20 questions à Denis de Rougemont (22 février 1978)r s
1. Dans toute votre œuvre et dans ce dernier ouvrage en particulier, vous faites confiance à l’▶homme, rien qu’à ◀l’▶homme, c’est bien optimiste, non ?
C’est un optimisme éducatif. Et puis, c’est la première condition à tout. Si on ne lui fait pas confiance, on n’obtient rien ◀de▶ toute manière. En disant cela, je me fonde aussi sur ◀l’▶expérience ◀de▶ toute ma vie, je suis un enseignant et c’est une chose que j’ai apprise avec mes étudiants8.
2. En affirmant qu’une politique globale partant ◀de▶ ◀l’▶autogestion politique des régions et du personnalisme pourrait tout sauver, vous vous lancez dans une utopie. Mais vous vous défendez, je crois, ◀d’▶être un utopiste ?
Je suis utopiste dans ◀la▶ mesure où j’ai besoin ◀d’▶avoir un but, une image devant moi. Par contre, je reste très préoccupé des conditions réalistes. ◀La▶ société à ◀l’▶échelle des régions est une réalité vécue.
3. ◀L’▶utopie, c’est ◀le▶ système dans lequel on vit ?
◀La▶ véritable utopie, justement, c’est ◀la▶ folie ◀de▶ ◀la▶ croissance industrielle ! Cette fuite en avant qui aggrave ◀la▶ crise. On sait que, dans vingt ans, il ne sera plus guère possible ◀d’▶acheter du pétrole. Parce qu’il coûtera trop cher. On aura également des problèmes avec ◀l’▶énergie nucléaire, ◀l’▶uranium n’étant pas non plus à disposition ◀de▶ manière illimitée. Et pourtant, on continue à pratiquer ◀la▶ religion ◀de▶ ◀la▶ croissance. Quand je dis qu’il est urgent ◀de▶ concevoir autre chose, j’invoque des faits extrêmement connus.
4. Vous êtes un adversaire ◀de▶ ◀l’▶énergie nucléaire ?
Voyez-vous, quand on nous fait croire que ◀l’▶énergie nucléaire sera à même ◀de▶ tout résoudre, on ne met pas en évidence certains chiffres : cette énergie devrait théoriquement couvrir d’ici ◀la▶ fin du siècle 20 à 30 % ◀de▶ nos besoins, alors que ◀le▶ pétrole couvre actuellement 80 %. Or, si on économise simplement ◀de▶ 20 à 50 %, selon ◀les▶ pays, on n’a plus besoin ◀de▶ centrales nucléaires. Il y a un exemple typique : au lendemain ◀de▶ ◀la▶ crise du pétrole ◀de▶ 1973, ◀le▶ conseiller fédéral Brugger déclarait que ◀le▶ peuple suisse avait réalisé 20 % ◀d’▶économie sur ◀l’▶énergie.
5. Vous ne tenez pas en grande estime ◀les▶ mouvements politiques, qu’ils soient ◀de▶ droite ou ◀de▶ gauche…
Ils ont prouvé que, pour ◀l’▶essentiel, ils veulent ◀la▶ même chose : ◀la▶ croissance illimitée et ◀le▶ prestige national. Ils ont perdu ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶homme au profit ◀d’▶une prétention compétitive au niveau économique. C’est cela qui est mauvais.
6. En ne faisant plus ◀la▶ différence entre ◀la▶ gauche et ◀la▶ droite, ◀l’▶Est et ◀l’▶Ouest, vous avez introduit dans votre livre ◀la▶ notion ◀de▶ ◀l’▶État-nation. Cet État-nation — ils sont 175 à se partager ◀la▶ planète — qui ne cherche qu’à servir son prestige et pas du tout ◀le▶ genre humain…
Oui. Ce qu’il faut maintenant tenir en considération, c’est ◀le▶ pouvoir réel ◀de▶ ces États-nations. Or, quel est-il ? Pour ◀l’▶essentiel, ils dépendent ◀de▶ quelques multinationales. Revenons à l’exemple de ◀l’▶énergie nucléaire, qui est censée rendre ◀les▶ pays indépendants quant à leurs ressources énergétiques. Dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ France, ◀les▶ vingt centrales nucléaires qu’elle construit (et dont, soit dit en passant, pas une seule ne fonctionne correctement pour ◀l’▶instant) appartiennent en fait pour 38 % à Westinghouse (◀la▶ société américaine qui en a ◀la▶ licence) et à Creusot-Loire (qui représente des capitaux belges), pour 32 % à Siemens (RFA) et enfin pour 30 % au CEA (Commissariat français pour ◀l’▶énergie atomique). Donc, à ◀l’▶ère atomique, ◀la▶ France dépendrait ◀de▶ deux multinationales et, en plus, des USA et ◀de▶ ◀l’▶URSS pour ◀le▶ combustible (puisqu’elle possède peu ou pas ◀d’▶uranium). Mais parlons ◀d’▶autre chose, parce que je suis intarissable sur ce sujet-là !
7. J’aimerais pourtant revenir à vos États-nations. Comment imaginer qu’ils seront un jour détrônés ?
◀Les▶ États-nations, c’est une illusion ◀d’▶optique. Ils sont très menacés, ne serait-ce qu’à cause de ce que je viens de vous décrire à propos des multinationales. Ils ne doivent pas nous obnubiler. Ce qu’il faut définir, c’est ce qu’on va mettre à ◀la▶ place, comment faire une société nouvelle.
8. C’est là qu’interviennent ◀le▶ choix et ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀de▶ ◀la▶ personne ?
◀L’▶homme ne peut pas vivre sans prendre son destin en main. Et il a ◀la▶ faculté ◀de▶ choix pour autant qu’il soit responsable. Que voulons-nous ? Un certain niveau de vie que d’autres ont calculé pour nous ? Ou un mode de vie propre et particulier que chacun construit pour soi parmi ◀les▶ autres, et qui détient ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vie ? Cela n’est réalisable qu’au niveau des régions. ◀Les▶ gens se sentent plus concernés et ne sont capables ◀de▶ chercher à sauver leur autonomie que lorsqu’il s’agit ◀de▶ leur communauté.
9. Sans parler ◀de▶ ◀la▶ fin ◀de▶ ces fameux États-nations, où va-t-on ?
Si ◀l’▶on continue comme ça, à ◀la▶ catastrophe. À ◀la▶ guerre. Au terrorisme. Mais voyez-vous, ce qui est indispensable, ce n’est pas ◀de▶ deviner ◀l’▶avenir, mais ◀de▶ ◀le▶ faire. Et on finira bien par y arriver ! À ◀la▶ fin ◀de▶ mon livre, je parle ◀de▶ ce que j’appelle ◀la▶ « pédagogie des catastrophes ». Je ne crois pas comme Rousseau que ◀l’▶homme est naturellement bon. Non, comme il est plutôt bête et méchant, il n’y a effectivement aucune chance qu’il devienne soudain raisonnable dans ◀les▶ dix à quinze ans à venir. ◀La▶ question n’est pas là. Nous avons maintenant — avec ◀la▶ bombe atomique — ◀de▶ quoi nous détruire et nous sommes donc forcés ◀de▶ nous arrêter.
10. Et comment ?
Pour cela, ◀la▶ toute petite crise du pétrole ◀de▶ 1973 nous a appris beaucoup de choses. Cette crise n’a pas été grave, mais ◀les▶ gens se sont soudain rendu compte que ◀l’▶on s’était livré pieds et poings à quelques émirs qui sont parfaitement capables ◀de▶ jeter ◀l’▶économie européenne dans ◀la▶ faillite. Un certain état d’esprit s’en est trouvé complètement modifié. Vous savez, quand on sent passer ◀le▶ vent du boulet, il ne suffit pas ◀de▶ dire : c’est du vent !
11. Et croyez-vous que ◀l’▶on pourra s’en sortir ?
Oui, on peut s’en sortir en se posant deux questions simples. Par exemple : ◀la▶ croissance peut-elle durer toujours et sans limites dans un monde fini ? Et encore : ◀les▶ États qui achètent des centrales nucléaires sont capables ◀de▶ produire du plutonium, est-ce vraiment pour ne pas s’en servir ?
12. À propos de « vent du boulet », ◀l’▶opinion publique est très sensibilisée en ce moment par ◀le▶ phénomène du terrorisme ; pensez-vous que cela puisse jouer un tel rôle ?
◀Le▶ terrorisme… c’est difficile à dire ! Il pourrait arriver que cela conduise au totalitarisme. En tout cas, ◀le▶ terrorisme engendre un renforcement ◀de▶ ◀la▶ police et c’est toujours malsain.
13. Vous dites dans votre livre : « Que ◀l’▶avenir soit notre affaire n’implique pas que nous soyons libres ◀de▶ faire à notre guise n’importe quoi, car en fait ◀l’▶avenir est peuplé ◀de▶ contraintes et ◀de▶ dommages déjà causés »…
Il existe en anglais une expression qui veut dire en gros : « on ne peut pas décuire un œuf dur ». On recréera des communautés, on abandonnera toutes ces grandes villes qui ne sont plus rentables — vous connaissez ◀l’▶exemple ◀de▶ New York, qui ne se relève pas ◀de▶ ◀la▶ faillite —, mais que fera-t-on ◀de▶ ces espaces gigantesques ? On peut imaginer Chicago désertée et livrée à des clochards-pilleurs et aux rats ! Évidemment, ◀l’▶existence même des grandes villes, comme celle des déchets nucléaires, limite nos possibilités ◀d’▶avenir.
14. Vous vous attaquez au Pouvoir, ◀la▶ croissance économique, vous êtes à votre manière un révolutionnaire. Vos idées sont très subversives…
Révolutionnaire, oui. Mais avec des idées constructives ! Ce que je préconise, c’est ◀de▶ créer des régions, des communautés, ◀de▶ refaire sur leur base une Europe, celle ◀de▶ ◀la▶ culture et des échanges humains, ◀la▶ plus vraie.
15. Vous êtes un témoin ◀de▶ notre temps et vous avez émis depuis que vous écrivez des opinions très clairvoyantes sur divers phénomènes ◀de▶ société. Dès ◀la▶ montée du nazisme, je crois ?
J’ai étudié ◀le▶ nazisme in vivo, parce qu’à ◀l’▶époque un jeune responsable nazi que j’avais rencontré à Paris m’avait mis au défi ◀d’▶aller observer en Allemagne ce qui se passait. J’étais chômeur et il m’avait offert un poste ◀de▶ lecteur ◀de▶ français dans son pays, pour que j’écrive ensuite mes impressions (il espérait que je changerais ◀d’▶opinion et que j’émettrais un avis favorable). Cela a donné ◀le▶ Journal ◀d’▶Allemagne .
16. C’était courageux et… insolent à ◀l’▶époque, non ? Une qualité que ◀l’▶on retrouve dans toute votre œuvre, ◀l’▶insolence !
(Sourire.) Oui, j’ai eu quelques insolences dans ma vie…
17. Vous avez aussi un merveilleux sens des formules. ◀Le▶ PNB (produit national brut) que vous transformez en « prestige national brutal », ◀le▶ temps des cavernes, où ◀l’▶on vous accuse ◀de▶ vouloir nous ramener et vous répondez : « On vous ◀les▶ laisse, elles sont pleines ◀de▶ déchets radioactifs. » Et il y en a d’autres !
J’ai un ami qui a dit ◀de▶ mon livre que c’était ◀la▶ « méditation apocalyptique ◀d’▶un optimiste ». C’est également une belle formule.
18. ◀L’▶Avenir est notre affaire est un best-seller. Pourtant, c’est un livre qui n’est pas particulièrement facile.
On me dit assez fréquemment que j’écris ◀les▶ choses comme elles doivent être dites, sans prendre ◀les▶ gens pour des imbéciles. En fait, je dis ce que j’ai envie ◀de▶ dire. Notez que ceux qui prétendent que mon livre est trop compliqué sont en général des gens qui ne sont pas d’accord.
19. Vous êtes dur, quand vous constatez que ◀l’▶on vit dans une société ◀d’▶hommes creux.
Il n’y a plus ◀de▶ véritable communauté et cela favorise notamment ◀la▶ délinquance. Il a été vérifié, avec des méthodes différentes dans plusieurs pays occidentaux, que ◀la▶ délinquance est très exactement proportionnelle au nombre ◀d’▶étages dans ◀les▶ tours des grands ensembles. C’est tout de même significatif. ◀La▶ dépersonnalisation détruit aussi ◀les▶ engagements civiques.
20. En préconisant une Europe des régions fédérées, vous voulez donc une « helvétisation » ◀de▶ ◀l’▶Europe. En Suisse, tout n’est pas toujours comme dans ◀le▶ meilleur des mondes…
Bien sûr que non ! Mais c’est souvent moins mal qu’ailleurs et ◀l’▶on y fait ◀de▶ moins grandes bêtises. Non parce qu’on est meilleur, mais parce qu’on est plus petit.