Paradoxes marxiens (septembre 1978)z
C’est un patron allemand de▶ Manchester qui apprend à un autre bourgeois, également allemand, ce qu’est ◀le▶ sort des ouvriers anglais. Cette information, relative à ◀l’▶état ◀de▶ ◀l’▶injustice sociale dans ◀la▶ société capitaliste, produira des effets sans commune mesure avec ◀l’▶énergie dépensée pour ◀la▶ coder et ◀la▶ transmettre ◀de▶ Friedrich Engels à Karl Marx. Car il en sortira ◀les▶ Internationales, une révolution, deux empires, des dizaines ◀de▶ milliers ◀de▶ volumes, tracts, manifestes, études et thèses, et trente millions ◀d’▶assassinats individuels ou par déportations massives, par génocides ou dans ◀les▶ prisons et ◀les▶ camps du Goulag.
On connaît ◀la▶ haine ◀de▶ Marx pour ◀les▶ paysans, ◀les▶ louanges qu’il adresse à ◀la▶ bourgeoisie pour avoir « soumis ◀la▶ campagne à ◀la▶ ville » et sauvé une grande partie ◀de▶ ◀la▶ population ◀de▶ « ◀l’▶idiotie ◀de▶ ◀la▶ vie rurale »9.
Ce qu’on ignore généralement, c’est ◀le▶ Marx précurseur ◀de▶ notre écologie.
Plus ◀de▶ cent ans avant ◀la▶ crise déclarée sous nos yeux, alors que ◀les▶ villes, au sens actuel ◀de▶ ◀la▶ Chose, n’étaient encore que des faubourgs ouvriers, et que ◀les▶ sols n’avaient pas encore subi ◀l’▶agression massive du béton, des pesticides et des engrais chimiques, une page des plus lucides du Capital (1867) met en évidence ◀la▶ liaison — plutôt prévue que constatée — entre dégradation urbaine ◀de▶ ◀l’▶homme et dégradation ◀de▶ ◀la▶ terre par ◀la▶ pollution et par ◀l’▶épuisement des ressources non renouvelables ; l’une et l’autre résultant du même système ◀de▶ production industrielle.
Avec ◀la▶ prépondérance toujours croissante ◀de▶ ◀la▶ population des villes qu’elle agglomère dans ◀de▶ grands centres, ◀la▶ production capitaliste, d’une part accumule ◀la▶ force motrice historique ◀de▶ ◀la▶ société, d’autre part détruit non seulement ◀la▶ santé physique des ouvriers urbains et ◀la▶ vie intellectuelle des travailleurs ruraux, mais encore trouble ◀la▶ circulation matérielle entre ◀l’▶homme et ◀la▶ terre, en rendant de plus en plus difficile ◀la▶ restitution ◀de▶ ses éléments ◀de▶ fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont enlevés et usés sous forme ◀d’▶aliments, ◀de▶ vêtements, etc.
… Chaque progrès ◀de▶ ◀l’▶agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans ◀l’▶art ◀d’▶exploiter ◀le▶ travailleur, mais encore dans ◀l’▶art ◀de▶ dépouiller ◀le▶ sol ; chaque progrès dans ◀l’▶art ◀d’▶accroître sa fertilité temporaire, un progrès dans ◀la▶ ruine des lois éternelles conditionnant sa durable fertilité. Plus un pays, ◀les▶ États-Unis du Nord de l’Amérique par exemple, se développe sur ◀la▶ base ◀de▶ ◀la▶ grande industrie, plus ce progrès ◀de▶ destruction s’accomplit rapidement. ◀La▶ production capitaliste ne développe donc ◀la▶ technique et ◀la▶ combinaison du procès ◀de▶ production sociale qu’en épuisant en même temps ◀les▶ deux sources ◀d’▶où jaillit toute richesse : ◀la▶ terre et ◀le▶ travailleur.10
Une fois de plus, ◀le▶ prophète n’a pas été suivi par ◀les▶ partis qui se réclament ◀de▶ lui au xxe siècle. Je vois des responsables communistes animés ◀d’▶une profonde méfiance à l’endroit de ◀l’▶écologie politique — si lucidement anticipée par Marx dans cette page. Ils n’y veulent voir, comme ◀le▶ tiers-monde, qu’une « dernière défense des nantis ». ◀La▶ technologie dure (hardware) agressive et polluante, reste à leurs yeux ◀l’▶arme par excellence du Progrès, qui ne saurait être que matérialiste, quantitatif d’abord, sans vains scrupules ◀de▶ belle âme devant ◀la▶ Nature.
Position bien normale et nécessaire, dès lors que ◀le▶ Progrès ne saurait être défini que selon ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀l’▶État qui ◀le▶ gère. ◀D’▶où ◀la▶ similitude des réactions (hargneuses) à ◀la▶ critique écologique, chez ◀les▶ responsables socialistes ou capitalistes ; et ◀l’▶absence totale ◀de▶ différence entre ◀la▶ pollution résultant ◀de▶ ◀la▶ production industrielle, qu’elle soit dite socialiste à ◀l’▶Est et par ◀les▶ marxistes, capitalistes à ◀l’▶Ouest et dans Marx.
Ce que Marx a bien vu, presque seul ◀de▶ son temps, c’est que ◀le▶ mal qu’on fait à ◀l’▶homme des villes, on ◀le▶ fait aussi nécessairement à ◀l’▶agriculteur et à sa terre, par une seule et même procédure ◀d’▶exploitation, ruinant ◀les▶ rapports entre ◀l’▶homme et ◀l’▶homme dans ◀les▶ villes, ruinant aussi « ◀la▶ circulation matérielle entre ◀l’▶homme et ◀la▶ terre » dans ◀les▶ campagnes.
◀L’▶arme ◀de▶ ◀la▶ critique ne saurait évidemment remplacer ◀la▶ critique des armes ; ◀la▶ force matérielle ne saurait être abattue que par ◀la▶ force matérielle ; mais ◀la▶ théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle pénètre ◀les▶ masses. ◀La▶ théorie est capable ◀de▶ pénétrer ◀les▶ masses dès qu’elle procède par des démonstrations ad hominem et elle fait ◀de▶ telles démonstrations dès qu’elle devient radicale. Être radical, c’est prendre ◀les▶ choses par ◀la▶ racine. Or, pour ◀l’▶homme, ◀la▶ racine est ◀l’▶homme lui-même. (Contribution à ◀la▶ critique ◀de▶ ◀la▶ philosophie du droit ◀de▶ Hegel, 1844.)
Texte ambigu, car on en peut déduire deux séries ◀de▶ conséquences :
1° ou bien ◀la▶ racine étant dans ◀l’▶homme lui-même, elle n’est pas du tout dans ◀les▶ rapports ◀de▶ production. Et alors, si ◀la▶ théorie peut créer une force matérielle, si ◀la▶ critique devient une arme réelle, c’est ◀le▶ matérialisme, au sens ◀de▶ Lénine et du « marxisme vulgaire », qui est évacué ;
2° ou bien ◀la▶ théorie ne devient force matérielle, c’est-à-dire ne « pénètre ◀les▶ masses » qu’en se faisant polémique. Mais alors ce n’est pas assez dire : elle se mue en « ◀l’▶impératif catégorique » et devient dogme, tandis que ◀la▶ « dialectique » devient pure et simple tactique, et tout finit en slogans assénés. ◀Le▶ philosophe-roi ◀de▶ Platon fait place au premier secrétaire général du Parti donnant ses ordres aux partisans organisés. Il ne tardera pas d’ailleurs à se nommer lui-même maréchal.
◀Le▶ rapport ◀de▶ ◀l’▶homme avec lui-même ne devient pour lui objectif et réel que par ses rapports avec ◀les▶ autres hommes. (Manuscrits économico-philosophiques ◀de▶ 1844, xxv.)
Il y a dans ces trois lignes ◀l’▶essentiel ◀de▶ ce que Mounier avait nommé, pour toute une génération, ◀la▶ « Révolution personnaliste et communautaire ». Toute ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀la▶ personne est là, qui veut que ◀l’▶individu qui assume sa vocation ◀la▶ manifeste — et dans ce mot, il y a main 11 — et donc ◀l’▶actualise, ◀la▶ réalise, ◀la▶ matérialise au besoin, dans ◀les▶ rapports interhumains créateurs ◀de▶ ◀la▶ communauté.
Entre ◀le▶ personnalisme du jeune Marx et ◀le▶ Goulag, il n’y a pas seulement Staline, comme on a voulu nous ◀le▶ faire croire ; il n’y a pas seulement ◀le▶ Lénine ◀de▶ mars 1918, déclarant au congrès du parti communiste : « En ce moment, nous sommes absolument pour ◀l’▶État.12 » Il y a tout simplement ◀le▶ Marx du Capital.
Gaston Berger a écrit : « Regarder un atome, c’est ◀le▶ changer. Regarder un homme, c’est ◀le▶ transformer. Regarder ◀l’▶avenir c’est ◀le▶ bouleverser. » Voilà bien ◀l’▶action ◀de▶ ◀l’▶esprit, ◀la▶ seule qu’il puisse revendiquer sans nier ◀les▶ conditions ◀de▶ son libre exercice.
Et que veut dire ◀la▶ phrase célèbre des Thèses sur Feuerbach selon laquelle ◀les▶ philosophes jusqu’ici n’ont fait qu’interpréter ◀le▶ monde, or il s’agit ◀de▶ ◀le▶ transformer ? Marx auteur ◀de▶ cette phrase, n’a transformé ◀le▶ monde qu’à ◀la▶ mesure ◀de▶ ses moyens ◀de▶ philosophe, c’est-à-dire en ◀l’▶interprétant.
Il est rare que celui qui voit et celui qui fait se confondent. Marx n’avait certes pas prévu ◀l’▶ascension ◀de▶ ◀la▶ Russie au xxe siècle jusqu’au rang ◀de▶ deuxième Grand du monde. Tocqueville ◀l’▶annonçait, en revanche, sur un ton ◀de▶ lucidité désabusée. Mais c’est grâce à ◀l’▶action ◀de▶ ◀la▶ pensée ◀de▶ Marx que ◀la▶ prédiction ◀de▶ Tocqueville s’est vérifiée. Ainsi Marx est devenu responsable ◀de▶ ce qu’il n’avait pas su prévoir. Et Tocqueville n’a rien fait — et ne pouvait rien faire — pour modifier ce qu’il avait exactement prévu.