L’▶Avenir est notre affaire ou ◀la▶ méditation apocalyptique ◀d’▶un optimiste (février-mars 1978)o p
C’est ◀le▶ philosophe E. M. Cioran, je crois, qui a défini ◀L’▶Avenir est notre affaire comme ◀la▶ « méditation apocalyptique ◀d’▶un optimiste ». Je me demande, après avoir achevé votre livre, quel est ◀le▶ sentiment qui ◀l’▶emporte : ◀l’▶évidence ◀de▶ cette Apocalypse que vous nous décrivez, ou cette confiance obstinée en un avenir différent, un avenir qui deviendrait enfin notre affaire.
Je vous répondrai très nettement. Ce que j’ai voulu écrire — encore que je n’en aie pris conscience qu’en cours ◀de▶ route —, c’est un manifeste. Un manifeste ◀de▶ ce grand mouvement dont je sens, dont j’éprouve déjà ◀le▶ soulèvement et qui s’appelle tantôt écologiste et tantôt régionaliste, tantôt fédéraliste et tantôt communautaire. Un journaliste a parlé ◀de▶ mon livre comme ◀d’▶un « manifeste ◀de▶ ◀l’▶espoir du xxe siècle finissant ». Je me suis tout à fait reconnu dans une telle définition.
Non, je ne suis pas apocalyptique ! Ou si je ◀le▶ suis, c’est dans ◀la▶ mesure où j’affirme que, si ◀l’▶on n’y remédie pas, ◀la▶ logique ◀de▶ notre civilisation scientifique, technique et industrielle nous mène tout droit à ◀l’▶Apocalypse — du moins telle que nous ◀l’▶imaginons ◀d’▶habitude, et qui est bien différente ◀de▶ ◀l’▶Apocalypse ◀de▶ ◀la▶ Bible, révélation ◀d’▶une fin dernière ◀de▶ ◀l’▶humanité. Alors, dans ce cas, oui, je suis pessimiste, ultrapessimiste.
Mais il n’y a pas ◀de▶ fatalités. Il ne faut pas se laisser berner par ces fariboles ◀d’▶impératifs économiques ou politiques. ◀Le▶ monde dans lequel nous vivons, c’est nous qui ◀l’▶avons fait. Il faut oser prendre nos responsabilités et ne pas perpétuellement nous cacher derrière des paravents. C’est sur une telle résignation que jouent ◀les▶ gens qui nous vendent des centrales nucléaires. « ◀L’▶humanité a besoin ◀de▶ doubler sa consommation ◀d’▶énergie tous ◀les▶ dix ans », affirment-ils. C’est ◀de▶ ◀la▶ démence pure. Il suffit ◀de▶ faire un petit calcul pour se rendre compte que c’est absolument irréalisable. Il ne faut surtout pas se laisser convaincre par ◀les▶ artifices des promoteurs ou des technocrates : ils veulent nous faire prendre leurs désirs pour nos fatalités.
Ils vous diront qu’il est vain ◀de▶ lutter contre ◀le▶ progrès…
Ils vont plus loin. « Si nous refusons ◀les▶ centrales nucléaires, nous allons tout droit vers ◀l’▶âge des cavernes », affirment-ils. Affirmation plutôt difficile à démontrer. Pourquoi, si ◀l’▶on ne fait pas ◀de▶ centrales nucléaires — et ◀l’▶homme a vécu cent-mille ans sans centrales nucléaires — serait-on ramené à ◀l’▶âge des cavernes ? Je leur réponds : « ◀Les▶ cavernes, je vous ◀les▶ laisse, car vous allez y entreposer ◀les▶ déchets radioactifs des centrales atomiques. » ◀Le▶ directeur ◀de▶ ◀l’▶Agence atomique des Nations unies a déclaré, il y a deux ou trois mois, que ◀la▶ principale source ◀d’▶énergie ◀de▶ ◀la▶ fin du xxe siècle se puiserait d’abord dans ◀l’▶arrêt du gaspillage. ◀De▶ là, nous pouvons gagner 20 % à 30 %. ◀Les▶ centrales nucléaires n’en donneront même pas autant. On nous annonce qu’elles contribueront pour 15 % à 20 % à ◀l’▶apport ◀d’▶énergie, si tout va bien. Or, rien ne va bien avec ◀les▶ centrales nucléaires ! D’après ◀les▶ derniers calculs ◀d’▶économistes, ◀le▶ kilowatt nucléaire va devenir bien plus cher que ◀le▶ kilowatt au fuel thermique. Et il ne cessera ◀de▶ grimper…
◀Le▶ nucléaire est pour vous l’un ◀de▶ ces points clés sur lesquels se joue notre avenir et qui seront ◀les▶ révélateurs ◀de▶ nos choix…
Au fond, si j’ai tant parlé des centrales nucléaires dans mon livre, c’est parce que je ◀les▶ prends comme ◀le▶ symbole ◀d’▶une société, et ◀d’▶un état d’esprit qui est exactement ◀le▶ contraire ◀de▶ ce pour quoi je me suis toujours battu depuis ma jeunesse. ◀Les▶ centrales nucléaires témoignent ◀d’▶une société ◀de▶ puissance qui vise uniquement au pouvoir ◀de▶ ◀l’▶État-nation et qui implique une mainmise ◀de▶ ◀l’▶appareil étatique sur ◀la▶ vie complète, ◀la▶ vie économique, ◀la▶ vie quotidienne, ◀la▶ vie personnelle ◀de▶ chaque individu. Cette mainmise suppose une centralisation toujours plus poussée, disposant ◀de▶ ces outils énormes, formidablement chers et formidablement dangereux, que sont ◀les▶ centrales nucléaires. ◀L’▶État contrôle, dès lors, ◀les▶ investissements, augmente ses pouvoirs, augmente sa police, car on ne peut laisser sans protection ◀de▶ telles usines… Oui, tout cela flatte ◀l’▶instinct ◀de▶ puissance collective abstraite des États.
À cette direction extrêmement nette, j’oppose l’autre direction symbolisée par ◀l’▶énergie solaire qui, elle, permet une décentralisation maximale. Avec ◀l’▶énergie solaire, une maison bénéficie ◀de▶ son autonomie énergétique, à plus forte raison un village, des régions et ainsi ◀de▶ suite… et ◀l’▶on débouche sur une décentralisation totale ◀de▶ ◀l’▶énergie, ◀le▶ contraire du système actuel où ◀l’▶État fait tout dépendre ◀d’▶une centrale.
Vous ◀l’▶avez écrit : on n’interpose pas ◀de▶ compteur entre ◀le▶ soleil et ◀la▶ maison.
Et c’est pourquoi il n’y a pas ◀de▶ lobby solaire auprès du gouvernement. ◀L’▶État est contre ◀le▶ solaire, car il ne peut pas faire main basse sur ◀le▶ soleil.
Ce grand combat entre ces deux systèmes, entre ◀l’▶option nucléaire et ◀l’▶option solaire, peut se symboliser encore dans ◀les▶ dieux qui en sont ◀les▶ représentants. ◀Le▶ soleil, c’est Zeus et ◀le▶ nucléaire, c’est Pluton. Pluton, dieu ◀de▶ ◀la▶ richesse, ◀de▶ ◀la▶ richesse enfouie sous ◀la▶ terre, cachée et honteuse, était en même temps ◀le▶ dieu aveugle, aveugle comme une taupe. Et que font ◀les▶ taupes ? Elles creusent leurs galeries sans savoir où elles vont, elles n’ont pas ◀de▶ points ◀de▶ repère. Pluton s’ennuyait aux enfers et voulait y rabattre ◀le▶ plus ◀de▶ monde possible. Il voulait des morts. Tel est ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶État, ◀de▶ ◀la▶ richesse, ◀de▶ ◀la▶ puissance anonyme et meurtrière… L’autre monde, c’est ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶énergie solaire décentralisé, celui sur lequel règne Zeus. L’une des épithètes ◀de▶ Zeus, en grec, était Europos, c’est-à-dire celui qui voit loin, celui à ◀la▶ large vision. C’est une des étymologies du mot Europe, qui me semble bien émouvante…
Comment sortir ◀de▶ cette lutte ? Vous écrivez dans ◀L’▶Avenir est notre affaire que seules ◀les▶ communautés permettraient à ◀l’▶homme ◀de▶ reprendre en main ses pouvoirs, et vous montrez aussi comment ◀l’▶État-nation détruit ◀les▶ bases ◀de▶ toute communauté vivante. C’est un cercle vicieux.
Comment lutter ? Certains disent : « Faites ◀la▶ révolution ! » Je n’y crois pas. ◀La▶ Révolution, avec un grand R, est un mythe populaire qui consiste à croire qu’un beau jour, on va se dresser tous ensemble dans ◀la▶ rue, tuer ◀les▶ gens au pouvoir, s’asseoir dans leurs fauteuils et donner des ordres dans leurs téléphones… En vérité, on n’a jamais vu une révolution consistant à prendre ◀le▶ pouvoir et qui fasse autre chose, ◀l’▶ayant pris, que ce que faisait déjà ◀le▶ précédent pouvoir. Je ◀l’▶ai expliqué dans mon livre. ◀Le▶ pouvoir dont on s’empare vous phagocyte séance tenante… Et c’est pourquoi je ne vois aucune différence essentielle entre ◀l’▶Est et ◀l’▶Ouest aujourd’hui. ◀Le▶ communisme comme ◀le▶ capitalisme partagent ◀la▶ même religion fondamentale ◀de▶ ◀la▶ croissance, ◀de▶ ◀la▶ productivité, du bonheur des hommes envisagé selon ◀le▶ nombre ◀d’▶objets mis à leur disposition. Ce sont des sectes à peine différentes.
Disons-◀le▶ autrement : si vous ne croyez pas aux gouvernements, aux partis politiques, à ◀la▶ jeunesse en tant que telle, ni aux masses au sens marxiste du terme, que vous reste-t-il ?
N’oubliez pas : ni à ◀la▶ révolution en tant que prise du pouvoir… Alors, que me reste-t-il ? ◀L’▶individu, ◀la▶ personne… Qu’est-ce qui nous empêche ◀de▶ créer ◀la▶ société que nous voulons ? Rien. Rien ne nous empêche ◀de▶ nous opposer aux prétendus impératifs qui nous mènent à des catastrophes prévisibles et calculables. Rien ne nous empêche ◀de▶ construire, chacun où nous sommes, une société meilleure qui réponde à d’autres finalités que celle ◀de▶ ◀la▶ puissance. J’oppose à ◀la▶ puissance ◀la▶ liberté des personnes, ◀l’▶épanouissement ◀de▶ ◀l’▶individu. Je crois que nous devons, tout de suite, favoriser, dans ◀la▶ mesure ◀de▶ nos possibilités, ◀de▶ nouvelles formes ◀d’▶énergie, par exemple — et cela ne dépend que ◀de▶ nous. Il faut refuser ainsi ◀le▶ tout-électrique ◀de▶ ◀l’▶EDF, qui représente une très mauvaise utilisation ◀de▶ ◀l’▶énergie, n’importe quel technicien un peu sérieux vous ◀le▶ confirmera. Il est absolument indéfendable ◀de▶ se chauffer à ◀l’▶électricité, cette forme noble ◀de▶ ◀l’▶énergie, et ◀de▶ ◀la▶ transformer en cette forme ordinaire qu’est ◀la▶ chaleur, dernier stade avant ◀la▶ non-énergie. Il faut faire ◀de▶ ◀la▶ chaleur avec des moyens beaucoup moins coûteux… C’est ainsi qu’il nous faut prendre position sur tous ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne et ne pas laisser s’accréditer ces histoires ◀de▶ nécessité, ◀de▶ fatalité. On se chauffait à 23° avant ◀la▶ crise du pétrole, on se chauffe à 20° aujourd’hui. Qui s’en plaint ?
Contrairement à ce qu’on dit, ◀les▶ gens sont prêts à faire des sacrifices, volontairement, pour se libérer ◀de▶ ce système qui conduit finalement à ◀la▶ guerre…
On connaît cette objection des partis ◀de▶ gauche et principalement du Parti communiste aux tenants ◀d’▶une croissance limitée : n’est-il pas injuste, disent-ils, que certains privilégiés demandent, à ◀l’▶échelon du pays comme ◀de▶ ◀la▶ planète, aux quatre cinquièmes ◀de▶ ◀la▶ population ◀de▶ renoncer à ◀la▶ jouissance ◀de▶ ces biens ◀de▶ consommation qu’ils n’ont jamais possédés ; pourquoi leur demander à eux des sacrifices ?
◀L’▶argument ne résiste pas à ◀l’▶analyse. Personne n’a jamais rien demandé au tiers-monde, ce serait du reste parfaitement vain. ◀Le▶ tiers-monde a été persuadé par nos soins que notre mode de vie représente ◀le▶ progrès, il veut non seulement nos autoroutes mais nos embouteillages…
◀La▶ vérité, c’est que nous sommes en face d’une crise absolument inévitable, et pourtant tout semble continuer comme si nous avions du pétrole pour des siècles. C’est absurde. D’ici cinq ans, il est très possible que ◀le▶ pétrole coûte trois à quatre fois plus cher qu’aujourd’hui — et comment voulez-vous alors que ◀l’▶ouvrier défendu par Marchais puisse continuer à rouler en auto ? Il ne s’agit donc pas ◀d’▶interdire aux gens du tiers-monde ◀de▶ rouler en auto, il s’agit ◀de▶ savoir si nous pourrons, nous, continuer à ◀le▶ faire pendant vingt ans ou moins…
D’autre part, cela a été très bien calculé par ◀le▶ club de Rome, il est matériellement exclu que ◀le▶ tiers-monde rejoigne jamais notre niveau ◀de▶ consommation et ◀de▶ gaspillage. Il n’y a pas assez ◀de▶ matières premières dans ◀le▶ monde pour cela. Alors nous n’avons qu’une chose à faire, c’est ◀de▶ donner ◀l’▶exemple. C’est ◀de▶ créer une Europe fédérée des régions, qui tenterait ◀de▶ faire ◀l’▶économie ◀de▶ cette crise industrielle qui nous guette, en remplaçant ◀la▶ technique dure par ◀la▶ technique douce beaucoup plus progressiste, moins dévoratrice ◀de▶ matière première. Oui, ce serait là un exemple pour ◀le▶ tiers-monde qui est à deux doigts ◀de▶ ◀la▶ santé, et qui est pourtant devenu jaloux ◀de▶ nos maladies.
Lorsque, dans ◀les▶ années 1930, vous développiez pour la première fois vos attaques contre ◀l’▶État-nation et adoptiez des thèses « personnalistes », aviez-vous conscience que ce serait là des solutions possibles à cette crise que nous connaissons aujourd’hui ?
Oui, je crois que notre groupe personnaliste rassemblé autour des revues Esprit et L’Ordre nouveau avait assez bien prévu ce qui était en train de se faire. Nous pressentions ◀les▶ désastres auxquels ◀la▶ productivité sans limites devait nous conduire, non seulement ◀d’▶un point de vue économique mais aussi social et moral. Nous disions que si des gens comme Hitler, Staline ou Mussolini bénéficiaient ◀d’▶un tel prestige, ◀d’▶une telle puissance, c’est parce qu’ils apportaient une réponse — terrifiante, effroyable — à cette soif communautaire créée par ◀la▶ civilisation industrielle, ◀les▶ grandes villes, ◀la▶ destruction ◀de▶ toute solidarité. Nous préconisions des solutions comme ◀le▶ service civil… Mais nous sommes restés des groupuscules parce qu’il nous manquait ce que j’appellerais un levier. Or ce levier, chose extraordinaire, miraculeuse, il s’offre depuis cinq ou six ans sous ◀la▶ forme ◀de▶ cette immense émergence, sensible dans tout ◀l’▶Occident et peut-être plus en Amérique qu’en Europe, des groupements écologistes, régionalistes, communautaires — tous étroitement liés. Il y a là une poussée irrésistible. Regardez ◀la▶ France, ◀les▶ exigences ◀d’▶autonomie des régions contre ◀le▶ centralisme réducteur ◀de▶ ◀l’▶État-nation !
◀La▶ notion ◀de▶ région est pour vous essentielle. Mais n’est-elle pas bien difficile à déterminer ?
◀La▶ région ne relève pas ◀d’▶une espèce ◀de▶ lubie ou ◀d’▶obsession ethnicienne ou linguistique. Je ◀la▶ définis comme un espace ◀de▶ participation civique dont ◀les▶ dimensions peuvent être absolument variables selon ◀la▶ fonction considérée. ◀Les▶ régions écologiques, ◀les▶ régions économiques, ◀les▶ régions culturelles ou linguistiques n’ont pas nécessairement ◀les▶ mêmes délimitations. En fait, elles n’ont pas à être délimitées, elles doivent se reconnaître, comme si on tâtait aveuglément ◀le▶ terrain. Tout cela colle ◀de▶ très près aux réalités. Au fond, c’est ◀la▶ forme ◀de▶ ◀l’▶État-nation qui est utopique, littéralement. Cadre abstrait plaqué sur n’importe quelle réalité.
Regardez en Afrique ces frontières aberrantes héritées du colonialisme, ces lignes tirées au cordeau par des types à manches ◀de▶ lustrine dans des bureaux parisiens ou londoniens, à ◀la▶ fin du xixe siècle, et qui ne tiennent compte ◀d’▶aucune réalité ! Un ministre ◀de▶ ◀la▶ Haute-Volta m’a dit : « Vous comprenez, il n’y a rien à faire, ◀les▶ gens chez nous se feraient tuer pour ces frontières qui scindent ◀les▶ anciens royaumes africains et divisent ◀les▶ tribus… » Mais il est possible que dans ◀la▶ jeunesse européenne, ◀l’▶idée ◀de▶ frontière soit dévalorisée. Je ◀l’▶espère. ◀Les▶ enfants ◀de▶ ◀l’▶école primaire savent très bien que ◀la▶ pollution n’est pas arrêtée par ◀les▶ douaniers.
Vous croyez, en somme, à ◀la▶ possibilité ◀d’▶une renaissance ◀de▶ notre civilisation.
Je pense que nous sommes à ◀l’▶aube ◀d’▶un nouvel essor ◀de▶ ◀la▶ civilisation occidentale découvrant ◀le▶ solaire contre ◀le▶ nucléaire, ◀les▶ réalités locales et régionales contre ◀les▶ abstractions nationalistes, ◀l’▶affectivité contre ◀la▶ quantité, ◀l’▶émotivité contre ◀le▶ disciplinaire, ◀le▶ pluralisme contre ◀la▶ simplification. Sinon, il n’y aura rien du tout. Simplement une fin ◀de▶ ◀la▶ civilisation.
Avant de quitter ◀l’▶Amérique en 1947, j’ai eu un soir une longue conversation avec Einstein. Je lui ai posé la question : « Pensez-vous qu’une guerre atomique signifierait ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶humanité ? » Il m’a dit : « Non, nous avons essayé avec quelques amis ◀de▶ faire des calculs ; il restera bien vingt millions ◀d’▶hommes qui survivront, dans ◀les▶ angles morts des rayonnements, mais ça ne veut pas dire qu’il y aura encore une civilisation ». Je ne veux pas préjuger ◀de▶ ◀la▶ chose. Sur ◀la▶ terre, nous ne sommes pas des spectateurs, nous sommes des acteurs. J’ai une vision, disons chrétienne ◀de▶ ◀la▶ vie : nous sommes là pour faire quelque chose. J’imagine qu’un non-chrétien pourrait dire : « Pourquoi ne pas vivre sans aucune espèce ◀de▶ prise ◀de▶ position ou ◀de▶ compromission, sans s’engager dans rien ? »
J’ai aussi ◀le▶ sentiment, Denis de Rougemont, ◀d’▶être en face de vous comme devant l’un ◀de▶ ces esprits humanistes ou encyclopédiques que notre siècle ivre ◀de▶ spécialistes semblait avoir chassés. ◀L’▶Avenir est notre affaire relève en effet ◀de▶ disciplines aussi diverses que ◀la▶ science, ◀l’▶économie, ◀la▶ politique, ◀l’▶histoire, ◀la▶ sociologie, ◀la▶ futurologie et j’en passe… On est un peu écrasé par ◀la▶ somme ◀de▶ travail qu’il représente. Comment peut s’écrire un tel livre ?
Il s’est écrit avec passion, il représente une passion et un pouvoir ◀d’▶indignation sans lequel je n’aurais jamais pu absorber ce que j’ai dû absorber. Et ce n’est pas tout. Il y a eu ensuite ◀le▶ temps des vérifications, des contrôles que j’ai opérés avec beaucoup de gens. Par exemple, ◀les▶ chapitres sur ◀l’▶énergie atomique, je ◀les▶ ai revus mot à mot avec l’un ◀de▶ mes amis, l’un des derniers survivants ◀de▶ la première génération des grands physiciens qui se sont penchés sur ◀le▶ nucléaire, Lew Kowarski, l’un des trois à avoir découvert ◀la▶ fission ◀de▶ ◀l’▶atome… Bref, je me suis informé auprès de nombreux spécialistes comme ◀les▶ physiciens du CERN (Centre européen ◀de▶ recherche nucléaire) et bien d’autres… Suis-je pour autant une exception ? Je ne ◀le▶ crois pas. Il existe nombre ◀d’▶esprits, dans ◀le▶ monde ◀d’▶aujourd’hui, qui sont mus par ◀les▶ mêmes passions fondamentales que moi et qui sont, par conséquent obligés ◀de▶ dépasser ◀le▶ cadre étroit ◀d’▶une spécialité.
Il y a une question que j’aimerais encore vous poser, une question un peu anecdotique peut-être : pourquoi avoir choisi Stock comme éditeur ?
Tout simplement parce que c’est Christian de Bartillat qui m’a persuadé ◀d’▶écrire ce livre. À ◀l’▶origine, il voulait publier, je croyais, un livre sur ◀l’▶Europe ◀de▶ ◀l’▶an 2000. J’avais donné, peu auparavant, une série ◀de▶ conférences sur ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶architecture, ◀de▶ ◀l’▶éducation, du christianisme, ◀de▶ ceci et ◀de▶ cela… et je pensais tout simplement réunir ces conférences en volume. Mais ce n’est pas ce qu’il voulait. Il voulait que j’écrive ce qui allait devenir ◀L’▶Avenir est notre affaire . J’étais plutôt réticent. Je multipliais ◀les▶ objections (j’avais tant d’autres livres à écrire !) et ◀les▶ exigences (il ◀les▶ acceptait toutes). Après deux heures ◀de▶ discussion, il m’avait convaincu. C’est rare qu’un éditeur tienne à ce point à un livre, à un sujet. J’en ai été touché… Et j’y ai consacré ensuite quatre années ◀d’▶efforts…
Je dois préciser encore que mon éditeur habituel est Gallimard, qui regroupe peu à peu mes anciens livres publiés autrefois à droite et à gauche.
Pour finir, j’aimerais connaître votre sentiment sur ◀les▶ réactions que ce livre a suscitées. Ont-elles justifié a posteriori votre propos ?
Ah oui, complètement ! Je suis très content ◀de▶ ces réactions. Il n’y a pas eu ◀de▶ critiques vraiment mauvaises et beaucoup ◀d’▶articles chaleureux et enthousiastes. Bien sûr, j’ai eu droit aussi à des attaques féroces dans des revues automobiles, certains allant jusqu’à me reprocher ◀de▶ falsifier des citations. Je pourrais leur faire un procès d’ailleurs mais je n’ai pas ◀de▶ temps à perdre…
J’ai eu surtout ◀le▶ sentiment ◀de▶ toucher aussi un public jeune ou parfois très éloigné ◀de▶ ◀l’▶université. J’ai reçu des lettres émouvantes ◀de▶ gens qui me demandaient ce qu’ils pouvaient et devaient faire, là où ils étaient. Bref, j’ai été confirmé dans ce que j’avais découvert peu à peu en écrivant ce livre : qu’il était en somme un manifeste ◀de▶ ◀la▶ convergence et ◀de▶ ◀l’▶émergence ◀de▶ tous ces mouvements dont je vous ai parlé. Ces mouvements qui montent, comme une germination qui vient ◀d’▶en bas et qui est irrésistible, qui est universelle, qui peut faire sauter des rochers, et qui n’est pas vulnérable, car elle n’est pas centralisée.