Dialogue-interview avec Denis de Rougemont (novembre 1978)ai
Les▶ partis politiques constituent l’un des piliers du système démocratique suisse ; ont-ils selon vous rempli leur rôle et ◀le▶ remplissent-ils encore actuellement ?
Quoique toute mon œuvre débouche sur des choix proprement politiques et suppose ◀l’▶engagement civique ◀de▶ ◀la▶ personne dans ◀la▶ communauté, je n’ai jamais adhéré à aucun parti. Cette simple constatation répond à votre question. ◀Les▶ partis traditionnels, en Suisse comme ailleurs, me paraissent tous dépassés par ◀les▶ problèmes du xxe siècle.
Pensez-vous que ◀les▶ groupements hors partis (par exemple ◀les▶ mouvements écologiques) prendront plus ◀d’▶importance à ◀l’▶avenir ?
◀Les▶ vrais acteurs ◀de▶ notre vie politique ne sont pas ◀les▶ partis socialistes mais ◀les▶ syndicats ; ne sont pas ◀les▶ partis libéraux ou conservateurs mais ◀le▶ Vorort ; ne sont pas ◀les▶ partis radicaux ou paysans, mais ◀l’▶Union suisse des arts et métiers, ◀l’▶OFIAMT, etc.
◀Les▶ partis ont joué leur rôle au xixe siècle. ◀Les▶ groupes ◀de▶ pression ◀les▶ ont remplacés au xxe siècle. Je suis convaincu que ◀les▶ mouvements écologiques, ◀les▶ associations ◀de▶ consommateurs, ◀les▶ ligues ◀de▶ défense des droits de l’homme vont devenir, de plus en plus, ◀les▶ forces directrices et décisives (même si elles ne sont pas majoritaires) ◀de▶ notre vie politique. Ces formations ne sont ni ◀de▶ gauche, ni ◀de▶ droite ; elles sont tournées vers ◀l’▶avenir. Elles ne disent pas « gauche-droite, gauche-droite » comme ◀les▶ sergents, mais « en avant ! »
Comment expliquez-vous que ◀la▶ Suisse, malgré ◀les▶ larges possibilités ◀de▶ participation directe offertes au citoyen, soit touchée par ◀l’▶abstentionnisme ?
◀Le▶ citoyen suisse, à ◀la▶ différence du citoyen français, dispose en effet ◀de▶ « larges possibilités ◀de▶ participation directe ». Mais il n’est pas toujours tenté ◀d’▶en faire usage, voilà ◀l’▶ennui. Cette constatation, hélas trop aisément vérifiable, n’entraîne aucune critique à l’endroit de fréquentes consultations populaires, mais seulement des doutes quant à ◀la▶ nature et à ◀l’▶intérêt humain des questions posées, et parfois même quant à ◀la▶ sincérité ◀de▶ leur formulation. Au reste, quand on ne se sent pas réellement intéressé par un problème — et qui pourrait s’intéresser à tout ? — il me paraît plus sain ◀de▶ s’abstenir que ◀de▶ suivre aveuglément ◀les▶ consignes ◀d’▶un parti.
Certains prétendent que ◀la▶ limite ◀de▶ ◀la▶ démocratie directe est atteinte, ◀le▶ citoyen étant appelé à se prononcer sur des sujets qui mettent en désaccord même ◀les▶ grands experts. Qu’en pensez-vous ?
Certes, ◀les▶ « experts » se contredisent sur tous ◀les▶ grands sujets qui passionnent aujourd’hui ◀l’▶opinion, et notamment sur ◀le▶ sujet « explosif » des centrales nucléaires, ◀de▶ leurs dangers, ◀de▶ leur rentabilité et ◀de▶ leur nécessité, officiellement qualifiée « ◀d’▶inéluctable ». Comment ◀le▶ citoyen pourrait-il choisir avec quelque certitude et en toute bonne conscience entre ceux qui disent oui et ceux qui disent non pour des raisons qui paraissent relever ◀d’▶une impénétrable technicité ?
Qui croire, lorsque trente-deux savants parmi lesquels onze prix Nobel, signent une déclaration favorable à ◀l’▶expansion rapide des centrales nucléaires aux USA, cependant que deux-mille-trois-cents professeurs ◀de▶ sciences et ingénieurs adressent au Congrès américain une pétition demandant que ◀les▶ USA s’abstiennent ◀de▶ construire ◀de▶ nouvelles centrales tant que leur sécurité n’est pas mieux assurée ?
◀Le▶ biologiste George Wald, prix Nobel ◀de▶ médecine et ◀de▶ physiologie, apporte à cette question ◀la▶ réponse ◀la▶ plus réaliste. Il observe que sur ◀les▶ vingt-six universitaires qui ont signé ◀la▶ déclaration en faveur des centrales, quatorze occupent en même temps des postes ◀de▶ directeurs ou ◀d’▶administrateurs dans ◀les▶ principales sociétés productrices ◀d’▶énergie nucléaire aux USA. Ne sont-ils pas amenés à se prononcer comme des avocats plutôt que comme des juges ? Et il conclut : « Qui croire ? On ne peut ◀le▶ dire en toute certitude. Mais il est utile ◀de▶ savoir que ceux qui s’opposent à ◀la▶ puissance nucléaire n’ont rien à y gagner, sauf pour ◀le▶ bien public, et qu’ils sont au contraire prêts à payer ◀le▶ privilège ◀de▶ dire librement ce qu’ils pensent. »
Lors ◀d’▶un débat au Conseil général de l’Isère (déc. 1976) au sujet du surgénérateur prévu à Creys-Malville, ◀le▶ physicien Lew Kowarski, déclarait : « ◀Les▶ gouvernements écoutent leurs experts désignés et n’écoutent que ces experts… Ces spécialistes techniciens, bien entendu, tirent leurs gains, leur carrière, leurs préoccupations quotidiennes des lignes suivies par ◀les▶ organismes auxquels ils appartiennent. ◀Les▶ autres (◀les▶ 4000 savants groupés en France contre ◀le▶ nucléaire) on ne ◀les▶ écoute pas. »
C’est donc eux qu’il faut suivre si nous voulons que ◀la▶ démocratie, non ◀la▶ technocratie, nous guide vers un avenir vivable.
Il faudrait pouvoir amener ◀les▶ gens à se sentir plus responsables ◀de▶ leur destin. ◀L’▶autogestion politique des régions est ◀la▶ solution que vous proposez. Pourriez-vous nous préciser comment ce nouveau système s’articulerait ?
Prenons garde tout d’abord ◀de▶ ne pas confondre ◀la▶ région avec ◀l’▶ethnie, avec ◀la▶ langue parlée sur un certain territoire, comme ◀le▶ pays de Galles ou ◀la▶ Bretagne, ◀l’▶Euskadi, ◀la▶ Corse, ◀le▶ Sud-Tyrol, ◀le▶ Jura bernois, etc. Il est certes très important que toute communauté linguistique dans ◀le▶ monde soit assurée du droit à son identité, du droit ◀de▶ parler — et donc d’abord du droit ◀d’▶apprendre sa langue maternelle tant à ◀l’▶école que sur ◀la▶ place publique. Il s’en faut que ces droits existent dans la plupart de nos États-nationaux. Quelques exemples : ◀le▶ français est brimé dans ◀le▶ Val ◀d’▶Aoste, où ◀l’▶Italie envoie des Napolitains pour enseigner leur langue maternelle aux petits Valdotains — pas dupes ! ◀L’▶allemand est brimé en Alsace, où une loi ◀de▶ 1946 interdit ◀l’▶enseignement ◀de▶ cette langue (pourtant parlée par ◀l’▶écrasante majorité des Alsaciens) dans ◀les▶ écoles primaires des départements du Rhin.
Or, ◀la▶ langue est ◀le▶ moyen primordial ◀d’▶affirmation ◀de▶ soi que possèdent ◀les▶ hommes. S’exprimer, c’est exister. Et ◀l’▶on ne peut s’exprimer vraiment que dans ◀la▶ langue ◀de▶ son origine, ◀de▶ sa région. En Suisse, nous savons cela. Dans ◀le▶ canton des Grisons, on ne parle pas seulement ◀l’▶allemand et ◀l’▶italien, mais ◀le▶ romanche, qui se divise en sursilvan, sutsilvan, surmiran et deux ladins. Il faut rendre à toutes ◀les▶ régions ◀de▶ ◀l’▶Europe, celle ◀de▶ ◀l’▶Est comme celle ◀de▶ ◀l’▶Ouest, ◀le▶ droit humain fondamental qui est celui ◀de▶ parler sa langue nationale.
Mais ◀la▶ question sérieuse est celle ◀de▶ savoir ce que vont dire ◀les▶ hommes et ◀les▶ femmes une fois qu’ils auront ◀le▶ droit ◀de▶ parler.
Dans ◀les▶ cités gigantesques du xxe siècle, ◀la▶ voix ◀d’▶un homme ne porte pas, qu’elle soit criée dans sa langue ou dans celle du pouvoir régnant. C’est ◀la▶ radio qui a ◀la▶ parole. ◀Le▶ seul moyen pour ◀l’▶homme ◀d’▶aujourd’hui ◀de▶ reconquérir sa liberté, j’entends ◀le▶ pouvoir ◀de▶ se faire entendre, c’est ◀la▶ recréation ◀de▶ petites unités ◀d’▶habitation autour ◀d’▶une place, ◀d’▶une agora disaient ◀les▶ Grecs anciens, ou ◀d’▶un forum, lieu ◀de▶ rencontres où ◀l’▶opinion se forme, et où ◀les▶ citoyens, enfin dignes du nom, soient à même ◀de▶ discuter, ◀de▶ discourir, ◀de▶ décider ◀de▶ leur destin.
◀La▶ démocratie commence dans ◀la▶ commune. Une grappe ◀de▶ communes réunies par un projet commun, c’est une région. Des régions associées pour ◀les▶ tâches qui excèdent leurs ressources, leurs dimensions, sont des fédérations dont ◀la▶ fédération aboutit à ◀l’▶Europe unie.
J’imagine des régions ◀de▶ toutes tailles et ◀de▶ toutes définitions : linguistiques, historiques, économiques, écologiques, géographiques. C’est sur elles que ◀l’▶Europe se fera, non pas sur ◀les▶ États actuels, qui sont en fait ◀les▶ principaux obstacles à toute union.
Quel devrait être selon vous ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀la▶ formation civique à ◀l’▶école ?
C’est ◀l’▶École, en ses trois degrés, ◀la▶ primaire, ◀la▶ secondaire et ◀l’▶universitaire, qui a fomenté depuis un siècle ◀les▶ nationalismes stupides qui essaient ◀de▶ nous faire croire que ◀l’▶Europe est ◀l’▶addition ◀de▶ 25 cultures nationales, alors qu’elle est ◀la▶ résultante millénaire des influences combinées ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome et ◀de▶ Jérusalem, puis des Germains et puis des Celtes, puis des Arabes par ◀l’▶Espagne puis des Slaves au xixe siècle.
C’est cela que ◀l’▶École nouvelle doit apprendre aux enfants qui auront à affronter, demain, ◀la▶ crise ◀de▶ notre civilisation.
Il faudra qu’ils apprennent que small is beautiful, que plus grand n’est pas nécessairement mieux, et que ◀les▶ espèces géantes, dinosaures ou centrales nucléaires, sont destinées à finir dans des catastrophes.
◀La▶ formation du citoyen consiste à rendre conscient ◀de▶ ses devoirs envers lui-même et ◀de▶ ses responsabilités envers ◀la▶ communauté. Tout homme est unique. Tout homme doit donc inventer sa voie vers ◀le▶ But absolu ◀de▶ toute vie — ◀le▶ même pour tous.
◀La▶ formation civique n’a ◀d’▶autre fin que ◀de▶ rendre chaque individu conscient ◀de▶ ◀la▶ personne qu’il peut devenir, à la fois libre ◀d’▶accomplir sa vocation et responsable ◀de▶ ◀l’▶accomplir dans ◀la▶ communauté.
M. Denis de Rougemont, nous vous remercions.