Le mythe et l’opéra (1979)aj
Nous sortons à peine d’▶une période où l’on disait l’opéra passé ◀de▶ mode, parce que régnait la mode des avant-gardes en succession précipitée, si curieusement liée à l’ère bourgeoise dans l’histoire ◀de▶ notre culture européenne qui avait été jusqu’alors celle des styles et ◀de▶ leur déploiement dans le temps et l’espace du continent.
On parlait donc ◀d’▶un genre qui avait fait son temps, impur, hybride, plus méli-mélo dramatique que musical ou vraiment théâtral. Par-dessus tout le condamnaient ses caractères ouvertement, outrageusement conventionnels : voir les descriptions ◀de▶ Tolstoï dans Qu’est-ce que l’Art ? qui date ◀de▶ 1905.
C’est au cours des dernières décennies que le terme ◀de▶ « convention » a changé ◀de▶ valeur, sinon ◀de▶ sens précis. Il évoquait le conformisme, les routines, les principes arbitraires ou bourgeois et la superficialité ! Après Saussure et la sémiologie, convention veut dire code permettant à la fois la communication et l’action concertée. Et nous redécouvrons qu’il n’y a dans la culture rien de plus sérieux qu’une convention, en tant que condition ◀de▶ l’échange signifiant.
La rhétorique, naguère si décriée n’est plus « vide » ni « superficielle » : elle est de nouveau cet « art ◀de▶ persuader » qu’enseignait la Logique ◀de▶ Port-Royal. Grâce aux études ◀de▶ Freud sur l’inconscient, nous entrevoyons la portée ◀de▶ ce que Baudelaire nommait « la rhétorique profonde ». Et nous commençons à comprendre à la lumière des archétypes ◀de▶ C. G. Jung la réalité des « personnages constants » du théâtre ◀de▶ tous les temps.
Mais voici le grand tournant ◀de▶ l’esthétique moderne : si les conventions sont sérieuses, si la rhétorique est liée aux profondeurs ◀de▶ l’inconscient, et si les archétypes sont plus réels que les individus décrits par nos romans — pour ne rien dire ◀de▶ ceux que nous côtoyons —, c’est que le Mythe, à travers conventions, rhétorique profonde, archétypes, exerce son empire sur toutes nos créations dans les domaines ◀de▶ l’âme et ◀de▶ l’affectivité. Et ces créations à leur tour vont gouverner nos sensibilités. « Combien ◀d’▶hommes seraient amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler ◀d’▶amour » se demandait La Rochefoucault.
C’est le mythe médiéval ◀de▶ Tristan qui a « parlé ◀d’▶amour » à l’Europe puis à l’Occident tout entier, du xiie siècle des troubadours et du Roman breton jusqu’à Wagner. C’est par lui que la passion est entrée dans nos mœurs, envoûtante et parfois mortelle. Tous les grands opéras, tous les « vrais », voudrais-je dire, sont des émergences du Mythe, qu’il s’agisse d’abord des mythes grecs, dès la Renaissance : ◀de▶ l’Orfeo de Monteverdi à l’Orphée de Gluck, en passant par toutes les Médée, les Ariane et les Eurydice, mais aussi et presque aussitôt des mythes celtiques du King Arthur de Purcell à Parsifal. Et plus tard renaîtront les mythes germaniques, Siegfried, le Crépuscule des Dieux.
Entre-temps, se sont révélés les deux grands mythes annonciateurs des mouvements profonds ◀de▶ la psyché collective qui vont faire ◀de▶ l’Europe moderne une civilisation contestataire et subversive : elle se voudra négatrice des tabous et croira remplacer le sacré par la science, rationaliste jusqu’à la profanation, hédoniste jusqu’à la provocation devant la mort.
Don Juan autant que Faust sera son héros tragique. Reflet inversé ◀de▶ Tristan, homme ◀de▶ mille et trois femmes quand Tristan l’est ◀d’▶une seule, il occupe la scène ◀d’▶un bond quand Tristan s’y avance avec toute la lenteur ◀de▶ celui qu’hypnotise un objet merveilleux : Don Juan est l’anti-Tristan.
Parce qu’il est l’autre pôle du mythe ◀de▶ la passion — il est l’autre sommet ◀de▶ l’opéra. À la chanson ◀d’▶aube ◀de▶ Brangaine qui du haut ◀de▶ la tour avertit les amants : « Habet acht ! Habet acht ! Schon weicht dem Tag die Nacht ! » on ne peut opposer que cette autre nuit ◀d’▶été où s’avancent les « beaux masques » vengeurs, vêtus ◀de▶ noir. Don Juan ◀d’▶un balcon les accueille et salue, cependant que se font entendre dans les profondeurs du palais les premières mesures du Menuet, sublime accord du désir tendre et ◀de▶ la mort déjà présente.
Ici le mythe s’est donné ses moyens ◀d’▶expression les plus complets. La musique dit ce que nulle parole ne peut traduire.
Faut-il penser que les autres opéras, composés sur des thèmes ◀d’▶histoire comme Don Carlos ou des anecdotes romanesques, comme Carmen ou la Traviata participent des pouvoirs mythiques par la vertu du genre, à l’insu ◀de▶ leurs auteurs ? Beau sujet ◀de▶ recherches, et le meilleur prétexte ◀d’▶aller les voir à peu près tous, ne fût-ce que pour savoir si ma clé joue…
L’opéra : une école ◀de▶ l’âme, s’il est vrai, selon les gnostiques, que l’âme désigne cette part ◀de▶ l’humain intermédiaire entre le corps et l’intellect, ou mieux, entre la chair et l’esprit, et qui est la part du cœur, ◀de▶ l’affectivité, ◀de▶ l’amour, ◀de▶ la danse et du rêve. Tout ce qui échappe à la technologie, et qu’elle tend à éliminer.
Le xxe siècle n’a pas su produire à l’expression un mythe nouveau. « La musique savante manque à notre désir » (Rimbaud). Mais l’opéra, impatiemment interrogé par la jeunesse, lui dira-t-il peut-être un jour : vois ton image et reconnais ton rêve ?