Formule d’▶une Europe parallèle ou rêverie ◀d’▶un fédéraliste libertaire (1979)ao
« Mes désirs construisent et tendent à me faire ce qui me plaît exactement. »
Paul Valéry
Parmi ◀les▶ droits fondamentaux ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀le▶ droit au rêve est l’un des plus souvent négligés… par ses ayants droit. Saisissant ◀l’▶occasion ◀d’▶un jubilé qui pouvait ◀le▶ porter à ◀l’▶indulgence — d’autant que nous étions ◀de▶ ◀la▶ même année —, j’avais souhaité soumettre au jugement du grand juriste Fernand Dehousse un cas pendable ◀d’▶utopie fédéraliste, dont il n’eût pas ignoré que j’étais ◀l’▶auteur. ◀Le▶ destin ne lui a pas permis ◀de▶ me répondre. Je ne cesserai pourtant pas ◀de▶ ◀l’▶interroger, vivant dans ma mémoire, exigeant et confiant…
◀L’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶idée européenne, du congrès ◀de▶ La Haye, 1948, aux derniers marathons agricoles ◀de▶ Bruxelles, illustre ◀la▶ croissance zéro.
Depuis trente ans que nos chefs d’État ◀la▶ disent urgente, notre union n’a cessé ◀de▶ ne pas avancer. J’y vois ◀la▶ preuve qu’on ne peut ◀la▶ faire sur ◀la▶ base ◀de▶ ces États-nations qui partagent aujourd’hui ◀la▶ planète en un peu plus ◀de▶ cent-cinquante compartiments.
Mais si ◀l’▶on ne peut pas ◀la▶ faire avec eux, peut-on ◀l’▶imaginer sans eux ?
Des régions se dessinent peu à peu dans ◀la▶ réalité continentale. Oblitérées depuis deux siècles par ◀la▶ méfiance ou ◀la▶ haine vigilantes ◀de▶ ◀l’▶administration centralisée, elles reprennent du relief sitôt qu’il est question ◀de▶ dévaloriser si peu que ce soit ◀les▶ frontières que décrètent, sur notre péninsule, ◀le▶ hasard des guerres et ◀le▶ jeu des traités.
« Une région ne se délimite pas, elle se reconnaît », écrivait Vidal de la Blache. Une quarantaine ◀de▶ ces « reconnaissances » sont en train de s’opérer dans ◀l’▶Ouest européen. Or, la plupart des aires régionales ainsi reconnues se trouvent être transfrontalières. Et ◀l’▶on est amené à constater que, confrontés aux problèmes qui s’y posent, ◀les▶ États-nations à tout coup bloquent ◀les▶ solutions ◀de▶ bon sens. C’est qu’il s’agit, pour ◀la▶ capitale, ◀de▶ sauver ◀l’▶idée ◀de▶ souveraineté, et non pas ◀de▶ résoudre telle ou telle crise concrète.
Mais à cause de cela même, ces régions prennent conscience à la fois ◀de▶ leur identité particulière, et ◀de▶ leur problématique commune. Elles demandent à s’autogérer, et voient bien qu’elles devraient se fédérer à cette fin.
Qui pourrait ◀les▶ retenir ◀de▶ ◀le▶ faire ? ◀Les▶ États-nations seuls. Mais ils devraient alors s’avouer franchement totalitaires, comme aucun, jusqu’ici, ne ◀l’▶a osé à ◀l’▶Ouest. ◀Le▶ problème reste donc ◀de▶ savoir à quel moment et sous quelle forme ◀l’▶État-nation pourrait se voir contraint ◀de▶ s’opposer par ◀la▶ force au scénario qui suit. En aurait-il encore ◀les▶ moyens ?
J’en viens au récit ◀de▶ mon rêve.
Je voyais ◀les▶ quarante régions qui naissent sur notre continent : du Schleswig à Bâle par ◀la▶ Frise et ◀la▶ vallée du Rhin ; du Léman à ◀la▶ Méditerranée et ◀de▶ Munich à Gorizia sur ◀l’▶arc alpin. Et je voyais plus loin ◀le▶ pays de Galles, ◀la▶ Bretagne, Euskadi, ◀les▶ Catalans… Je voyais des régions décrétées par ◀la▶ capitale nationale (comme Rhône-Alpes) ou au contraire revendiquées contre ◀la▶ capitale (comme ◀la▶ Savoie) ; en pleine renaissance historique, ou seulement révélées par une crise socioéconomique ; des régions naturelles homogènes, des régions ethniques brimées, ou transfrontalières divisées. Je ◀les▶ voyais en train de se compter, ◀de▶ se nommer, ◀de▶ se lier et jumeler, ◀de▶ repérer leurs problèmes communs et leurs complémentarités. C’était leur droit et leur plaisir, et c’était leur devoir civique.
Et dans ◀l’▶euphorie qui émanait ◀de▶ cette vision ◀d’▶un continent renaissant, je me disais…
Rien n’empêchera — selon ◀les▶ lois en vigueur dans nos États démocratiques — toutes ces régions, si elles ◀le▶ désirent, ◀de▶ se retrouver une fois par an au cours ◀d’▶assises européennes réunissant leurs délégués, comme ◀le▶ font après tout ◀les▶ pharmaciens, ◀les▶ assureurs et ◀les▶ philatélistes, pour ne rien dire des internationales socialiste et libérale.
Rien n’empêchera ces assemblées, si elles s’entendent, ◀de▶ faire appel à des compétences reconnues dans ◀les▶ domaines économique, écologique, éducatif, scientifique…
Rien n’empêchera que ces hommes compétents, avec ◀l’▶aide ◀de▶ contributions financières fournies par ◀les▶ régions, ne créent, pour remplir leur mission, une série ◀d’▶agences européennes — pour ◀l’▶économie, ◀l’▶énergie, ◀les▶ transports et ◀l’▶écologie, ◀l’▶éducation et ◀la▶ culture, ◀les▶ régions et ◀les▶ communes, ◀les▶ relations extracontinentales…
Rien n’empêchera que ces chefs ◀de▶ ces agences dispersées sur ◀le▶ continent, dans des villes comme Bruxelles, Genève, Bonn25, Copenhague, Strasbourg, Turin, Vienne, Barcelone, Zagreb ou Lisbonne, — distantes en moyenne ◀d’▶une heure ◀d’▶avion — ne tiennent des réunions hebdomadaires, afin de concerter ◀les▶ options politiques propres à sauvegarder ◀les▶ mouvants équilibres entre ◀l’▶homme, ◀la▶ cité et ◀la▶ nature, dans ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos pays.
Dans ◀le▶ cadre ◀de▶ cette politique générale, rien n’empêchera, bien au contraire, que ◀les▶ conclusions ◀de▶ recherches, ◀les▶ expertises, ◀les▶ recommandations et ◀les▶ directives émises par chacune des agences ne soient reçues par ◀les▶ régions ◀de▶ ◀la▶ même manière que ◀les▶ ordonnances du médecin par celui qui ◀l’▶a consulté, — contrairement à ce qui se passe ◀d’▶ordinaire avec ◀les▶ circulaires ministérielles, bien vite classées, parfois sans avoir été lues, puisqu’on ne ◀les▶ avait pas sollicitées et qu’elles servent peut-être ◀les▶ besoins ◀de▶ ◀l’▶État, mais assurément pas les nôtres.
Rien n’empêchera, enfin, que ◀les▶ assemblées annuelles ne fonctionnent en fait comme des Chambres, — les premières comme Sénat des régions ; que ces agences ne jouent le rôle de ministères fédéraux, certes non officiels, ◀d’▶autant plus efficaces ; et que leurs chefs responsables ne constituent ensemble, sous ◀le▶ nom ◀de▶ Conseil européen, un exécutif collégial au service des régions, et selon leurs besoins.
Un beau jour, on s’apercevra que ◀l’▶Europe fédérale est virtuellement faite. (Ce qu’on ne saura peut-être pas, c’est qu’elle sera faite à ◀l’▶image ◀de▶ ◀la▶ Suisse, avec ses départements fédéraux dont ◀les▶ chefs, élus par ◀les▶ Chambres et ne relevant pas des États membres, composent un Conseil fédéral ou exécutif — et avec ses délégués des régions administratives, correspondant aux cantons, et des régions fonctionnelles, correspondant aux organisations professionnelles, lesquelles chevauchent en Suisse ◀les▶ frontières cantonales.)
◀Le▶ jour où ◀les▶ ordinateurs consultés répondront que ◀les▶ liens concrets tissés entre ◀les▶ régions, ◀le▶ tissu des relations nouées entre elles, sont devenus plus solides que ◀les▶ liens juridiques traditionnels et abstraits subsistant entre chaque région et sa capitale nationale — ce jour-là, ◀la▶ révolution européenne sera virtuellement accomplie. Il n’y aura pas besoin ◀de▶ fortes secousses ni ◀de▶ mouvement séparatiste pour rompre ◀les▶ liens stato-nationaux peu à peu tombés en désuétude ou considérés par ◀les▶ habitants des régions comme ◀les▶ subsistances superflues et gênantes ◀d’▶un passé ◀de▶ chicanes, ◀d’▶inefficacité et ◀de▶ guerres.
En revanche, si plusieurs régions choisissent ◀de▶ conserver ou ◀de▶ renouveler entre elles des liens plus particuliers, dans ◀le▶ cadre ◀de▶ ◀l’▶État-nation qui ◀les▶ avait jadis « réunies » ◀de▶ gré ou ◀de▶ force — et je pense aux régions françaises, espagnoles ou britanniques — rien ne ◀les▶ empêchera ◀de▶ ◀le▶ faire, c’est ◀l’▶évidence. Pourquoi détruire ce qui garde sa raison ◀d’▶être, dès lors que cela ne bloque plus ◀l’▶évolution fédérative et peut même lui servir, ◀le▶ cas échéant, ◀de▶ relais ◀de▶ planification écologique ou culturelle, ou ◀d’▶instances ◀d’▶arbitrage économique.
Pour franchir la dernière étape vers ◀la▶ fédération continentale, il suffira sans doute ◀d’▶élire alors un véritable Parlement européen et ◀de▶ se battre pour ses compétences : qu’elles soient très fortes quand il s’agira ◀de▶ régler des tâches ◀de▶ dimension européenne — mais là seulement — ◀les▶ régions restant autonomes pour toutes ◀les▶ tâches ◀de▶ dimension régionale ou communale, dans ◀le▶ cadre des plans continentaux.
Je me réveille, je me raconte mon rêve. (Et peut-être que je ◀le▶ reconstruis, mais il n’importe.) Et je me demande ce qui pourrait s’opposer à ce qu’il devienne vrai ? Ce n’est pas trop difficile à préciser.
Supposons des régions organisées, et des agences fédérales, fondées par elles, leur envoyant des directives au sujet de ◀l’▶énergie nucléaire, au sujet des moyens ◀de▶ lutter contre ◀la▶ pollution ◀d’▶un lac ou ◀d’▶un fleuve, au sujet des transports en commun transfrontaliers, ou du bilinguisme quand ◀l’▶ethnie se voit brimée par une langue nationale, ou encore du régime des assurances sociales quand trois frontières nationales divisent une même région ◀de▶ main-d’œuvre… ◀Les▶ directives paraissent raisonnables et justes, ◀les▶ pouvoirs locaux et ◀la▶ population se disent prêts à ◀les▶ appliquer. Mais ◀les▶ préfets ◀d’▶un côté, ◀les▶ ministères ◀de▶ l’autre s’y opposent, pour des raisons majeures, vitales, sacrées : ◀l’▶indépendance nationale et ◀la▶ souveraineté absolue ◀de▶ ◀l’▶État.
Où se situe ◀le▶ pouvoir ◀de▶ décision normal ? Au niveau de ◀la▶ commune, dans la plupart des cas. C’est donc là qu’il s’agit ◀de▶ lutter : pour ◀les▶ autonomies municipales, sans lesquelles pas ◀de▶ régions ni ◀de▶ fédération, mais qui sont beaucoup plus faciles à conquérir que ◀les▶ grandes décisions ◀d’▶abandons ◀de▶ souverainetés, peut-être sans lendemain, même obtenues.
Si nous voulons ◀l’▶Europe — et nous pourrons ◀l’▶avoir —, c’est au village ou dans ◀les▶ communes ◀de▶ quartier qu’il nous faut exiger ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀la▶ construire, qui sont très simples : ◀le▶ droit ◀de▶ ◀la▶ commune à cotiser au syndicat régional ◀de▶ ◀l’▶environnement, des transports ou ◀de▶ ◀l’▶éducation, sur un budget autonome et voté par son peuple.
◀La▶ différence entre ◀le▶ rêve et ◀la▶ réalité est avant tout chronologique. La plupart des rêves ◀de▶ ◀l’▶homme se sont réalisés au cours des âges — voler très haut, aller sous ◀l’▶eau et sur ◀la▶ lune, parler à grande distance, tuer de même et sans risques, voir ce qui n’est pas là, entendre Mozart ou Bach ou ◀la▶ voix ◀de▶ ses parents morts en touchant simplement un bouton.
Seule ◀l’▶immortalité physique résiste encore, pour des raisons tout à fait claires : elle serait pour notre société déjà menacée par ◀l’▶explosion démographique, une catastrophe sans précédent. Mais rien ◀de▶ pareil, bien au contraire, ne menacerait dans ◀le▶ cas qui me fascine…
Si ◀le▶ rêve des régions se réalise, lui aussi, on dira dans dix ans, dans vingt ans, que c’était si facile à prévoir : tout ce qui était raisonnable y conduisait…
(décembre 1976)