Au tableau d’honneur de Parents : L’▶Avenir est notre affaire (octobre 1977)ao ap
Que nous agissions ou non, que nous ◀le▶ voulions ou non, ◀l’▶avenir est notre affaire. Nous en sommes seuls responsables. « Mieux vaut ◀le▶ savoir et cesser de nous cacher derrière toutes sortes de prétendues fatalités, transparents paravents de nos inerties intellectuelles quand ce n’est pas de nos lâchetés morales. » C’est ainsi que Denis de Rougemont, écrivain suisse, pionnier de ◀l’▶idée européenne, s’adresse à nous dans son dernier livre qui vient de paraître. ◀L’▶Avenir est notre affaire . Un titre qui est ◀la▶ profession de foi mais aussi ◀l’▶avertissement que lance sans ménagement cet homme de 71 ans, qui a perdu bien des illusions sur notre monde mais pas encore sa confiance dans ◀les▶ hommes.
Tout dans cet écrivain, grand, robuste, au regard rêveur, évoque ◀la▶ solidité, ◀le▶ bon sens. Il est à ◀l’▶image de cette maison, ancienne ferme retapée, imposante dans sa simplicité, dans laquelle il passe ses vacances, à quelques kilomètres de Grasse.
En ◀l’▶an 2000 ni pain, ni eau, peut-être !
Il parle de son livre d’une voix lente, pèse ses mots comme il jauge ◀le▶ poids des choses, explique, cite Platon, Aristote, décrit ◀la▶ Grèce antique, berceau de ◀la▶ démocratie, modèle idéal d’une société qui était tournée vers ◀l’▶homme. Nous avons perdu cette mesure : alors, tout au long de son livre, il nous houspille, nous provoque, nous met au pied du mur. Nous voici condamnés à choisir notre avenir.
Nous voici donc libres. Libres de laisser faire… Et c’est ◀la▶ catastrophe programmée. « Voilà notre homme de ◀l’▶an 2000, dit-il : sans eau potable, sans pain, sans vin et privé même du comprimé d’algues marines en guise de steak qu’on lui a promis dès ◀les▶ années 1950. » Ce n’est qu’un aspect ! Mais nous sommes libres aussi de réagir, « de retrouver nos vrais désirs, nos vrais besoins et ◀les▶ vraies fins vers lesquelles ils nous portent ».
« À vous de jouer ! » lance-t-il en défi à ◀la▶ jeunesse du monde. Denis de Rougemont n’est pas un prophète. Son livre ne raconte pas une fiction. Il constate. Sévérité du moraliste, tristesse de ◀l’▶humaniste, mais ferveur de ◀l’▶homme : « Tout est encore possible, dit-il, et même plus que jamais. Tout est possible mais il faut choisir. » Ce n’est pas un homme à renoncer. Son acharnement à défendre ◀l’▶Europe, et à travers elle ◀l’▶homme, ◀le▶ prouve. Déjà en 1932, lorsqu’il fonde ◀la▶ revue Esprit, avec E. Mounier, il pense à une Europe qui naîtrait de ◀la▶ fédération des régions. Après ◀la▶ guerre, il en devient l’un des artisans ◀les▶ plus actifs, participe à tous ◀les▶ grands congrès européens, devient rapporteur général au congrès de La Haye. En 1950, il fonde à Genève le Centre européen de la culture dont il est toujours ◀le▶ directeur, et aujourd’hui encore il continue d’enseigner à ◀l’▶Institut d’études européennes. ◀L’▶Europe fut et reste sa passion parce qu’elle lui apparaît comme ◀l’▶aboutissement de ce personnalisme communautaire, fondamental, qui fut ◀la▶ recherche de sa vie. Recherche de ◀la▶ personne, de ◀la▶ vocation d’homme. On ◀la▶ retrouve dans tous ses livres, dans ses articles, dans toutes ses activités.
◀Le▶ sens de ◀la▶ communauté humaine doit renaître
Et pourtant ! ◀les▶ occasions ne lui ont pas manqué de renoncer à sa foi dans ◀l’▶humanité. En 1936, il a vu de près ◀l’▶Allemagne d’Hitler, a assisté au délire hystérique des foules massées pour applaudir ◀l’▶homme providentiel. Denis de Rougemont était alors lecteur à ◀l’▶Université de Francfort. Quatre ans plus tard, il partait pour ◀les▶ États-Unis.
« Hitler fut ◀la▶ réponse au problème fondamental de notre temps », dit-il.
Terrible constat. Il ◀l’▶explique.
Dans ◀l’▶Europe du xxe siècle, ◀le▶ sens de ◀la▶ communauté est en train de disparaître, mais ◀le▶ besoin « d’être ensemble » demeure vital. […] Hitler a répondu à ◀la▶ question centrale du siècle, qui est religieuse au sens élémentaire, en offrant une camaraderie, un coude à coude, des liturgies. […] C’était simpliste et ridicule, aussi aberrant que ◀l’▶on voudra. C’était un idéal commun, et terriblement effectif.
Alors, si un phénomène semblable se reproduisait ?Sans doute ◀l’▶idée a-t-elle effleuré D. de Rougemont lorsqu’en 1969 il a pris brutalement conscience que notre monde glissait vers ◀le▶ néant. Un rapport confidentiel du club de Rome (comité international de savants qui a alerté ◀le▶ monde sur ◀les▶ excès de ◀la▶ croissance démographique et industrielle) est à ◀l’▶origine de ce déclic :
J’ai vu sous forme de courbes ce qui allait se passer si on continuait comme maintenant. Je me suis dit : « il faut faire quelque chose ».
Vastes villes trop peuplées, inhumaines
Il se met à ◀la▶ tâche. Pendant quatre ans, il réunit documents, rapports, enquêtes, rencontre des sociologues, des urbanistes, des physiciens. Son livre en est ◀le▶ résultat. À la fois cri d’alarme et désespérance.
◀L’▶espèce humaine est arrivée à une crise majeure. Si elle ne se ressaisit pas, si elle renonce à intervenir, alors elle signera sa mort. Or, maintenant que nous avons ◀les▶ moyens de surmonter ◀les▶ défis de ◀la▶ nature, nous voici seuls responsables. Car si jusqu’à nos jours ◀l’▶avenir était complètement inconnu, s’il dépendait des catastrophes, du temps, de ◀la▶ nature, s’il s’agissait alors simplement de survivre, de se maintenir ◀le▶ menton au-dessus de ◀l’▶eau, aujourd’hui, pour la première fois dans ◀l’▶histoire, ◀l’▶homme peut choisir son avenir, grâce à ◀la▶ technique. ◀Les▶ catastrophes ne tombent plus du ciel, elles viennent de nous. Mais ◀les▶ hommes ont encore beaucoup de peine à ◀l’▶admettre. Et pourtant, il nous reste désormais à décider librement de ◀l’▶essentiel : pour quoi voulons-nous vivre ?
Denis de Rougemont se tourne vers ◀le▶ feu de bois qui crépite dans ◀la▶ cheminée, ◀le▶ regard songeur :
Oui, nous avons vraiment atteint ◀les▶ limites.
Voyez-vous, ◀les▶ hommes sont envahis par un sentiment d’impuissance qu’il faut absolument combattre. C’est lui qui mène ◀la▶ jeunesse à ◀la▶ délinquance. ◀La▶ dissolution de ◀la▶ communauté dans ◀la▶ société actuelle a fait perdre à ◀l’▶homme ◀le▶ sentiment de responsabilité et donc sa liberté. Villes trop vastes, trop peuplées, inhumaines. Nous sommes loin des cités grecques !
C’est pour vous ◀le▶ modèle idéal ?
Absolument ! Et chose extraordinaire on commence à y revenir aujourd’hui. Plus personne ne nie ◀la▶ nécessité de recréer des petites unités. C’est ◀le▶ refrain de tous ◀les▶ sociologues un peu sérieux, tant aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne, en Scandinavie. Et nous y venons en France. Ce n’est pas un hasard !
Un architecte grec contemporain, Doxiadis, qui était ◀l’▶animateur de tous ◀les▶ urbanistes avancés, est arrivé à ◀la▶ fin de sa vie à ◀la▶ conclusion que ◀la▶ ville idéale ne doit pas dépasser 50 000 habitants. C’est fantastique, vous comprenez ! Malgré tous ◀les▶ changements techniques intervenus, nous revenons à ◀la▶ grande idée des Grecs. Ils savaient eux que si ◀les▶ villes dépassaient 100 000 habitants, elles ne seraient plus gouvernées par ◀les▶ citoyens, que ces derniers ne pourraient plus se réunir sur ◀l’▶agora, ◀le▶ forum, que c’en serait fini de ◀la▶ participation, de ◀la▶ communication et des relations humaines.
Comment encore être un citoyen !
Nous, nous avons compté sur ◀l’▶adaptation des hommes. Effrayante adaptation qui ◀les▶ mutile moralement. Comment veut-on que ◀l’▶homme soit encore un citoyen !
Et pourtant c’est de ◀l’▶homme que Denis de Rougemont attend ◀le▶ grand changement. Pas de ◀l’▶État, pas des gouvernements, dont ◀l’▶arme favorite est devenue ◀le▶ mensonge. Accusation gratuite ?
J’ai relevé douze mensonges officiels à propos du nucléaire, répond Denis de Rougemont. C’est insensé ! Dans tous ◀les▶ domaines, ◀le▶ mensonge atteint un sommet jamais égalé. Contre cela aussi nous devons lutter.
Et ◀le▶ voilà qui passe à ◀l’▶action. Pour que nous connaissions ◀la▶ vérité, puisqu’elle seule nous fera réagir. C’est ainsi que cet automne naîtra « ◀L’▶Agence de vérité atomique », parrainée par Denis de Rougemont et un physicien, Lew Kovarski (un des trois qui découvrit avec Joliot-Curie et von Halban ◀la▶ fission de ◀l’▶atome).
Cette agence révélera et fera connaître tous ◀les▶ mensonges de ◀l’▶EDF et de nos gouvernements à propos du nucléaire. Mais, d’ores et déjà, une chose est sûre : on ne pourra bâtir des centrales qu’à ◀l’▶abri d’un rideau de CRS, donc dans une société devenue policière. Vous voyez, partout nous atteignons ◀les▶ limites du supportable, du vivable.
◀Les▶ hommes d’État mentent trop à ceux du peuple
Vous êtes un farouche ennemi de ◀l’▶État-nation ?
J’ai toujours été antinationaliste et antiétatiste. Tout prouve aujourd’hui que ◀les▶ États sont ◀les▶ grands responsables de ◀la▶ crise de notre civilisation. Ce sont eux seuls qui ont géré ◀la▶ terre. Eux seuls qui en avaient ◀les▶ moyens. Pour que ◀l’▶avenir devienne notre affaire, ◀l’▶État doit être dessaisi des pleins pouvoirs. Ce n’est qu’en décidant de reprendre leur destin en main à ◀l’▶échelon local et régional que ◀les▶ hommes y parviendront. ◀Le▶ moyen ? Refaire vivre ◀les▶ communes, ◀les▶ municipalités, ◀les▶ régions, car elles seules sont à ◀la▶ mesure des hommes, de leur volonté et de leur voix.
Et de s’en prendre à ◀l’▶école avec ◀la▶ véhémence du professeur courroucé.
◀L’▶école ! mais c’est elle qui perpétue ◀les▶ vieux clichés, qui fait croire que ce qui existe a toujours existé et que nous n’y pouvons rien changer. Elle fait des citoyens pour ce qu’on veut, et trop souvent pour ce que ◀l’▶État lui demande. Longtemps elle a fait des citoyens pour ◀la▶ nation seulement. Nous avons payé cela par deux guerres mondiales.
◀L’▶éducation aujourd’hui doit apprendre aux jeunes à reconnaître leurs besoins réels et à critiquer ◀l’▶aliénation collective crée par ◀la▶ publicité, ◀les▶ mass médias et ◀la▶ « morale » du marketing.
◀Le▶ sort de ◀l’▶an 2000 se joue dans ◀les▶ leçons de nos écoles secondaires. Or qu’y apprend-on ? Des mensonges.
◀L’▶histoire des frontières naturelles par exemple on apprend que ◀les▶ Pyrénées séparent ◀la▶ France de l’Espagne alors qu’elles réunissent ◀les▶ Basques et ◀les▶ Catalans. ◀Le▶ Rhin, frontière naturelle entre Français et Allemands ? Absolument faux, on parle allemand des deux côtés du Rhin. ◀Les▶ exemples sont multiples. ◀L’▶enseignement doit opérer une mutation complète et être basé sur des réalités régionales et non nationales. Car ◀l’▶enfant s’intéresse d’abord à ce qu’il voit, à ce qu’il peut toucher. Parlons-lui de ◀l’▶histoire naturelle de sa région, de ses coutumes, de ses produits, et montrons-lui progressivement comment ◀la▶ région dépend d’un ensemble plus vaste, s’étendant à ◀l’▶Europe puis à ◀l’▶humanité.
◀Les▶ gouvernements seront bien obligés de s’incliner
Mais Denis de Rougemont ne se contente pas d’imaginer. Pendant quinze ans, il a organisé des stages au Centre européen de la culture à ◀l’▶intention d’enseignants venus de toute ◀l’▶Europe, pour ◀les▶ rendre conscients des problèmes de ◀l’▶école, de tous ◀les▶ mensonges qu’elle colporte et des moyens de ◀les▶ combattre.
Pensez que quelque 3000 maîtres ont déjà été formés. Cela représente des dizaines de milliers d’élèves. Notre action fait tache d’huile et fait changer ◀les▶ mentalités Si nous continuons ainsi, ◀les▶ gouvernements seront bien obligés de s’incliner, non ? …
Denis de Rougemont a choisi sa révolution. Pas de grands chambardements, pas de déclarations fracassantes. Mais, convaincu qu’« une vraie société n’est rien d’autre qu’une dimension de ◀la▶ personne », il prône ◀la▶ plus profonde révolution qui soit : celle que chacun doit accomplir en lui-même.