Le▶ Grandchamp des Bovet (5 juin 1978)j
M. le Conseiller d’État,
M. le Recteur,
Chers Cousins ◀de▶ Grandchamp et ◀d’▶Areuse,
Mesdames et Messieurs,
C’est par Grandchamp qu’il m’a semblé que je pouvais ◀le▶ mieux approcher ◀l’▶œuvre et ◀la▶ personne du grand homme ou plutôt ◀de▶ « ◀l’▶homme excellent » — ce qui vaut infiniment mieux selon ◀les▶ Grecs — que nous sommes réunis pour célébrer, ce soir.
Il s’agit là, pour moi, ◀d’▶un acte ◀de▶ piété, — au sens antique, au sens latin du mot, pietas, désignant ◀la▶ piété filiale et familiale, ◀l’▶honneur à rendre aux Pères comme ◀le▶ dira ◀la▶ Bible, « afin que tes jours soient prolongés sur ◀la▶ Terre ». Prolonger nos jours sur ◀la▶ Terre, ce n’est pas une recette pour mourir centenaire ! C’est une manière ◀de▶ prolonger ◀la▶ signification ◀de▶ notre vie au-delà ◀de▶ notre mémoire individuelle, vers ce passé qui sans relâche se passe en nous et faute duquel il n’y aurait pas ◀de▶ plénitude du présent, ni ◀de▶ sens pour nous à ◀l’▶avenir. Je voudrais, au surplus, approcher mon sujet ◀d’▶une manière totalement subjective, égotiste aurait dit Stendhal. Je voudrais vous parler ◀d’▶un pays où j’ai vécu ◀les▶ plus belles heures ◀de▶ mon enfance et ◀de▶ ma prime adolescence — c’est ◀le▶ pays qu’on appelle plaine ◀d’▶Areuse, ou ◀de▶ ◀l’▶Areuse, mais que Félix Bovet baptisa simplement ◀la▶ Bovétie — à laquelle j’appartiens par ma mère et par tant de souvenirs ◀d’▶enfance et ◀de▶ jeunesse.
Un tronc commun aux trois branches familiales : Jean-Jacques Bovet, bourgeois ◀de▶ Fleurier, Val-de-Travers. Son fils Jean-Jacques et son petit-fils Jean-Jacques (il y aura un arrière-petit-fils qui s’appellera, lui, Claude Jean-Jacques) viennent « dans ◀le▶ Bas » — comme on a toujours dit dans ◀le▶ pays ◀de▶ Neuchâtel — et ils y construiront successivement au milieu du xviii e siècle deux centres familiaux admirablement contrastés.
Installés d’abord à Cortaillod, à Boudry et au Bied, ils se mêlent aux premiers promoteurs ◀de▶ ◀l’▶industrie des toiles peintes, ou indiennes, ◀les▶ Du Pasquier, ◀les▶ ◀de▶ Luze, ◀les▶ Verdan. Vers 1870, Jean-Jacques Bovet allié Paris, fonde ◀la▶ manufacture ◀de▶ Boudry, et achète au lieu dit Areuse — deux, puis trois, puis cinq belles maisons qu’entourent ◀d’▶assez grands parcs. Dans chacune habiteront un peu plus tard ses fils et filles. ◀Les▶ chroniqueurs ◀de▶ ◀l’▶époque décrivent ◀les▶ habitants ◀d’▶Areuse comme « aimant ◀les▶ chevaux et ◀les▶ fêtes ». Vers 1820, sauf erreur, une fabrique ou manufacture est construite à Grandchamp, lieu tout proche, au milieu de ◀la▶ plaine ◀de▶ ◀l’▶Areuse.
◀De▶ ◀la▶ région ◀de▶ Bovétie, Areuse sera donc le premier pôle, Grandchamp, le second. Dix minutes à pied ◀les▶ séparent, mais du point de vue spirituel, tout un monde.
◀Les▶ Bovet d’Areuse sont militaires et progressent en grades ◀de▶ génération en génération (capitaine, puis major, puis lieutenant-colonel et enfin colonel). Tous mes oncles seront officiers tandis que Philippe Godet a pu écrire ◀de▶ Félix Bovet — qui appartient lui au monde ◀de▶ Grandchamp — « qu’il ne parvint jamais à comprendre ◀l’▶esprit militaire, et en fait ◀d’▶armée, ◀la▶ seule qu’il ait goûtée fut, je crois, ◀l’▶Armée du salut ».
Areuse est dominé par un pavillon dans ◀les▶ vignes nommé Tiens-toi bien (Tintabene en patois) sur lequel ◀les▶ Jean-Jacques montaient un drapeau rouge ou blanc selon ◀le▶ vin qu’ils désiraient qu’on leur apporte. En revanche c’est à Grandchamp qu’un ◀de▶ leurs neveux, Arnold Bovet, fondera ◀la▶ Croix-Bleue. Mais ce ne sont là qu’anecdotes.
Entre Areuse et Grandchamp, si ◀les▶ cousinages restent proches, ◀le▶ contraste ◀le▶ plus profond sera ◀de▶ nature spirituelle. Je dirai simplement comment je ◀l’▶ai ressenti, pendant mes vacances enfantines.
Areuse était, pour moi, venant du Haut, je veux dire du Val-de-Travers, luxe pur, calme et volupté dans ◀les▶ parcs ombragés ◀de▶ hêtres rouges, ◀de▶ marronniers autour du grand étang, ou ◀de▶ cèdres aux immenses ailes noires.
Mais quand il m’arrivait, à pied ou à vélo, ◀de▶ m’aventurer vers Grandchamp, pourtant si proche, il me semblait que je changeais ◀de▶ monde, un sentiment ◀de▶ mystère s’emparait ◀de▶ moi.
◀Le▶ hameau ◀de▶ Grandchamp, c’était d’abord une interminable maison à un seul étage, dont je n’ai pu mesurer ◀la▶ longueur — il faudra bien que j’y aille un ◀de▶ ces jours — , mais je suis à peu près certain que cette maison, qui fut d’abord fabrique ◀d’▶indiennes, atteint quelque 150 m ◀de▶ longueur.
C’était aussi une atmosphère et un climat totalement différent ◀de▶ celui des parcs ◀d’▶Areuse. Je longeais ◀le▶ long bâtiment et ◀les▶ autres bâtisses groupées autour de lui, qui avaient servi ◀d’▶hôpital et ◀d’▶écoles, je sentais quelque chose et ne savais quoi… Plus tard, dans des ouvrages ◀d’▶histoire intellectuelle et religieuse ◀de▶ ◀la▶ Suisse du xix e siècle, j’ai lentement, très lentement découvert quelques raisons — si ◀l’▶on peut dire — ◀de▶ ◀l’▶attrait mystérieux ◀de▶ Grandchamp.
◀Le▶ long bâtiment principal avait toujours été pour moi une sorte ◀d’▶immense bibliothèque, dont je sais aujourd’hui qu’elle comprenait une collection exceptionnelle ◀de▶ livres sur ◀la▶ Bible, en sept langues, mais aussi ◀de▶ textes sur Port-Royal des Champs !
Et ceci nous amène à nous demander dans quelle mesure ◀le▶ Grandchamp des Bovet ne fut pas, proportions gardées, un Port-Royal ◀de▶ notre Suisse romande au dernier siècle.
Bien sûr, il faudrait remplacer ◀l’▶austère discipline janséniste par ◀la▶ douceur confiante du piétisme morave. Mais pour ◀le▶ reste un trait commun me frappe : ◀le▶ rôle des femmes dans ces communautés laïques ◀de▶ foi vécue dans ◀la▶ vie quotidienne et ◀de▶ méditation guidant ◀l’▶action sociale, dès ◀le▶ début éducative.
La première influence morave s’exerce non pas sur Jean-Jacques ◀le▶ fondateur, resté plus ou moins voltairien jusqu’au bout, mais sur ses fils, par ◀la▶ femme ◀de▶ Jean-Jacques, Barbe Paris : elle a été élevée dans ◀les▶ principes des frères moraves, dont on sait qu’ils possèdent, près de Saint-Blaise, ◀le▶ grand établissement ◀de▶ Montmirail.
Vers ◀la▶ fin ◀de▶ sa vie, Pierre Bovet publiera pour ses proches à tirage limité, un gros ouvrage qu’il intitule : Un Siècle ◀de▶ ◀l’▶histoire ◀de▶ Grandchamp : entre ◀la▶ fabrique ◀d’▶indiennes et ◀la▶ communauté spirituelle. On trouve dans ce livre à tant ◀d’▶égards passionnant, un portrait détaillé ◀de▶ sa grand-mère, Madame Philippe Bovet, née Bertha Mumm, qui fut ◀la▶ véritable fondatrice ◀de▶ ◀la▶ communauté spirituelle ◀de▶ Grandchamp, ainsi que ◀de▶ ses deux filles Clara et Hélène (cette dernière sera ◀la▶ femme ◀de▶ Félix Bovet, père de Pierre). Toutes ◀les▶ trois ont été formées soit en Allemagne, soit à Montmirail ou en Suisse allemande, par des piétistes, moraves ou illuminés. Dans une charmante causerie consacrée aux « Femmes ◀de▶ Grandchamp », Pierre Bovet écrit ◀de▶ Bertha Mumm — fille des grands producteurs ◀de▶ champagne ◀de▶ Francfort puis ◀de▶ Reims :
Transportée par son mariage ◀de▶ Francfort ◀la▶ grand’ville, à ◀la▶ fabrique ◀de▶ Boudry, elle a fondé avec son mari Philippe Bovet et ◀le▶ frère ◀de▶ celui-ci, Charles Bovet de Muralt, successivement un hôpital, un établissement ◀de▶ jeunes filles, un établissement ◀de▶ jeunes garçons, et c’est pour donner plus ◀d’▶air et ◀d’▶espace à ces établissements que ◀l’▶ancienne fabrique ◀d’▶indiennes ◀de▶ Grandchamp fut achetée en 1856.
◀De▶ Clara, fille aînée ◀de▶ Bertha, dont ◀le▶ caractère hautement original et ◀le▶ tempérament ◀de▶ chef sont restés légendaires à Grandchamp, Félix Bovet, qui deviendra son beau-frère, a pu écrire une phrase que me ravit par sa très malicieuse ambiguïté : « Il n’y aurait personne comme elle, si elle était comme tout le monde. » (Pensées, 123)
Il y avait aussi sœur Lisbeth, une Suisse allemande devenue ◀la▶ directrice ◀de▶ ◀l’▶hôpital fondé par Bertha Bovet-Mumm. Elle possédait des « dons » comme disaient ◀les▶ mystiques, et ◀les▶ partageait avec ◀les▶ habitants et ◀les▶ visiteurs ◀de▶ Grandchamp. Charles Secrétan était ◀de▶ ceux-là. Quand il était en séjour chez son ami Félix Bovet, il ◀le▶ laissait souvent « pour aller trouver sœur Lisbeth et pour fléchir ◀le▶ genou avec elle, et, à ◀l’▶occasion, avec ◀les▶ quelques bonnes personnes toutes simples qu’elle réunissait à cinq heures dans sa chambre pour ◀la▶ prière ». (Lettres ◀de▶ Grandchamp, p. 350)
C’est également à ◀de▶ jeunes femmes qu’est consacrée ◀la▶ maison dite ◀l’▶Andalouse : ◀les▶ Bovet y accueillent vers ◀la▶ fin du siècle dernier, des protestantes espagnoles qui se préparent à évangéliser leurs compatriotes, une fois rentrées dans leur pays.
Et puis, dans ◀les▶ années 1930 ◀de▶ ce siècle, c’est tout naturellement une communauté religieuse ◀de▶ femmes, dirigée par Mlle de Beaumont, puis par Mme Micheli de Lacroix, qui s’ouvrira dans ◀l’▶ancien hôpital fondé par Bertha Bovet-Mumm, et qui ◀le▶ transformera en un lieu ◀de▶ prières. ◀De▶ ◀la▶ chapelle ◀de▶ ce couvent protestant — le premier ◀de▶ sa sorte sur ◀le▶ continent — , mon père fut le premier chapelain.
C’est au sujet de ces « âmes ◀de▶ prières » que furent ◀les▶ femmes ◀de▶ Grandchamp qu’on a pu écrire que, quelle que fut leur origine, leur condition sociale et leur culture, elles étaient dans ◀la▶ communauté, « entourées ◀d’▶un respect égal à celui qu’inspiraient ◀les▶ princes ◀de▶ ◀l’▶esprit ». On a même vu que certains ◀de▶ ces princes s’agenouillaient auprès des plus simples d’entre elles pour une heure ◀de▶ prière. À ce sujet, ◀le▶ pasteur Jean-Jacques Bovet, fils ◀de▶ Pierre, m’écrivait récemment :
Ceci se passait dans une grande chambre, toute boisée ◀de▶ « ◀l’▶hôpital » ; 30 ou 40 ans plus tard, quand Marguerite de Beaumont arrive à Grandchamp pour y créer ◀le▶ lieu ◀de▶ prière qui deviendra ◀la▶ communauté, elle passe en revue ◀les▶ locaux que Pierre et Amy Bovet mettent à sa disposition; parvenue à cette chambre (sans qu’on lui ait rien raconté), elle s’arrête et dit : « Là sera ◀la▶ chapelle. »
« ◀Le▶ respect pour ◀les▶ princes ◀de▶ ◀l’▶esprit ». C’est ici l’autre aspect ◀de▶ Grandchamp qui se révèle : ◀le▶ centre ◀de▶ pensée, ◀de▶ recherches morales, intellectuelles et pas seulement religieuses. ◀Le▶ Grandchamp de Félix Bovet.
Félix Bovet qui fut bibliothécaire puis professeur ◀de▶ littérature à ◀l’▶Académie ◀de▶ Neuchâtel a peu écrit, mais ◀le▶ petit recueil ◀de▶ ses Pensées ◀le▶ met au premier rang des moralistes qui ont donné à ◀la▶ littérature française son trait ◀le▶ plus original et ◀le▶ plus admiré par Nietzsche, ◀de▶ ◀La▶ Rochefoucauld à Valéry, en passant par Pascal et ◀La▶ Bruyère, Chamfort et Maine de Biran, Joubert et ◀de▶ nos jours Cioran. Mais plus encore qu’un écrivain ◀de▶ race, Félix Bovet fut ◀l’▶âme discrète ◀d’▶un large rayonnement intellectuel. C’est lui que viennent visiter à Grandchamp Henri-Frédéric Amiel (qui rappellera dans bien des pages ◀de▶ son Journal ◀les▶ impressions qui lui laissent ses séjours en « Bovétie »), ◀les▶ philosophes Charles Secrétan et Edmond Murisier, ◀le▶ père Hyacinthe Loyson, ◀le▶ pédagogue français Ferdinand Buisson, ◀d’▶innombrables professeurs et pasteurs et, parmi ◀les▶ femmes célèbres du temps, Mme de Pressensé, Joséphine Butler, et ◀la▶ maréchale Booth, — qui avait été emprisonnée à Boudry !
◀De▶ ces Pensées (qu’on voudrait toutes citer) et ◀de▶ ses Lettres ◀de▶ jeunesse puis ◀de▶ Grandchamp, je ne veux retenir ici que ◀les▶ éléments qui me paraissent concourir au portrait ◀de▶ ce fils ◀de▶ Félix et ◀d’▶Hélène Bovet, mais aussi ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ Grandchamp, que sera Pierre.
Et tout d’abord un trait — sans doute fondamental chez ◀le▶ fils autant que chez ◀le▶ père, je veux parler ◀de▶ ce sens ◀de▶ ◀l’▶humour qui tempère ◀les▶ excès d’autres vertus comme ◀la▶ piété et ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ justice, jusqu’à ◀les▶ rendre supportables aux incroyants comme aux orgueilleux. Félix Bovet supportait mal ◀l’▶étroitesse des Églises ◀de▶ son temps et ne s’est jamais privé ◀de▶ ◀le▶ dire avec une douce férocité que, précisément, ◀l’▶humour sauve (sinon sanctifie tout à fait…). Une ◀de▶ ses Lettres ◀de▶ jeunesse décrit ainsi un culte à ◀la▶ collégiale ◀de▶ Neuchâtel :
Aux textes succéda ◀le▶ sermon comme une pluie tiède ◀de▶ ◀l’▶été succède à ◀l’▶éclair et au tonnerre… Je connais ◀le▶ procédé par lequel ◀les▶ prédicateurs liment leur texte jusqu’à ce qu’ils aient converti en lieux communs ◀les▶ paradoxes ◀de▶ ◀l’▶Écriture et accompli cette parole du prophète : Toute hauteur sera abaissée et toute vallée sera comblée… ◀Le▶ chant était admirablement adapté au reste du culte. C’était ◀les▶ sublimes psaumes ◀de▶ David — revus et corrigés par des pasteurs et professeurs ◀de▶ Genève, qui ont su opérer ce beau tour ◀d’▶adresse ◀de▶ ◀les▶ mettre en vers pour en faire ◀de▶ ◀la▶ prose…
A-t-on remarqué que dans bien des cas ◀l’▶humour peut être aussi une forme ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ tolérance en ceci qu’il tend à désamorcer ◀la▶ violence, à ralentir ◀les▶ réflexes instinctifs ◀de▶ rejet, à substituer ◀le▶ regard amusé au regard qui voudrait fusiller ◀l’▶adversaire et qu’il permet ainsi ◀de▶ mieux pénétrer ◀les▶ motifs ◀de▶ ◀l’▶erreur qu’on croit déceler chez l’autre ? Je ne puis guère imaginer plus belle déclaration ◀de▶ tolérance intelligente que cette phrase tirée ◀d’▶une ◀de▶ ses Lettres ◀de▶ Grandchamp : « Je ne serai pleinement satisfait que quand j’aurai pleinement compris ◀la▶ raison ◀d’▶être ◀de▶ ◀la▶ tendance contraire. »
◀Le▶ principal reproche qu’il adresse aux Églises n’est-il pas justement celui ◀de▶ ◀l’▶intolérance qu’elles ont montrée au cours des âges, persécutant ◀les▶ juifs, ◀les▶ hérétiques et en général, tout homme qui essayait ◀de▶ croire à sa manière, non à ◀la▶ leur ?
En somme, ce qu’il refuse dans toute Église, toute nation, toute école, toute société, c’est leur « nationalisme », leur chauvinisme.
Il y a quelque chose de plus insupportable que ◀le▶ Moi, c’est ◀le▶ Nous. Car ◀le▶ moi ◀le▶ plus éhonté garde encore quelque pudeur, mais ◀l’▶admiration qu’ont certaines gens pour ◀la▶ nation, ◀l’▶Église ou ◀la▶ société dont ils font partie ne se croit pas obligée ◀de▶ se dissimuler ou ◀de▶ s’imposer des formes ; ils en assomment chacun en toute bonne conscience. (Pensées, n° 105, p. 63)
Enfin, comment ne pas être frappé par ◀les▶ remarques toujours si drôles et pénétrantes qu’on trouve dans ◀les▶ Pensées et dans ◀les▶ Lettres sur ◀le▶ sujet ◀de▶ ◀l’▶école et ◀de▶ ◀l’▶enfant. Cette pensée par exemple que je citais déjà dans mon premier petit pamphlet contre ◀l’▶école primaire telle que je ◀l’▶avais subie.
Cet enfant m’inquiète, lit-on quelque part, il est trop avancé, il se développe trop ! — Il faudra ◀le▶ mettre à ◀l’▶école, répond ◀le▶ père.
Et cette pensée finale, qui va très loin :
Nous dressons nos enfants, mais ce sont leurs enfants qui ◀les▶ élèveront.
Il me paraît qu’ici nous venons de rejoindre, presque littéralement, ce qui sera ◀l’▶idée centrale et ◀le▶ motto ◀de▶ ◀l’▶Institut Rousseau, quand Pierre Bovet, dès 1912, en deviendra ◀le▶ directeur : Discat a puero magister, « que ◀le▶ maître soit instruit par ◀l’▶élève ».
Il me paraît aussi qu’en évoquant ◀l’▶atmosphère ◀de▶ Grandchamp, ◀les▶ influences piétistes, ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ liberté dans ◀le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ liberté ◀d’▶autrui, ◀la▶ tolérance comme forme ◀d’▶intelligence, ◀de▶ compréhension et ◀d’▶humour, — sinon ◀d’▶amour (Félix Bovet aurait-il reculé devant ◀le▶ jeu ◀de▶ mot ? je n’en suis pas certain), nous avons maintenant réuni ◀les▶ éléments ◀d’▶un portrait moral et spirituel ◀de▶ Pierre Bovet.
D’autres ont dit et vont nous dire encore ce que fut ◀l’▶œuvre écrite du psychologue ◀de▶ ◀l’▶Instinct combatif et ◀l’▶œuvre agie du directeur ◀de▶ ◀l’▶Institut Rousseau. Pour ma part je voudrais ajouter à cette figure ◀de▶ Pierre Bovet quelques traits qui lui furent ◀d’▶autant plus particuliers et personnels qu’ils sont en fait paradoxaux.
Ce tolérant dans ◀l’▶âme fut en même temps, et toute sa vie, ◀le▶ défenseur ◀le▶ plus ardent et efficace ◀de▶ toutes ◀les▶ causes qui pouvaient appeler au cœur ◀d’▶un homme pour qui ◀la▶ foi était action autant qu’amour.
Pierre Bovet fut ◀l’▶apôtre ◀de▶ ◀la▶ Paix par ◀l’▶école, ◀de▶ ◀la▶ Fédération abolitionniste, ◀de▶ ◀l’▶École active, ◀de▶ ◀la▶ lutte contre ◀l’▶antisémitisme, du Foyer ◀de▶ ◀la▶ solidarité, du scoutisme, ◀de▶ ◀l’▶espéranto, ◀de▶ Pierre Ceresole et des Amis ◀de▶ ◀la▶ nature — dont il fonde à 15 ans à Neuchâtel la première section. Je ne risque guère ◀de▶ me tromper en disant qu’il eût été à ce titre là comme à tant d’autres un défenseur ◀de▶ ◀l’▶environnement, dont on célèbre aujourd’hui, 5 juin, ◀la▶ journée européenne.
Ce voyageur à ◀la▶ curiosité universelle et à ◀l’▶accueil infatigable ◀de▶ toutes ◀les▶ diversités ◀de▶ ◀l’▶humain était en même temps un timide ; ce pédagogue qui aidait ◀les▶ autres à se libérer n’avait pas ◀le▶ contact humain facile et rassurant du candidat aux élections. Lors ◀d’▶une fête ◀de▶ Noël à ◀l’▶Institut Rousseau, ◀les▶ élèves avaient imaginé des cadeaux humoristiques. Un professeur reçut « une gomme pour s’effacer ». Un élève eut droit à un miroir « pour y apprendre ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ réflexion ». Quant à Pierre Bovet, on lui offrit « une fiche pour prendre contact ». Était-ce pour surmonter cette timidité et faciliter ◀le▶ dialogue que Pierre Bovet développa des dons si remarquables ◀de▶ linguiste ? Il parlait ◀le▶ grec et ◀le▶ latin, ◀l’▶italien, ◀l’▶allemand, ◀l’▶anglais, ◀le▶ catalan, ◀le▶ portugais et ◀l’▶espagnol. Et il avait appris ◀l’▶espéranto en huit jours, ◀l’▶espace ◀d’▶une grippe qui ◀l’▶avait retenu alité.
Ce qui me paraît résumer au mieux ◀les▶ apparentes contradictions ◀de▶ son caractère, c’est ◀l’▶attachement ◀de▶ ce grand universaliste pour ◀la▶ petite patrie locale, presque tribale, selon Amiel, qu’était ◀la▶ Bovétie. Son livre sur Grandchamp représente ses racines, sa patrie, son climat, ses sources, c’est-à-dire ce qui ◀l’▶arme pour affronter ◀le▶ monde et s’ouvrir à ◀l’▶universel. Il y a là une profonde leçon, celle que je tirais pour ma part, au temps de ma jeunesse théologique, ◀de▶ cet éclatant théorème ◀de▶ Spinoza : « ◀D’▶autant plus nous connaissons ◀les▶ choses particulières, ◀d’▶autant plus nous connaissons Dieu. »
Mais avant tout et après tout, par-dessus tout, Pierre Bovet fut un apôtre ◀de▶ ◀la▶ paix. Ne reculons pas devant ◀l’▶aveu qui eût gêné ses cousins ◀d’▶Areuse, mais qui était dans ◀le▶ droit fil des traditions ◀de▶ Grandchamp : Pierre Bovet fut un pacifiste, pour ◀les▶ mêmes raisons qu’il fut éducateur, qu’il fut chrétien, qu’il fut tout simplement intelligent. Je sais que ◀le▶ mot fait peur à beaucoup de braves gens qui croient que ◀les▶ pacifistes sont presque aussi dangereux que ◀les▶ Brigades rouges. Je tiens que son livre sur ◀l’▶Instinct combatif, en nous montrant que ◀l’▶agressivité est un instrument qu’il s’agit bien moins ◀de▶ réprimer que ◀d’▶éduquer et ◀de▶ civiliser ou « sublimer » comme dira Freud est un des ouvrages marquants ◀de▶ notre siècle, et qu’il peut faire davantage pour prévenir ◀la▶ guerre, que tous ◀les▶ pacifismes ◀de▶ congrès et ◀de▶ commissions parlementaires. Je crains qu’il n’y ait pas aujourd’hui ◀de▶ sujet plus littéralement vital pour toute ◀l’▶humanité.