Le▶ diable en Suisse (1er janvier 1978)g
Titre-piège, bien sûr, mais qui n’est pas de moi. C’est Lui sans aucun doute qui ◀l’▶a soufflé aux rédacteurs de ce journal. Car je ne sache pas au monde un seul pays où ◀le▶ diable soit plus improbable, ou en tout cas mieux camouflé, plus difficile à prendre sur ◀le▶ fait. Armons-nous donc de rigueur et de méthode pour parler de ce Rien qui n’existe que dans ◀l’▶angoisse qui voudrait ◀le▶ nier. (Tout ce qu’il espère, c’est qu’on essaie de s’en tirer par une pirouette, une plaisanterie « traditionnelle » à son égard…)
Et d’abord, il faudra résister très fermement aux tentations de ◀la▶ facilité, celles qui feraient dire à ◀l’▶homme de droite que ◀le▶ diable est, bien sûr, Jean Ziegler ; à ◀l’▶homme de gauche, que c’est au contraire Schwarzenbach ; ou à ◀l’▶homme du centre, que c’est plutôt ◀le▶ directeur d’un journal, phrase laissant entendre qu’il y a parfois de ◀la▶ censure dans ses colonnes. Tous ces cas, s’agissant du diable, sont bien trop « évidents » pour n’être pas trompeurs.
Depuis ◀La▶ Part du diable (publiée à New York en 1942 et plusieurs fois réédité dans ◀les▶ deux Amériques, à Paris et à Boudry), chacun sait que ◀le▶ diable n’est jamais où on ◀l’▶attend.
Son premier tour, selon Baudelaire, est de nous faire croire qu’il n’existe pas. Rien de plus facile que d’en convaincre un peuple qui ne croit pas tellement au tragique, et ◀le▶ considère plutôt comme exagération. « Trop affreux pour être vrai ! », a-t-il pensé d’abord quand on lui parlait des camps de ◀la▶ mort nazis ou du Goulag, aujourd’hui de ◀la▶ torture dans plus de cent pays…
Le deuxième tour du diable a été de nous faire croire, à partir de 1933, puis durant ◀la▶ Seconde Guerre mondiale, qu’il était simplement Adolf Hitler, et personne d’autre. Mais voilà :
◀L’▶aventure a pris fin dans ◀la▶ catastrophe prévue. Et devant ◀le▶ cadavre gisant de ◀l’▶homme qui fit trembler tout ◀l’▶univers, voici que nous nous écrions avec une stupéfaction mêlée de honte : « Comme il était petit ! » … En Hitler, ◀le▶ diable avait trouvé ◀l’▶alibi ◀le▶ plus populaire qu’il eût jamais imaginé. C’est une partie perdue, mais que lui importe ? Il sait qu’il a ◀le▶ temps pour lui, si Dieu garde ◀l’▶éternité.
J’écrivais trois ans avant que ◀la▶ chose n’arrive, mais cela n’en reste pas moins vrai : c’est ◀la▶ bande à Baader, aujourd’hui, qui a repris ◀le▶ rôle évident et trompeur du diable à ◀l’▶œuvre parmi nous. Mais attention : Baader et ◀les▶ Palestiniens ne sont-ils pas plutôt victimes du diable que diaboliques eux-mêmes ? ◀L’▶exemple leur venait de haut : ◀l’▶« équilibre de ◀la▶ terreur », n’est-ce pas ◀le▶ modèle même du chantage à ◀la▶ bombe, qui sera ◀le▶ terrorisme de demain ? N’est-il pas ◀le▶ fait des États, qui ne se contentent pas de prendre en otage ◀les▶ passagers d’un seul Boeing, mais des pays entiers, des millions d’habitants ?
Reste le troisième tour : ◀le▶ diable va se cacher dans ce qu’il saura bien déguiser en nécessité pure et simple, passé maître qu’il est dans ◀l’▶art publicitaire qui consiste tout simplement à nous faire prendre ses désirs pour nos fatalités.
Quand ◀le▶ diable prépare un gros coup, il s’arrange toujours pour nous ◀le▶ faire savoir, par élégance autant que par cynisme, car il sait bien que nous ne ◀le▶ croirons pas !
C’est ainsi qu’à ◀l’▶automne de 1974, ◀le▶ conseiller fédéral Willy Ritschard, à trois reprises et publiquement, exprima ◀l’▶opinion que ◀la▶ décision de construire des centrales nucléaires était en vérité « un pacte de Faust ».
Dans cette déclaration autorisée — s’il en fût —, notre opinion ne voulut voir, bien sûr, qu’une plaisante allusion littéraire. Or, ◀la▶ même semaine, paraissait le second rapport du club de Rome, et ◀le▶ chapitre consacré au péril des centrales nucléaires y était intitulé : Un pacte de Faust.
On se souvient que ◀le▶ Faust de Goethe promet son âme au diable en échange de cette source d’énergie que représente ◀la▶ jeunesse éternelle.
Qui serait Méphisto dans notre affaire ? Inutile de chercher personne. On ne trouvera jamais qu’un système et des sociétés anonymes. Chacun se cache derrière un grand arroi de nécessités économiques, d’impératifs technologiques calculés pour ◀les▶ besoins de ◀la▶ cause, laquelle consiste à vendre toujours plus d’énergie et à nous persuader que ◀la▶ croissance sans fin de nos besoins en énergie est désormais inévitable.
Alors que chacun voit — ou pourrait voir — que ce qui est inévitable c’est ◀la▶ fin de ◀l’▶énergie à bon marché, et ◀la▶ pénurie dans vingt ans du pétrole, puis de ◀l’▶uranium censé ◀le▶ remplacer. Même en portant de 4 % à 25 % ◀la▶ part du nucléaire dans ◀la▶ production d’électricité, il faut, prévoir pour ◀la▶ fin du siècle, faute de pétrole, un manque de 50 % sur ◀la▶ quantité énergie qu’on nous annonce « nécessaire » à cette époque.
Non, ◀le▶ diable n’est pas Monsieur X ou tel autre. Il est présent, actif et souverain, non pas dans une personne mais bien dans ses effets, dans ◀le▶ grand mythe collectif de ◀la▶ puissance et de ◀la▶ richesse, dont pas un de nous ne pourrait jurer qu’il échappe entièrement à sa fascination, à son empire, même inconscient.
C’est ◀l’▶empire de ce mythe qui peut seul expliquer tant de mensonges officiels quant aux centrales nucléaires « inoffensives », « rentables », « progressistes » et de surcroît « inéluctables ».
Sur cet empire, qu’on nomme aussi ◀la▶ société du plutonium, règne Pluton, dieu de ◀la▶ Richesse et des Enfers : nous y voilà ! « Ce dieu, nous dit ◀la▶ Fable, était si noir et si laid qu’il ne pouvait trouver de femme. Il faisait sa demeure ordinaire dans ◀les▶ Enfers, et désirait, dit-on, ◀la▶ mort de tout le monde pour peupler son royaume. » Avec cela, aveugle comme ◀les▶ taupes !
◀L’▶œuvre du diable ainsi repérée, ouvrons ◀les▶ yeux sur un avenir qui désormais, dépend essentiellement de nos choix présents. Face à ◀la▶ crise dont nous menacent ◀les▶ Vendeurs d’énergies infernales, et que leur plutonium n’évitera pas, préparons-nous à vivre mieux grâce au Soleil, avec moins de gaspillage et moins d’embouteillages, moins de laideur bruyante et d’armes annihilantes.
Tentons plutôt de retrouver ◀le▶ secret spirituel et ◀les▶ charmes profonds d’une existence dont ◀le▶ but ne serait plus ◀la▶ vitesse vers n’importe quoi dans ◀le▶ fracas, mais au contraire : ◀la▶ lenteur au sein du silence.
C’est ◀la▶ grâce que je vous souhaite pour ◀l’▶an qui vient.