(1979) Tapuscrits divers (1980-1985) « Obstacles et chances du nouvel ordre économique international (NOEI) : l’Europe de l’Ouest (8 décembre 1978) » pp. 1-8

Obstacles et chances du nouvel ordre économique international (NOEI) : l’Europe de l’Ouest (8 décembre 1978)k

1. L’Europe de l’Ouest est l’élément fondamental de la problématique considérée, car :

— elle a découvert le Monde, tandis que personne n’est jamais venu la découvrir ; elle a donc créé la notion même d’humanité, de genre humain, d’où la possibilité de concevoir une civilisation universelle ;

— elle a créé la formule politique de l’État-nation, jalousement souverain, d’où la nécessité mais aussi la possibilité de parler d’un « ordre international » à instaurer ;

— elle a colonisé, exploité, « civilisé » à sa manière et souvent à leur corps défendant la plupart des peuples des quatre autres continents ;

— elle a créé et diffusé à partir du xvi e siècle dans le monde entier la science, la technique, l’industrie, le commerce intercontinental et les idéologies capitalistes et socialistes qui ont permis, accompagné et prolongé toutes ces créations ;

— elle a créé les formules de société que tous les peuples de la Terre imitent aujourd’hui : la démocratie, le fédéralisme, le socialisme, l’État, l’État-nation, l’État totalitaire ;

— elle a, par tout cela, causé la crise mondiale actuelle, d’où les problèmes que le NOEI s’est donné pour tâche de résoudre.

Telles étant les responsabilités de l’Europe (positives et négatives, créatrices et destructrices, libératrices et oppressives), un fait trop peu connu doit être ici mis en lumière :

— L’Europe est la seule partie du Monde radicalement divisée dans ses jugements quant au NOEI. (Avec peut-être l’Iran, au moment où j’écris cela.)

 

2. En effet : les Européens du xx e siècle ont été formés (même sans le savoir) par des traditions de pensée et des mentalités typiques auxquelles obéissent leurs coutumes, leurs sensibilités politiques, leurs options quant à l’avenir et leurs vues sur le Monde, qui toutes peuvent être rapportées à deux grandes généalogies culturelles (religieuses, philosophiques, éthiques, politiques, et donc aussi économiques).

I. La tradition gréco-chrétienne (Socrate-Saint Paul) communautaire-libertaire-solidariste qui aboutit à la démocratie fédéraliste par saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Giordano Bruno, Érasme, Calvin, Althusius, William Penn, Locke, J.-J. Rousseau, The Federalist, Tocqueville, Proudhon et Bakounine, le socialisme et l’anarchisme, les fédéralistes européens des années 1950, les écologistes et régionalistes des années 1970…

II. La tradition romaine impériale qui aboutit à la dictature totalitaire par les étapes historiques et doctrinales suivantes : premiers États nationaux au xiv e siècle, Machiavel, guerres religieuses, J. Bodin, monarchies absolues, Descartes, Hobbes, Hegel, Napoléon, Comte, Marx, le colonialisme, l’étatisme centralisateur, Lénine, les fascismes, le stalinisme, le national-socialisme, puis les régimes à dictature militaire dans le monde entier.

 

3. Le NOEI tel que l’ont défini les nombreux auteurs qui en ont porté le souci depuis une dizaine d’années, se définit comme un modèle occidental dont les caractères communs sont :

— l’usage rationalisé des biens matériels produits par la Nature et par l’Industrie.

— l’égalisation recherchée dans la répartition des ressources naturelles.

— la division du travail à l’échelle du Globe.

— l’organisation des échanges entre continents et grandes régions.

— la gestion communautaire des ressources naturelles.

— le développement de banques mondiales.

— l’assistance technique, l’abaissement des barrières douanières, les transferts de technologie, la nationalisation des propriétés étrangères, la souveraineté sur les ressources naturelles, la lutte contre le gaspillage, la restitution des produits de l’exportation (coloniale), etc.

— enfin, l’intégration à « un type de société qui serait l’expression d’une conscience unifiée de l’humanité » (Herrera).

 

4. De ces caractéristiques communes à tous les projets d’organisation planétaire de l’économie et de ses conséquences sociales, résulte à l’évidence — comme le soulignent la plupart des auteurs consultés — qu’il s’agit en fait de l’extension mondiale d’un modèle occidental.

Or tout modèle occidental, quelque assoupli, adapté, différencié qu’il soit, se voit inévitablement marqué par l’utopie si longtemps acceptée sans critiques de la croissance industrielle illimitée, servie par une production illimitée. Croyance évidemment réfutée par le seul fait que la Planète est une sphère finie, mais que l’Occident (Europe xix e siècle, puis USA xx e siècle, plus URSS « Nous ferons mieux que l’Amérique ! ») a répandue de 1880 à 1970, sous le nom de Progrès, et que tous les peuples de la Terre ont adopté, comme les jeunes Européens ont adopté le jazz, le rock, et les blue-jeans — à de rares exceptions près.

Le seul fait, incontestable, que le « nouvel ordre mondial » soit presque toujours qualifié d’économique est parfaitement révélateur de son origine occidentale (européenne d’abord) et de ses buts réels : l’extension à tous les peuples du monde des croyances scientistes et des mesures matérialistes (remplaçant en fait les valeurs) de l’Europe bourgeoise du xix e siècle.

 

5. Or, devant ce modèle scientiste, matérialiste, quantitatif, deux réactions sont possibles :

— celle positive, des élites sociales et du personnel détenant les pouvoirs dans les États-nations, nés en Europe (Révolution française, Napoléon) et dont la formule s’est propagée sur toute la Terre au xx e siècle (ils sont environ 160 aujourd’hui) ;

— celle, critique, sceptique, contestataire ou négative, des nouvelles générations européennes écologistes, régionalistes, fédéralistes.

 

6. Les États-nations, en tant que tels, acceptent les présupposés économistes d’un ordre mondial soumis aux impératifs de la rentabilité, de la productivité et de l’innovation à tout prix, fût-ce au prix des équilibres culturels et naturels les plus précieux pour une communauté.

C’est qu’ils s’y reconnaissent, qu’ils y retrouvent les recettes de leur comportement politique.

Mais cette acceptation tacite, non critique, des finalités de la société industrielle scentifico-technique en croissance illimitée — ou plutôt ce refus de les mettre en question — n’implique pas que les moyens d’une politique d’organisation mondiale de l’économie vont être consentis par les États-nations occidentaux (capitalistes et communistes, identiquement).

Au contraire : chacun de nos États (que ce soit à l’Est ou à l’Ouest) s’empresse de déclarer, devant chaque ensemble de mesures communes proposées, qu’il n’acceptera :

1° que ce qui sert ses propres intérêts,

2° que ce qui n’empiète pas, si peu que ce soit, sur ce qu’il considère comme relevant de sa souveraineté nationale absolue.

Car nos États-nations ne regardent jamais les réalités mondiales que sous l’angle de l’influence qu’ils y peuvent exercer, mesurée en termes de prestige et de balance commerciale. La tradition de Machiavel et de Hobbes, modernisée par Lénine et Mussolini, ne prépare pas les peuples ni leurs dirigeants à considérer la solidarité internationale comme autre chose qu’une utopie ridicule, quand il ne s’agit pas d’une sournoise manœuvre de l’Étranger jaloux contre l’intégrité de notre nation. (Exception : en cas de crise très grave, la « solidarité » régionale peut servir de nom respectable à une stratégie de mafia, bien entendu transnationale.)

L’histoire des trois dernières décennies en Europe de l’Ouest fournit d’abondantes illustrations à la sévérité de ces remarques. (Mafia de l’énergie nucléaire, échec de la coopération agricole, échec des conférences sur le droit de la mer, refus de mesures de protection de l’environnement au nom de la Défense nationale, etc., etc.)

Les mêmes réflexes stato-nationalistes qui bloquent la fédération des peuples européens (en dépit du lip service que lui payent tous les ministres et chefs d’État) multiplieront nécessairement les obstacles à tout établissement d’un « nouvel ordre économique international », en dépit de toutes les résolutions adoptées par les congrès, colloques et conférences internationales sur le NOEI, ses finalités, ses conditions, ses voies et moyens de réalisation.

Les États-nations, comme les peuples, on peut le craindre, ne comprendront jamais qu’un seul langage, celui des désastres consommés, des crises déclarées à grand bruit, des pénuries flagrantes. La pédagogie des catastrophes est seule capable de leur enseigner quoi que ce soit qui diffère tant soit peu des utopies du Progrès matériel, encore partout régnantes en dépit des démentis que leur infligent tous les jours toutes les réalités du temps présent.

 

7. Inversement, les forces nouvelles, encore minoritaires, mais peut-être décisives pour un assez proche avenir, dont on peut observer l’émergence dans les pays de l’Europe de l’Ouest, rejettent la plupart des présupposés du modèle occidental de NOEI, — mais en revanche, favorisent, cultivent et promeuvent les seules valeurs qui permettraient l’éventuelle réalisation d’un ordre planétaire digne du nom ; valeurs de solidarité, de coopération concrète, et de répartition des tâches, selon leurs dimensions, aux différentes communautés de taille correspondante : locales, communales, régionales, nationales, continentales, mondiales.

Aux yeux des écologistes, régionalistes et fédéralistes de l’Ouest européen, le NOEI apparaît comme une conception rationnelle visant à une sorte de péréquation à l’échelle mondiale, à une comparabilité des quantités, pourcentages, prix, heures de travail, pouvoirs d’achat, calories, etc., toutes notions spécifiques de l’Occident moderne (industriel). Autant dire que le NOEI cherche à remédier à la crise mondiale à l’aide de certains des instruments qui l’ont créée et des attitudes mentales qui empêchent (les États-nations) de réaliser ce « nouvel » « ordre » — ces deux derniers mots d’ailleurs faisant problème, car :

1° croire que le nouveau est toujours meilleur, c’est une des superstitions typiques nées en Europe ;

2° l’ordre ne peut être « nouveau », il n’y avait rien à remplacer ;

3° les caractéristiques du NOEI (voir les 33 thèmes) sont celles d’une mise en ordre plutôt que d’un ordre véritable qui supposerait un principe interne (moral, spirituel) d’harmonie, qui n’apparaît pas ;

4° l’ordre préconisé est conçu comme cadre et programme, faisant intervenir à tout instant des notions d’égalité ou d’égalisation, de réduction à des quantités comparables, à de l’homogène, à de l’échangeable ou interchangeable, ce qui va en sens contraire de la revendication générale des nouvelles générations : celle du droit à la différence, à l’identité irréductible, personnelle et/ou communautaire.

Les écologistes, les régionalistes, les fédéralistes, rejettent tous les notions de productivité sans freins sociaux ni culturels, de rentabilité qui ignore les coûts humains et naturels, de potentiel militaire qui ne veut compter qu’en mégatonnes d’explosifs, non pas en volonté d’autonomie des groupes, des communes, des régions.

Ils rejettent les présupposés de tout modèle occidental impliquant la substitution de l’État-nation aux responsabilités civiques, que seules gagent les libertés personnelles.

Ils rejettent les présupposés du gaspillage d’énergie (projection des années folles 1970-1973) et de la consommation d’énergie doublant tous les 10 ans, de la croissance démographique et urbanistique exponentielle, et de l’uniformisation des caractères culturels et personnels. Ils ne veulent pas d’un modèle occidental s’imposant au Monde par la logique inexorable de la croissance industrielle illimitée. Ils veulent au contraire une société mondiale où la différence soit non seulement reconnue mais garantie et cultivée. Ils demandent la liberté des personnes et des communautés, l’une gageant l’autre.

Ils savent, au surplus, que l’homme ne peut être libre que là où il est responsable ; et qu’il ne sera jamais responsable dans les villes énormes et les collectivités gigantesques des États-nations actuels. Ils veulent donc de petites unités sociales, économiques, civiques. Ils veulent des régions non des nations. Symboliquement : des communautés mesurées par la portée de la voix d’un homme criant sur l’agora (Aristote), de telle manière que l’on puisse lui répondre, dialoguer ; ce que l’on ne peut pas faire avec les radios et les télévisions d’État, qui parlent à sens unique à des gens passifs, incapables de répondre donc d’être responsables au sens étymologique du mot.

 

8. L’avenir et la possibilité d’un véritable ordre mondial et de ses implications économiques dépendent donc de l’attitude civique, politique et culturelle ou spirituelle de nos contemporains en Occident, et d’abord en Europe.

L’Europe unie, c’est-à-dire l’Europe fédérée sur la base des régions, ne se fera qu’en dépit des partis existants, presque tous héritiers du xix e siècle. Ceux qui ont entrepris de la créer pensent que le modèle occidental qui règne aujourd’hui sur toute la Terre et qui vise à la Puissance, ne peut conduire qu’au désastre. Il doit être remplacé par un modèle qui vise à la Liberté. Seule la réalisation de ce second modèle par l’Europe de l’Ouest sera capable de libérer nos contemporains de la fascination qu’exerce sur eux le premier modèle, non seulement dans le tiers-monde mais en Europe même.

Rien ne servirait de proposer (ou pire : de chercher à imposer) le NOEI, s’il n’y a pas d’exemple, dans les pays développés, d’un ordre social solidaire, coopératif et libertaire réalisé quelque part sur la Terre, de nos jours, et de préférence là même où le mauvais modèle s’était constitué. Le Dr Albert Schweizer disait : « On a tort de dire que l’exemple vécu est le meilleur moyen d’influencer les hommes. Car c’est le seul. »

L’avenir d’un ordre solidaire global, qui est la seule alternative au désastre économique et à la guerre nucléaire, se trouve donc lié à l’avenir d’une fédération réussie de l’Europe occidentale.