’▶être homme, si elle prend naissance dans notre cœur.
Écoutons maintenant le cri sublime :
◀De▶ Séir, une voix crie au prophète : — Sentinelle, que dis-tu ◀de▶ la nuit ? Sentinelle, que dis-tu ◀de la nuit ? La sentinelle a répondu : — Le matin vient, et la nuit aussi. Si vous voulez interroger, interrogez ! Convertissez-vous et revenez !