Obstacles et chances du nouvel ordre économique international (NOEI) : l’▶Europe de l’Ouest (8 décembre 1978)k
1. ◀L’▶Europe de l’Ouest est ◀l’▶élément fondamental ◀de▶ ◀la▶ problématique considérée, car :
— elle a découvert ◀le▶ Monde, tandis que personne n’est jamais venu ◀la▶ découvrir ; elle a donc créé ◀la▶ notion même ◀d’▶humanité, ◀de▶ genre humain, ◀d’▶où ◀la▶ possibilité ◀de▶ concevoir une civilisation universelle ;
— elle a créé ◀la▶ formule politique ◀de▶ ◀l’▶État-nation, jalousement souverain, ◀d’▶où ◀la▶ nécessité mais aussi ◀la▶ possibilité ◀de▶ parler ◀d’▶un « ordre international » à instaurer ;
— elle a colonisé, exploité, « civilisé » à sa manière et souvent à leur corps défendant la plupart des peuples des quatre autres continents ;
— elle a créé et diffusé à partir du xvi e siècle dans ◀le▶ monde entier ◀la▶ science, ◀la▶ technique, ◀l’▶industrie, ◀le▶ commerce intercontinental et ◀les▶ idéologies capitalistes et socialistes qui ont permis, accompagné et prolongé toutes ces créations ;
— elle a créé ◀les▶ formules ◀de▶ société que tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ Terre imitent aujourd’hui : ◀la▶ démocratie, ◀le▶ fédéralisme, ◀le▶ socialisme, ◀l’▶État, ◀l’▶État-nation, ◀l’▶État totalitaire ;
— elle a, par tout cela, causé ◀la▶ crise mondiale actuelle, ◀d’▶où ◀les▶ problèmes que ◀le▶ NOEI s’est donné pour tâche ◀de▶ résoudre.
Telles étant ◀les▶ responsabilités ◀de▶ ◀l’▶Europe (positives et négatives, créatrices et destructrices, libératrices et oppressives), un fait trop peu connu doit être ici mis en lumière :
— ◀L’▶Europe est ◀la▶ seule partie du Monde radicalement divisée dans ses jugements quant au NOEI. (Avec peut-être ◀l’▶Iran, au moment où j’écris cela.)
2. En effet : ◀les▶ Européens du xx e siècle ont été formés (même sans ◀le▶ savoir) par des traditions ◀de▶ pensée et des mentalités typiques auxquelles obéissent leurs coutumes, leurs sensibilités politiques, leurs options quant à ◀l’▶avenir et leurs vues sur ◀le▶ Monde, qui toutes peuvent être rapportées à deux grandes généalogies culturelles (religieuses, philosophiques, éthiques, politiques, et donc aussi économiques).
I. ◀La▶ tradition gréco-chrétienne (Socrate-Saint Paul) communautaire-libertaire-solidariste qui aboutit à ◀la▶ démocratie fédéraliste par saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Giordano Bruno, Érasme, Calvin, Althusius, William Penn, Locke, J.-J. Rousseau, The Federalist, Tocqueville, Proudhon et Bakounine, ◀le▶ socialisme et ◀l’▶anarchisme, ◀les▶ fédéralistes européens des années 1950, ◀les▶ écologistes et régionalistes des années 1970…
II. ◀La▶ tradition romaine impériale qui aboutit à ◀la▶ dictature totalitaire par ◀les▶ étapes historiques et doctrinales suivantes : premiers États nationaux au xiv e siècle, Machiavel, guerres religieuses, J. Bodin, monarchies absolues, Descartes, Hobbes, Hegel, Napoléon, Comte, Marx, ◀le▶ colonialisme, ◀l’▶étatisme centralisateur, Lénine, ◀les▶ fascismes, ◀le▶ stalinisme, ◀le▶ national-socialisme, puis ◀les▶ régimes à dictature militaire dans ◀le▶ monde entier.
3. ◀Le▶ NOEI tel que ◀l’▶ont défini ◀les▶ nombreux auteurs qui en ont porté ◀le▶ souci depuis une dizaine ◀d’▶années, se définit comme un modèle occidental dont ◀les▶ caractères communs sont :
— ◀l’▶usage rationalisé des biens matériels produits par ◀la▶ Nature et par ◀l’▶Industrie.
— ◀l’▶égalisation recherchée dans ◀la▶ répartition des ressources naturelles.
— ◀la▶ division du travail à ◀l’▶échelle du Globe.
— ◀l’▶organisation des échanges entre continents et grandes régions.
— ◀la▶ gestion communautaire des ressources naturelles.
— ◀le▶ développement ◀de▶ banques mondiales.
— ◀l’▶assistance technique, ◀l’▶abaissement des barrières douanières, ◀les▶ transferts ◀de▶ technologie, ◀la▶ nationalisation des propriétés étrangères, ◀la▶ souveraineté sur ◀les▶ ressources naturelles, ◀la▶ lutte contre ◀le▶ gaspillage, ◀la▶ restitution des produits ◀de▶ ◀l’▶exportation (coloniale), etc.
— enfin, ◀l’▶intégration à « un type ◀de▶ société qui serait ◀l’▶expression ◀d’▶une conscience unifiée ◀de▶ ◀l’▶humanité » (Herrera).
4. ◀De▶ ces caractéristiques communes à tous ◀les▶ projets ◀d’▶organisation planétaire ◀de▶ ◀l’▶économie et ◀de▶ ses conséquences sociales, résulte à ◀l’▶évidence — comme ◀le▶ soulignent la plupart des auteurs consultés — qu’il s’agit en fait ◀de▶ ◀l’▶extension mondiale ◀d’▶un modèle occidental.
Or tout modèle occidental, quelque assoupli, adapté, différencié qu’il soit, se voit inévitablement marqué par ◀l’▶utopie si longtemps acceptée sans critiques ◀de▶ ◀la▶ croissance industrielle illimitée, servie par une production illimitée. Croyance évidemment réfutée par ◀le▶ seul fait que ◀la▶ Planète est une sphère finie, mais que ◀l’▶Occident (Europe xix e siècle, puis USA xx e siècle, plus URSS « Nous ferons mieux que ◀l’▶Amérique ! ») a répandue ◀de▶ 1880 à 1970, sous ◀le▶ nom ◀de▶ Progrès, et que tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ Terre ont adopté, comme ◀les▶ jeunes Européens ont adopté ◀le▶ jazz, ◀le▶ rock, et ◀les▶ blue-jeans — à ◀de▶ rares exceptions près.
◀Le▶ seul fait, incontestable, que ◀le▶ « nouvel ordre mondial » soit presque toujours qualifié ◀d’▶économique est parfaitement révélateur ◀de▶ son origine occidentale (européenne d’abord) et ◀de▶ ses buts réels : ◀l’▶extension à tous ◀les▶ peuples du monde des croyances scientistes et des mesures matérialistes (remplaçant en fait ◀les▶ valeurs) ◀de▶ ◀l’▶Europe bourgeoise du xix e siècle.
5. Or, devant ce modèle scientiste, matérialiste, quantitatif, deux réactions sont possibles :
— celle positive, des élites sociales et du personnel détenant ◀les▶ pouvoirs dans ◀les▶ États-nations, nés en Europe (Révolution française, Napoléon) et dont ◀la▶ formule s’est propagée sur toute ◀la▶ Terre au xx e siècle (ils sont environ 160 aujourd’hui) ;
— celle, critique, sceptique, contestataire ou négative, des nouvelles générations européennes écologistes, régionalistes, fédéralistes.
6. ◀Les▶ États-nations, en tant que tels, acceptent ◀les▶ présupposés économistes ◀d’▶un ordre mondial soumis aux impératifs ◀de▶ ◀la▶ rentabilité, ◀de▶ ◀la▶ productivité et ◀de▶ ◀l’▶innovation à tout prix, fût-ce au prix des équilibres culturels et naturels ◀les▶ plus précieux pour une communauté.
C’est qu’ils s’y reconnaissent, qu’ils y retrouvent ◀les▶ recettes ◀de▶ leur comportement politique.
Mais cette acceptation tacite, non critique, des finalités ◀de▶ ◀la▶ société industrielle scentifico-technique en croissance illimitée — ou plutôt ce refus ◀de▶ ◀les▶ mettre en question — n’implique pas que ◀les▶ moyens ◀d’▶une politique ◀d’▶organisation mondiale ◀de▶ ◀l’▶économie vont être consentis par ◀les▶ États-nations occidentaux (capitalistes et communistes, identiquement).
Au contraire : chacun ◀de▶ nos États (que ce soit à ◀l’▶Est ou à ◀l’▶Ouest) s’empresse ◀de▶ déclarer, devant chaque ensemble ◀de▶ mesures communes proposées, qu’il n’acceptera :
1° que ce qui sert ses propres intérêts,
2° que ce qui n’empiète pas, si peu que ce soit, sur ce qu’il considère comme relevant ◀de▶ sa souveraineté nationale absolue.
Car nos États-nations ne regardent jamais ◀les▶ réalités mondiales que sous ◀l’▶angle ◀de▶ ◀l’▶influence qu’ils y peuvent exercer, mesurée en termes de prestige et ◀de▶ balance commerciale. ◀La▶ tradition ◀de▶ Machiavel et ◀de▶ Hobbes, modernisée par Lénine et Mussolini, ne prépare pas ◀les▶ peuples ni leurs dirigeants à considérer ◀la▶ solidarité internationale comme autre chose qu’une utopie ridicule, quand il ne s’agit pas ◀d’▶une sournoise manœuvre ◀de▶ ◀l’▶Étranger jaloux contre ◀l’▶intégrité ◀de▶ notre nation. (Exception : en cas ◀de▶ crise très grave, ◀la▶ « solidarité » régionale peut servir ◀de▶ nom respectable à une stratégie ◀de▶ mafia, bien entendu transnationale.)
◀L’▶histoire des trois dernières décennies en Europe de l’Ouest fournit ◀d’▶abondantes illustrations à ◀la▶ sévérité ◀de▶ ces remarques. (Mafia ◀de▶ ◀l’▶énergie nucléaire, échec ◀de▶ ◀la▶ coopération agricole, échec des conférences sur ◀le▶ droit ◀de▶ ◀la▶ mer, refus ◀de▶ mesures ◀de▶ protection ◀de▶ ◀l’▶environnement au nom de ◀la▶ Défense nationale, etc., etc.)
◀Les▶ mêmes réflexes stato-nationalistes qui bloquent ◀la▶ fédération des peuples européens (en dépit du lip service que lui payent tous ◀les▶ ministres et chefs d’État) multiplieront nécessairement ◀les▶ obstacles à tout établissement ◀d’▶un « nouvel ordre économique international », en dépit de toutes ◀les▶ résolutions adoptées par ◀les▶ congrès, colloques et conférences internationales sur ◀le▶ NOEI, ses finalités, ses conditions, ses voies et moyens ◀de▶ réalisation.
◀Les▶ États-nations, comme ◀les▶ peuples, on peut ◀le▶ craindre, ne comprendront jamais qu’un seul langage, celui des désastres consommés, des crises déclarées à grand bruit, des pénuries flagrantes. ◀La▶ pédagogie des catastrophes est seule capable ◀de▶ leur enseigner quoi que ce soit qui diffère tant soit peu des utopies du Progrès matériel, encore partout régnantes en dépit des démentis que leur infligent tous ◀les▶ jours toutes ◀les▶ réalités du temps présent.
7. Inversement, ◀les▶ forces nouvelles, encore minoritaires, mais peut-être décisives pour un assez proche avenir, dont on peut observer ◀l’▶émergence dans ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest, rejettent la plupart des présupposés du modèle occidental ◀de▶ NOEI, — mais en revanche, favorisent, cultivent et promeuvent ◀les▶ seules valeurs qui permettraient ◀l’▶éventuelle réalisation ◀d’▶un ordre planétaire digne du nom ; valeurs ◀de▶ solidarité, ◀de▶ coopération concrète, et ◀de▶ répartition des tâches, selon leurs dimensions, aux différentes communautés ◀de▶ taille correspondante : locales, communales, régionales, nationales, continentales, mondiales.
Aux yeux des écologistes, régionalistes et fédéralistes ◀de▶ ◀l’▶Ouest européen, ◀le▶ NOEI apparaît comme une conception rationnelle visant à une sorte ◀de▶ péréquation à ◀l’▶échelle mondiale, à une comparabilité des quantités, pourcentages, prix, heures ◀de▶ travail, pouvoirs ◀d’▶achat, calories, etc., toutes notions spécifiques ◀de▶ ◀l’▶Occident moderne (industriel). Autant dire que ◀le▶ NOEI cherche à remédier à ◀la▶ crise mondiale à l’aide de certains des instruments qui ◀l’▶ont créée et des attitudes mentales qui empêchent (◀les▶ États-nations) ◀de▶ réaliser ce « nouvel » « ordre » — ces deux derniers mots d’ailleurs faisant problème, car :
1° croire que ◀le▶ nouveau est toujours meilleur, c’est une des superstitions typiques nées en Europe ;
2° ◀l’▶ordre ne peut être « nouveau », il n’y avait rien à remplacer ;
3° ◀les▶ caractéristiques du NOEI (voir ◀les▶ 33 thèmes) sont celles ◀d’▶une mise en ordre plutôt que ◀d’▶un ordre véritable qui supposerait un principe interne (moral, spirituel) ◀d’▶harmonie, qui n’apparaît pas ;
4° ◀l’▶ordre préconisé est conçu comme cadre et programme, faisant intervenir à tout instant des notions ◀d’▶égalité ou ◀d’▶égalisation, ◀de▶ réduction à des quantités comparables, à ◀de▶ ◀l’▶homogène, à ◀de▶ ◀l’▶échangeable ou interchangeable, ce qui va en sens contraire ◀de▶ ◀la▶ revendication générale des nouvelles générations : celle du droit à ◀la▶ différence, à ◀l’▶identité irréductible, personnelle et/ou communautaire.
◀Les▶ écologistes, ◀les▶ régionalistes, ◀les▶ fédéralistes, rejettent tous ◀les▶ notions ◀de▶ productivité sans freins sociaux ni culturels, ◀de▶ rentabilité qui ignore ◀les▶ coûts humains et naturels, ◀de▶ potentiel militaire qui ne veut compter qu’en mégatonnes ◀d’▶explosifs, non pas en volonté ◀d’▶autonomie des groupes, des communes, des régions.
Ils rejettent ◀les▶ présupposés ◀de▶ tout modèle occidental impliquant ◀la▶ substitution ◀de▶ ◀l’▶État-nation aux responsabilités civiques, que seules gagent ◀les▶ libertés personnelles.
Ils rejettent ◀les▶ présupposés du gaspillage ◀d’▶énergie (projection des années folles 1970-1973) et ◀de▶ ◀la▶ consommation ◀d’▶énergie doublant tous ◀les▶ 10 ans, ◀de▶ ◀la▶ croissance démographique et urbanistique exponentielle, et ◀de▶ ◀l’▶uniformisation des caractères culturels et personnels. Ils ne veulent pas ◀d’▶un modèle occidental s’imposant au Monde par ◀la▶ logique inexorable ◀de▶ ◀la▶ croissance industrielle illimitée. Ils veulent au contraire une société mondiale où ◀la▶ différence soit non seulement reconnue mais garantie et cultivée. Ils demandent ◀la▶ liberté des personnes et des communautés, l’une gageant l’autre.
Ils savent, au surplus, que ◀l’▶homme ne peut être libre que là où il est responsable ; et qu’il ne sera jamais responsable dans ◀les▶ villes énormes et ◀les▶ collectivités gigantesques des États-nations actuels. Ils veulent donc ◀de▶ petites unités sociales, économiques, civiques. Ils veulent des régions non des nations. Symboliquement : des communautés mesurées par ◀la▶ portée ◀de▶ ◀la▶ voix ◀d’▶un homme criant sur ◀l’▶agora (Aristote), ◀de▶ telle manière que ◀l’▶on puisse lui répondre, dialoguer ; ce que ◀l’▶on ne peut pas faire avec ◀les▶ radios et ◀les▶ télévisions ◀d’▶État, qui parlent à sens unique à des gens passifs, incapables ◀de▶ répondre donc ◀d’▶être responsables au sens étymologique du mot.
8. ◀L’▶avenir et ◀la▶ possibilité ◀d’▶un véritable ordre mondial et ◀de▶ ses implications économiques dépendent donc ◀de▶ ◀l’▶attitude civique, politique et culturelle ou spirituelle ◀de▶ nos contemporains en Occident, et d’abord en Europe.
◀L’▶Europe unie, c’est-à-dire ◀l’▶Europe fédérée sur ◀la▶ base des régions, ne se fera qu’en dépit des partis existants, presque tous héritiers du xix e siècle. Ceux qui ont entrepris ◀de▶ ◀la▶ créer pensent que ◀le▶ modèle occidental qui règne aujourd’hui sur toute ◀la▶ Terre et qui vise à ◀la▶ Puissance, ne peut conduire qu’au désastre. Il doit être remplacé par un modèle qui vise à ◀la▶ Liberté. Seule ◀la▶ réalisation ◀de▶ ce second modèle par ◀l’▶Europe de l’Ouest sera capable ◀de▶ libérer nos contemporains ◀de▶ ◀la▶ fascination qu’exerce sur eux le premier modèle, non seulement dans ◀le▶ tiers-monde mais en Europe même.
Rien ne servirait ◀de▶ proposer (ou pire : ◀de▶ chercher à imposer) ◀le▶ NOEI, s’il n’y a pas ◀d’▶exemple, dans ◀les▶ pays développés, ◀d’▶un ordre social solidaire, coopératif et libertaire réalisé quelque part sur ◀la▶ Terre, ◀de▶ nos jours, et ◀de▶ préférence là même où ◀le▶ mauvais modèle s’était constitué. ◀Le▶ Dr Albert Schweizer disait : « On a tort ◀de▶ dire que ◀l’▶exemple vécu est ◀le▶ meilleur moyen ◀d’▶influencer ◀les▶ hommes. Car c’est ◀le▶ seul. »
◀L’▶avenir ◀d’▶un ordre solidaire global, qui est ◀la▶ seule alternative au désastre économique et à ◀la▶ guerre nucléaire, se trouve donc lié à ◀l’▶avenir ◀d’▶une fédération réussie ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale.