Demain le▶ soleil (20 décembre 1977)bz ca
◀Les▶ enfants devraient ◀l’▶aimer et ◀le▶ connaître : il travaille pour qu’ils ne risquent pas de mourir de nos décisions d’aujourd’hui. C’est un prophète pessimiste qui dit volontiers : « Plaise aux dieux que je sois un faux prophète ». Il écrit pour avertir avant qu’il soit trop tard. Il prédit dans ◀l’▶espoir que ◀les▶ événements ◀le▶ démentiront. Cataclysme ou apocalypse sont des mots épouvantails qu’il plante dans ses pages pour qu’ils effraient ◀la▶ peur et ◀l’▶éloignent. Quand il affirme ◀L’▶Avenir est notre affaire , c’est que rien n’est encore perdu. Fondateur du Centre européen de culture à Genève, il a écrit une trentaine d’ouvrages : Penser avec les mains , Vingt-huit siècles d’Europe , Journal d’une époque , et ◀le▶ livre qui lui a apporté ◀la▶ célébrité et qui est aujourd’hui un grand classique, ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident . Ce succès mondial est à ◀l’▶origine d’un malentendu qu’il a voulu dissiper dès les premières minutes de notre conversation.
◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident a été traduit en douze langues et publié dans quatorze pays, mais toujours ◀avec▶ de faibles tirages. Ce succès n’a jamais été un best-seller. On vient de raconter que j’en avais vendu douze millions d’exemplaires, quel bobard ! J’ai fait ◀l’▶addition, ◀le▶ chiffre de vente réel est inférieur à 400 000 exemplaires en trente-huit ans, mais on ◀le▶ réimprime en permanence.
◀Le▶ soleil peut tout nous donner
S’il fallait que j’explique très simplement qui vous êtes à un enfant, par exemple, que devrais-je lui dire ?
D’abord, que je suis quelqu’un qui voudrait qu’il vive dans un monde agréable quand il sera grand. Ensuite, que j’ai écrit des livres, que je suis ◀l’▶initiateur du mouvement fédéraliste européen. Que j’espère être démenti dans mes prédictions ◀les▶ plus désastreuses, que je crois que ◀le▶ soleil peut tout nous donner. Enfin que je suis écologiste.
Que vous êtes du pays de Rousseau et un peu utopiste ?
On ne ferait jamais rien si chacun n’avait pas sa petite utopie.
Depuis mon plus jeune âge, je crois à une forme de société où une communauté entre ◀les▶ hommes serait possible. Dès ◀les▶ années 1930, j’ai fondé ◀le▶ mouvement personnaliste qui a fait un peu de bruit à ◀l’▶époque, mais qui est resté ce qu’on appelle aujourd’hui un groupuscule. Quand ◀la▶ guerre est arrivée, on aurait pu croire que ces idées et cette doctrine allaient disparaître dans ◀le▶ gouffre général : il n’en a rien été. Tous ◀les▶ mouvements de résistance dans ◀les▶ pays d’Europe se sont nourris de nos idées, même en Allemagne nazie, puisque nous avons eu des rapports ◀avec▶ ◀le▶ fameux Orchestre rouge qui passait via ◀la▶ Suisse des renseignements aux Alliés.
Suisses, Français, Belges, vous étiez tous citoyens de sociétés libérales et démocratiques : quelles étaient vos craintes ?
◀Les▶ mêmes finalités
À Paris, vers 1930, nous étions dans une démocratie libérale dirigée par ◀les▶ partis et qui paraissait fatalement glisser soit vers une complète anarchie, soit vers une forme plus ou moins totalitaire d’État, né de ◀la▶ résistance aux États totalitaires qui se dressaient : Russie stalinienne, Italie fasciste, Allemagne nationale-socialiste. Nous étions sûrs que ◀l’▶État libéral n’était qu’un acheminement vers ◀l’▶État totalitaire par ◀la▶ force des choses. Nous ◀pensions▶ que tout cela menait droit à ◀la▶ guerre, qu’étant donné notre âge, nous serions obligés de ◀la▶ faire, mais que ce ne serait pas notre guerre.
Vous discerniez donc des points communs entre des pays totalitaires et des démocraties ?
Tous recherchent ◀la▶ puissance, et continuent aujourd’hui. Il s’agit d’une puissance de caractère mythique, celle de ◀l’▶État-nation. Communistes et capitalistes ont ◀les▶ mêmes finalités et poursuivent ◀les▶ mêmes buts, il n’y a entre eux aucune différence à cet égard. Une compétition acharnée de ce genre ne peut conduire qu’à ◀la▶ guerre. Elle est inévitable entre des nations qui poursuivent des chimères identiques.
Vous disiez, vous écriviez déjà cela il y a plus de trente ans et…
Vous voulez dire que je n’ai rien empêché, c’est vrai. Mais ◀la▶ fonction de ◀l’▶intellectuel est de forcer ◀les▶ hommes à réfléchir et à s’interroger. Je remarque que mes idées et mes propositions d’il y a trente ans sont à ◀la▶ mode aujourd’hui. Peut-être parce qu’est venu ◀le▶ temps où nous allons jouer notre dernière chance. Ainsi que je ◀l’▶écris dans la première page de ◀L’▶Avenir est notre affaire : « À partir de maintenant, il arrivera dans ◀le▶ monde ce que ◀les▶ hommes voudront qu’il arrive. »
Vous n’acceptez pas qu’on se retranche derrière ◀la▶ formule commode « ◀l’▶avenir n’appartient à personne, mais à Dieu » ?
Je préfère que ◀l’▶homme se demande maintenant « Que puis-je faire ? », plutôt que « Qu’est-ce qui va arriver ? »
Vous refusez de voir ◀l’▶intervention du doigt de Dieu dans certains événements ?
Des hommes sensibles
Je suis chrétien, mais je trouve trop facile qu’on appelle volonté divine ce qui nous échappe.
Que peut ◀l’▶homme sur son destin ?
Par sa science et son invention technique, il a en ◀main▶ des moyens tels qu’il ne peut plus se payer ◀le▶ luxe sous prétexte de progrès, de partir droit devant lui sans envisager où il va arriver. ◀La▶ véritable futurologie devrait prévoir ce qui met notre avenir en danger.
Ce sont des super-cerveaux, des savants rassemblés dans de doctes séminaires qui doivent donc imaginer ce que demain pourrait être ?
◀Le▶ club de Rome ◀le▶ fait de façon admirable et nous avertit des dangers que font courir ◀la▶ surproductivité et ◀la▶ course à ◀la▶ croissance. En revanche, ◀les▶ experts des grandes entreprises concluent à toujours plus d’armes, toujours plus d’autoroutes, toujours plus de centrales nucléaires. Il y a des futurologues auxquels personne ne ◀pense▶, ce sont des hommes sensibles. Plutôt que de ◀les▶ tourner en dérision, il serait préférable de ◀les▶ utiliser comme des « indicateurs », enregistrant ◀l’▶apparition des fléaux sociaux, longtemps avant que ◀la▶ foule en ait pris conscience. Cette idée neuve et hardie est de mon ami Bertrand de Jouvenel. Tout ce qui n’est pas calculable reste prévisible par ◀la▶ sensibilité. Ces indicateurs vivants ont ◀le▶ privilège de ressentir au plus profond d’eux-mêmes ◀les▶ réalités sociales, culturelles et politiques, d’où résulteraient tôt ou tard de grands événements.
Hitler et ◀l’▶automobile
Vous êtes l’un de ces hommes sensibles ?
Dès 1932, j’avais prévu ◀les▶ victoires et ◀la▶ chute d’Adolf Hitler. ◀Le▶ désastre était inscrit dans ◀les▶ données de son aventure.
Si Hitler revient souvent dans ◀la▶ conversation de Denis de Rougemont, c’est parce que je ◀pense▶ que ◀le▶ Führer est ◀l’▶exemple éclatant de ce que ◀les▶ futurologues étaient impuissants à deviner. ◀Les▶ conséquences de ◀l’▶irruption d’Hitler dans ◀l’▶ordonnancement de ◀l’▶Histoire ont dépassé la Deuxième Guerre mondiale, ses ruines, ses massacres ses exterminations. Si j’ai bien compris ◀la▶ démonstration que m’a faite Denis de Rougemont, ◀la▶ menace apocalyptique qui pèse sur ◀l’▶avenir est une conséquence du passage d’Hitler sur ◀la▶ terre, surtout lorsque ce passage a croisé ◀la▶ progression de ◀l’▶automobile. À première vue, cette histoire a l’air un peu fantaisiste, elle ◀l’▶est moins dès que Denis de Rougemont ◀la▶ raconte, après avoir précisé en exergue :
Hitler et ◀l’▶automobile auront été ◀les▶ deux fléaux ◀les▶ plus dévastateurs xxe siècle et que ◀la▶ futurologie a manqués.
J’ai donc écouté Denis de Rougemont m’expliquer comment Ford, qui généralisa ◀l’▶automobile, et Hitler se sont trouvés être ◀les▶ alliés objectifs pour hypothéquer ◀le▶ futur.
Il y a d’abord ◀le▶ jeune Henry Ford qui trahit ce rêve d’adolescent (une voiture pour être libre) lorsqu’il s’aperçoit que ◀les▶ Américains n’ont pas tellement envie de ses voitures. Par ◀la▶ force de ◀la▶ publicité, il ◀les▶ persuade qu’ils ne pourraient pas être heureux sans auto et réussit à ◀les▶ contaminer. Il commet donc une vilaine action en trompant ◀les▶ hommes sur leurs besoins et en falsifiant leur désir à ◀la▶ source même. À 21 ans, j’ai écrit un article pour dénoncer cette entreprise et annoncer à quelle fatalité nous allions être livrés. Ford a donné un tel essor que ◀les▶ villes se sont développées en fonction de ◀l’▶automobile. On a dépassé ◀les▶ limites humaines et des utopies se sont réalisées pour plaire à ◀l’▶auto et au pétrole. Mais ce pétrole indispensable se trouvait enfoui principalement dans ◀le▶ sous-sol des pays sous-développés qui étaient maîtres de ◀la▶ richesse du monde et qui n’en avaient pas conscience.
Nous sommes loin d’Hitler…
Au contraire, nous en sommes tout près. Comme ◀le▶ général Kadhafi ◀le▶ déclarait en 1973 : « Nous avons entre ◀les▶ ◀mains▶ de quoi détruire toute ◀l’▶économie européenne et il n’est pas dit que nous ne ◀le▶ ferons pas. »
Comment Hitler apparaît-il dans ◀les▶ sables ?
Hitler a eu ce succès gigantesque en Allemagne parce qu’il a senti que, dans ◀le▶ monde capitaliste, ◀les▶ hommes avaient un besoin fondamental de communauté. Nos sociétés n’avaient pas de raison à ce besoin et Hitler a apporté la sienne, qui était aberrante, à ◀l’▶Allemagne : ◀le▶ racisme, il en arriva à exterminer six millions de juifs. Après ◀la▶ fin de ◀la▶ guerre, ◀le▶ remords collectif des grandes nations ◀les▶ poussa à encourager ◀la▶ création de ◀l’▶État d’Israël. Or Israël, par un véritable hasard de ◀l’▶Histoire, se trouvait entouré de pays producteurs de pétrole.
◀La▶ guerre du Kippour, en 1973, est ◀l’▶endroit où Ford et Hitler se rencontrent.
Résultat : ◀l’▶embargo, ◀la▶ crise de ◀l’▶énergie, ◀la▶ peur des lendemains sans chaleur, sans lumière, figés dans ◀l’▶immobilité ◀avec▶ des routes comme des artères privées de sang. C’est ainsi que, d’une voix tranquille, comme il m’aurait raconté quelque fable plaisante, Rougemont venait de démonter, pour moi, pièce à pièce, un de ces agencements de ◀l’▶Histoire dont on se demande qui a pu ◀les▶ imaginer. Ford part d’une extrémité, Hitler de l’autre. Ils se croisent et tout s’illumine des feux annonciateurs de ◀l’▶apocalypse.
Cataclysme inévitable
Apocalypse ou cataclysme. ◀Les▶ mots sont forts mais Rougemont ◀les▶ emploie :
Si nous ne choisissons pas librement notre avenir, il n’y aura plus d’avenir humain au-delà du cataclysme inévitable que ◀les▶ rares survivants ne se raconteront pas, faute de public. Fin du récit des civilisations, fin de ◀l’▶Histoire.
Tout le monde sait aujourd’hui que ◀l’▶épuisement des sources d’énergie habituelles contraint à ◀l’▶utilisation du nucléaire, ce mot qui sème ◀l’▶épouvante à tort ou à raison. ◀Les▶ parties de campagne casquées autour du site des centrales sont puériles et organisées par des jeunes gens qui ne voient pas plus loin que ◀le▶ bout de leur contestation. Ils sont contre, sans savoir exactement pourquoi. Denis de Rougemont, lui, a ◀le▶ droit de parler d’un problème qui est ◀le▶ centre de ses préoccupations. Voilà des années qu’il étudie, lit, compare, interroge, confronte ◀les▶ avis des grands spécialistes. Quelles raisons a-t-il de se déclarer contre ◀le▶ nucléaire ?
◀Le▶ nucléaire n’est pas un progrès. C’est, à certains égards, une horrible régression vers des tyrannies que ◀l’▶on croyait dépassées.
◀Le▶ choix ne doit-il pas se faire entre ◀l’▶énergie nucléaire ou ◀le▶ froid et ◀les▶ ténèbres ?
Ne parlons pas d’un choix qui nous est imposé, qui tombe du ciel : nous sommes ◀les▶ seuls responsables car nous avons créé une société vorace en énergie. Qui nous a obligés à respecter ◀la▶ religion qui consiste à doubler tous ◀les▶ dix ans ◀la▶ consommation en électricité.
Vous voulez empêcher ◀l’▶homme d’aller toujours plus vite, plus haut et plus loin ?
Je crois surtout qu’il va plus bas.
◀Les▶ innovations techniques peuvent même avoir une dimension poétique. Regardez ◀la▶ merveille qu’est ◀le▶ Concorde.
C’est de ◀la▶ très mauvaise poésie. On ne va pas plus vite que ◀le▶ soleil. C’est impossible. C’est un slogan.
Qu’est-ce que ◀le▶ progrès selon vos vœux ?
J’appelle progrès ce qui est favorable à un meilleur épanouissement des personnes.
Comment ◀les▶ personnes pourraient-elles s’épanouir dans ◀le▶ froid et dans ◀le▶ noir ?
◀Le▶ progrès est dans ◀l’▶utilisation de ◀l’▶énergie solaire, symbole de tout cela. Voilà de ◀la▶ poésie si vous en voulez. J’oppose Zeus — dieu de ◀l’▶énergie solaire — à Pluton — dieu des Enfers, dieu aveugle. On s’est servi de son nom pour baptiser ◀le▶ plutonium, ce n’est pas par hasard. Selon ◀la▶ mythologie, Pluton s’enfouit sous ◀la▶ terre au milieu de ses immenses richesses, il s’ennuie tellement dans ses enfers qu’il voudrait tuer ◀le▶ plus grand nombre de gens possible pour avoir de ◀la▶ compagnie.
Conscience branchée sur ◀le▶ monde
Déjà nous lui préparons ses cavernes, celles où seront enfouis ◀les▶ déchets radioactifs qui auront, auparavant, ruiné ◀l’▶humanité.
Denis de Rougemont est reparti vers sa Suisse paisible. Il a encore à réfléchir et à chercher. Là-bas, protégé par ◀le▶ rempart de ses livres, il pourrait se laisser aller à ◀l’▶égoïsme de ◀l’▶intellectuel, mais sa conscience reste branchée sur ◀le▶ monde. Ses connaissances, son intelligence, lui permettent de voir plus loin que nous, alors il avertit des dangers. Son cri est d’espoir et non pas de sauve-qui-peut, puisqu’il dit « ◀l’▶avenir est notre affaire ».
Nous sommes tous responsables de nos lendemains comme ◀le▶ Petit Prince ◀l’▶était de sa rose, Noël est proche. C’est ◀le▶ temps des enfants. Pour eux, il faut s’efforcer de ne pas avoir à écrire FIN, mais À SUIVRE au bas de ◀la▶ longue histoire qui s’écrit depuis des siècles.