« Il faut changer de cap » (27 septembre 1977)al
« La▶ décadence d’une société commence quand ◀l’▶homme se demande : “Que va-t-il arriver ?” au lieu de se demander : “Que puis-je faire ?”. À ces deux questions, curieusement, il n’est qu’une réponse possible et c’est : “Toi-même !” » Voilà, en ces temps incertains, ◀le▶ salutaire avertissement que nous donne ◀l’▶essayiste suisse Denis de Rougemont, au terme d’un livre important dont ◀le▶ titre résume bien ◀l’▶esprit : ◀L’▶Avenir est notre affaire. À tous ◀les▶ dangers qui nous menacent et que ◀l’▶auteur dénonce lucidement, on n’est certes pas obligé d’apporter ◀les▶ mêmes réponses, mais on doit convenir avec lui de ◀l’▶urgence de solutions.
Pour étayer votre thèse, Denis de Rougemont, vous parlez d’une « crise universelle ». Qu’entendez-vous par là ?
J’entends que, à ◀l’▶Est comme à ◀l’▶Ouest, ◀les▶ idéaux de progrès matériel, de production industrielle et de consommation illimitées nous ont conduits au seuil d’une série de désastres parfaitement calculables si nous laissons ◀les▶ choses aller.
Et le premier de ces désastres serait provoqué par ◀la▶ démographie galopante ?
C’est ◀le▶ plus frappant en effet, non pas en Occident, mais dans ◀le▶ tiers-monde. Parce qu’on nous dit que ◀l’▶humanité va doubler tous ◀les▶ trente ans, nous croyons que ◀la▶ production industrielle et énergétique, va devoir augmenter d’une manière indéfinie. Or, elle ne peut pas augmenter d’une manière infinie dans un monde fini. Nos ressources matérielles sont menacées d’épuisement. Il nous reste du pétrole pour trente ans. Que fera-t-on dans trente ans des autos et des autoroutes ? Réponse des technocrates : on bâtira des centrales nucléaires qui prendront ◀la▶ relève. Mais ◀l’▶uranium qui ◀les▶ nourrit sera aussi épuisé, pense-t-on, en trente ans. Qu’à cela ne tienne, disent ◀les▶ technocrates, nous ferons des centrales au plutonium. Or, elles sont un danger intolérable, nous disent des milliers de physiciens.
Là, nous abordons ◀le▶ problème de « ◀l’▶agression technicienne contre ◀la▶ nature » ?
Oui, et ce qui ◀la▶ rend dangereuse, c’est qu’elle s’opère aujourd’hui sous ◀l’▶égide de ◀l’▶État-nation, contre ◀le▶ vœu des citoyens.
Qu’appelez-vous ◀l’▶État-nation ?
C’est ◀la▶ mainmise d’un appareil étatique sur ◀la▶ vie d’une nation. C’est ◀la▶ formule napoléonienne de ◀l’▶État, né de ◀la▶ guerre et préparant ◀la▶ guerre. Vous parliez d’agression contre ◀la▶ nature. Il n’y a pas que ◀la▶ pollution par ◀l’▶industrie. Pour moi, ◀la▶ pollution majeure et définitive de ◀la▶ terre serait ◀la▶ guerre atomique que préparent, malgré eux, tous nos États-nations.
Vous semblez trouver une solution à tous vos problèmes dans ◀la▶ régionalisation ?
N’allons pas trop vite ! Je constate, en historien, qu’à ◀l’▶origine de nos maux actuels, il y a ◀le▶ gigantisme, ◀la▶ superstition des grandes dimensions. Or, nous constatons que ◀les▶ petits États ont tous ◀les▶ avantages sur ◀les▶ grands : niveau matériel, richesse par tête, créativité intellectuelle, etc. sauf un seul : ils ne peuvent pas faire de grandes bêtises, c’est-à-dire de grandes guerres.
Au fond, ce que vous nous proposez, c’est ◀le▶ modèle suisse ?
C’est quelque chose qui s’en inspire, dans ◀la▶ mesure où ◀la▶ Suisse est née de ◀la▶ fédération de petites communautés, car ◀la▶ petite communauté permet seule à ◀la▶ voix d’un citoyen d’être entendue, donc aux citoyens d’être libres, parce que responsables de leur destin et des destins de ◀la▶ cité. Dans ◀les▶ énormes villes d’aujourd’hui, on assiste à une dramatique dégradation des relations humaines.
Mais ces États que vous dénoncez ont quand même édifié au cours des siècles une langue et une culture commune ?
◀L’▶État-nation que je dénonce a 180 ans d’âge. Il a détruit, lentement mais sûrement et méthodiquement ◀les▶ communautés traditionnelles, et par suite ◀le▶ sens civique dans ◀l’▶Hexagone. Mais ◀les▶ régions que je préconise sont autre chose que ◀les▶ seules ethnies : ce sont ◀les▶ communautés qu’il s’agit de reconnaître, comme ◀le▶ disait Vidal de la Blache, et non de délimiter.
Mais il est évident que ◀les▶ frontières seraient débordées ?
On dénombre actuellement une vingtaine de régions transfrontalières du Danemark à ◀la▶ Suisse, quatre au moins d’entre elles brochant sur trois pays. Il est fortement question de créer une assemblée de ces régions-là et d’une trentaine d’autres qui sont en train de se faire reconnaître en Europe et, à mon sens, c’est là ◀la▶ voie d’une union européenne possible.
Mais comment pourrions-nous aboutir à ces solutions ?
Je ne pense pas que ◀les▶ hommes vont devenir sages dans ◀les▶ dix années décisives qui viennent, mais je pense qu’un certain nombre de catastrophes vont ◀les▶ forcer à réfléchir et à changer de cap, du genre de ◀la▶ crise du pétrole de 1973. Changer de cap, c’est littéralement se convertir, faire sa révolution. Chacun de nous peut opérer pour lui-même cette révolution vers une nouvelle forme de progrès. Je ne propose pas ◀la▶ violence qui aboutit toujours à des régimes policiers, ni ◀le▶ renversement des pouvoirs existants, déjà si compromis. Pour moi, ◀le▶ but général de ◀la▶ civilisation et de ◀la▶ société politique n’est pas ◀la▶ puissance des collectivités, mais ◀la▶ liberté des personnes. ◀La▶ puissance, c’est ◀le▶ pouvoir que ◀l’▶on prend sur ◀les▶ autres, ◀la▶ liberté, c’est ◀le▶ pouvoir que ◀l’▶on prend sur soi-même.