Conditions d’▶un renouveau (automne 1978)f
I
Si ◀l’▶homme, au sens ◀de▶ ◀la▶ personne, est mort ou doit mourir bientôt, il n’y aura plus ◀d’▶Europe digne du nom ; et s’il n’y a plus ◀d’▶Europe, on ne voit pas très bien comment pourront encore s’épanouir ◀les▶ personnes, puisqu’on sera tombé, probablement, dans un système totalitaire mondial.
En préparant ce colloqueg, nous avons décidé ◀de▶ prendre au sérieux ◀les▶ théories sur ◀la▶ « mort ◀de▶ ◀l’▶homme » lancées dans ◀les▶ années 1960 par ◀les▶ structuralistes français, notamment Lévi-Strauss, Foucault et Lacan. Quoique ces théories puissent passer, — on ◀l’▶a dit — pour un peu frivoles, ou pour des exercices ◀de▶ mandarins en Sorbonne et au Collège ◀de▶ France, nous avons vu dans ◀le▶ succès qu’elles eurent un temps, ◀le▶ symptôme clinique ◀de▶ quelque chose de plus profond et inquiétant.
Il y eut d’abord ◀l’▶annonce nietzschéenne ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Dieu, reprise ◀d’▶une manière systématique et polémique par Sartre au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre et par Camus, puis par Malraux qui en déduisit le premier ◀la▶ mort ◀de▶ ◀l’▶homme. Il s’agissait, on ◀le▶ voit, ◀d’▶une théorie plus littéraire que philosophique ou religieuse, mais non moins révélatrice ◀d’▶une certaine attitude mentale, ◀d’▶un comportement ◀de▶ ◀l’▶intelligentsia européenne au sujet des valeurs qui ◀l’▶ont constituée, qu’elle a propagées au monde entier, et qui se retournent aujourd’hui contre elle.
On ◀l’▶a dit hier : ◀la▶ nouvelle ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Dieu entraînant ◀la▶ mort ◀de▶ ◀l’▶homme ne peut être qu’une fausse nouvelle, car si Dieu est mort, c’est qu’il n’était pas Dieu ; n’existant pas, il ne pouvait mourir. Et si ◀l’▶homme, fait à ◀l’▶image ◀de▶ Dieu, était mort, comment ◀le▶ saurions-nous ? Personne n’a jamais dit : « je suis mort » sans démontrer par là qu’il ment. ◀La▶ phrase ne sera jamais dite, ou si elle est dite, ne sera pas croyable.
Derrière chacun ◀de▶ ces slogans faciles à écarter — mais on n’a écarté qu’un slogan — nous distinguons un dessein beaucoup moins mélodramatique et plus sérieux, que Lévi-Strauss exprime dans sa Pensée sauvage : celui « ◀de▶ réintégrer ◀la▶ culture dans ◀la▶ nature » et finalement ◀la▶ vie dans ◀l’▶ensemble des conditions physico-chimiques « au sein desquelles — ajoute Michel Foucault — elle se perdra rapidement comme ce pli dans une nappe ou ◀l’▶empreinte ◀d’▶un visage dans ◀le▶ sable ◀d’▶un rivage… va s’effacer. »
◀Le▶ dessein bien affirmé est ◀de▶ dissoudre ◀l’▶illusion ◀de▶ ◀l’▶homme personnel, ◀de▶ ◀l’▶homme sujet ◀de▶ son langage et ◀de▶ sa pensée, donc ◀de▶ son action et ◀de▶ son destin, et finalement : ◀de▶ sa responsabilité.
Du seul fait qu’on aura « traqué dans ses derniers retranchements ◀l’▶illusion ◀de▶ sa liberté » (Lévi-Strauss), il sera rendu à ◀l’▶innocence, car on ne condamne pas un prévenu si ◀l’▶on peut démontrer qu’il n’était pas responsable, que ce n’est pas son moi qui a commis ◀le▶ crime, mais quelque chose qui ◀le▶ dominait.
Ce qui motive ◀les▶ assertions structuralistes paraît donc simple : fuite devant ◀la▶ responsabilité personnelle ; dégoût du soi, du moi ; rage devant ◀la▶ « finitude ◀de▶ ◀l’▶homme ». Cette dernière expression obsède ◀les▶ analyses ◀de▶ Foucault et ◀de▶ Lévi-Strauss. ◀L’▶homme s’y voit toujours défini par ce qu’il n’est pas, par ce qui ◀le▶ réduit et enfin ◀le▶ dissout, dissolvant du même coup son moi, sa fonction ◀de▶ sujet responsable.
II
Derrière ces motivations ◀de▶ rejet du moi, du sujet, ◀de▶ ◀la▶ personne, je vois un rejet non pas ◀de▶ ◀la▶ religion en général, au sens sociologique du terme, mais bien du christianisme et ◀de▶ son anthropologie, c’est-à-dire du modèle ◀de▶ ◀la▶ personne.
À ◀l’▶anthropologie évangélique, paulinienne et conciliaire, Lévi-Strauss avec une belle lucidité — et une bonne dose ◀d’▶humour noir — oppose ce qu’il appelle ◀l’▶entropologie, c’est-à-dire ◀la▶ connaissance non ◀de▶ ◀l’▶anthropos mais ◀de▶ ◀l’▶entropie, dont il admet que ◀l’▶activité ◀de▶ ◀l’▶homme occidental serait ◀le▶ facteur principal ◀d’▶accroissement.
J’accepte sans réserve cette position du problème. Pour moi, ◀l’▶anthropologie évangélique est tout simplement ◀la▶ christologie — je vais dire pourquoi — ◀d’▶où procèdent ◀les▶ notions indissociables ◀de▶ personne et ◀de▶ communauté, tandis qu’à « ◀l’▶entropologie » correspondent ◀les▶ notions ◀d’▶espèce et ◀d’▶individu. Créativité, surprise, harmonisation, amour : c’est ◀la▶ néguentropie orientée vers ◀la▶ Résurrection. Déterminisme, mimétisme collectif, dégradation des liens, violence : c’est ◀l’▶entropie, orientée comme disait Eddington vers « ◀la▶ mort tiède ◀de▶ ◀l’▶univers ».
◀L’▶anthropologie évangélique et paulinienne a été la première à parler ◀de▶ ◀la▶ « mort ◀de▶ ◀l’▶homme ». Paul revient sans cesse sur ◀la▶ nécessité pour ◀le▶ « vieil homme » ◀de▶ « mourir ». Il n’est question que ◀de▶ « dépouiller ◀le▶ vieil homme », ◀de▶ devenir une « nouvelle créature », un « homme nouveau », — dont ◀les▶ « hommes nouveaux » ◀de▶ ◀l’▶utopie dont on nous parlait hier, ne sont que des sécularisations à bon marché.
Qu’est-ce que ◀le▶ « vieil homme » ? C’est ◀l’▶homme naturel, ◀l’▶homme ◀de▶ chair, pécheur, corrompu. C’est notre donné empirique livré au déterminisme biologique et à celui du péché. Un exemplaire ◀de▶ ◀l’▶espèce, un individu. Et ◀l’▶homme nouveau ? ◀Le▶ même, mais converti, « mort à soi-même », réorienté et recréé par ◀l’▶appel ◀de▶ sa vocation (c’est ◀le▶ même mot). Un but nouveau ◀le▶ distingue du troupeau mais aussitôt ◀le▶ relie à ses prochains, car ◀l’▶unicité même ◀de▶ sa vocation ne peut être assumée, agie, réalisée, que dans ◀la▶ réalité ◀d’▶une communauté.
◀Le▶ terme ◀de▶ personne a été élaboré par ◀les▶ grands débats conciliaires ◀de▶ Nicée (325) et ◀de▶ Chalcédoine (452). Ces deux conciles œcuméniques avaient à résoudre un problème littéralement crucial pour les premiers docteurs ◀de▶ ◀l’▶Église : comment définir ◀le▶ Père, ◀le▶ Fils et ◀le▶ Saint-Esprit que ◀les▶ évangiles présentent comme étant tous ◀les▶ trois Dieu ?
Pour ces trois fonctions différentes ◀d’▶une seule entité, ◀les▶ Pères ne trouvaient pas ◀de▶ mot grec. Ils prirent alors ◀le▶ terme romain ◀de▶ persona, qui avait signifié d’abord ◀le▶ masque ◀de▶ ◀l’▶acteur (indiquant un rôle tragique ou comique), puis avait été transféré au citoyen, à son rôle dans ◀la▶ cité.
Ils décidèrent que Dieu était une seule essence manifestée en trois personnes ou rôles : ◀le▶ Père, ◀le▶ Fils, ◀le▶ Saint-Esprit.
Et ce fut la deuxième personne qui fournit ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀la▶ personne humaine. Elle était ◀la▶ coexistence en un seul être ◀de▶ Dieu et ◀de▶ ◀l’▶Homme. Et Jésus-Christ fut déclaré « vrai Dieu et vrai homme à la fois ». C’est à partir de cette antinomie que ◀les▶ Pères ont pensé ◀la▶ réalité humaine.
Entre ◀les▶ conciles ◀de▶ Nicée et ◀de▶ Chalcédoine, saint Augustin transpose à ◀l’▶homme, créature ◀de▶ chair et ◀d’▶esprit, à la fois immanent et transcendant, ◀le▶ « modèle », dirions-nous, ◀de▶ la deuxième personne ◀de▶ ◀la▶ Trinité. Ce modèle christologique, antinomique, ◀de▶ ◀la▶ personne humaine, sera mis en forme par ◀les▶ frères ◀de▶ saint Victor, par Thomas d’Aquin, par Calvin, et il domine encore toute ◀l’▶anthropologie chrétienne.
Rejoignant ◀le▶ sujet ◀de▶ ce colloque, je voudrais rappeler maintenant que Michel Foucault, dans son livre ◀Les▶ Mots et ◀les▶ Choses, explique que ◀l’▶homme au sens moderne ne peut être pensé que depuis ◀le▶ xviiie siècle. Avant cela, il ne disposait pas, nous dit-on, des instruments nécessaires pour penser « ce doublet empirico-transcendental qu’on appelle ◀l’▶homme ».
Pour Athanase et ◀les▶ Pères de Nicée, il ne s’agissait pas ◀d’▶un doublet, mais ◀d’▶une unité. ◀Le▶ doublet est une création ◀de▶ ◀la▶ science moderne, mais pas du xviiie siècle : ◀de▶ Descartes. Car c’est bien lui qui a fait ◀de▶ ◀l’▶homme un « doublet » ◀de▶ chair et ◀d’▶esprit. Il a si bien séparé ◀le▶ corps et ◀l’▶âme qu’il n’a plus su comment ◀les▶ rejoindre, sinon par ◀l’▶hypothèse un peu aberrante ◀de▶ ◀la▶ glande pinéale. Si ◀l’▶homme est un doublet empirico-transcendental, il mourra donc avec ◀la▶ science cartésienne. ◀Les▶ dégâts resteront limités.
On pourrait faire observer aussi que, bien loin que ◀la▶ personne doive sa constitution à ◀la▶ science moderne, c’est ◀l’▶inverse qui se vérifie historiquement. ◀Le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶Incarnation est en effet à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ science européenne.
Comment imaginer des sciences physiques ou chimiques dans un monde — ◀l’▶Inde par exemple — où ◀la▶ matière est illusion, voile ◀de▶ Maya ? En Europe, ◀la▶ matière a été reconnue par Dieu, lui-même, puisqu’il s’est incarné en elle.
Descartes (évidemment pour cette raison) : « Celui qui ne croit pas en Dieu ne peut pas faire ◀de▶ physique ».
À toutes ◀les▶ écoles qui annoncent ◀la▶ mort ◀de▶ ◀l’▶homme, un commun dénominateur : ◀le▶ rejet fondamental du christianisme, ◀de▶ ◀la▶ christologie et ◀de▶ toutes ◀les▶ valeurs qui en ont été déduites (à tort ou à raison ◀d’▶ailleurs9).
Il y a dans toute ◀l’▶œuvre ◀de▶ Lévi-Strauss ◀l’▶affirmation de plus en plus nette et tranchante — je dirais totalitaire — du matérialisme ◀le▶ plus radical. Ce qui ◀l’▶amène à écrire que ◀l’▶effort ◀de▶ ◀la▶ science, des sciences humaines en particulier, doit aboutir à ◀la▶ déshumanisation, c’est-à-dire à ◀l’▶évacuation du sujet humain.
Il n’y a donc plus ◀de▶ sciences humaines possibles, n’y ayant plus ◀d’▶homme, plus ◀de▶ sujet à examiner…
Et c’est aussi ◀le▶ résultat qu’obtient Foucault au terme (c’est à voir) ◀de▶ ses recherches sur ◀l’▶archéologie du savoir.
Vous ◀l’▶avouerai-je ? Je ferais mon deuil des « sciences humaines » telles qu’on essaie ◀de▶ ◀les▶ pratiquer aujourd’hui, mais « ◀l’▶entropologie » structuraliste entraîne une conséquence beaucoup plus grave : elle refuse ◀l’▶homme qui a fait ◀l’▶Europe et dont ◀l’▶Europe a pour mission ◀de▶ favoriser ◀la▶ reproduction, ◀la▶ recréation permanente.
◀Les▶ structuralistes paraissent motivés par un profond ressentiment (au sens nietzschéen et schelerien) contre tout ce qui peut ressembler à une culture européenne. Ils en viennent à admirer n’importe quoi qu’on dit « sauvage » (mais où ◀le▶ dit-on hors de Paris ?). ◀La▶ « sauvagerie » est une notion spécifiquement européenne, voire plus précisément française du xviiie siècle. C’est ce comportement, en tant qu’indicateur ◀de▶ tendances en partie inconscientes, que je crois dangereux pour ◀l’▶Europe, destructeur du civisme dont nous parlait ce matin Jacques Freymond. Tout ce qui réduit ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ responsabilité personnelle augmente ◀les▶ chances du ça, qui est ◀la▶ tyrannie même, qui est ◀le▶ Tyran absolu, ◀l’▶Anonyme. Ce n’est pas vous qui parlez ou agissez — nous répètent ◀les▶ structuralistes —, c’est ça qui parle ou qui opère en vous. Objectivement, c’est mettre en condition ◀l’▶homme ◀d’▶aujourd’hui pour qu’il accepte toute ◀la▶ mythologie moderne des « impératifs » technologiques, des « nécessités » économiques, et des « exigences » ◀de▶ ◀la▶ défense nationale, ultima ratio ◀de▶ ◀l’▶arbitraire du pouvoir, du ça qui va sans dire parce qu’il n’osera jamais s’avouer et qu’il compte sur notre lâcheté pour ◀l’▶en dispenser.
◀Le▶ danger du structuralisme n’est pas que cette doctrine fasse des millions ◀d’▶adeptes, et qui décident ◀de▶ ne rien faire parce que ça se débrouillera et n’est pas leur affaire. Ce qui est dangereux, c’est que ça prédispose ◀les▶ Européens à un état ◀de▶ passivité, à une abdication devant des forces mythiques qui vont « couvrir » leur irresponsabilité, ◀les▶ exonérer ◀de▶ leur éventuelle culpabilité.
Car ◀l’▶Europe ne se fera pas toute seule, ne sera jamais faite par ◀le▶ ça, mais uniquement par des personnes, à la fois libres et responsables.
◀Les▶ conditions ◀d’▶un renouveau ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ◀l’▶Europe conjointement se déduisent presque inévitablement ◀de▶ ces propositions.
◀Le▶ civisme c’est prendre ses responsabilités ; c’est agir en homme libre dans ◀la▶ société, cesser ◀de▶ dire qu’on n’y peut rien. ◀Le▶ civisme est ◀le▶ fait ◀de▶ ◀la▶ personne. Mais point ◀de▶ personne hors ◀d’▶une communauté, et encore ◀la▶ faut-il assez petite pour que ◀l’▶homme y soit un prochain, un semblable pour qui ◀l’▶on puisse agir. ◀La▶ personne se dissout dans ◀les▶ grandes dimensions, celles des villes millionnaires par exemple. Mais pour qu’on n’étouffe pas dans ◀les▶ petites unités, encore ◀les▶ faudra-t-il ouvertes ◀les▶ unes aux autres et fédérées, compensant ◀de▶ ◀la▶ sorte, comme ◀le▶ remarquait Rousseau, ◀les▶ inconvénients ◀de▶ ◀la▶ petitesse par ◀l’▶union, et ◀les▶ inconvénients ◀de▶ ◀la▶ grandeur par ◀la▶ liberté et ◀l’▶autogestion locale. (Tout cela dans ◀le▶ Contrat social et dans ◀le▶ Gouvernement ◀de▶ ◀la▶ Pologne). Une anthropologie personnaliste conduit donc à ◀l’▶Europe des régions fédérées.
Je pense avoir ici rejoint ◀les▶ conclusions que nous espérions pouvoir tirer ◀de▶ ce colloque, en opposant à ◀l’▶attitude mentale qu’implique ◀la▶ théorie ◀de▶ ◀la▶ « mort ◀de▶ ◀l’▶homme », ◀le▶ projet ◀d’▶une Europe qui ne sera pas faite par ça mais par nos mains, par nos esprits, par nos colères, par notre amour.