Contribution à une recherche éventuelle sur les▶ sources ◀de▶ ◀la▶ notion ◀d’▶engagement ◀de▶ ◀l’▶écrivain (printemps 1978)a
◀Le▶ terme ◀d’▶engagement ◀de▶ ◀l’▶écrivain s’est trouvé mondialement associé au nom de J.-P. Sartre après la Deuxième Guerre mondiale. « Écrivain engagé » a pris couramment ◀le▶ sens ◀d’▶écrivain procommuniste ou gauchiste, beaucoup plus rarement fasciste ou ◀d’▶extrême droite, c’est-à-dire ◀d’▶écrivain embrigadé dans un parti totalitaire ou un groupuscule subversif, ce qui est à peu près ◀le▶ contraire du sens que ◀les▶ personnalistes donnèrent au terme dans ◀les▶ années 1930.
À ◀l’▶occasion du colloque qui nous réunitb, je tiens à renouveler mes responsabilités dans cette affaire, et à débrouiller ce que ◀les▶ journalistes, suivis par ◀la▶ critique, ont brouillé, fabriqué, obscurci.
◀L’▶engagement politique
Vers 1932, dans ◀la▶ vie intellectuelle ◀de▶ Paris, apparaît ◀le▶ mouvement personnaliste avec ses deux revues principales, Esprit et L’Ordre nouveau .
Mon premier livre publié à Paris, Politique ◀de▶ ◀la▶ personne 1, s’ouvre par un chapitre intitulé « ◀L’▶Engagement politique », dont je reproduis quelques extraits :
J’ai, pour ◀la▶ politique, une espèce ◀d’▶aversion naturelle. ◀L’▶aveu paraîtra maladroit au seuil du livre que voici. Mais faut-il aimer davantage ◀l’▶espèce ◀d’▶adresse au jour ◀le▶ jour qui tient lieu de vertu politique à ce siècle débile et fiévreux ? On se demande alors ◀de▶ quoi je me mêle. Je réponds que je voudrais bien n’avoir jamais été forcé ◀de▶ m’en mêler. Mais tel est ◀le▶ malheur des temps : pour peu que ◀l’▶intellectuel ◀d’▶aujourd’hui ait préservé en lui un pouvoir ◀de▶ colère, et par ailleurs ◀le▶ besoin ◀de▶ penser, il se voit obligé ◀de▶ répondre activement aux empiètements dans son domaine ◀de▶ ce qu’on a nommé ◀le▶ désordre établi.
Si « privée » que se veuille en effet ◀la▶ pensée, si petite qu’elle se fasse au réduit intérieur, ◀l’▶État moderne a su trouver ◀les▶ moyens ◀de▶ venir ◀la▶ brimer. Non tant, d’ailleurs, par des interdictions qu’elle saurait bien tourner, plus rusée que ◀les▶ bureaucrates. ◀La▶ brimade étatique est beaucoup plus perfide : elle consiste, en principe, à exiger ◀de▶ ◀l’▶intellectuel une adhésion sentimentale, un enthousiasme sans réserve pour ◀les▶ plus déplorables duperies collectives : guerre « nationale », plan quinquennal, racisme, mentalité du citoyen moyen. ◀Le▶ fascisme a montré à nu ces prétentions, mais ◀les▶ États bourgeois n’ont plus guère à lui envier qu’un degré supérieur ◀de▶ logique dans ◀l’▶application du système. […]
Je me défends en attaquant. Je préfère porter cette guerre qu’on me fait sur ◀le▶ territoire ennemi. Je fais ◀de▶ ◀la▶ politique pour qu’on n’en fasse plus, ou plutôt pour qu’un jour des hommes comme moi qui n’ont ◀le▶ goût ni des habiletés ni des contraintes qu’il y faut, puissent quitter ce combat mauvais, et porter ailleurs leur violence. Ou plus exactement encore, si je fais ◀de▶ ◀la▶ politique, c’est bien moins pour sauver ◀le▶ monde que pour accomplir ◀les▶ devoirs du clerc engagé malgré lui dans ◀le▶ désordre ◀de▶ ◀l’▶époque. […]
Voici notre désordre. On ne peut plus penser sans buter aussitôt contre un dilemme absurde : ou bien ◀la▶ pensée reste « libre », comme ◀l’▶entendaient ◀les▶ libéraux — mais c’est ◀la▶ liberté du rêveur impuissant, ◀la▶ même, exactement, qu’on laisse aux prisonniers — ou bien elle s’engage dans un conflit concret, — et découvre bientôt qu’il est social ou politique. Ce n’était pas ce qu’elle cherchait, elle avait cru voir autre chose, pouvoir choisir ses résistances, et provoquer des adversaires plus nobles. Est-ce que tout se ramène à des querelles ◀de▶ gros sous ? Est-ce que Marx a raison, est-ce que ◀l’▶économique serait le dernier mot des souffrances morales ? Pour peu qu’on sorte ◀de▶ sa chambre, on est presque forcé ◀d’▶en convenir. Mais c’est cela qui est révoltant, c’est cela qu’il faut dénoncer. C’est pour aider à changer cela qu’un intellectuel ◀d’▶aujourd’hui se doit ◀de▶ sortir ◀de▶ sa chambre, quelle que soit par ailleurs ◀l’▶utilité ◀de▶ sa démarche.
Bon gré, mal gré, tout ce que ◀l’▶on écrit contribue en quelque façon au bien ou au mal ◀de▶ beaucoup. Lorsque ◀l’▶intelligence, dégoûtée, déserte ◀le▶ Forum, c’est ◀la▶ bêtise qui s’occupe des affaires publiques et tout finit en dictature : plus question ◀de▶ pensée libre, j’entends : ◀de▶ pensée responsable. Mais si ◀l’▶intelligence, passant outre à son dégoût, accepte ◀le▶ combat tel qu’il lui est offert, elle court ◀le▶ risque ◀de▶ s’y dégrader. J’ai préféré ce risque à ◀la▶ politique ◀de▶ ◀l’▶autruche. ◀L’▶issue fût-elle désespérée. Et peut-être ne ◀l’▶est-elle pas. […]
Des groupes tels que l’Ordre nouveau, Esprit, Plans, Réactions, par leur volonté proclamée ◀de▶ rupture, et plus encore par leurs revendications constructives, révèlent peut-être dans leur diversité, les premières lignes ◀de▶ force ◀d’▶une nouvelle révolution française. Leur anticapitalisme n’est pas celui ◀de▶ la Troisième Internationale. Toutefois, ◀la▶ doctrine marxiste, en dehors de laquelle s’est constitué ce nouveau front, forme l’un ◀de▶ ses points ◀de▶ repère principaux. Il se peut qu’il y trouve quelques appuis occasionnels ; et certains objectifs sont communs… Déjà s’affirme dans ◀l’▶attitude ◀de▶ tous ces groupes un acte ◀de▶ présence à ◀la▶ misère du siècle, assez nouveau parmi ◀les▶ intellectuels, et si violemment accentué qu’il peut paraître suffisant pour définir un front unique, fût-il provisoire.
◀Le▶ chapitre suivant s’intitule : « Ridicule et impuissance du clerc qui s’engage ». J’y montrais que ◀la▶ pensée bourgeoise et universitaire tout entière s’était mise à ◀l’▶école ◀de▶ Montaigne : « ◀Les▶ autres forment ◀l’▶homme, je ◀le▶ récite », croyant ainsi tirer son épingle du jeu.
Et c’est ainsi que ◀la▶ séparation ◀de▶ ◀la▶ doctrine et ◀de▶ ◀l’▶action proclamée par toute ◀la▶ pensée bourgeoise aboutit à ◀la▶ conception brutale ◀d’▶une politique stalinienne ou fasciste, qui ne connaît plus ◀d’▶autre autorité que ◀la▶ police, plus ◀d’▶autre unité que ◀l’▶État, et plus d’autres réalités que celles qui concernent ◀la▶ moitié inférieure ◀de▶ ◀l’▶homme. (Pour ◀le▶ cœur et ◀la▶ tête, on verra plus tard, disent-ils ; en attendant, ils ◀les▶ veulent soumis.)
◀Le▶ peuple veut des programmes pratiques, mais se contente, en fait, du verbalisme électoral. ◀Les▶ intellectuels prétendent « entrer dans ◀l’▶action », et cela se traduit par ◀de▶ généreux manifestes, des formules vagues, à peine sonores et toujours anti-quelque chose. Ni ◀l’▶adhésion à un programme « résolument démocratique, laïque, progressiste, etc. », ni ◀l’▶effort ◀de▶ signer quelques appels à ◀l’▶Opinion publique, n’engagent à rien, personnellement. Il se peut que cela tranquillise des consciences faiblement troublées ; il se peut que cela dispense ◀de▶ porter sérieusement nos angoisses ; il est certain que cela n’est pas pratique, ne sert à rien et détourne ◀d’▶agir au moins autant que ◀de▶ penser.
Entre ces deux écueils, ◀le▶ ridicule et ◀l’▶impuissance, existe-t-il encore un détroit navigable ? Existe-t-il pour ◀l’▶intellectuel une possibilité ◀de▶ sortir ◀de▶ sa chambre ? Car il y dépérit, — et sa sécurité n’est plus, nous ◀l’▶avons vu en maint autre pays, qu’une espèce ◀de▶ liberté sous conditions. ◀Le▶ clerc bourgeois, chez nous, se croit encore tranquille. On ne ◀le▶ laissera plus tranquille bien longtemps.
Je proposais alors une tâche précise :
La première tâche des intellectuels est, aujourd’hui, ◀de▶ conduire une critique des mythes collectivistes nés ◀de▶ ◀la▶ maladie ◀de▶ ◀la▶ personne. Puis il s’agit ◀de▶ retrouver une définition concrète ◀de▶ ◀la▶ personne. Enfin ◀de▶ ◀la▶ traduire en institutions et coutumes. Ou, tout au moins, ◀d’▶indiquer ◀les▶ limites, ◀la▶ formule et ◀les▶ buts ◀de▶ ces institutions.
◀Les▶ buts, à mes yeux n’étaient pas ◀la▶ puissance et ◀la▶ production, mais « une politique à hauteur ◀d’▶homme » (expression qui allait faire ◀le▶ titre ◀d’▶un livre ◀de▶ Léon Blum, puis ◀d’▶un recueil ◀d’▶articles ◀d’▶Alexandre Marc).
Une politique à hauteur ◀d’▶homme, c’est une politique dont ◀le▶ principe ◀de▶ cohérence s’appelle responsabilité ◀de▶ ◀la▶ personne humaine. C’est une politique dont chaque temps et chaque but se trouvent subordonnés à ◀la▶ défense et à ◀l’▶affirmation ◀de▶ ◀la▶ personne, module universel des institutions. Cette politique s’oppose au gigantisme américain, soviétique et capitaliste ; elle s’oppose à ◀l’▶émiettement social ◀de▶ ◀la▶ démocratie individualiste ; elle s’oppose à ◀l’▶exploitation ◀de▶ ◀l’▶homme par ses créations, par ◀l’▶État et par ◀les▶ bavards radiodiffusés. Elle refuse ◀la▶ dictature, parce que ◀le▶ centre vivant ◀d’▶un pays n’est pas dans un organisme ◀de▶ contrainte, mais doit être en chacun des citoyens conscients, fussent-ils, et c’est ◀le▶ cas, une minorité. Il y a peu ◀d’▶hommes réellement humains : mais c’est à eux que ◀le▶ pouvoir doit revenir, c’est par eux qu’il peut être humanisé. ◀Le▶ but ◀de▶ ◀la▶ société, c’est ◀la▶ personne. On n’y atteindra jamais que par une politique établie dès ◀le▶ départ à ce niveau et dans cette vue.
◀Le▶ style engage
C’est dans Penser avec les mains , écrit ◀l’▶année suivante, et publié en 19362, que ◀la▶ notion ◀d’▶engagement se trouve référée aux sources mêmes ◀de▶ toute création, philosophique ou littéraire, loin de se réduire — comme elle ◀le▶ fera chez Sartre, en 1948 — au service inconditionnel ◀d’▶une classe ouvrière omnisciente mais ◀de▶ toute évidence imaginaire, fantasme typique du bourgeois qui ne sait pas qu’il est lui-même ◀le▶ fantasme ◀de▶ ◀l’▶ouvrier3.
Tout mon livre repose sur ◀l’▶idée simple ◀de▶ ◀l’▶incarnation ◀de▶ ◀la▶ pensée, c’est-à-dire du passage ◀de▶ ◀l’▶acte à ◀la▶ personne et ◀de▶ ◀la▶ personne à ◀la▶ communauté. Trois citations tirées ◀de▶ la dernière partie ◀de▶ ◀l’▶ouvrage peuvent en déterminer ◀l’▶axe ◀de▶ référence.
◀La▶ liberté ◀de▶ penser ne doit pas signifier que ◀la▶ pensée est libre au sens idéaliste, qu’on lui donne vacance, ou qu’elle n’a plus ◀de▶ condition concrète. ◀La▶ pensée qui agit n’est pas libre, mais au contraire libératrice. Et c’est une tâche révolutionnaire qui s’impose à ◀la▶ France actuelle : non pas seulement pour ◀le▶ salut ◀de▶ ◀l’▶Occident, ou comme disent ◀les▶ marxistes, pour que ◀l’▶histoire dure, — après tout ce n’est pas cela qui nous importe — mais pour ◀le▶ salut ◀de▶ ◀la▶ pensée et pour que ◀l’▶homme reste humain, ou ◀le▶ devienne. […]
Seule, détient ◀le▶ pouvoir ◀de▶ s’incarner, ◀l’▶idée qui crée un risque dans ma vie. Ce risque atteste ◀l’▶existence ◀d’▶un conflit, c’est-à-dire ◀la▶ présence du réel. Il rend à ma pensée sa gravité, son poids, sa raison ◀d’▶être. Il me rappelle que ◀la▶ pensée en tant que telle n’est jamais séparable ◀de▶ sa création qui ◀la▶ sanctionne au double sens du mot. ◀Les▶ clercs défendent et définissent une liberté ◀de▶ ◀la▶ pensée qui n’est au vrai qu’une assurance contre toute espèce ◀de▶ sanction. Il est clair que cette liberté-là, garantie par ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶État, ne sera jamais que servitude pour ◀le▶ penseur, s’il sait que ◀la▶ violence ◀de▶ sa pensée fonde ◀la▶ seule autorité valable. ◀La▶ liberté ◀de▶ penser n’est réelle que chez un homme qui a reconnu et qui accepte ◀le▶ danger ◀de▶ penser.
On serait parfois tenté ◀de▶ souhaiter qu’en France ◀l’▶activité ◀de▶ ◀l’▶esprit redevienne passible ◀de▶ prison : cela rendrait un peu de sérieux aux esprits libres. Je sais bien que ce vœu signifie pour beaucoup un appel aux « lois scélérates » ; pour d’autres, qu’il témoigne ◀d’▶un goût romantique du scandale ; enfin qu’il évoque surtout ◀la▶ « mise au pas » des dictatures. Mais ce sont là brimades extérieures, dont ◀l’▶injustice ou ◀la▶ sottise ne confèrent pas nécessairement quelque héroïsme à leurs victimes accidentelles. Ce que je veux dire, c’est que ◀le▶ danger ◀de▶ penser est immédiat à ◀l’▶acte ◀de▶ penser, qui se forge ses fatalités et qui se crée ses propres risques et périls, si libéral que prétende être ◀le▶ régime. « ◀La▶ supériorité véritable produit elle-même ◀la▶ provision ◀de▶ force qui cause sa perte », dit Kierkegaard. Penser avec les mains ne peut être en tout temps qu’une activité subversive, non moins qu’ordonnatrice. […]
De même que ◀la▶ personne se distingue ◀de▶ ◀la▶ masse, mais aussi ◀de▶ ◀l’▶individu, ◀le▶ style ◀d’▶une pensée active se distinguera par une double opposition : d’une part il opposera au conformisme ◀la▶ loi personnelle ◀de▶ ◀l’▶homme, d’autre part, il opposera à ◀l’▶évasion dans ◀l’▶abstrait ◀la▶ volonté ◀de▶ s’ordonner à un but, et ◀d’▶y soumettre ses moyens.
Un style soumis à ◀la▶ rudesse nouvelle, non pas aux prudences que ◀l’▶on sait. Un style né ◀de▶ ◀la▶ seule passion ◀de▶ s’engager. Que chaque phrase indique ◀la▶ volonté ◀d’▶atteindre un but, dont ◀la▶ nature commande ◀le▶ choix des mots, ◀le▶ rythme, ◀les▶ figures. Que chaque phrase implique ce but, et ◀le▶ désigne par son allure même. Que ◀le▶ style s’ordonne à sa fin et non plus à ◀de▶ bons modèles. Et qu’il rappelle à ◀la▶ situation, au lieu de rappeler des sources. Que nos écrits figurent ◀les▶ microcosmes ◀de▶ cet ordre nouveau qu’ils revendiquent. Qu’ils illustrent, dans leur structure, visible ou secrète, ◀la▶ dialectique joyeuse ◀de▶ ◀la▶ personne en acte. Que celui qui s’engage dans leur lecture éprouve ◀de▶ tout son être ◀la▶ présence ◀d’▶une réalité éthique immédiate à chaque progrès du discours et qu’il n’en sorte pas intact ! « Ne rien écrire ◀d’▶autre que ce qui pourrait désespérer ◀l’▶espèce ◀d’▶homme qui se hâte », écrivait Nietzsche. Nous dirions : Ne rien écrire ◀d’▶autre que ce qui pourrait désespérer ◀l’▶espèce ◀d’▶homme qui demande à ◀la▶ lecture une évasion, un stupéfiant, une justification du monde injuste, une occasion ◀de▶ refuser le premier pas dans ◀l’▶immédiat.
Alors, n’acceptons-nous plus un seul maître ? Ce serait oublier ceux qui nous ont appris à nous méfier des maîtres. Je viens de nommer Nietzsche, — Nietzsche qui, le premier, substitua délibérément ◀la▶ notion ◀de▶ style à celle ◀de▶ correction dans ◀les▶ démarches ◀de▶ ◀l’▶esprit. Il faudrait en nommer quelques autres : Pascal, dont ◀la▶ phrase est brisée par cette raison qui brise ◀la▶ raison ; Descartes, dont ◀la▶ limpidité naît ◀d’▶une ardente volonté ◀d’▶expliquer et ◀de▶ justifier son intuition, rien qu’elle, dégagée ◀de▶ toute allusion impure ; Kierkegaard, si désespérément soumis aux intermittences ◀de▶ ◀la▶ foi que ◀l’▶ironie chez lui jaillit au point précis où soudain ◀la▶ joie cesse ◀de▶ soutenir son grand lyrisme ; Rimbaud enfin, celui ◀de▶ ◀la▶ Saison, étreignant ◀la▶ « réalité rugueuse »… « Et allons !… » — Ils nous disent tous ◀d’▶aller à notre vie.
◀D’▶un abus précédant ◀le▶ bon usage
Dès ◀le▶ début ◀de▶ ◀l’▶action intellectuelle des jeunes mouvements personnalistes, ◀l’▶engagement devenu slogan se verra récupéré par ◀les▶ partis et par leurs intellectuels embrigadés.
◀D’▶où ◀la▶ colère qui nous prend, à Esprit comme à L’Ordre nouveau devant ◀la▶ rapide dévalorisation ◀d’▶un terme clé ◀de▶ notre doctrine personnaliste. ◀D’▶où ◀l’▶article que je publie dans L’Ordre nouveau ◀de▶ juin 1938, dont voici quelques extraits :
Chose étrange, ◀le▶ 6 février 1934 fut une date ◀de▶ ◀l’▶histoire littéraire : elle inaugura ◀le▶ temps des moutons enragés.
Fatigués ◀de▶ leur innocence, voyant que ◀l’▶herbe se faisait rare sous leurs pieds et qu’ils n’avaient plus ◀de▶ berger, aux éclairs ◀de▶ chaleur ◀d’▶une révolution encore lointaine, ils se sont jetés dans le premier parc venu, à gauche ou à droite, et depuis lors y bêlent ◀d’▶une voix aigre et anxieuse, tout en signant une quantité ◀de▶ manifestes.
Ils ont signé pour ◀le▶ négus et contre lui ; pour ◀le▶ chef bien-aimé, Père des peuples, et pour ses innocentes victimes, vipères lubriques ; pour Franco et contre Franco ; contre Dollfuss et pour Schuschnigg ; pour Thaelmann, contre ◀le▶ Japon, à propos du tsar, à M. Bénès ; des deux mains, des quatre pattes, ◀les▶ yeux fermés, ◀d’▶une ◀croix▶, ◀d’▶une faucille et ◀d’▶un marteau, ou avec plus ou moins ◀de▶ réticences ; ◀d’▶un nom connu, ◀d’▶un nom à faire connaître… Bref, il n’est pas un acte commis dans ◀le▶ monde, depuis quatre ans, qui n’ait été vertement dénoncé par des « intellectuels » français.
Mais si ◀le▶ monde ne s’en porte pas mieux, ◀l’▶intelligence n’y gagne guère. […]
Pour qu’une pensée s’engage dans ◀le▶ réel, il ne faut pas et il ne saurait suffire qu’elle se soumette à des réalités dont elle ignore ou répudie ◀la▶ loi interne : ◀la▶ tactique ◀d’▶un parti, par exemple. Ce n’est pas dans ◀l’▶utilisation accidentelle et partisane ◀d’▶une pensée que réside son engagement. C’est au contraire, dans sa démarche intime, dans son élan premier, dans sa prise sur ◀le▶ réel et dans sa volonté ◀de▶ ◀la▶ transformer, donc finalement ◀de▶ ◀le▶ dominer.
S’engager, ce n’est pas se mettre en location. Ce n’est pas « prêter » son nom ou son autorité. Ce n’est pas signer ici plutôt que là. Ce n’est pas passer ◀de▶ ◀l’▶esclavage ◀d’▶une mode à celui ◀d’▶une tactique politique. Ce n’est pas du tout devenir esclave ◀d’▶une doctrine, mais au contraire, c’est se libérer et assumer ◀les▶ risques ◀de▶ sa liberté.
Il peut sembler paradoxal ◀de▶ soutenir que ◀l’▶engagement ◀d’▶une pensée suppose sa libération. En vérité, c’est ◀le▶ libéralisme qui a répandu ◀l’▶idée que ◀l’▶engagement ne peut être qu’un esclavage. ◀La▶ liberté réelle n’a pas ◀de▶ pires ennemis que ◀les▶ libéraux ; sinon en intention, du moins en fait. ◀Les▶ penseurs ◀les▶ plus violemment libres du xixe siècle, un Nietzsche, un Kierkegaard, un Baudelaire, ont été ◀les▶ plus violemment engagés dans ◀la▶ réalité. Et cela suffirait bien à définir ◀le▶ sens que nous donnons à ce mot ◀d’▶engagement. […]
◀Les▶ écrivains qui ont décidé tout récemment ◀de▶ renoncer à ◀l’▶usage ◀de▶ leur pensée devant ◀la▶ menace hitlérienne (voir ◀le▶ manifeste ◀de▶ Ce Soir) ont exprimé en toute clarté qu’ils étaient ◀de▶ vrais libéraux, irresponsables nés égarés pour un temps dans ◀les▶ voies ◀de▶ « ◀l’▶engagement » politique, et faisant amende honorable. Ils étaient en rupture ◀de▶ bercail. Maintenant tout est rentré dans ◀l’▶ordre, ◀les▶ moutons se sont apaisés, et ◀la▶ situation s’éclaircit.
Voici venir ◀le▶ temps des vrais dangers, c’est-à-dire des vraies luttes et des vrais engagements. »
Conclusion
J.-P. Sartre, auquel nous devons tant de thèses célèbres encore que radicalement contradictoires, sur quelques-uns des problèmes importants ◀de▶ ce siècle, ayant écrit p. 277 ◀de▶ Situations II que ◀le▶ sort ◀de▶ ◀la▶ littérature était lié à celui ◀de▶ ◀la▶ classe ouvrière, écrit p. 316 du même volume :
Rien ne nous assure que ◀la▶ littérature soit immortelle ; sa chance aujourd’hui, son unique chance, c’est ◀la▶ chance ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Sa conception ◀de▶ ◀l’▶engagement ◀l’▶amène à signer, en 1977, des manifestes contre ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, dénoncée en tant que complot germano-américain au service des ploutocrates internationaux et des démocraties ◀de▶ ◀l’▶Ouest.
Une idéologie ◀de▶ style nazi se retourne, — car tout arrive — contre ◀l’▶Allemagne fédérale, au bénéfice ◀de▶ ◀la▶ démocratie « enfin concrète », qui règne à ◀l’▶est ◀de▶ ◀l’▶Europe sous toutes ◀les▶ apparences ◀d’▶une dictature.
Je ne cesserai pas pour si peu, ◀de▶ professer une notion ◀de▶ ◀l’▶engagement qui fut commune, dans ◀les▶ années 1930 ◀de▶ ce siècle, à ceux qui allaient devenir dès 1940 non seulement les premiers résistants, mais aussi, et du même mouvement, les premiers fédéralistes européens organisés.
Post-scriptum
Un livre tout récent, ◀L’▶Intellectuel contre ◀l’▶Europe 4, ◀d’▶André Reszlerc, m’apprend — avec, en ce qui me concerne, quarante-cinq ans ◀de▶ retard — que ◀le▶ terme ◀d’▶engagement ne fut pas notre invention, objectivement du moins. Voici ◀le▶ passage :
Préoccupé par ◀la▶ charge ◀d’▶idées philosophiques, politiques et sociales que ◀la▶ poésie ◀de▶ ◀l’▶avenir aura à assumer, Lamartine esquisse, dès 1837, ◀le▶ portrait ◀d’▶un poète « responsable, actif et engagé ».
◀Les▶ trois épithètes s’éclairent réciproquement. Elles impliquent en outre une quatrième épithète : « libre ».