Continuité des politiques nationales en Europe (8 février 1979)l
Une des premières manières qu’ont les▶ groupes humains ◀de▶ se distinguer ◀les▶ uns des autres et ◀de▶ s’individualiser, c’est ◀d’▶éprouver et ◀d’▶exprimer à l’égard de leurs voisins certaines méfiances et certains dégoûts qui peuvent aller jusqu’à ◀la▶ haine après qu’une guerre, même causée par eux peut-être, paraît avoir « justifié » ces méfiances et ces dégoûts. ◀Les▶ nations naissent du même mouvement que ◀les▶ stéréotypes nationaux.
Au début du xiii e siècle, alors que ◀le▶ mot latin natio ne désigne encore dans une université que ◀les▶ groupes ◀d’▶étudiants parlant ◀la▶ même langue, ◀l’▶historien Jacques de Vitry donne une première description des « nations » dans ce qu’elles lui paraissent avoir ◀de▶ spécifique ; et toutes ◀les▶ épithètes qui lui viennent à ◀l’▶esprit se trouvent être désobligeantes, même pour définir ses compatriotes. ◀Les▶ Anglais sont « ivrognes », ◀les▶ Allemands « coléreux », ◀les▶ Français « orgueilleux, faibles et féminins ».
Plus précises et plus nationales au sens moderne sont ◀les▶ descriptions ◀de▶ Moreri dans son grand dictionnaire historique ◀de▶ ◀la▶ fin du xvii e siècle ; elles vont fixer pour très longtemps (pratiquement jusqu’à nos jours) ◀les▶ clichés ◀de▶ base ◀de▶ ◀la▶ psychologie des peuples :
« On dit que ◀les▶ Français sont polis, adroits, généreux, mais prompts et inconstants ; ◀les▶ Allemands sincères, laborieux, mais pesants et trop adonnés au vin ; ◀les▶ Italiens agréables, fins, doux en leur langage mais jaloux et traîtres ; ◀les▶ Espagnols secrets, prudents, mais rodomonts et trop formalistes ; ◀les▶ Anglais courageux jusqu’à ◀la▶ témérité, mais orgueilleux, méprisants, et fiers jusqu’à ◀la▶ férocité. »
Mais cette histoire des préjugés, dégoûts mutuels, « ennemis héréditaires » et autres stéréotypes tribaux, magiques, racistes, etc., si elle est ◀la▶ plus ancienne et ◀la▶ plus continue ◀de▶ nos traditions politiques, n’est pas encore ◀la▶ plus explicative des attitudes politiques traditionnelles ◀de▶ nos États. Celles-ci ne peuvent être comparées que sur ◀le▶ fond des grands Empires dont ◀les▶ nations modernes se sont détachées, ou dont elles sont ◀les▶ produits ◀de▶ décomposition.
Une première grande division ◀de▶ ◀l’▶Europe en Est et Ouest remonte à ◀l’▶Empire romain : ◀les▶ pays à ◀l’▶ouest du limes sont, sans contestation possible, européens et trouvent dans ◀l’▶héritage romain ◀le▶ fondement ◀de▶ leur continuité. ◀Les▶ autres seront conquis par Charlemagne, ou ne se rattacheront à ◀l’▶Occident que plus tard, à travers ◀le▶ très long détour ◀de▶ ◀l’▶héritage chrétien ◀de▶ Byzance.
Deuxième étape : ◀l’▶Empire carolingien (◀de▶ 800 à 814) correspondra assez exactement aux Six du traité ◀de▶ Rome. Ni ◀la▶ Grande-Bretagne, ni ◀l’▶Ibérie, ni ◀la▶ Scandinavie n’en font partie3.
Il y eut enfin ◀le▶ Saint-Empire romain ◀de▶ nation germanique, héritier ◀de▶ ◀la▶ Carolingie diminuée ◀de▶ ◀la▶ France, ◀de▶ ◀l’▶Aquitaine et ◀de▶ ◀l’▶Occitanie. France, Angleterre, Espagne se constituent hors de ◀l’▶Empire et contre lui en États nationaux conquérant ◀les▶ « nations » (au sens primitif) qui ◀les▶ entourent, ◀les▶ Français dans « ◀l’▶Hexagone », ◀les▶ Castillans dans « ◀la▶ Peau ◀de▶ Vache », ou ◀les▶ Anglais dans « ◀l’▶Île » par excellence4.
Ce sont ◀les▶ relations entretenues au cours des siècles par nos divers États avec ◀les▶ trois Empires successifs qui me paraissent déterminer ◀la▶ politique actuelle ◀de▶ chacun ◀d’▶eux à l’égard des projets européens. ◀Les▶ plus constamment fidèles aux Six furent ceux qui avaient fait partie des trois Empires : Germanie, Italie, pays du Benelux. Vient au second rang ◀la▶ France, qui fit partie des deux premiers, mais affirme son unité contre le troisième : c’est elle sous ◀la▶ pression ◀de▶ ses nationalistes — gaullistes et communistes complices — qui remet en question, périodiquement, soit ◀le▶ traité ◀de▶ Rome, soit ◀les▶ mesures ◀de▶ défense commune (CED), soit ◀l’▶élection du Parlement européen. Enfin, ceux qui restent à ◀l’▶écart n’ont appartenu ni au Saint-Empire, ni à ◀l’▶Empire ◀de▶ Charlemagne5.
S’agissant ◀de▶ ◀la▶ continuité des politiques nationales, ◀la▶ question se ramène d’abord à ◀la▶ continuité des sujets ◀de▶ cette politique, donc des nations. ◀La▶ France demeure à cet égard ◀l’▶exemple type, ◀le▶ plus ancien, ◀le▶ plus complexe et ◀le▶ plus précisément connu dans ses motivations.
Dès ◀le▶ xiii e siècle, ◀les▶ rois du petit domaine centré sur Paris entreprennent ◀la▶ conquête méthodique des « nations » voisines — Bretagne, Normandie, Occitanie, Provence, Bourgogne, Flandres, Navarre, Alsace, etc., jusqu’à ◀la▶ Savoie au xix e siècle — et ces rois se proclament « empereurs en leur royaume » contre ◀le▶ Saint-Empire et contre ◀la▶ papauté, c’est-à-dire que ◀la▶ France, au nom de son unité et ◀de▶ sa souveraineté absolue ne cessera ◀de▶ s’opposer aux puissances supranationales, et cela, ◀de▶ Philippe Auguste à Charles de Gaulle.
En même temps, elle tentera ◀de▶ s’emparer ◀de▶ ces puissances supranationales pour établir son hégémonie continentale : Philippe le Bel, François Ier, Louis XIV déploient ◀de▶ grands efforts, mais en vain, pour se faire élire empereurs, Napoléon ne met fin au Saint-Empire en 1807 que pour en usurper ◀le▶ nom désacralisé, et Charles de Gaulle ne s’oppose au Marché commun que pour essayer ◀de▶ lui substituer une Europe des États « où ◀la▶ France occuperait ◀la▶ place qui lui revient : la première ».
Mais en même temps, ce sont des Français qui proposeront ◀de▶ siècle en siècle ◀les▶ plans ◀d’▶union ◀les▶ plus hardis au-delà des États-nations, ◀de▶ Pierre Dubois juriste ◀de▶ Philippe le Bel au début du xiv e siècle jusqu’aux initiateurs ◀de▶ ◀la▶ CED en 1953, en passant par Émeric Crucé, Sully, ◀l’▶abbé de Saint-Pierre, Rousseau, Saint-Simon, Proudhon, Aristide Briand, Robert Schuman et Jean Monnet. Et ce sera ◀la▶ France officielle qui ◀les▶ désavouera.
◀Le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶Allemagne et celui ◀de▶ ◀l’▶Italie sont radicalement différents. Si ◀la▶ France, ◀l’▶Espagne et ◀la▶ Grande-Bretagne se sont constituées en États nationaux dès ◀le▶ xiii e siècle par ◀les▶ entreprises du Domaine parisien, ◀de▶ ◀la▶ Castille, et des royaumes réunis par Egbert, ◀les▶ Allemagnes et ◀les▶ Italies n’ont atteint ◀l’▶unité étatique qu’au dernier tiers du xix e siècle par ◀les▶ entreprises ◀de▶ ◀la▶ Prusse et du Piémont. Elles ne peuvent se référer dans ◀le▶ passé qu’aux traditions du Saint-Empire, qui sont précisément pluralistes, anti-unitaires et supranationales. Ainsi leurs brèves tentatives ◀d’▶expansion nationale en Europe et outremer sous Guillaume II, puis sous Hitler et sous Mussolini, n’ont-elles abouti qu’à des échecs retentissants, en contraste avec ◀les▶ réussites séculaires des expansions impériales ibériques, puis françaises et britanniques sur ◀le▶ continent et hors ◀d’▶Europe.
En somme, ◀les▶ politiques traditionnelles ◀de▶ nos pays ont ◀l’▶âge ◀de▶ leur État-nation : cinq ou six siècles pour ◀la▶ France, quatre ou cinq pour ◀l’▶Espagne et ◀le▶ Royaume-Uni, un siècle pour ◀l’▶Allemagne et ◀l’▶Italie, et un demi-siècle pour ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est créés ou réformés par ◀les▶ traités ◀de▶ 1919-1920.
C’est en fonction de ◀l’▶âge ◀de▶ ces traditions que varient ◀les▶ attitudes des États-nations face au projet ◀d’▶union européenne — plus qu’en fonction des réalités présentes. Ou pour mieux dire : ◀l’▶adaptabilité ◀d’▶un État moderne aux réalités modernes est en raison inverse ◀de▶ ◀l’▶ancienneté ◀de▶ ses traditions nationales.
◀La▶ France comme telle, c’est-à-dire comme modèle (au sens du terme dans ◀les▶ sciences actuelles) ◀de▶ ◀l’▶État-nation, cherche bien moins à s’adapter aux conditions nouvelles ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde (réseaux ◀d’▶interdépendances régionales) qu’à réduire ◀les▶ autres pays européens à son idée traditionnelle ◀de▶ ◀l’▶indépendance nationale. ◀La▶ Grande-Bretagne des années cinquante refusait ◀de▶ participer au Marché commun à cause de ses traditions « impériales » (au sens ◀d’▶Empire colonial) périmées en fait plus encore qu’en droit. ◀La▶ Suisse invoque sa neutralité, même superflue, en ◀l’▶adoptant et ◀l’▶étendant à ◀l’▶échelle du Continent. ◀La▶ Russie ne cesse ◀d’▶être asiatique et despotique que lorsqu’elle peut retourner contre ◀l’▶Europe ◀les▶ procédés et ◀les▶ doctrines qu’elle lui emprunte : sous Pierre le Grand ◀l’▶industrie, sous Nicolas Ier l’État-nation bureaucrate, et sous Staline ◀le▶ marxisme.
Bref, il n’est pas une « politique traditionnelle » qui ne joue contre ◀l’▶Europe unie — et en même temps, il faut bien ◀le▶ reconnaître, contre tout bon sens politique, s’il est vrai que celui-ci est d’abord une capacité ◀d’▶inventer ◀de▶ quoi faire face aux situations nouvelles, ou ◀de▶ ◀les▶ créer.
Mais si toute politique traditionnelle a par là même ◀les▶ plus grandes chances ◀d’▶être en fait une anti-politique dans notre monde en mutation, quelles sont ◀les▶ chances du contraire, consistant à nous libérer des attitudes traditionnelles ◀de▶ nos États ?
Je ◀les▶ suppose à peu près nulles, tant que ◀l’▶on reste au plan ◀de▶ ◀l’▶État-nation défini par sa capitale et ses frontières sacralisées. Car nos États-nations sont dirigés par un personnel politique formé ◀de▶ fonctionnaires permanents, ◀de▶ députés et ◀de▶ ministres semi- professionnels, que je crois être plus que tout autre groupe social, victime des stéréotypes réputés traditionnels, transmis par ◀l’▶École et ◀la▶ Presse au xix e siècle, par ◀les▶ mass medias au xx e siècle.
Nous avons vu que ◀le▶ caractère ◀le▶ plus général des stéréotypes nationaux (péjoration systématique du voisin) qui inspirent ◀les▶ décisions ◀de▶ ce personnel politique est impropre à tout esprit ◀de▶ coopération et hostile à tout projet ◀d’▶union. Ce sont ◀les▶ restes ◀de▶ situations et ◀d’▶accidents dépassés depuis longtemps et qui dorment oubliés sous ◀les▶ manuels et ◀les▶ fiches des journalistes, sources principales des discours parlementaires.
Si ◀l’▶on veut faire ◀l’▶Europe, il faudra tout d’abord non pas « renverser » ou « faire sauter » ◀les▶ États-nations (ce serait ◀de▶ ◀l’▶utopie au pire sens du mot), mais ◀les▶ laisser dépérir comme ils commencent à ◀le▶ faire — trop petits à ◀l’▶échelle mondiale, trop grands pour animer communautés et provinces. En même temps, il faudra promouvoir ◀les▶ régions et ◀les▶ pôles ◀de▶ développement qui correspondent aux nécessités, mais aussi aux possibilités nouvelles ◀de▶ ◀la▶ technique dans notre ère post-industrielle.
Contre ◀l’▶Europe des politiques traditionnelles, c’est-à-dire des clichés nationalistes, il nous faut édifier ◀l’▶Europe ◀de▶ ◀la▶ politique véritable, celle qui prend ses repères aux trois niveaux local, continental et planétaire qui déterminent ◀la▶ société ◀de▶ demain.
Car au niveau local se posent — et peuvent être résolus en partie — ◀les▶ problèmes immédiats ◀de▶ ◀l’▶environnement, ◀de▶ ◀l’▶emploi, et ◀de▶ ◀la▶ participation civique, laquelle ne peut être réelle que dans ◀de▶ petites unités.
Au niveau continental se forme ◀le▶ tissu toujours plus serré des relations entre régions : transports et culture, mobilité professionnelle et défense locale.
Au niveau planétaire enfin peut seule devenir organisable ◀la▶ régulation des climats, ◀de▶ ◀l’▶alimentation, des ressources non renouvelables, ◀de▶ ◀la▶ défense des océans…
Contre ◀l’▶Europe des mythes stato-nationalistes, ◀la▶ seule Europe que nous pourrons bâtir sera celle des réalités en création : Écologie, Régions, Fédération : même Avenir.