Pleine page sur Denis de Rougemont (14-15 mai 1978)v w
Denis de Rougemont, vous dirigez l’▶Institut universitaire ◀d’▶études européennes ◀de▶ Genève. Vous avez été à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ création du CERN (Centre européen ◀de▶ ◀la▶ recherche nucléaire). Vous avez également créé ◀la▶ Communauté des guildes et clubs du livre européen. Vous présidez ◀l’▶Association européenne des festivals ◀de▶ musique et bien d’autres organismes dont ◀le▶ dénominateur commun est ◀l’▶Europe. Quel a été ◀le▶ point ◀de▶ départ ◀de▶ cette action ?
Cela remonte aux années 1930. À ◀l’▶époque, j’appartenais à un petit groupe créé par Alexandre Marc qui se réunissait dans un café situé près de ◀la▶ porte ◀d’▶Orléans : ◀le▶ « Moulin Vert » et nous avions donné ce nom à notre club. C’est là que j’ai fait ◀la▶ connaissance ◀d’▶Emmanuel Mounier, Jacques Maritain, Robert Aron. Il y avait ◀de▶ jeunes pasteurs, des religieux.
C’était ◀le▶ creuset où devaient naître ◀les▶ mouvements personnalistes Esprit et l’Ordre nouveau, ce dernier n’ayant rien à voir avec ◀le▶ tristement célèbre « Ordre nouveau » ◀d’▶Hitler et cela me met en fureur lorsque ◀l’▶équivoque est entretenue à ce sujet.
Nous voulions une évolution basée sur ◀la▶ liberté des personnes et non sur ◀la▶ puissance collective. Nous étions communalistes, partisans ◀de▶ ◀la▶ libre entreprise gérée par ◀l’▶autogestion, partisans ◀d’▶une Europe des régions rassemblées dans une grande fédération en reprenant un système prôné par Proudhon qui dénonçait déjà ◀la▶ folie des frontières.
Notre cheval ◀de▶ bataille, c’était ◀le▶ service civil pour tous, afin de prendre ◀la▶ relève ◀d’▶un prolétariat qui, en 1932, ignorait protection sociale et congés payés. Et pour démontrer que ◀l’▶expérience était possible nous sommes allés travailler en usine pendant nos vacances universitaires afin que des ouvriers puissent bénéficier ◀de▶ trois semaines ◀de▶ congés payés en leur abandonnant nos salaires. Quelques années plus tard, avec ◀le▶ Front populaire, ◀les▶ congés payés se sont généralisés.
Notre groupe a découvert très vite que ◀les▶ démocraties ◀de▶ ◀l’▶Ouest allaient s’engager dans une guerre contre ◀le▶ totalitarisme, que cette guerre, nous devrions ◀la▶ faire bien qu’elle ne fût pas ◀la▶ nôtre, mais celle des nationalismes.
Lecteur français à ◀l’▶Université ◀de▶ Francfort, je devais en 1938 consigner dans un livre, Journal ◀d’▶Allemagne , mes impressions personnelles sur ce que j’avais vu outre-Rhin. Ce livre fut détruit par ◀les▶ Allemands en zone occupée et par ◀le▶ syndicat des libraires ◀de▶ Vichy.
… ◀La▶ guerre est arrivée comme nous ◀l’▶avions toujours su. J’ai été mobilisé en Suisse. Esprit a été interdit. L’Ordre nouveau a cessé ◀de▶ paraître. Mais notre mouvement ◀de▶ pensée s’est transmis à travers ◀la▶ Résistance et est ressorti à Montreux quand nous nous sommes retrouvés en 1947. La plupart de nos amis allemands avaient été décapités mais au cours du conflit nous étions parvenus à nous retrouver quatre fois en traversant ◀les▶ frontières en guerre. Il y avait là des représentants des mouvements ◀de▶ Résistance ◀de▶ neuf pays ◀d’▶Europe. Spinelli libéré par ◀les▶ Alliés était aussi à Montreux pour préparer un manifeste européen par lequel nos idées survivaientx. Nous voulions que soit dépassé ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale. Quant au Centre européen de la culture, il est né en mai 1948, lors du premier congrès européen ◀de▶ La Haye que présida Churchill. J’en étais ◀le▶ rapporteur et j’ai proposé ◀de▶ faire ◀l’▶Europe par ◀la▶ culture. ◀L’▶idée s’est concrétisée.
Nous sommes en 1978. N’êtes-vous pas trop déçu par ◀le▶ retard accumulé dans ◀la▶ construction européenne ?
Il y a quelques années, j’étais à plat, tout semblait s’effondrer. À ◀l’▶époque du congrès ◀de▶ Montreux, nous étions quelque cent-mille membres à militer dans ◀l’▶Union européenne des fédéralistes. Cette association ne compte aujourd’hui que quelques milliers ◀de▶ cotisants. Il nous a manifestement manqué un levier pour soulever ◀le▶ poids ◀de▶ ◀l’▶indifférence des populations enlisées dans leurs habitudes et peu ouvertes aux idées nouvelles. Désormais ◀le▶ levier existe avec ◀les▶ mouvements régionalistes et écologistes. ◀L’▶été dernier, il y a eu plus ◀de▶ 50 000 jeunes à Malville…Quelle cause peut faire bouger autant ◀de▶ monde ?
Tout se tient… Écologie – régions – Europe fédérée : même avenir. J’aime cette formule. ◀Les▶ États-nations qui constituent ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui sont des façades et ils perdent progressivement leur pouvoir. Examinez leur action… ◀Les▶ gouvernements expédient ◀les▶ affaires courantes jusqu’à ◀la▶ fin ◀de▶ leurs mandats. Pourtant ◀le▶ club de Rome a mis en évidence ◀les▶ grandes directives qui devraient conduire ◀l’▶humanité jusqu’au seuil ◀de▶ ◀l’▶an 2000 mais un ◀de▶ nos ministres a dit à l’un ◀de▶ ses membres : « Si je mettais vos idées en action, je serais renversé dans ◀les▶ huit jours ! » Voilà où nous en sommes… Nos États ne sont pas à ◀la▶ mesure du siècle ; ils sont trop petits pour conduire ◀les▶ affaires du monde et ne se tirent ◀d’▶affaire en Europe que ceux dont ◀la▶ dimension est à une échelle régionale comme ◀la▶ Suisse ou ◀les▶ Pays-Bas…
◀Les▶ élections au Parlement européen devaient avoir lieu en 1978. Elles ont été reculées ◀d’▶une année. Pour vous est-ce un échec ?
Je suis assez satisfait ◀de▶ ce retard. Nous en profitons à ◀l’▶Institut pour préparer un rapport sur ◀l’▶état ◀de▶ ◀l’▶union des Européens.
Ce retard est une occasion inespérée ◀de▶ reprendre ◀la▶ propagande sur ◀les▶ réalités européennes.
Je suis navré que ◀la▶ Suisse soit en dehors du coup, mais elle jouera très certainement un rôle dans une Europe régionalisée.
Vous êtes un régionaliste, mais n’estimez-vous pas qu’un progrès a déjà été accompli en France avec ◀la▶ création ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ régions ?
On a choisi, pour ◀les▶ délimiter, ◀l’▶aspect ◀le▶ moins sérieux, c’est-à-dire ◀l’▶économie. Or c’est un secteur qui bouge tout ◀le▶ temps. La mienne (◀de▶ région) est basée sur ◀la▶ participation civique avec une certaine fonction à exercer. Je ◀le▶ précise dans mon dernier ouvrage.
Le premier échelon ◀de▶ ◀la▶ région est ◀la▶ commune qui doit savoir se rendre autonome, qu’il s’agisse ◀de▶ bâtir une école, ◀de▶ lutter contre spéculateurs et pollueurs, ◀d’▶épurer ◀les▶ rivières ou ◀d’▶améliorer ◀les▶ voies ◀de▶ communication sans détruire nos cultures ou nos rues. Comme ◀le▶ problème est ◀le▶ même pour ◀les▶ communes voisines, ◀la▶ solution qui s’impose est ◀le▶ syndicat intercommunal. Constatez avec moi que ce système qui se répand sans bruit dans toute ◀l’▶Europe trouve son lieu et sa formule dans ◀la▶ région.
Elle est ◀l’▶aire naturelle où ◀les▶ communes vont trouver ◀les▶ moyens qui leur manquent pour traiter effectivement ◀de▶ leurs affaires. Leur efficacité est au niveau de ◀la▶ région qui est ◀le▶ mot-clé ◀de▶ notre avenir si nous ◀le▶ voulons démocratique.
Sur un autre plan ◀la▶ lutte contre ◀la▶ pollution ne devient efficace que dans ◀l’▶espace régional.
À propos de pollution, ◀la▶ grande peur vient de ◀la▶ multiplication des centaines ◀de▶ centrales nucléaires. Qu’en pense ◀le▶ régionaliste Denis de Rougemont ?
Je vais prendre un exemple, celui ◀de▶ ◀la▶ région autour de Bâle qui comprend ◀la▶ Haute-Alsace, une partie ◀de▶ ◀la▶ Suisse alémanique et du pays ◀de▶ Bade-Wurtemberg. On y parle ◀le▶ même dialecte germanique et ◀les▶ problèmes y sont communs, mais cette région est actuellement partagée entre trois pays. Chaque gouvernement entend gérer à sa façon ce secteur et a décrété ◀la▶ construction ◀de▶ centrales nucléaires qui jetteront leur chaleur dans ◀le▶ Rhin. Sept réacteurs sont prévus en France, quatre en Allemagne, cinq en Suisse. Seize en tout, alors qu’une seule suffirait pour ◀les▶ besoins en énergie ◀de▶ ◀la▶ région. Chaque pays veut ignorer ce que fait ◀le▶ voisin ◀de▶ l’autre côté ◀de▶ ◀la▶ frontière ; c’est démentiel. ◀Les▶ centrales nucléaires intéressent ◀les▶ États parce qu’elles sont un élément ◀de▶ pouvoir. Je crois néanmoins que dans cette affaire, certains gouvernements cherchent désormais une porte ◀de▶ sortie, pas tous. Or, même si on me démontrait que désormais, ◀le▶ nucléaire est rentable et sans danger, je resterais contre, parce que cela entraîne une société de plus en plus centralisée dans un système policier qui finit par menacer ◀la▶ liberté.
Vous venez de citer ◀l’▶exemple ◀d’▶une région frontalière qui rencontre des difficultés, parce que chaque État entend ◀les▶ régler à sa manière. C’est une question qui intéresse ◀les▶ gens du Nord voisins ◀de▶ ◀la▶ Belgique…
Vous n’êtes pas ◀les▶ seuls ; il existe en Europe au moins quarante-cinq régions transfrontalières. Nous avons un exemple ◀de▶ ce qui peut se faire avec ◀la▶ région genevoise. Vingt-cinq-mille travailleurs français y sont employés. Ils paient leurs impôts en Suisse et cela crée des problèmes pour ◀les▶ municipalités françaises qui leur servent ◀de▶ dortoir.
On a donc créé une Commission franco-suisse régionale comprenant sept représentants français et sept représentants suisses. Or, ◀les▶ Français venaient de six ministères parisiens avec à leur tête ◀le▶ préfet régional. ◀Les▶ représentants suisses, au contraire, étaient en majorité des responsables ◀de▶ ◀la▶ vie publique genevoise. Rien ◀d’▶étonnant si, au cours de la première réunion, ◀les▶ Suisses ont constaté que leurs interlocuteurs français ne savaient pas très bien ◀de▶ quoi il s’agissait. Mais dès la seconde réunion, ◀les▶ représentants français avaient changé ; ils avaient étudié leurs dossiers. Cette commission, la première du genre en Europe, a des compétences par délégations des gouvernements concernés pour prendre des mesures à travers ◀la▶ frontière. Nous sommes passés là ◀de▶ ◀la▶ théorie à ◀la▶ réalisation sur ◀le▶ terrain. On y travaille ◀la▶ main dans ◀la▶ main et à chaque réunion, ◀la▶ commission se donne un peu plus ◀de▶ compétence en matière ◀d’▶économie, ◀de▶ fiscalité, ◀de▶ législation sociale, ◀d’▶enseignement, ◀d’▶écologie (nous avons à assurer en commun ◀la▶ protection du lac Léman). C’est du bon travail régional.
Une dernière question : gardez-vous votre foi dans ◀la▶ construction européenne et pour reprendre une expression ◀de▶ Michel Debré : faut-il « ◀la▶ faire avec des bottes ◀de▶ sept lieues » ?
J’aime mieux ◀la▶ définition ◀de▶ Jean Fourastié : « ◀l’▶Europe va nous tomber sur ◀la▶ tête et nous ne serons pas prêts parce que nous n’aurons pas fait ◀les▶ régions ». Je crois aux jeunes pour faire ◀l’▶Europe dans ◀la▶ mesure où on leur apprendra que ◀l’▶histoire, ◀la▶ géographie et ◀l’▶art, tout comme ◀les▶ fleuves ne s’arrêtent pas aux frontières.
C’est pourquoi nous avons lancé une campagne ◀d’▶éducation civique européenne reprise par Bruxelles, institué des stages pour ◀les▶ enseignants du second degré… Il existe une Association européenne des enseignants, une Journée européenne des écoles, c’est ◀la▶ bonne voie.