De▶ l’Europe des États coalisés à l’Europe des peuples fédérés (mai 1978)t u
Je voudrais vous faire voir, ce soir, que l’idée ◀d’▶une Europe fédérée n’est nullement la lubie ◀de▶ quelques-uns, mais une nécessité qui sera subie par tous si nous ne savons pas la choisir et la former à notre idée en temps utile ; qu’elle n’est donc pas un vague idéalisme, mais le seul réalisme digne aujourd’hui ◀de▶ ce nom ; et enfin, qu’elle n’est pas seulement conservation mais invention, pas seulement sauvetage mais nouveau mode de vie.
J’ai donc choisi ◀de▶ m’interroger devant vous sur les motifs ◀d’▶unir l’Europe et sur l’évolution ◀de▶ ces motifs depuis la veille ◀de▶ la dernière guerre mondiale, jusqu’à cette veille ◀de▶ l’année qui verra la première élection par les peuples ◀d’▶un Parlement européen.
C’est une histoire assez intense et dramatique, vous allez le voir. C’est l’alternance ◀de▶ grands élans dans l’enthousiasme créateur, et ◀d’▶enlisements dans le marécage des intérêts à très court terme, c’est-à-dire dans le « réalisme » aux yeux des classes politiciennes.
Prenons pour point ◀de▶ départ dans notre siècle l’année 1924. Cette année-là, à Vienne, le jeune comte Coudenhove-Kalergi, né à Tokyo, vingt-sept ans auparavant, ◀d’▶une Japonaise et ◀d’▶un diplomate autrichien ◀d’▶origine hollando-grecque, publie un bref ouvrage intitulé Manifeste paneuropéen.
On peut y lire des phrases simples et grandes comme celle-ci :
La question européenne, la voici : — Est-il possible que sur la petite presqu’île européenne, 25 États vivent côte à côte dans l’anarchie internationale sans qu’un pareil état de choses conduise à la plus terrible catastrophe politique, économique et culturelle ?… Si les peuples ◀de▶ l’Europe le veulent, la Paneurope se réalisera… Il ne faut pas se lasser ◀de▶ le répéter : une Europe divisée conduit à la guerre, à l’oppression, à la misère ; une Europe unie à la paix, à la prospérité. Sauvez l’Europe et vos enfants !
Quelques années plus tard, parlant au nom de la France dont il est président du Conseil, devant l’assemblée ◀de▶ la Société des Nations à Genève, Aristide Briand prononce un discours retentissant appelant les peuples à l’union préconisée par Coudenhove-Kalergi :
Je me suis associé pendant ces dernières années, déclare-t-il, à une propagande active en faveur d’une idée qu’on a bien voulu qualifier ◀de▶ généreuse, peut-être pour se dispenser ◀de▶ la qualifier ◀d’▶imprudente. Cette idée, qui a hanté l’imagination des philosophes et des poètes, qui leur a valu ce qu’on peut appeler des succès ◀d’▶estime, cette idée a progressé dans les esprits par sa valeur propre. Elle a fini par apparaître comme répondant à une nécessité. Des propagandistes se sont réunis pour la répandre, la faire entrer plus avant dans l’esprit des nations, et j’avoue que je me suis trouvé parmi ces propagandistes […]. Je pense qu’entre des peuples qui sont géographiquement groupés, comme les peuples ◀d’▶Europe, il doit exister une sorte ◀de▶ lien fédéral […]. Évidemment, l’association agira surtout dans le domaine économique. C’est la question la plus pressante. Je crois que l’on peut y obtenir des succès. Mais je suis sûr aussi qu’au point de vue politique, au point de vue social, le lien fédéral, sans toucher à la souveraineté ◀d’▶aucune des nations qui pourraient faire partie ◀d’▶une telle association, peut être bienfaisant.
Briand préconise donc l’union des intérêts économiques d’abord, sur la base ◀d’▶un respect religieux ◀de▶ la souveraineté absolue ◀de▶ nos États.
Étonnante anticipation sur la formule du Marché commun, qui naîtra vingt-cinq ans plus tard, mais aussi sur les limitations les plus graves ◀de▶ cette formule…
Un Mémorandum sur l’organisation ◀d’▶un régime ◀d’▶union fédérale européenne sera présenté en 1930 à la Société des Nations, rédigé par le directeur ◀de▶ cabinet ◀de▶ Briand, Alexis Léger (futur prix Nobel ◀de▶ poésie sous le pseudonyme ◀de▶ Saint-John Perse). Ce beau texte répète avec insistance : « C’est sur le plan ◀de▶ la souveraineté absolue que doit être réalisée l’entente entre Nations européennes… »
On sait que la proposition Briand devait rester sans suite : non seulement parce que les États membres, dans leurs réponses, multipliaient à l’envi les objections et restrictions, mais surtout parce que Hitler venait de remporter son premier grand succès électoral (14 septembre 1930). Le sort en était jeté : l’Europe désunie glissait vers le désastre, la Deuxième Guerre mondiale devenait inévitable.
Était-ce la fin des espérances unionistes et fédéralistes ? Ce fut tout au contraire le banc ◀d’▶essai ◀de▶ leurs forces ◀de▶ résistance et le terme s’impose, puisque ce fut précisément l’ensemble des réseaux ◀de▶ la Résistance à l’hitlérisme et au fascisme qui fournit à l’idée européenne son milieu le plus efficace ◀de▶ propagation en profondeur et en intensité, dans la lutte, dans le danger, et surtout dans l’espoir. Dès 1941, des internés politiques ◀de▶ l’île de Ventotene, près des côtes italiennes, rédigent un manifeste fédéraliste européen qui circulera dans toute l’Europe. Dès 1942, tous les journaux ◀de▶ la Résistance française affirment qu’ils luttent pour instaurer une vraie fédération européenne.
En mars 1944, Henry Frenay, chef du mouvement « Combat », lance un appel « à tous les hommes ◀de▶ la Résistance européenne ».
Je sais, dit-il, pour en avoir recueilli maintes preuves, que dans chaque pays ◀de▶ l’Europe occupée, (ces hommes) ont une volonté et des espoirs qui concordent étrangement avec les nôtres. […] Que l’orgueil et l’égoïsme éventuels des gouvernements, les principes ◀d’▶une souveraineté souvent illusoire, n’entravent pas cette marche à l’unité. !
Et des voix fraternelles sourdement lui répondent, du fond des camps ◀d’▶otages ◀de▶ la Hollande, des ténèbres où déjà l’Allemagne chancelle, voix des rares survivants ◀de▶ l’Orchestre rouge, ou du groupe ◀de▶ la Rose blanche.
Enfin, en juillet ◀de▶ cette même année 1944, tandis que la guerre sévit encore sur l’Europe, des militants ◀de▶ la Résistance ◀de▶ neuf pays réussissent à passer les frontières et à se rencontrer à quatre reprises à Genève, dans la villa du secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises, Willem Visser ’t Hooft. ◀De▶ ces rencontres clandestines sortira un document ◀d’▶une clairvoyance sans défaut. Citons :
Quelques militants des mouvements ◀de▶ résistance du Danemark, ◀de▶ France, ◀d’▶Italie, ◀de▶ Norvège, des Pays-Bas, ◀de▶ Pologne, ◀de▶ Tchécoslovaquie et ◀de▶ Yougoslavie, et le représentant ◀d’▶un groupe ◀de▶ militants antinazis en Allemagne, se sont réunis dans une ville ◀d’▶Europe les 31 mars, 29 avril, 20 mai, 6 et 7 juillet. Ils ont élaboré le projet ◀de▶ déclaration ci-dessous qu’ils ont soumis à la discussion et à l’approbation ◀de▶ leurs mouvements respectifs et ◀de▶ l’ensemble des mouvements ◀de▶ résistance européens.
Ils affirment que la vie des peuples qu’ils représentent doit être fondée sur le respect ◀de▶ la personne, la sécurité, la justice sociale, l’utilisation intégrale des ressources économiques en faveur de la collectivité tout entière et l’épanouissement autonome ◀de▶ la vie nationale.
Ces buts ne peuvent être atteints que si les divers pays du monde acceptent ◀de▶ dépasser le dogme ◀de▶ la souveraineté absolue des États en s’intégrant dans une unique organisation fédérale.
La paix européenne est la clé ◀de▶ la voûte ◀de▶ la paix du monde. En effet, dans l’espace ◀d’▶une seule génération, l’Europe a été l’épicentre ◀de▶ deux conflits mondiaux qui ont eu avant tout pour origine l’existence sur ce continent ◀de▶ trente États souverains. Il importe ◀de▶ remédier à cette anarchie par la création ◀d’▶une union fédérale entre les peuples européens.
Vous l’aurez remarqué : autant le Mémorandum Briand s’appliquait à rassurer les États quant au respect ◀de▶ leur souveraineté absolue, autant la déclaration des Résistances européennes souligne la nécessité littéralement vitale ◀de▶ « dépasser le dogme ◀de▶ la souveraineté absolue des États ». C’est que Briand est au pouvoir, et les résistants au combat ! L’un espérait encore « apaiser » les États, et les autres subissent leurs guerres. L’opposition est aussi fondamentale qu’inévitable. On la retrouvera bientôt entre de Gaulle et les fédéralistes européens.
Mais nous ne sommes encore qu’en 1944. Un an plus tard, la guerre finie, que va-t-on faire ?
Tous ceux qui sortent ◀de▶ la Résistance ont répondu ◀d’▶avance ! faire l’Europe !
À Hertenstein, en Suisse, dès 1945, puis en Hollande, à Luxembourg, finalement lors du grand congrès fédéraliste ◀de▶ Montreux (1947), les résistants ◀d’▶hier fondent l’Europe ◀de▶ demain : 100 000 membres cotisants, venus de la gauche ou ◀de▶ la droite, mais surtout ◀de▶ la Résistance, se regroupent sous l’égide ◀de▶ l’Union européenne des fédéralistes.
Leurs motifs ? Nous venons de les voir. Ce sont 1° le refus ◀de▶ toute nouvelle guerre européenne, 2° la fédération au-delà des formules ◀d’▶absolue souveraineté nationale, 3° « l’Europe une dans un monde uni ».
Ces vues sont justes mais trop vastes, en ce sens que les moyens ◀de▶ leur réalisation ne sont pas encore imaginés, ni même sérieusement envisagés. Il est clair que les gouvernements n’accepteront jamais, sauf s’ils y sont contraints par une superpuissance voisine, le moindre abandon ◀de▶ souveraineté.
Dans cette situation quelque peu irréelle où se mêlent un sentiment ◀d’▶urgence très intensément motivé et une étrange incertitude quant aux prochains pas que l’on pourra faire, éclate le discours ◀de▶ Churchill à l’Université ◀de▶ Zurich, le 19 septembre 1946.
◀D’▶un trait génial, Churchill va ramener la conjoncture la plus complexe et angoissante à une seule mesure, la plus simple, et il va formuler par là même, en quelques phrases, le seul motif immédiat et concret qui se trouve être vraiment commun à l’entreprise des militants fédéralistes et à la classe politique au pouvoir. Voici ces phrases capitales :
Au sort misérable ◀de▶ l’Europe il existe un remède qui, s’il était adopté partout et spontanément, transformerait comme par miracle toute la scène, et ferait ◀de▶ l’Europe, en peu ◀d’▶années, une terre aussi libre et heureuse que celle ◀de▶ la Suisse ◀d’▶aujourd’hui.
Quel est ce remède souverain ? C’est ◀de▶ reformer la famille européenne, dans toute la mesure où nous le pouvons encore, et ◀de▶ l’assurer ◀d’▶une structure à l’abri ◀de▶ laquelle elle puisse vivre en paix et en sécurité. Nous devons construire une sorte ◀d’▶États-Unis d’Europe. Ainsi seulement, des centaines ◀de▶ millions ◀de▶ travailleurs seront capables ◀de▶ retrouver les simples joies et les espoirs qui rendent la vie digne ◀d’▶être vécue.
Je vais vous dire maintenant quelque chose qui vous étonnera. Le premier pas consistera à faire ◀de▶ la France et ◀de▶ l’Allemagne des partenaires. Si l’on veut mener à bien l’œuvre ◀de▶ construire les États-Unis d’Europe, leur structure devra être conçue ◀de▶ telle sorte que la puissance matérielle ◀de▶ chaque État perde son importance. Les petites nations y compteront autant que les grandes et tireront leur honneur ◀de▶ leur contribution au bien commun… Il s’agit aujourd’hui ◀d’▶affranchir ◀de▶ la guerre et ◀de▶ la servitude les populations ◀de▶ toute race et ◀de▶ toute contrée. ◀De▶ cette œuvre urgente, c’est à la France et à l’Allemagne qu’il appartient ◀de▶ prendre conjointement l’initiative… Debout l’Europe !
Un an plus tard, à Montreux, naîtra l’idée ◀d’▶une collaboration, théoriquement paradoxale mais peut-être en fait praticable, entre le mouvement fédéraliste et les clubs ◀de▶ notables politiques et industriels patronnés par Churchill.
Et c’est ce « compromis historique » qui va se réaliser au début ◀de▶ mai 1948 sous les espèces du Congrès ◀de▶ l’Europe, réunissant dans la Salle des chevaliers, qui est la salle du trône ◀de▶ La Haye, près de 800 délégués parmi lesquels 16 anciens présidents du Conseil, 48 ministres dont Paul Reynaud, Anthony Eden, Harold Macmillan, Carlo Schmid, 250 députés, une centaine ◀de▶ syndicalistes, des évêques anglicans ou romains côtoyant Bertrand Russell ou Salvador de Madariaga aussi bien qu’Étienne Gilson ou Charles Morgan.
Le Message aux Européens qui conclut ce congrès historique, est adopté par acclamations lors de la séance ◀de▶ clôture. Il résume l’ensemble des motifs du congrès et du « Mouvement européen » qui en sortira quelques semaines plus tard. Je vous demanderai la permission ◀de▶ le lire comme j’eus l’honneur ◀de▶ le faire à La Haye, ayant eu la charge ◀de▶ l’écrire :
L’Europe est menacée, l’Europe est divisée, et la plus grave menace vient de ses divisions.
Appauvrie, encombrée ◀de▶ barrières qui empêchent ses biens ◀de▶ circuler mais qui ne sauraient plus la protéger, notre Europe désunie marche à sa fin. Aucun ◀de▶ nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse ◀de▶ son indépendance. Aucun ◀de▶ nos pays ne peut résoudre, seul, les problèmes que lui pose l’économie moderne. À défaut ◀d’▶une union librement consentie, notre anarchie présente nous exposera demain à l’unification forcée, soit par l’intervention ◀d’▶un empire du dehors, soit par l’usurpation ◀d’▶un parti du dedans.
L’heure est venue ◀d’▶entreprendre une action qui soit à la mesure du danger.
Tous ensemble, demain, nous pouvons édifier avec les peuples ◀d’▶outremer associés à nos destinées, la plus grande formation politique et le plus vaste ensemble économique ◀de▶ notre temps. Jamais l’histoire du monde n’aura connu un si puissant rassemblement ◀d’▶hommes libres. Jamais la guerre, la peur et la misère n’auront été mises en échec par un plus formidable adversaire.
Entre ce grand péril et cette grande espérance la vocation ◀de▶ l’Europe se définit clairement.
Elle est ◀d’▶unir ses peuples selon leur vrai génie, qui est celui ◀de▶ la diversité, et dans les conditions du xxe siècle, qui sont celles ◀de▶ la communauté, afin d’ouvrir au monde la voie qu’il cherche, la voie des libertés organisées. Elle est ◀de▶ ranimer ses pouvoirs ◀d’▶invention pour la défense et pour l’illustration des droits et des devoirs ◀de▶ la personne humaine, dont malgré toutes ses infidélités, l’Europe demeure aux yeux du monde le grand témoin.
La conquête suprême ◀de▶ l’Europe s’appelle la dignité ◀de▶ l’homme et sa vraie force est dans la liberté. Tel est l’enjeu final ◀de▶ notre lutte. C’est pour sauver nos libertés acquises, mais aussi pour en élargir le bénéfice à tous les hommes, que nous voulons l’union ◀de▶ notre continent.
Sur cette union l’Europe joue son destin et celui ◀de▶ la paix du monde.
Soit donc notoire à tous que nous, Européens, rassemblés pour donner une voix à tous les peuples ◀de▶ ce continent, déclarons solennellement notre commune volonté dans les cinq articles suivants, qui résument les résolutions adoptées par notre congrès :
1) Nous voulons une Europe unie, rendue dans toute son étendue à la libre circulation des hommes, des idées et des biens.
2) Nous voulons une Charte des droits de l’homme, garantissant les libertés ◀de▶ pensée, ◀de▶ réunion et ◀d’▶expression, ainsi que le libre exercice ◀d’▶une opposition politique.
3) Nous voulons une Cour ◀de▶ justice, capable ◀d’▶appliquer les sanctions nécessaires pour que soit respectée la Charte.
4) Nous voulons une Assemblée européenne, où soient représentées les forces vives ◀de▶ toutes nos nations.
5) Et nous prenons ◀de▶ bonne foi l’engagement ◀d’▶appuyer ◀de▶ tous nos efforts, dans nos foyers et en public, dans nos partis, dans nos églises, dans nos milieux professionnels et syndicaux, les hommes et les gouvernements qui travaillent à cette œuvre ◀de▶ salut public, suprême chance ◀de▶ la paix et gage ◀d’▶un grand avenir, pour cette génération et celles qui la suivront.
On a reconnu dans ce Message la convergence des motifs principaux qui animeront les mouvements européistes des années 1940 et 1950, et qui vont se traduire au début par quelques réalisations spectaculaires.
Le premier motif : empêcher le retour ◀d’▶une conflagration franco-allemande, était au cœur du discours ◀de▶ Zurich, et il va inspirer le traité ◀de▶ la CECA, cette mise en commun du charbon et ◀de▶ l’acier dont on fait les canons, qui lie symboliquement et concrètement les ennemis ◀d’▶hier.
Le deuxième motif : la prospérité à rétablir par l’intégration économique est celui qui donnera lieu à l’ouverture du Marché commun dès 1957.
Le troisième motif, celui ◀de▶ la défense des libertés et des droits de l’homme, seul fondement ◀d’▶une union politique conforme au vrai génie européen et à la culture commune ◀de▶ nos peuples, donnera lieu, un an après le congrès ◀de▶ La Haye, à la création du Conseil de l’Europe et ◀de▶ la Cour ◀de▶ justice ◀de▶ Luxembourg, d’une part ; d’autre part à ◀de▶ nombreux instituts culturels, dont le premier en date, le Centre européen de la culture, fondé à Genève en 1950, a donné naissance notamment au projet initial du CERN, à la Fondation européenne ◀de▶ la culture, ainsi qu’à une douzaine ◀d’▶associations européennes ◀d’▶enseignants, ◀d’▶éditeurs, ◀d’▶historiens, ◀de▶ sociologues, ◀de▶ politologues, ◀d’▶instituts universitaires et même ◀de▶ festivals ◀de▶ musique.
On notera que le motif ◀de▶ la défense commune n’était pas mentionné dans le Message ◀de▶ La Haye, ou plus exactement : avait été barré ◀de▶ la version finale. Quatre ans plus tard, ce motif allait se déclarer sous le nom ◀de▶ Communauté européenne de défense, ou CED. On sait que le traité rejeté par la France en août 1954, devait inaugurer la série des échecs qu’eut à subir l’idée européenne au cours des deux dernières décennies.
Du côté de Strasbourg, d’abord. Pendant la session inaugurale ◀de▶ l’Assemblée du Conseil de l’Europe, qui n’était que consultative (première et grave déception), le député anglais Mackay avait fait voter l’important amendement que je cite :
L’Assemblée considère comme le but et l’objectif du Conseil de l’Europe ◀de▶ créer une autorité politique européenne dotée ◀de▶ fonctions limitées mais ◀de▶ pouvoirs réels.
Vingt-huit ans ont passé, et il n’est que trop clair que le Conseil de l’Europe non seulement n’a pas atteint « le but et l’objectif » ainsi définis, mais qu’il a perdu tout espoir et peut-être même tout désir ◀d’▶y conduire les Européens.
Dira-t-on que la Communauté ◀de▶ Bruxelles a repris le flambeau ? On voit bien qu’elle en a quelquefois l’ambition, qu’elle souhaite que les pouvoirs purement économiques ◀de▶ sa Commission soient élargis aux domaines du social, ◀de▶ la culture, et finalement ◀de▶ la politique commune des pays membres ; on voit bien que dans ses publications, elle se nomme tranquillement « l’Europe », mais comment soutenir cette prétention ? L’Europe de l’Ouest, déjà amputée ◀de▶ l’Est satellisé, c’est encore vingt pays et non pas neuf ! Et c’est tout de même autre chose qu’un marché ! La gestion ◀d’▶une partie ◀de▶ l’économie partiellement intégrée ◀de▶ neuf pays ne prépare pas la Commission ◀de▶ Bruxelles à décider des grandes options morales et politiques ◀de▶ l’Europe tout entière.
J’en vois la preuve dans le récent Rapport annuel ◀de▶ la Communauté, qui exprime la crainte que l’élargissement ◀de▶ celle-ci à trois pays nouveaux n’« affaiblisse la construction européenne » !
Autrement dit, cette construction serait ◀d’▶autant plus faible qu’elle deviendrait plus européenne ! Drôle ◀de▶ manière ◀de▶ reformer la « famille » dont parlait Churchill, que ◀d’▶en exclure pour des motifs purement économiques, les pays scandinaves et l’Ibérie, les Balkans et l’Autriche, et même la Suisse, si coupable qu’elle soit ◀d’▶avoir su depuis des siècles que la prospérité, la paix sociale, les libertés civiques et la sécurité appellent un régime fédéral, autogéré et décentralisé.
Une espèce ◀d’▶enlisement ◀de▶ la cause européenne et des espoirs fédéralistes dans la bureaucratie et la technocratie des eurocrates, depuis vingt ans, suffit à expliquer l’amère désaffection ◀de▶ tant de militants ◀de▶ la première heure et l’indifférence des jeunes gens à l’égard d’une « Europe » qui n’évoque plus pour eux un continent libéré des frontières nationales mais au contraire les marathons nocturnes ◀de▶ Bruxelles sur la surproduction des vins méditerranéens ou le prix ◀de▶ la betterave communautaire. Et je ne dis pas que les vins et la betterave n’ont aucune importance, loin de là : je dis seulement qu’il ne faut pas s’attendre que la jeunesse, à leur propos, s’exalte.
Un seul exemple peut suffire pour évaluer les progrès ◀de▶ cette indifférence : l’élimination des derniers droits ◀de▶ douane entre les neuf pays du Marché commun s’est effectuée le 1er juillet 1977, dans l’inattention générale : c’était pourtant le premier achèvement du grand dessein ◀de▶ Jean Monnet, son premier objectif pleinement atteint.
Faut-il en conclure que « L’Europe n’intéresse plus », comme le répètent depuis plusieurs années la plupart des journaux ◀de▶ nos pays, tout en lui consacrant de plus en plus ◀de▶ place dans leurs colonnes ? Ou plutôt que l’Europe qui intéresse au sens fort les Européens ◀d’▶aujourd’hui n’est pas celle ◀de▶ l’économie, du libre-échange commercial, mais bien celle des chances ◀de▶ la vie, c’est-à-dire des chances ◀de▶ la paix, et du maintien des libertés, donc du progrès des responsabilités civiques ?
« L’Europe c’est fini », dit la Presse. Du moins le disait-elle jusqu’à l’année dernière. Voici quelques échantillons ◀de▶ gros titres parus dans les principaux journaux ◀de▶ France, ◀de▶ Suisse, ◀de▶ Belgique, ◀d’▶Italie, ◀d’▶Allemagne et ◀de▶ Grande-Bretagne, ◀de▶ 1974 à 1976 :
Sur l’Europe en général : « L’Europe à la dérive » — « L’Europe agonise » — « L’Europe c’est fini ».
Et sur les activités des Neuf : « L’Europe verte écartelée » — « Europa-Agrarpolitik — wer kann das noch verstehen ? » — « Les Neuf divisés sur leur politique énergétique » — « Conseil européen : l’enlisement » — « Les Neuf ont étalé divergences et absence ◀de▶ volonté politique » — « Europa auf der Flucht ».
La lecture ◀de▶ ces titres pose une question : ◀de▶ quelle Europe parlent-ils ? Quelle est l’Europe qui selon eux « agonise » ?
Si c’est « l’Europe des Neuf », qu’on l’appelle par son nom : c’est un Marché commun partiel.
S’il s’agit ◀de▶ l’Europe des États plus ou moins « unis » ou « confédérés » — dont les ministres nous répètent depuis trente ans qu’elle est nécessaire et urgente —, nous sommes en présence d’une fausse nouvelle : cette Europe-là ne peut pas « agoniser » puisqu’elle n’a jamais existé, et l’on peut douter qu’elle voie le jour aussi longtemps que les États refuseront ◀de▶ rien céder sur leur souveraineté nationale.
S’agirait-il enfin ◀de▶ l’Europe réelle, celle des Européens vivants, ◀de▶ leurs cultures et ◀de▶ leurs espoirs ? Mais alors comment pourrait-on avec un tel sang-froid, sans la moindre émotion dans la voix, le geste ou le style, et parfois même avec un je ne sais quoi ◀de▶ complaisant dans la résignation, voire ◀de▶ sournoisement jubilant, annoncer et accepter que tout cela soit perdu — comme si tout cela n’était pas nous ?
Ils parlent ◀de▶ l’Europe qui agonise comme on parle ◀de▶ malheurs étrangers, ◀de▶ la mort qui n’arrive qu’aux autres. Sont-ils conscients du fait inéluctable qu’ils subiront le sort ◀de▶ l’Europe, peu importe qu’ils soient pour ou contre, ◀de▶ gauche ou ◀de▶ droite, européistes ou nationalistes ?
Dans cette situation plutôt décourageante est apparu voici deux ans un projet qui, précisément, concerne par sa nature même l’ensemble des Européens (même limité provisoirement aux Neuf) — le projet ◀d’▶élection du Parlement européen au suffrage universel à l’automne ◀de▶ 1978.
Le débat général sur l’Europe, qui ne va pas manquer ◀de▶ déclencher la campagne électorale, aura pour effet ◀de▶ reposer le problème des « vrais » motifs ◀de▶ l’union ◀de▶ l’Europe, qu’il s’agisse ◀de▶ celle des bureaux, ou ◀de▶ celle des multinationales, ou ◀de▶ celle des esprits et des cœurs, ◀de▶ celle des peuples.
Et voilà qui exigera, ◀de▶ toute nécessité, l’examen objectif des motifs antérieurs et la prise de conscience des motifs nouveaux.
Les principaux motifs anciens, ce sera vite vu.
Empêcher la France et l’Allemagne ◀de▶ se faire la guerre : voilà qui est acquis, par bonheur, mais disparaît donc, du même coup, en tant que motif dynamique ◀d’▶union.
Rétablir la productivité industrielle ? Nous n’y avons que trop bien réussi : voir nos indices ◀de▶ gaspillage, ◀d’▶épuisement des ressources non renouvelables, et nos indices ◀de▶ chômage.
Assurer la paix ? Nos États se préparent plutôt, pour rétablir leur balance commerciale, à vendre des centrales ◀de▶ retraitement dont l’unique intérêt sera ◀de▶ fournir au tiers-monde le plutonium des armes nucléaires, s’il promet, bien sûr, ◀de▶ ne jamais s’en servir…
Enfin, former un corps politique capable à la fois ◀de▶ se défendre et ◀de▶ se faire entendre à l’échelle mondiale ? Ici nous devons confesser l’échec total : il n’y a pas, dans aucun domaine fondamental, ◀de▶ politique commune des États de l’Europe : non, pas même pour les Neuf ◀de▶ la Communauté. Ni Parlement européen élu, légitimé, législatif ; ni Sénat des États ou des régions ; ni exécutif aux ordres du Souverain populaire représenté par les deux chambres ; ni monnaie commune ; ni défense commune ; ni plan commun pour faire face aux crises énergétiques comme celle ◀de▶ 1973 ; ni politique commune contre l’inflation sans augmenter le chômage, ou contre le chômage sans aggraver l’inflation…
Je ne vois ◀d’▶autre explication à tant ◀d’▶impuissances que dans le fait, toujours plus évident, que le dogme ◀de▶ la souveraineté nationale absolue n’a jamais été dépassé, comme le demandaient les résistants. Seuls les États s’arrogent le droit ◀de▶ faire, ou ◀de▶ ne pas faire l’Europe. Or, il est clair qu’ils ne la feront jamais, étant eux-mêmes les obstacles à l’union, s’il n’y sont pas contraints par des forces extérieures, ou poussés par la volonté des peuples.
Quelles sont les forces extérieures qui peuvent constituer pour l’Europe ◀de▶ nouveaux motifs ◀de▶ s’unir ?
La situation ◀de▶ l’Europe dans le monde ◀d’▶aujourd’hui est caractérisée par un contraste violent : Le tiers-monde est en état ◀d’▶explosion démographique, particulièrement dans le Sud-Est asiatique et dans certaines parties ◀de▶ l’Amérique latine, tandis que dans les pays industrialisés ◀de▶ l’Europe le taux ◀de▶ croissance est en baisse, approchant parfois ◀de▶ la croissance zéro. (Le phénomène se reproduit au sein de l’Union soviétique : tandis que le taux des naissances dans la partie russe demeure bas, celui des parties asiatiques augmente sans relâche. Dans quelques décennies, l’URSS comptera une forte majorité ◀de▶ Turcs et ◀d’▶Asiatiques.)
Voilà qui est propre à modifier ◀d’▶une manière dramatique les équilibres dits « traditionnels » entre l’Europe et le reste du monde.
Les besoins alimentaires du tiers-monde vont croître ◀d’▶une manière inévitablement catastrophique dans plusieurs cas. Un exemple : les démographes du Bangladesh prévoient un taux annuel ◀de▶ morts par famine se traduisant par plus ◀de▶ 20 millions dans les années 1980, jusqu’à ce que l’excès ◀de▶ population soit corrigé « par la Nature » — à moins que des quantités énormes ◀de▶ nourriture ne puissent être procurées ◀de▶ l’extérieur. Une partie ◀de▶ cette alimentation pourrait être fournie par les États-Unis, et par eux seuls, mais au prix ◀d’▶une expansion rapide ◀de▶ leur production agricole, qui se trouve être particulièrement vorace en énergie.
Le monopole américain quant à l’alimentation du monde sera comparable au monopole arabe quant au pétrole. Il ne sera pas facile pour les USA et le Canada, ◀de▶ ne jamais abuser ◀de▶ cet avantage à des fins politiques, d’autant que l’URSS restera le client le plus important pour le blé américain dans les années ◀de▶ mauvaises récoltes. Or, ces années vont être de plus en plus fréquentes si les climatologistes ont raison. Il faut donc s’attendre que le pouvoir économique et politique des USA devienne toujours plus dominant.
Mais d’autre part, la proportion des Blancs à haut niveau de vie va diminuer rapidement par rapport au tiers-monde, et leur moyenne ◀d’▶âge sera plus élevée. Cet accroissement ◀de▶ la population du tiers-monde et ◀de▶ ses besoins par tête en énergie et en matières premières ne peut manquer ◀d’▶entraîner des répercussions très dures pour l’ensemble des peuples ◀de▶ l’Europe.
En effet, ayant été les premiers à lancer la révolution industrielle, nous avons déjà fortement entamé nos ressources non renouvelables et nous ne pouvons plus compter sur un accès automatique à la plupart de nos sources extérieures ◀d’▶approvisionnement. La crise du pétrole en 1973 a montré combien notre économie était devenue vulnérable à des événements politiques lointains sur lesquels nous n’exerçons aucun contrôle, et qui nous trouvent ◀d’▶autant plus désarmés que nous n’avons aucun plan ◀de▶ premiers secours mutuels, ni aucune politique commune à moyen et à long terme.
Toutes ces tensions, lourdes ◀de▶ conflits latents, menacent l’ensemble des Européens dans leurs conditions ◀d’▶existence économique d’abord, puis ◀d’▶indépendance politique, et finalement ◀de▶ survie pure et simple.
Déséquilibres démographiques, pénuries et famines, monopoles étrangers conduisant à des formes diverses ◀d’▶asservissement économique, puis politique, crise ◀de▶ civilisation laissant prévoir des désastres désormais calculables si l’on continue dans le même sens et au même rythme — même l’addition ◀de▶ ces données est encore loin de rendre compte ◀de▶ toute la réalité que doivent affronter aujourd’hui les habitants ◀de▶ la péninsule Europe.
Tous les observateurs lucides ◀de▶ l’époque nous répètent qu’il s’agit désormais ◀d’▶orienter autrement le « développement » ◀de▶ notre société, et ◀de▶ revoir la définition ◀de▶ ce que nous avons été les premiers dans le monde et pendant longtemps les seuls à nommer « le Progrès ».
Le bonheur, le salut ◀de▶ l’humanité sont-ils vraiment liés à la croissance du PNB et ◀de▶ la consommation ◀d’▶énergie, comme l’ont cru depuis le siècle dernier, identiquement, capitalistes et communistes, socialistes et libéraux ? Mais si cela doit nous mener ◀de▶ crise en crise et ◀de▶ pénuries en famines au désastre final ◀de▶ la guerre nucléaire, ne serait-il pas temps ◀de▶ changer ◀de▶ cap ? ◀De▶ réviser les dogmes du progrès matériel, ◀de▶ la croissance illimitée ◀de▶ tout et ◀de▶ n’importe quoi, du salut par la quantité au mépris ◀de▶ la qualité, laquelle ne peut pas être comptabilisée ?
Demandons-nous alors qui peut imaginer, vouloir et réaliser ce changement ◀de▶ cap.
Il y a peu de chances que ce soit le tiers-monde : sa passion dominante paraît être aujourd’hui ◀de▶ reproduire chez lui les causes mêmes ◀de▶ notre crise ; il nous accuse ◀de▶ vouloir l’en frustrer dès que nous tentons ◀de▶ l’avertir. (Il ne veut pas seulement nos autos, mais nos embouteillages polluants et nos pénuries ◀de▶ pétrole qui exigent des centrales nucléaires, etc.)
Il y a peu de chances que ce soit l’URSS, qui veut « rattraper l’Amérique », laquelle continue ◀de▶ croire, dans sa majorité, que plus c’est grand et mieux cela vaut.
Reste alors notre « vieille Europe » : elle a été la première à inventer le Progrès, puis la première à prendre conscience ◀de▶ ses erreurs ◀d’▶orientation, la première à créer l’État-nation. Il semblerait donc naturel qu’elle soit aussi la première capable ◀de▶ rectifier les conceptions qu’elle a lancées dans le monde entier et que les communautés les plus traditionnelles adoptent ou subissent aujourd’hui. L’Europe va-t-elle faillir à sa mission mondiale ? Le peut-elle sans trahir ses raisons ◀d’▶être et abdiquer, avec ses responsabilités, ses libertés ?
Ici se pose la question fondamentale : quelle Europe ? Car il y en a deux.
L’histoire nous montre la naissance dans la Grèce des cités autonomes, ◀d’▶une Europe ◀de▶ la solidarité civique, ◀de▶ la mesure, et ◀de▶ la tolérance socratique. Mais elle nous montre aussi, dans la Rome impériale la naissance ◀de▶ ce qui deviendra au cours des siècles l’Europe des dictatures, des règlements collectivistes uniformisants, ◀de▶ la « raison ◀d’▶État » généralement contraire à la raison, et ◀de▶ la « juste place » réservée selon Lénine à l’opposition politique, à savoir la prison.
La première Europe a créé et nourri les idées ◀de▶ liberté et ◀de▶ responsabilité dans la Communauté, ◀de▶ foi jurée et ◀de▶ pacte fédéral, puis ◀d’▶internationalisme et ◀d’▶arbitrage, enfin ◀de▶ fédération européenne.
La deuxième Europe a formé des sujets passifs. Elle a repris l’idée romaine du réseau ◀d’▶institutions centralisées encadrant toujours plus étroitement toujours plus ◀de▶ réalités ◀de▶ la vie publique et privée ◀d’▶une nation, afin d’en obtenir plus facilement toujours plus ◀d’▶obéissance passive. Cette Europe est celle des nationalismes étatisés, ◀de▶ leurs guerres « glorieuses » et ◀de▶ leurs révolutions, des fascismes ◀de▶ gauche puis ◀de▶ droite et des « impératifs technologiques » au service ◀de▶ « la souveraineté nationale absolue ».
Or, aujourd’hui, c’est cette deuxième Europe qui s’oppose à l’union fédérale ◀de▶ nos peuples, seul espoir qui nous soit proposé. Et par malheur, c’est cette deuxième Europe que le tiers-monde copie avec passion, depuis la prétendue dé-colonisation.
Mais comment qualifier ◀de▶ « décolonisation » un processus qui perpétue les superstitions les plus typiques des colonisateurs, parmi lesquelles l’idée du Progrès matériel et surtout l’équation « bonheur ◀de▶ l’homme égale accroissement des dépenses nationales (ou PNB), gaspillage ◀d’▶énergie, fabrication ◀de▶ la bombe atomique » ?
Le fait est qu’il est plus facile ◀de▶ copier les caricatures que les modèles, les vices que les vertus, les armes ◀de▶ guerre que les procédures ◀de▶ paix. Il est plus facile ◀de▶ s’approprier les recettes du nationalisme arrogant que celles du fédéralisme solidaire.
Une bonne centaine ◀d’▶États nouveaux se sont proclamés souverains depuis la fin ◀de▶ la Deuxième Guerre mondiale. Du fait que tous veulent à tout prix les structures ◀de▶ l’État napoléonien et les armements ◀de▶ l’impérialisme nucléaire, cette division du monde ne peut conduire qu’à une guerre générale, qui pourrait très bien être la dernière parce qu’elle détruirait les bases mêmes ◀de▶ toute guerre : les communautés humaines.
Devant les grands défis mondiaux que j’ai évoqués, nous ne gardons quelques chances ◀de▶ nous en tirer que tous ensemble. Nous ne pourrons survivre aux crises inévitables en nous bornant à leur opposer fermement nos prétendues « souverainetés nationales », c’est-à-dire ◀de▶ la rhétorique. Le choix est simple : ou nous périrons un à un, ou nous survivrons fédérés.
Telle étant la situation ◀de▶ l’Europe dans la conjoncture mondiale, qu’en est-il ◀de▶ la situation à l’intérieur de l’Occident ?
La plupart des Européens ont l’impression décourageante ◀d’▶être « écrasés » entre les Super-Grands ◀de▶ l’Est et ◀de▶ l’Ouest. Ce sentiment que les chiffres et les faits ne justifient pas, traduit cependant la réalité ◀de▶ l’état ◀de▶ division du continent. Si nous nous sentions Européens, membres ◀d’▶une communauté fédérale ◀d’▶environ 400 millions ◀d’▶habitants à l’Ouest, en attendant que les 100 millions des satellites ◀de▶ l’Est puissent nous rejoindre, nous pourrions regarder sans craintes excessives les 220 millions ◀d’▶Américains et les 250 millions ◀de▶ Russes : ces Super-Grands additionnés n’atteindraient même pas notre taille ! Il est bien clair que le nombre des habitants ne dit pas tout sur la puissance ou le bonheur ◀d’▶un peuple, mais s’il est vrai que nous ne sommes pas trop enclins à juger selon les quantités, cet exemple illustre assez bien que notre défaitisme actuel n’est justifié que par notre état ◀de▶ division, par le refus ◀de▶ nous fédérer.
Derrière nos représentations exagérément pessimistes, et dans l’attente ◀d’▶une réunion des peuples européanisés depuis mille ans, quelles sont les réalités présentes ?
Entre les USA et l’URSS, la situation ◀de▶ l’Europe apparaît très malsaine et grevée ◀d’▶injustices intolérables.
Il n’est pas sain que notre économie et nos monnaies demeurent à la merci ◀d’▶une manipulation ◀de▶ la valeur ◀d’▶échange du dollar, ou ◀de▶ l’inflation exportée par l’industrie américaine, suite à la guerre du Vietnam.
Il n’est pas sain que ce qu’on appelle la sécurité ◀de▶ l’Europe paraisse être assurée par la présence ◀de▶ quelques divisions américaines en République fédérale ◀d’▶Allemagne, non par l’union des forces européennes. Il n’est pas sain que la survie abusive (en Europe comme en Amérique latine) ◀de▶ régimes dictatoriaux, militaires ou cléricaux, expressément antidémocratiques, ait pu dépendre ◀de▶ « l’aide américaine ».
Mais d’autre part, il n’est pas juste que six pays européens à l’Est soient privés du droit ◀de▶ choisir leur éventuelle fédération avec l’Ouest du continent. Il n’est pas juste qu’aussitôt qu’ils manifestent un goût, même timide, pour la démocratie, ils soient envahis par les Russes. Il n’est pas juste qu’à Yalta, les peuples ◀de▶ l’Europe du Sud-Est aient été « répartis » et « partagés » entre les Super-Grands en protectorats, satellites, zones à souveraineté limitée, etc., comme les tribus ◀de▶ l’Afrique noire l’avaient été par la conférence ◀de▶ Berlin en 1885.
Ce qui est juste, urgent et humain, c’est ◀de▶ promouvoir et ◀de▶ vouloir la fédération ◀de▶ l’Europe, seul moyen ◀de▶ résister à l’emprise économique ou politique des Super-Grands, mais plus encore : seul moyen ◀de▶ résister à la catastrophe finale. Voici comment.
La guerre est le produit — comme elle fut l’origine, cela n’est plus à démontrer — des grands États centralisés. Or la croissance illimitée ◀de▶ la production industrielle a entraîné une consommation toujours plus gaspillante ◀d’▶énergie, ◀d’▶où la « nécessité » des centrales nucléaires et même, d’ici vingt ans, des surgénérateurs. Qui à leur tour, ne fût-ce que par leur prix, leurs dangers, et les résistances qu’ils provoquent, augmenteront nécessairement la centralisation, l’emprise ◀de▶ l’État sur les investissements, et l’inquisition policière préventive. Or on sait que plus un État est centralisé, moins il accepte les formules fédératives, plus il est poussé vers la guerre.
Devant cette menace totale — née ◀de▶ nos œuvres, ne l’oublions pas —, la vocation ◀de▶ l’Europe est ◀de▶ donner au monde l’exemple ◀d’▶une désescalade. Si les grands États sont responsables des grandes guerres, il faut diminuer à la fois leur taille et leurs pouvoirs ◀d’▶agression. Car ainsi que l’écrit Bertrand de Jouvenel : « Le Pouvoir est lié à la guerre, et si une Société veut borner les ravages ◀de▶ la guerre, il n’en est ◀d’▶autre moyen que ◀de▶ borner les facultés du Pouvoir. » L’Europe seule, je l’ai dit, semble aujourd’hui capable ◀d’▶amorcer ce renversement ◀de▶ la tendance, dont les conditions pourraient être :
1° guérir ◀de▶ l’obsession ◀d’▶un productivisme indéfiniment accru au prix de famines dans le tiers-monde ;
2° réduire le gaspillage ◀d’▶énergie payé au prix ◀d’▶agressions irréversibles contre la Nature et contre nos descendants durant vingt-quatre-mille ans (car telle est la « période ◀de▶ demi-vie » du plutonium que l’on se prépare à stocker dans nos cavernes) ;
3° réduire ainsi au minimum la centralisation, qui toujours pousse au mépris des réalités locales, régionales, communautaires, ◀d’▶où la dégradation toujours plus angoissante des relations humaines dans notre société : égoïsme ◀de▶ classe, délinquance, prises ◀d’▶otages, terrorisme international ; 4° enfin dénoncer le dogme ◀de▶ la souveraineté nationale absolue, au profit ◀de▶ l’autonomie des régions et ◀de▶ leurs fédérations, nationales d’abord, puis continentales.
Ce serait du même coup se soustraire aux mécanismes ◀de▶ la guerre et permettre l’union ◀de▶ l’Europe. Tel était bien le sens du slogan qui ouvrait le Message final ◀de▶ la conférence ◀de▶ Lausanne consacrée en 1949 à l’Europe ◀de▶ la culture, slogan qui m’avait été dicté par Carlo Schmid, alors vice-président du Bundestag : « Il faut faire l’Europe, ou il faut faire la guerre ! »
Mais si ces enchaînements ◀de▶ causes et ◀d’▶effets, soit vers la guerre par la logique des souverainetés absolues, soit vers la paix par la formation progressive ◀de▶ fédérations ◀de▶ régions nous paraissent désormais évidents, les moyens ◀d’▶amorcer la pratique des régions le sont beaucoup moins. La plus claire vision du danger ne suffit pas toujours à fournir l’impulsion décisive.
Ce qui a fait défaut, jusqu’ici, aux efforts des mouvements fédéralistes et aux tentatives ◀d’▶union initiées par un Coudenhove, par un Briand, puis par les Résistances européennes, c’est l’appui passionné ◀de▶ larges couches populaires et ◀de▶ la jeunesse la plus active ◀de▶ nos pays, dans toutes les classes, pas seulement chez les intellectuels. Or ce levier, tout porte à croire que le fédéralisme européen vient de le trouver, du côté où on l’attendait le moins.
Depuis quelques années, un phénomène immense monte lentement dans les consciences et déjà, nous le voyons déterminer l’actualité européenne la plus brûlante : c’est le soulèvement germinal, l’émergence partout des deux motivations majeures que sont devenues en peu ◀d’▶années les régions et l’écologie.
Je n’en ai pas connues, depuis plus ◀de▶ quarante ans que je milite pour le fédéralisme européen, de plus largement mobilisatrices. Elles sont effectivement les seules, en Europe, à pouvoir rassembler des foules ◀de▶ dizaines ou ◀de▶ centaines ◀de▶ milliers, comme on l’a vu durant le seul mois ◀d’▶août ◀de▶ cette année : 80 000 écologistes à Creys-Malville, et 300 000 régionalistes devant Pampelune, militants non violents, résolus, qui déconcertent la police par leur refus ◀de▶ se conformer aux clichés ◀de▶ la contestation et du gauchisme.
Or elles rejoignent irrésistiblement le mouvement des fédéralistes européens, les trois étant organiquement liées dans leur genèse par une réaction identique contre un monde brutal ◀de▶ massification, ◀de▶ gigantisme et ◀d’▶alignements au cordeau, qui ne peut plus respecter aucune différence — minorité, écorégion, région ethnique —, se méfie par principe ◀de▶ toute autonomie, détruit les équilibres naturels, et les petites communautés ◀de▶ base dans lesquelles seules le citoyen pourrait devenir une personne à la fois libre et responsable.
Mouvement ◀de▶ base, spontané et pacifique, dans lequel on voit bien que les motifs écologiques, régionalistes, fédéralistes sont intimement entrelacés et se conditionnent mutuellement. L’écologie trouve ses solutions tantôt au niveau régional et tantôt à l’échelle du continent, non dans le cadre ◀d’▶un État-nation. Et les régions, souvent déterminées par des problèmes écologiques, sont à leur tour les unités ◀de▶ base ◀de▶ toute fédération continentale.
Mouvement qui pour la première fois, depuis des siècles qu’est apparue cette « vieille idée neuve » qu’est la fédération ◀de▶ l’Europe, permet ◀d’▶envisager son avènement puissant mais sans violence, et ◀de▶ croire de nouveau à notre avenir commun.
Écologie – régions – Europe : même avenir !
Cette triple émergence va se manifester à l’occasion ◀de▶ l’élection, dans un an, du Parlement européen. Écologistes, régionalistes, fédéralistes, enfin unis, ne vont pas manquer ◀d’▶exercer une influence multiforme et profonde sur les partis traditionnels qui verdissent à l’envi pour leur plaire : phénomène sans précédent ! Et il est clair que le Parlement européen une fois doté ◀de▶ la légitimité que donne le peuple, ne s’en tiendra pas au vote du budget ◀de▶ Bruxelles.
Il voudra, il devra traduire au plan ◀de▶ l’Europe les motifs nouveaux qui l’auront fait élire : écologie, énergie, régions, politique à l’égard du tiers-monde, et défense locale « à la suisse »…
Mais la Suisse, justement, n’y participera pas. Ici éclate le scandale ◀de▶ la confusion entretenue entre les Neuf et l’Europe tout entière : car tous les motifs invoqués pour la fédération ◀de▶ l’Europe concernent la Suisse, vitalement. N’est-il pas temps que les Suisses se réveillent aux réalités continentales et mondiales dont ils dépendent ? Je voudrais que vous gardiez ◀de▶ ma conférence cette conclusion sérieusement motivée : l’avenir ◀de▶ l’Europe est aussi notre affaire !