« Bof ! disent les▶ jeunes, pourquoi ? » (1er décembre 1978)z
Vous venez de publier un livre : ◀L’▶Avenir est notre affaire . Qu’entendez-vous par ce titre ?
Je pense que nous sommes responsables, nous ◀les▶ hommes, ◀de▶ toutes ◀les▶ crises ◀de▶ ◀l’▶humanité et ◀de▶ leur développement. Dans ◀le▶ monde où nous existons, même ◀la▶ nature est faite par ◀l’▶homme, il n’y a plus ◀de▶ nature sauvage. Il faut bien que ◀l’▶homme moderne en prenne conscience, car c’est probablement la dernière chance que nous avons ◀de▶ sortir ◀de▶ ◀la▶ crise dans laquelle nous nous sommes plongés. Pour la première fois ◀de▶ ◀l’▶histoire, ◀l’▶homme se voit contraint ◀de▶ choisir librement son avenir.
Ce n’est donc pas dans une visée prométhéenne qu’il faut comprendre votre titre ?
Pas du tout, ce n’est pas un défi. Simplement, nous n’avons plus ◀le▶ droit ◀de▶ nous cacher, même derrière Dieu. Quand on voit que ◀les▶ choses tournent mal, il est trop tard pour dire : Ce n’est pas ma faute ! C’était l’autre, ou ◀la▶ fatalité… On en revient toujours à ◀l’▶histoire du chapitre 3 ◀de▶ ◀la▶ Genèse.
Vous en appelez à ◀la▶ responsabilité ; c’est bien parce que vous avez une espérance. Laquelle ?
À des gens qui me disaient : « Pourquoi voulez-vous absolument que ça continue, ◀l’▶humanité ? », j’ai répondu : C’est quelque chose qui est plus fort que moi, et qui est ◀l’▶espérance. C’est une volonté, un désir éperdu que ◀la▶ vie continue. Je ne sais pas si c’est une espérance chrétienne, c’est quelque chose qui m’est plutôt chevillé au corps. C’est peut-être ◀l’▶envie ◀de▶ vivre, une curiosité (savoir ce qui va se passer après), et c’est peut-être aussi ◀l’▶espérance dont parle saint Paul. Ou tout simplement ◀l’▶espérance que, par notre action, nous pouvons faire du bien, pas seulement du mal ; que nous pourrions encore sauver ◀l’▶humanité — je ne dis pas dans un sens spirituel — dans un sens simplement physiologique, ◀de▶ manière que ◀l’▶histoire dure encore. Je sais bien, si on s’en rapporte à ◀l’▶Apocalypse, que ◀l’▶histoire temporelle finira mal, mais, qu’après cela, ça finira très bien. « Apocalypse » veut dire « révélation », et révélation ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle Jérusalem, ◀d’▶une cité nouvelle qui sera vraiment humaine et en même temps vraiment divine (« à mesure ◀d’▶homme, qui est mesure ◀d’▶ange » : Apoc. ch. 21, v. 17). Il est question là ◀d’▶un développement ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶humanité vers ◀la▶ plénitude, qui est une divinisation ◀de▶ ◀l’▶homme.
S’il y a dans votre livre des passages très pessimistes où vous semblez provoquer ◀la▶ peur du lecteur, ◀le▶ fond ◀de▶ tout est pourtant un courant ◀d’▶optimisme et ◀d’▶espérance ?
Oui ! Si j’étais totalement pessimiste, si je pensais qu’il n’y a plus rien à faire, je n’écrirais pas — ou je raconterais des histoires. Si j’ai écrit ce livre, c’est que je prends tout à fait au sérieux ◀l’▶avertissement ◀d’▶Isaïe (ch. 21, v. 12) : « Sentinelle, que dis-tu ◀de▶ ◀la▶ nuit ? — ◀Le▶ matin vient, et ◀la▶ nuit aussi ». Il y a donc toujours deux possibilités.
Qu’avez-vous à dire à une jeunesse aujourd’hui assez partagée entre une certaine résignation (◀le▶ « bof ») et une certaine révolte ?
C’est un manque ◀d’▶information qui fait dire « bof » à des jeunes gens. Si on vient leur parler ◀de▶ menaces sur ◀la▶ vie physique ◀de▶ ◀l’▶humanité, ça ◀les▶ embête, ça leur fait peur — comme à tout le monde, il ne faut pas s’en cacher. Ils ne se sentent pas suffisamment impliqués pour dire autre chose que « Foutez-moi ◀la▶ paix ! je m’occupe ◀de▶ mes petites affaires, celles ◀de▶ mon âge, mettons ! » Mais ◀les▶ jeunes que je connais ne partagent pas du tout cette attitude : quand on leur parle ◀de▶ pollution ◀de▶ ◀la▶ terre, des airs, des forêts, des océans et des déserts, du danger nucléaire, ◀de▶ ◀la▶ guerre atomique qui risque ◀d’▶éclater n’importe quand, ils ne disent pas « bof ». Ceux que je connais. Je pense qu’il est faux ◀de▶ dire que ◀la▶ génération actuelle est ◀la▶ « bof-génération » : ce sont des choses que ◀les▶ hebdomadaires inventent de temps en temps pour faire monter ◀le▶ tirage…
Par quel cheminement ◀de▶ votre existence en êtes-vous arrivé au thème ◀de▶ ce livre ?
J’ai commencé assez jeune à m’occuper des affaires publiques, des affaires ◀de▶ ◀la▶ civilisation au xxe siècle. En 1928 j’ai écrit un article sur ◀les▶ mémoires ◀de▶ Henry Ford, Ma Vie, publiés en français. ◀L’▶article était intitulé « ◀Le▶ péril Ford » et s’élevait contre Ford et son triomphe, qui commençait à se manifester à ce moment-là. ◀L’▶auto industrielle n’avait que 29 ans, déjà Ford était milliardaire. Et j’ai eu une réaction viscérale. Je me suis dit : c’est épouvantable ce que cet homme-là est en train de faire !
J’ai publié mon article dans une petite revue qui ne comptait que quelques milliers ◀de▶ lecteurs ( Foi et Vie ), cela n’a eu aucun effet, sauf sur moi. ◀Le▶ fait est que dès ce moment-là, je dénonçais ◀la▶ croissance illimitée dans un monde fini — 44 ans avant ◀le▶ club de Rome !
J’ai repris ◀la▶ discussion ◀de▶ ces idées anticroissance avec les premiers personnalistes que j’ai rencontrés à Paris, la première année où je suis allé y travailler comme éditeur. Nous avons créé ensemble ◀les▶ revues Esprit et L’Ordre nouveau , dans lesquelles vous trouverez facilement ◀les▶ amorces ◀de▶ toutes ◀les▶ idées ◀de▶ mon dernier livre.
Nous étions une génération — qui ne disait pas « bof », oh ! non — qui voyait très bien qu’elle allait devoir faire ◀la▶ guerre, une guerre qui n’était pas la sienne, une guerre entre États-nations (ce terme, c’est nous qui ◀l’▶avons forgé, nous étions ◀les▶ seuls à ◀l’▶utiliser couramment en France). Toutes ◀les▶ idées fédéralistes, ◀les▶ idées ◀d’▶autogestion, ◀de▶ région, ◀de▶ modération ◀de▶ ◀la▶ croissance, ◀d’▶équilibre à rétablir entre ◀l’▶homme et ◀la▶ nature : tout cela était déjà dans nos revues, dans nos groupuscules.
Quelques années plus tard, après ◀la▶ guerre, ◀l’▶évidence s’est imposée qu’il fallait faire ◀l’▶Europe tout de suite, sinon on recommencerait une autre guerre. ◀La▶ guerre a largement détruit ◀la▶ culture européenne et son rayonnement, pire : elle ◀l’▶a faussée. On a fait croire au monde entier que ce qu’il fallait copier ◀de▶ nous, c’étaient nos machines, nos armes, et jamais nos valeurs puisque nous n’en tenions pas compte nous-mêmes. ◀La▶ cause européenne, ◀la▶ lutte ◀de▶ ces dernières années ont épanoui nos recherches des années 1930.
◀La▶ guerre n’a fait qu’interrompre…
Elle a interrompu, mais en nous donnant raison ! hélas, nous ne ◀le▶ cherchions pas. ◀Les▶ prophètes, ◀d’▶une manière générale, n’ont pas du tout envie ◀d’▶avoir raison ; ils vous adjurent ◀de▶ changer pour éviter ◀les▶ désastres, et ◀de▶ leur donner tort en changeant ◀de▶ cap.
Votre critique ◀de▶ ◀l’▶État-nation porte-t-elle aussi sur ◀la▶ Suisse ?
C’est une question à laquelle je suis heureux ◀de▶ pouvoir répondre ◀de▶ manière très nette. ◀L’▶exemple que nous avions sous ◀les▶ yeux en 1931-1932 était ◀l’▶État centralisé français, ◀le▶ modèle ◀de▶ tous ◀les▶ États-nations. Nous entendions par État-nation ◀la▶ mainmise ◀d’▶un appareil étatique sur ◀l’▶ensemble ◀d’▶une nation, ◀l’▶État imposant ◀les▶ mêmes frontières, ◀le▶ même territoire, aux réalités ◀les▶ plus différentes ; culturelles, linguistiques, économiques, sociales, religieuses ou idéologiques, et jusqu’au sous-sol ! Notre critique s’adressait à ces États centralisés, mais j’avais, je pense, derrière ◀la▶ tête, ◀l’▶idée ◀de▶ leur opposer ◀l’▶État fédératif, ◀le▶ modèle suisse. J’avoue qu’à ce moment-là je connaissais assez mal ce modèle, je ne m’étais pas beaucoup occupé ◀de▶ politique pendant mes études en Suisse, et je me considérais, étant à Paris, écrivant à Paris, publiant à Paris, comme Français (« nous », disais-je… !) C’est plus tard, pendant ◀la▶ mobilisation, que j’ai découvert ◀les▶ trésors du fédéralisme. Nous parlions déjà ◀de▶ fédéralisme, même ◀d’▶un type ◀de▶ défense village par village, en hérisson, à appliquer à ◀l’▶Europe pour lui éviter ◀les▶ grands affrontements : c’était ◀la▶ tactique suisse, que ◀l’▶on m’avait enseignée à ◀l’▶école ◀d’▶officiers en 1928 !
Une défense avec ◀l’▶esprit autant qu’avec ◀les▶ armes ?
Une défense par tous ◀les▶ moyens, sur place, défense d’abord ◀de▶ sa maison, ◀de▶ sa petite patrie locale, ◀de▶ son mode de vie : une forme ◀de▶ guerre purement défensive.
C’est en Amérique (◀de▶ 1940 à 1946) que j’ai découvert ◀l’▶Europe ! et ◀la▶ Suisse notamment ! Il faut s’éloigner ◀de▶ quelque chose pour savoir ce que c’est. En Amérique, il n’y avait rien sur ◀la▶ Suisse, alors j’ai écrit un petit livre intitulé ◀Le▶ Cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe et cela m’a permis ◀de▶ découvrir ◀le▶ fonctionnement du fédéralisme. ◀La▶ critique ◀de▶ ◀l’▶État-nation ne s’adresse donc pas à ◀la▶ Suisse, elle indique simplement à ◀la▶ Suisse dans quelle direction elle ne devrait pas se développer.
Des tendances « État-nation » peuvent se révéler dans certains secteurs ◀de▶ ◀la▶ vie du pays : ◀le▶ nucléaire ?
◀Le▶ nucléaire ! Il y a pour ◀la▶ Suisse, dès 1848, un danger certain : voilà un État fédéral, entouré ◀d’▶États-nations et qui, vis-à-vis ◀d’▶eux, ses voisins, se présente finalement lui-même comme un État-nation. Or, ◀le▶ fédéralisme est impossible dans un seul pays ! Si on veut sauver ◀le▶ fédéralisme suisse, il faut ◀l’▶étendre aux dimensions du continent, quitte ensuite à fédérer ce continent avec d’autres fédérations continentales. ◀La▶ Suisse est acculée à un certain centralisme dès qu’elle s’occupe ◀d’▶objets trop grands. ◀Le▶ nucléaire en est un excellent exemple. ◀Le▶ nucléaire n’est absolument pas ◀le▶ moyen ◀d’▶assurer ◀l’▶indépendance énergétique ◀d’▶un pays, à preuve qu’en France ◀le▶ nucléaire est appliqué d’après une licence américaine, son combustible vient des USA et ◀de▶ Russie (remplaçant ◀la▶ dépendance des Arabes pour ◀le▶ pétrole), et ◀les▶ capitaux viennent de partout.
Des Arabes, de nouveau ?
◀De▶ partout, ◀de▶ ◀l’▶Iran, pour 40 % dans ◀la▶ société qui contrôle ◀la▶ construction ◀de▶ Superphénix (voir ◀le▶ rapport ◀de▶ ◀la▶ Commission des finances du Parlement français). Pour ◀la▶ Suisse, il en va de même : nous finançons ◀le▶ nucléaire grâce à six banques qui appartiennent à cinq pays (et je simplifie encore). Si ◀le▶ fédéralisme consiste à confier aux diverses communautés — municipales, régionales, nationales, continentales, mondiales — ◀les▶ tâches qui correspondent à leurs dimensions respectives, disons que ◀le▶ nucléaire est trop grand pour un seul pays, et qu’il y constitue une menace pour ◀la▶ démocratie.
Vous êtes membre du Groupe ◀de▶ Bellerive : que fait-il ?
C’est un groupe ◀de▶ personnalités internationales habitant Genève, qui s’est réuni pour mettre en garde non contre ◀le▶ nucléaire en général, mais contre ◀le▶ surgénérateur ◀de▶ Creys-Malville, Superphénix, et contre ◀les▶ atteintes aux droits de l’homme qu’entraîne fatalement une construction ◀de▶ cette dimension.
◀Le▶ nucléaire, ◀l’▶hitlérisme, ◀la▶ folie ◀de▶ ◀l’▶auto ; quel est au fond leur lien ?
Ils gouvernent tous, ◀de▶ manière systématique et synthétique (chacun commandant tous ◀les▶ autres), vers ◀la▶ réalité écrasante ◀de▶ ◀l’▶État-nation, qui résume à peu près tout ce que je dénonce : ◀la▶ dépersonnalisation, ◀la▶ perte ◀de▶ responsabilité (donc ◀de▶ liberté), ◀la▶ centralisation, ◀l’▶avantage donné à ce qui est toujours plus cher, plus dangereux, et permet à ◀l’▶État ◀de▶ mieux contrôler ◀les▶ investissements, ◀les▶ mouvements ◀de▶ fonds, et ◀l’▶intervention croissante dans ◀la▶ vie ◀de▶ tous ◀les▶ jours ◀de▶ ◀la▶ police.
Finalement, toute cette évolution pointe irrésistiblement vers ◀la▶ guerre.
On nous a beaucoup dit que ◀le▶ nucléaire civil n’avait rien à voir avec ◀la▶ guerre nucléaire ; ce n’est pas vrai. ◀Les▶ usines ◀de▶ retraitement des déchets ◀de▶ centrales nucléaires fournissent ◀le▶ plutonium qui permet ◀de▶ faire des bombes.
Tout cela donc fait ◀l’▶unité ◀de▶ mon livre : mon souci dernier est ◀d’▶éviter ◀la▶ guerre nucléaire, vers laquelle tout nous pousse aujourd’hui, à commencer par cette centralisation démentielle ! C’est pourquoi aussi je suis pour ◀les▶ régions, pour ◀les▶ petites unités qui sont ◀de▶ vraies communautés. « Small is beautiful ».
Quelle est ◀la▶ tâche des chrétiens et des Églises dans un monde pareil ?
◀Les▶ chrétiens n’ont qu’une tâche devant toutes ◀les▶ solutions qu’on leur propose, c’est ◀de▶ s’efforcer ◀d’▶être chrétiens. Cela veut dire d’abord : ne pas donner dans cette folle puissance. ◀La▶ puissance, c’est ◀le▶ pouvoir qu’on prend sur autrui. ◀La▶ liberté c’est ◀le▶ pouvoir que ◀l’▶on prend sur soi-même. ◀Les▶ seules condamnations absolues prononcées par Jésus sont dirigées contre ◀la▶ puissance. Non pas contre ◀la▶ sexualité, comme on voulait nous ◀le▶ faire croire au xixe siècle. (Voyez Matt. 4 et Luc 4.) On ne peut pas vouloir à la fois ◀la▶ puissance, ◀la▶ richesse, et être chrétien. ◀L’▶idée ◀de▶ ◀la▶ croissance illimitée comme bien suprême ◀de▶ ◀l’▶humanité est une idée fondamentalement antichrétienne.
Refuser ◀la▶ puissance ne veut pas dire se retirer ◀de▶ tout, laisser aller ◀les▶ choses ?
◀Les▶ chrétiens doivent vouloir et préparer une société où chacun puisse être ◀le▶ prochain ◀de▶ l’autre, donc une société formée ◀de▶ petites communautés fédérées entre elles. Là, chacun peut être libre à sa manière, s’épanouir dans sa vocation, devenir une personne. Dans une ville ◀de▶ 13 millions ◀d’▶habitants, il n’y a plus ni communauté, ni responsabilité, ni liberté. Il n’y a plus que ◀la▶ promiscuité des solitudes.