Les▶ trois révolutions (14 octobre 1977)h
◀La▶ révolution bourgeoise
Dans ◀le▶ monde entier, ◀les▶ jeunes gens — et combien parmi leurs aînés — croient naïvement, donc ◀d’▶une croyance à ◀l’▶abri ◀de▶ toute critique, qu’il y a ◀la▶ Révolution ; et qu’ils soient pour ou contre, peu importe : il n’y en a qu’une, qui changera tout demain, pour ◀le▶ meilleur ou pour ◀le▶ pire.
Or ces traits définissent à ◀l’▶évidence un mythe, au sens fort du ce terme, qui n’est pas illusion ni mensonge, mais structure gouvernant notre imagination à notre insu, donc plus forte que toutes raisons.
◀Le▶ mythe est né en 1789 et à Paris, ◀de▶ la première révolution qui soit devenue modèle universel. Auparavant, ◀les▶ rébellions locales, révoltes communales, voire prises ◀de▶ pouvoir à ◀l’▶échelle ◀d’▶une nation, comme furent celles ◀de▶ Cromwell ou ◀de▶ George Washington, naissaient, évoluaient, se passaient en vase clos, dans tel pays, selon ses us et coutumes. Seule ◀la▶ Révolution française — donc aux yeux des Français, universelle — rendit bien vite son adjectif superflu. Et sa propagation fut si rapide qu’au xx e siècle, ◀la▶ forme politique qui en est née va se voir imitée sur toute ◀la▶ terre : 175 États-nations centralisés, dictatoriaux, ou militaires (comme furent successivement ◀les▶ régimes français ◀de▶ 1793 à 1804) ont résulté ◀de▶ ◀la▶ mainmise ◀d’▶un appareil étatique sur ◀l’▶existence réelle et quotidienne ◀d’▶une nation ou ◀d’▶un groupe ◀de▶ nationalités soumises à l’une d’entre elles. Ils se partagent aujourd’hui sans nul reste — sauf au pôle Sud — ◀les▶ territoires ◀de▶ ◀la▶ planète.
Mais ◀la▶ Révolution ◀de▶ 1789 n’a été qu’une première étape. Elle a marqué, ou plutôt confirmé, ◀l’▶avènement ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie mercantile. Préface inévitable et nécessaire à ◀la▶ civilisation industrielle.
Bonaparte, puis Napoléon, a fait ◀de▶ la Première République, devenue Empire, ◀le▶ modèle même ◀de▶ ◀l’▶État centralisé en vue de ◀la▶ guerre, ◀de▶ ◀la▶ préparation à ◀la▶ guerre, et ◀de▶ tout ce qui ◀la▶ continue par d’autres moyens : politique ◀de▶ prestige, ◀d’▶égoïsme sacré, et ◀de▶ « défense nationale » toujours destinée à surpasser ◀les▶ « forces agressives » du voisin — lequel s’obstine très vicieusement à ◀les▶ nommer « défense », lui aussi.
◀L’▶État bourgeois, parlementaire ou militaire, fut ◀le▶ produit ◀de▶ ◀la▶ Révolution, mis au point par le Premier consul puis par ◀l’▶Empereur Napoléon Ier. Il a été copié par tous ◀les▶ rois ◀l’▶Europe qu’il avait attaqués. Finalement nous ◀le▶ voyons adopté au xx e siècle par ◀l’▶ensemble des peuples ◀de▶ ◀la▶ terre, naguère colonisés, matériellement pillés et culturellement aliénés par ◀les▶ États européens.
Sept ou huit seulement, sur ◀les▶ vingt-huit États que compte ◀l’▶Europe ont colonisé ◀le▶ tiers-monde1 puis lui ont laissé, au lendemain ◀de▶ ◀la▶ décolonisation, ◀les▶ structures administratives et ◀les▶ frontières tirées au cordeau, imitées ◀de▶ celles ◀de▶ leur propre régimei.
En ce qui concerne ◀la▶ forme ◀de▶ ◀l’▶État, ◀la▶ France révolutionnaire a donc gagné : son modèle s’est vendu partout au xx e siècle.
Mais son triple idéal ◀de▶ Liberté, Égalité, Fraternité, va se révéler contradictoire terme à terme. ◀L’▶égalité rend toute liberté suspecte, et ◀la▶ liberté, une fois devenue suspecte, rend impossible toute fraternité. ◀La▶ Grande Révolution aboutira ◀de▶ ◀la▶ sorte à ◀la▶ dictature morale et financière ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie, au régime ◀de▶ ◀la▶ répression armée contre ◀les▶ régions à ◀l’▶intérieur et à ◀la▶ « diplomatie des canonnières » à ◀l’▶extérieur.
Telles sont ◀les▶ réalités que Hegel traduira peu après2 en écrivant : « ◀Les▶ États divisés en eux-mêmes cherchent par ◀la▶ guerre au-dehors ◀la▶ tranquillité qui leur manque au-dedans. »
◀La▶ révolution prolétarienne
La première révolution — française, bourgeoise, rationaliste et libertaire — a donné libre essor en Europe tout d’abord, puis dans ◀le▶ monde entier, au centralisme étatique. Dans ◀les▶ cadres ◀de▶ ◀l’▶État-nation ont prospéré ◀l’▶industrie, ◀l’▶affairisme, ◀le▶ gigantisme urbain, ◀l’▶école obligatoire et ◀la▶ conscription universelle, ◀la▶ grande presse nourrie par ◀les▶ agences ◀d’▶État, finalement ◀le▶ nationalisme, affectant même ◀les▶ partis socialistes. ◀D’▶où la première Grande Guerre européenne, bientôt « mondiale », ◀de▶ 1914 à 1918.
Et voici qu’en plein milieu ◀de▶ cette guerre des démocraties, née des œuvres ◀de▶ ◀la▶ révolution bourgeoise, surgit ◀la▶ révolution prolétarienne dirigée tout d’abord contre ◀la▶ guerre : à Moscou, en octobre ◀de▶ 1917.
Cette deuxième révolution prend ◀le▶ contrepied des résultats ◀de▶ la première : non seulement elle refuse ◀de▶ poursuivre ◀la▶ guerre et condamne ◀le▶ capitalisme, ◀la▶ centralisation étatique, ◀l’▶armée permanente, ◀la▶ police nationale et ◀le▶ régime des partis, mais encore et surtout elle veut associer paysans, ouvriers et soldats dans des soviets (c’est ◀le▶ mot russe pour conseils) qui doivent rendre ◀le▶ pouvoir au peuple et dessaisir ◀l’▶État.
Lénine, dans ses thèses ◀d’▶avril 1917, puis dans sa brochure sur ◀L’▶État et ◀la▶ révolution écrite en août et septembre ◀de▶ ◀la▶ même année, a démontré que ◀les▶ révolutions bourgeoises, jusqu’alors, n’ont fait que renforcer ◀l’▶État et ◀la▶ police contre lesquels elles s’étaient soulevées. ◀Les▶ bolchéviques vont changer tout cela.
Un mois plus tard, il prend ◀le▶ pouvoir. Et ses premières mesures et décisions proprement politiques vont être dirigées contre ◀la▶ fonction même des soviets — fonction civique, démocratique au sens originel du terme, et pour ◀le▶ renforcement ◀de▶ ◀l’▶État et ◀de▶ sa police.
C’est qu’il se sent assiégé par ◀la▶ guerre : or, ◀la▶ guerre et ◀l’▶État-nation (nécessairement dictatorial en temps ◀de▶ crise) naissent ◀d’▶un seul et même mouvement et ne sauraient subsister l’un sans l’autre. Lénine lui-même va ◀l’▶illustrer avec une étonnante célérité.
À peine publiée en mars 1918 sa brochure sur ◀L’▶État et ◀la▶ révolution, lorsqu’au congrès du parti communiste, Boukharine propose ◀d’▶ajouter au programme et dans ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ brochure une clause sur ◀le▶ « dépérissement ◀de▶ ◀l’▶État », Lénine ◀le▶ dictateur se dresse pour réfuter Lénine ◀le▶ révolutionnaire, et lui répond : « En ce moment nous sommes absolument pour ◀l’▶État. Proclamer à ◀l’▶avance son extinction ce serait forcer ◀la▶ perspective historique. »
Par malheur, aux yeux du pouvoir centralisé ◀de▶ ◀l’▶État-nation, nous serons toujours « en ce moment » où ◀la▶ guerre, ◀les▶ suites ◀de▶ ◀la▶ guerre, ou menace ◀d’▶une prochaine guerre nous contraindront à être provisoirement mais « absolument pour ◀l’▶État »…
Et nous savons à quels gigantesques excès a porté, sous Staline et jusqu’à nous, dans ◀l’▶archipel du Goulag, ◀la▶ fameuse « centralisation démocratique » assurée par ◀le▶ parti unique et par ses multiples polices.
◀Le▶ péché originel des révolutions
◀La▶ grande Révolution française a proclamé ◀les▶ droits de l’homme, puis elle a fait ◀de▶ son homme un contribuable au service ◀de▶ ◀l’▶État (ce que ◀les▶ rois n’avaient pu faire) et un soldat qui a ◀le▶ devoir ◀de▶ tuer ceux que ◀l’▶État lui désigne, mais n’a plus ◀le▶ droit (qu’il avait sous ◀les▶ rois) ◀de▶ s’y refuser. ◀La▶ grande Révolution russe, qui voulait donner tout ◀le▶ pouvoir aux ouvriers, ne ◀l’▶a donné en fait qu’aux potentats et bureaucrates du parti. Elle a retiré aux ouvriers jusqu’au droit de grève, et fusillé ◀les▶ marins ◀de▶ Cronstadt coupables ◀d’▶avoir demandé ◀de▶ « participer aux décisions ».
La première révolution, bourgeoise, individualiste et capitaliste, a donc provoqué, un peu plus ◀d’▶un siècle plus tard, une deuxième révolution, antibourgeoise, collectiviste et radicalement négatrice des droits de l’homme.
Toutes ◀les▶ deux, soit par ◀l’▶État-nation et ses armées ◀de▶ masses, soit par ◀l’▶État totalitaire et ses fonctionnaires militarisés, ont mené en fait à ◀la▶ guerre, d’abord nationale, puis mondiale. Toutes ◀les▶ deux ont prouvé que ◀l’▶ambition révolutionnaire, même ◀la▶ plus pure, si elle s’instaure dans ◀la▶ violence et ◀la▶ terreur, est condamnée à produire un régime radicalement contraire à celui qu’elle rêvait : au lieu de ◀l’▶égalité, ◀la▶ misère ouvrière, au lieu des libertés, ◀les▶ contraintes étatiques, et au lieu de ◀la▶ Dictature du Prolétariat, ◀la▶ dictature sur ◀le▶ prolétariat.
Changer ◀de▶ cap
On ne peut aller plus loin dans ◀le▶ sens des révolutions, parce que c’est ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ guerre, et que ◀la▶ guerre aujourd’hui, serait ◀la▶ guerre atomique, bactériologique et chimique — qui est autant dire ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶humanité civilisée.
Mais puisqu’on ne peut poursuivre et qu’on ne peut pas non plus remonter ◀le▶ temps, il ne reste qu’une solution : changer ◀de▶ cap, aller ailleurs, naviguer vers d’autres étoiles. C’est ce que commencent à faire des millions ◀d’▶hommes et ◀de▶ femmes ◀de▶ tous nos continents mais surtout ◀de▶ ◀l’▶Europe (◀d’▶où ◀le▶ mal est venu) : ils se tournent vers une nouvelle évolution. Entre ◀la▶ gauche, ◀la▶ droite, et même ◀le▶ centre, ◀le▶ choix demeure pour eux secondaire. Car ils voient bien que ◀les▶ pays socialistes partagent avec ◀les▶ sociétés capitalistes exactement ◀les▶ mêmes « idéaux » ◀de▶ production et ◀de▶ consommation illimitées, ◀de▶ PNB sans cesse accru aux dépens du bonheur ◀de▶ vivre, et ◀de▶ gaspillage ◀d’▶énergie payé au prix de nos libertés civiques.
◀De▶ tous côtés montent lentement, avec ◀l’▶immense et sereine puissance ◀d’▶une germination universelle qui peut faire éclater ◀les▶ rochers, ◀l’▶espérance et ◀la▶ volonté ◀de▶ ceux qu’on nomme un peu trop facilement « écologistes ». Ce sont en fait des citoyens et citoyennes qui découvrent qu’ils sont responsables ◀de▶ leur avenir, et qu’ils ne seront libres, en fait, que dans ◀la▶ mesure où ils cesseront ◀de▶ refuser leurs responsabilités concrètes dans ◀l’▶évolution ◀de▶ nos sociétés.
Qu’ils soient préoccupés ◀de▶ protection ◀de▶ ◀l’▶environnement naturel et urbain, ◀de▶ défense des minorités ethniques, raciales ou culturelles, ◀de▶ pouvoir régional, ◀de▶ droits ◀de▶ ◀la▶ femme, ou ◀de▶ ◀la▶ nécessité fondamentale ◀de▶ recréer un sens communautaire dans notre époque ◀de▶ foules solitaires, — ils sont tous ◀les▶ porteurs ◀d’▶un mouvement profond qui peut, demain, balayer ◀les▶ oppositions ◀de▶ gauche et ◀de▶ droite au profit ◀d’▶une société plus humaine et plus libérale, parce que chacun, en fait, sera plus responsable.
D’ores et déjà ◀l’▶on peut prévoir ◀l’▶avènement ◀d’▶une révolution — ou ◀d’▶une anti-révolution non violente et universelle, qui vaincra toutes ◀les▶ autres « après ◀les▶ avoir faites » comme disaient Aron et Dandieu dans un texte célèbre ◀de▶ 1934.
◀L’▶erreur fondamentale ◀de▶ Lénine a été ◀la▶ même que celle des jacobins, « prendre ◀le▶ pouvoir » tel qu’il est, au lieu de favoriser ◀la▶ naissance et ◀l’▶invention ◀de▶ pouvoirs tout nouveaux, locaux et régionaux, petits, et donc possiblement démocratiques.
Créer des pouvoirs régionaux et ◀de▶ dimensions très restreintes : là-dessus se joue ◀le▶ sort ◀de▶ ◀la▶ paix, puisque ◀la▶ guerre dépend des grands et que réduire ◀les▶ chances ◀de▶ guerre, c’est réduire ◀l’▶étendue et ◀le▶ pouvoir des grands.