Le choix du siècle (novembre 1978)ag ah
Centralisme ou fédéralisme ?
1. On l’a dit de▶ divers côtés : le choix des formes ◀d’▶énergie est un choix politique par excellence. Je le tiens même pour le choix du siècle.
Car selon que ce choix se portera sur le nucléaire ou sur le solaire, nous aurons soit une société centralisée « exploitée ◀de▶ façon quasi militaire » (selon les propres paroles du directeur général ◀de▶ Framatome, l’organisme qui assure en France la construction des réacteurs à eau pressurisée), soit une fédération ◀de▶ petites communautés autonomes.
Importance ◀de▶ l’État ou l’importance ◀de▶ l’Homme ?
2. Ce choix ne dépend pas ◀de▶ « nécessités objectives », « ◀d’▶impératifs technologiques », ou ◀de▶ « contraintes des faits ». Car il dépend essentiellement des finalités que nous voulons donner à notre ◀vie▶ : puissance collective et prestige ◀de▶ l’État national — ou au contraire, libre développement des personnes responsables dans la communauté.
Qui décidera ?
3. Qui va faire ce choix ?
Si nous ne bougeons pas, il sera fait pour nous par des experts, ceux qui nous expliquent depuis dix ans :
— que les centrales nucléaires ne sont pas plus radioactives que les cadrans lumineux ◀de▶ nos montres ou que « la dose ◀de▶ potassium 40 qui coule dans les veines ◀de▶ la femme auprès de laquelle nous dormons » (déclaration du physicien Louis Leprince-Ringuet lors ◀d’▶une conférence à Genève le 5 octobre 1978) ;
— que des « précautions sans précédent » ont été prises contre les risques « pratiquement négligeables » que les centrales pourraient présenter — que d’ailleurs on ne fait rien sans risques ;
— que le problème des déchets a été résolu, puis qu’il va l’être demain, puisqu’il ne peut manquer ◀de▶ l’être un jour ou l’autre, vu l’inépuisable ingéniosité ◀de▶ nos techniciens — qu’au surplus, nous n’avons pas le choix, le nucléaire étant seul capable actuellement ◀de▶ remplacer le pétrole qui va manquer vers l’an 2000 — et qu’enfin, la croissance ◀de▶ la consommation ◀d’▶électricité, condition ◀de▶ la croissance industrielle, elle-même condition du bien-être des hommes (ce qui n’est pas bien évident…), nous place devant le dilemme inévitable : centrales nucléaires ou chômage généralisé, lequel serait fauteur ◀de▶ communisme, ou ◀de▶ fascisme, ou des deux à la fois, cela s’est vu. Chacun peut constater qu’un tel système ◀de▶ persuasion (ou plutôt ◀d’▶intimidation) s’accompagne ◀d’▶une publicité considérable : placards ◀d’▶une 1/2 page dans les journaux, expositions (Nuklex à Bâle), films, distribution ◀de▶ brochures dans les écoles à titre ◀d’▶information — toute tentative ◀de▶ mise au point se voyant aussitôt taxée ◀de▶ politique et interdite au nom de la « neutralité scolaire ».
Montrer où est la vérité
4. Dénoncer cet ensemble ◀de▶ procédés (en eux-mêmes bien révélateurs ◀d’▶une cause difficile à défendre) est resté jusqu’ici sans effets. Aux objections, si fortes soient-elles, présentées par les mouvements écologiques et par des milliers ◀de▶ scientifiques du monde entier, les promoteurs du nucléaire, et leurs experts auprès des gouvernements, ont beau jeu ◀de▶ demander : que mettriez-vous à la place ?
Cette riposte à vrai dire est bien faible en logique, puisque c’est aux fauteurs ◀d’▶une situation dangereuse qu’il appartient ◀de▶ trouver les moyens ◀d’▶en sortir, plutôt qu’à leurs victimes, mais l’argument n’en est pas moins efficace sur un public mal ou pas informé.
Le grand mérite des organisations qui ont convoqué cette conférence de presse est ◀d’▶avoir apporté une réponse positive et très solidement étayée à la question du remplacement du pétrole par l’énergie nucléaire à peu près seule.
Le seul espoir pour notre société occidentale
5. Nous sommes ici en présence d’une réaction réellement démocratique et fédéraliste, puisqu’elle vient ◀d’▶en bas, des sources mêmes ◀de▶ toute communauté digne du nom, qui sont le refus ◀de▶ la violence, le souci ◀de▶ répartir les responsabilités comme gages ◀de▶ liberté ◀de▶ la personne, et la volonté, je cite : « ◀d’▶harmoniser la politique économique avec l’image ◀de▶ l’homme à laquelle nous aspirons et les conditions politiques que nous souhaitons ».
Le seul espoir, pour notre société occidentale, réside dans des réactions spontanées ◀de▶ ce type, démocratiques et fédéralistes, et vraiment libres non point parce qu’elles appellent à la révolte mais parce qu’elles se veulent responsables et qu’elles ouvrent la voie ◀de▶ solutions meilleures.
6. Parmi les arguments qui m’ont le plus frappé, dans le rapport qui nous est présenté — Jenseits der Sachzwange : Au-delà des contraintes des faits — il m’importe ◀de▶ relever plus particulièrement les trois suivants, pour leur actualité frappante :
Davantage ◀d’▶énergie – davantage ◀d’▶automatisation = moins ◀d’▶emplois
I. La pléthore ◀d’▶énergie que nous vaudraient les centrales nucléaires serait nécessairement un facteur ◀d’▶aggravation rapide du chômage, dans le système actuel — 4000 emplois supprimés pour chaque centrale ouverte, a calculé Amory Lovins — alors que l’introduction des technologies douces, au contraire, créerait des dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶emplois nouveaux. Cet argument qui a l’avantage ◀d’▶être vrai et sérieux, devrait être répété sans relâche et avec tous les chiffres nécessaires à l’appui, d’ici la votation populaire sur l’initiative confiant les décisions nucléaires aux communautés locales et aux régions.
Et n’oublions jamais ◀de▶ rappeler que l’argument ◀de▶ poids en faveur des centrales, il y a vingt ans, était précisément qu’elles supprimeraient des dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶emplois, qu’elles résoudraient la « tension sur l’emploi ».
À quelle croissance aspirons-nous ?
II. On présente les écologistes comme des ennemis du progrès. Ils répondent avec notre document, que toute la question reste ◀de▶ savoir — « qu’est-ce qui doit croître au fait ? Les tours ◀de▶ refroidissement, les voies ◀de▶ transport, le nombre des accidents ◀de▶ circulation, les cliniques antidrogues, la consommation des médicaments, les hôpitaux ? Dans tous ces cas, le PNB s’accroît » (chap. 8.3).
J’approuve totalement et avec joie la réponse donnée à cette question à la page 180 : « Par croissance qualitative, nous entendons une offre plus riche ◀de▶ ces biens qui rendent la ◀vie▶ plus digne et humaine, et qui s’expriment par la santé ◀d’▶un peuple, par son sens ◀de▶ la communauté, et par son niveau ◀d’▶éducation. »
Vers la vraie qualité ◀de▶ la ◀vie▶
III. Enfin, l’idée que le renforcement des structures décentralisées conditionne l’amélioration ◀de▶ la qualité ◀de▶ ◀vie▶, idée qui est partout dans ce rapport, est ◀de▶ celles que je tiens pour décisives quant au sort prochain ◀de▶ notre espèce et ◀de▶ la ◀vie▶ sur la planète Terre.
J’exprimais l’an dernier dans l’organe des Nations unies, Forum ◀de▶ développement , cette même idée. Permettez-moi ◀de▶ citer ma conclusion :
Le problème des centrales nucléaires n’est pas technologique, même pas économique, et il est encore moins financier : car à ces trois niveaux, la cause est entendue, elle est perdue.
Quand les centrales nucléaires ne présenteraient aucun danger, quand elles s’avéreraient rentables, quand il serait réellement « impératif » que la consommation ◀d’▶énergie double tous les dix ans, je serais contre, parce qu’elles sont les pièces principales ◀d’▶un système qui conduit à renforcer l’emprise universelle des États-nations, c’est-à-dire les risques ◀de▶ guerre.
Pluton est maître des enfers, il est aveugle comme les taupes.
Mais le soleil vient du ciel, vient de Zeus, c’est-à-dire ◀de▶ « celui qui voit très loin ».