Questions gênantes mais fécondes (26 juillet 1978)y
Les▶ seules questions utiles sont ◀les▶ questions gênantes. Par malheur, ce sont celles qu’on ne pose jamais, parce qu’on craint de ne pouvoir y répondre ou, plutôt, parce qu’on sent qu’elles remettent en question un état de choses dont on ne peut plus répondre. Mais survient ◀le▶ philosophe, qui met ◀le▶ pied dans ◀la▶ porte, et, doucement, dit : « Pardon, je voudrais savoir… » — « Savoir quoi ? » — « Savoir si vous savez ce que vous voulez et où vous mène ce que vous faites. »
Dans une émission de ◀la▶ Télévision française consacrée à Concorde, ◀l’▶avion supersonique, on voulut bien m’interroger en tant que philosophe, et je répondis : « Philosophe est celui qui pose des questions simples. Je demande donc : Concorde, à quoi est-ce que ça sert ? »
◀La▶ consternation se peignit sur ◀les▶ visages des PDG et du ministre alignés face à quelques millions d’invisibles téléspectateurs.
Ma question est en somme métaphysique. Elle interpelle globalement tout ◀l’▶effort de notre civilisation industrielle, scientifico-technique, quantitative, vouée à ◀l’▶idéal (mais qui tourne au cauchemar) de ◀la▶ croissance illimitée. Mais voici ◀la▶ question décisive :
« Jusqu’à quand et jusqu’où ◀la▶ croissance que nos gouvernements sont unanimes à prôner — ils n’en discutent plus guère que ◀le▶ taux — pourra-t-elle se poursuivre dans un monde fini ? »
L’un des adages de ◀la▶ scolastique médiévale disait : finitus non capax infiniti, ◀le▶ fini n’est pas capable de ◀l’▶infini (c’est-à-dire ne peut ◀le▶ contenir). Et cette proposition reste valable, assurément. Mais ◀le▶ monde moderne tout entier agit comme s’il n’y croyait pas.
Voilà qui est grave. Voilà qui nous amène à pousser plus durement notre interrogation fondamentale : « À quelle date ◀la▶ croissance industrielle aura-t-elle épuisé ◀la▶ totalité des ressources terrestres non renouvelables — hydrocarbures et uranium, oxygène, eau potable, etc. — si ◀l’▶on continue au même rythme, ou si ◀l’▶on accélère au même taux, ou si ◀l’▶on ralentit de tant pour cent par an ? »
Question de doctrine politique fondamentale au xxe siècle (mais qui paraîtra ridicule au xxie et ◀la▶ suite) :
« Quelle différence y a-t-il entre une chaîne de montage communiste et une chaîne de montage capitaliste, pour ◀l’▶ouvrier qui ◀l’▶utilise ? »
Question de politique énergétique :
« Si ◀les▶ centrales nucléaires ne présentent réellement aucun danger qui n’ait été dûment prévu et maîtrisé, pourquoi ne pas ◀les▶ construire sur ◀le▶ Champ-de-Mars, en plein Paris, au lieu de ◀les▶ reléguer dans ◀le▶ Finistère ou ◀le▶ Haut-Rhin, d’où il est si cher de transporter ◀le▶ kilowattheure ? »
Question sur ◀la▶ politique des transports :
« Quand ◀l’▶essence coûtera 25 francs ◀le▶ litre, que ferez-vous de votre auto ? » Accessoirement : « Quand il n’y aura plus d’autos, que ferez-vous de vos autoroutes ? »
J’ai posé cette question publiquement à ◀la▶ Télévision romande, et, par ◀les▶ soins d’un service de presse auquel ◀le▶ Touring-Club ne doit pas être étranger, il m’a été répondu triomphalement que « personne ne ◀le▶ sait ! » C’était ce que j’attendais de ma question : ◀l’▶aveu qu’on ne se ◀l’▶était jamais posée. C’est là ◀le▶ fait de gens qui ne savent pas où ils vont et refusent même de ralentir pour y penser : nous tous, je ◀le▶ crains.
Mais attention : résoudre ◀les▶ problèmes que nous pose ◀la▶ croissance, au sens actuel, ce ne serait pas encore ◀le▶ bonheur, comme ◀le▶ croient tous ◀les▶ technocrates de droite ou de gauche et, avec eux, ◀l’▶immense majorité de nos contemporains. Et c’est ce que pourra faire sentir à quelques-uns cette dernière question, ◀la▶ plus « gênante » de toutes :
« Quand vous aurez gagné ◀le monde au prix de votre âme, que vous restera-t-il à aimer ? »