(1979) Tapuscrits divers (1980-1985) « Continuité des politiques nationales en Europe (8 février 1979) » pp. 1-6

Continuité des politiques nationales en Europe (8 février 1979)l

Une des premières manières qu’ont les groupes humains de se distinguer les uns des autres et de s’individualiser, c’est d’éprouver et d’exprimer à l’égard de leurs voisins certaines méfiances et certains dégoûts qui peuvent aller jusqu’à la haine après qu’une guerre, même causée par eux peut-être, paraît avoir « justifié » ces méfiances et ces dégoûts. Les nations naissent du même mouvement que les stéréotypes nationaux.

Au début du xiii e siècle, alors que le mot latin natio ne désigne encore dans une université que les groupes d’étudiants parlant la même langue, l’historien Jacques de Vitry donne une première description des « nations » dans ce qu’elles lui paraissent avoir de spécifique ; et toutes les épithètes qui lui viennent à l’esprit se trouvent être désobligeantes, même pour définir ses compatriotes. Les Anglais sont « ivrognes », les Allemands « coléreux », les Français « orgueilleux, faibles et féminins ».

Plus précises et plus nationales au sens moderne sont les descriptions de Moreri dans son grand dictionnaire historique de la fin du xvii e siècle ; elles vont fixer pour très longtemps (pratiquement jusqu’à nos jours) les clichés de base de la psychologie des peuples :

« On dit que les Français sont polis, adroits, généreux, mais prompts et inconstants ; les Allemands sincères, laborieux, mais pesants et trop adonnés au vin ; les Italiens agréables, fins, doux en leur langage mais jaloux et traîtres ; les Espagnols secrets, prudents, mais rodomonts et trop formalistes ; les Anglais courageux jusqu’à la témérité, mais orgueilleux, méprisants, et fiers jusqu’à la férocité. »

Mais cette histoire des préjugés, dégoûts mutuels, « ennemis héréditaires » et autres stéréotypes tribaux, magiques, racistes, etc., si elle est la plus ancienne et la plus continue de nos traditions politiques, n’est pas encore la plus explicative des attitudes politiques traditionnelles de nos États. Celles-ci ne peuvent être comparées que sur le fond des grands Empires dont les nations modernes se sont détachées, ou dont elles sont les produits de décomposition.

Une première grande division de l’Europe en Est et Ouest remonte à l’Empire romain : les pays à l’ouest du limes sont, sans contestation possible, européens et trouvent dans l’héritage romain le fondement de leur continuité. Les autres seront conquis par Charlemagne, ou ne se rattacheront à l’Occident que plus tard, à travers le très long détour de l’héritage chrétien de Byzance.

Deuxième étape : l’Empire carolingien (de 800 à 814) correspondra assez exactement aux Six du traité de Rome. Ni la Grande-Bretagne, ni l’Ibérie, ni la Scandinavie n’en font partie3.

Il y eut enfin le Saint-Empire romain de nation germanique, héritier de la Carolingie diminuée de la France, de l’Aquitaine et de l’Occitanie. France, Angleterre, Espagne se constituent hors de l’Empire et contre lui en États nationaux conquérant les « nations » (au sens primitif) qui les entourent, les Français dans « l’Hexagone », les Castillans dans « la Peau de Vache », ou les Anglais dans « l’Île » par excellence4.

Ce sont les relations entretenues au cours des siècles par nos divers États avec les trois Empires successifs qui me paraissent déterminer la politique actuelle de chacun d’eux à l’égard des projets européens. Les plus constamment fidèles aux Six furent ceux qui avaient fait partie des trois Empires : Germanie, Italie, pays du Benelux. Vient au second rang la France, qui fit partie des deux premiers, mais affirme son unité contre le troisième : c’est elle sous la pression de ses nationalistes — gaullistes et communistes complices — qui remet en question, périodiquement, soit le traité de Rome, soit les mesures de défense commune (CED), soit l’élection du Parlement européen. Enfin, ceux qui restent à l’écart n’ont appartenu ni au Saint-Empire, ni à l’Empire de Charlemagne5.

S’agissant de la continuité des politiques nationales, la question se ramène d’abord à la continuité des sujets de cette politique, donc des nations. La France demeure à cet égard l’exemple type, le plus ancien, le plus complexe et le plus précisément connu dans ses motivations.

Dès le xiii e siècle, les rois du petit domaine centré sur Paris entreprennent la conquête méthodique des « nations » voisines — Bretagne, Normandie, Occitanie, Provence, Bourgogne, Flandres, Navarre, Alsace, etc., jusqu’à la Savoie au xix e siècle — et ces rois se proclament « empereurs en leur royaume » contre le Saint-Empire et contre la papauté, c’est-à-dire que la France, au nom de son unité et de sa souveraineté absolue ne cessera de s’opposer aux puissances supranationales, et cela, de Philippe Auguste à Charles de Gaulle.

En même temps, elle tentera de s’emparer de ces puissances supranationales pour établir son hégémonie continentale : Philippe le Bel, François Ier, Louis XIV déploient de grands efforts, mais en vain, pour se faire élire empereurs, Napoléon ne met fin au Saint-Empire en 1807 que pour en usurper le nom désacralisé, et Charles de Gaulle ne s’oppose au Marché commun que pour essayer de lui substituer une Europe des États « où la France occuperait la place qui lui revient : la première ».

Mais en même temps, ce sont des Français qui proposeront de siècle en siècle les plans d’union les plus hardis au-delà des États-nations, de Pierre Dubois juriste de Philippe le Bel au début du xiv e siècle jusqu’aux initiateurs de la CED en 1953, en passant par Émeric Crucé, Sully, l’abbé de Saint-Pierre, Rousseau, Saint-Simon, Proudhon, Aristide Briand, Robert Schuman et Jean Monnet. Et ce sera la France officielle qui les désavouera.

Le cas de l’Allemagne et celui de l’Italie sont radicalement différents. Si la France, l’Espagne et la Grande-Bretagne se sont constituées en États nationaux dès le xiii e siècle par les entreprises du Domaine parisien, de la Castille, et des royaumes réunis par Egbert, les Allemagnes et les Italies n’ont atteint l’unité étatique qu’au dernier tiers du xix e siècle par les entreprises de la Prusse et du Piémont. Elles ne peuvent se référer dans le passé qu’aux traditions du Saint-Empire, qui sont précisément pluralistes, anti-unitaires et supranationales. Ainsi leurs brèves tentatives d’expansion nationale en Europe et outremer sous Guillaume II, puis sous Hitler et sous Mussolini, n’ont-elles abouti qu’à des échecs retentissants, en contraste avec les réussites séculaires des expansions impériales ibériques, puis françaises et britanniques sur le continent et hors d’Europe.

En somme, les politiques traditionnelles de nos pays ont l’âge de leur État-nation : cinq ou six siècles pour la France, quatre ou cinq pour l’Espagne et le Royaume-Uni, un siècle pour l’Allemagne et l’Italie, et un demi-siècle pour les pays de l’Est créés ou réformés par les traités de 1919-1920.

C’est en fonction de l’âge de ces traditions que varient les attitudes des États-nations face au projet d’union européenne — plus qu’en fonction des réalités présentes. Ou pour mieux dire : l’adaptabilité d’un État moderne aux réalités modernes est en raison inverse de l’ancienneté de ses traditions nationales.

La France comme telle, c’est-à-dire comme modèle (au sens du terme dans les sciences actuelles) de l’État-nation, cherche bien moins à s’adapter aux conditions nouvelles de l’Europe dans le monde (réseaux d’interdépendances régionales) qu’à réduire les autres pays européens à son idée traditionnelle de l’indépendance nationale. La Grande-Bretagne des années cinquante refusait de participer au Marché commun à cause de ses traditions « impériales » (au sens d’Empire colonial) périmées en fait plus encore qu’en droit. La Suisse invoque sa neutralité, même superflue, en l’adoptant et l’étendant à l’échelle du Continent. La Russie ne cesse d’être asiatique et despotique que lorsqu’elle peut retourner contre l’Europe les procédés et les doctrines qu’elle lui emprunte : sous Pierre le Grand l’industrie, sous Nicolas Ier l’État-nation bureaucrate, et sous Staline le marxisme.

Bref, il n’est pas une « politique traditionnelle » qui ne joue contre l’Europe unie — et en même temps, il faut bien le reconnaître, contre tout bon sens politique, s’il est vrai que celui-ci est d’abord une capacité d’inventer de quoi faire face aux situations nouvelles, ou de les créer.

Mais si toute politique traditionnelle a par là même les plus grandes chances d’être en fait une anti-politique dans notre monde en mutation, quelles sont les chances du contraire, consistant à nous libérer des attitudes traditionnelles de nos États ?

Je les suppose à peu près nulles, tant que l’on reste au plan de l’État-nation défini par sa capitale et ses frontières sacralisées. Car nos États-nations sont dirigés par un personnel politique formé de fonctionnaires permanents, de députés et de ministres semi- professionnels, que je crois être plus que tout autre groupe social, victime des stéréotypes réputés traditionnels, transmis par l’École et la Presse au xix e siècle, par les mass medias au xx e siècle.

Nous avons vu que le caractère le plus général des stéréotypes nationaux (péjoration systématique du voisin) qui inspirent les décisions de ce personnel politique est impropre à tout esprit de coopération et hostile à tout projet d’union. Ce sont les restes de situations et d’accidents dépassés depuis longtemps et qui dorment oubliés sous les manuels et les fiches des journalistes, sources principales des discours parlementaires.

Si l’on veut faire l’Europe, il faudra tout d’abord non pas « renverser » ou « faire sauter » les États-nations (ce serait de l’utopie au pire sens du mot), mais les laisser dépérir comme ils commencent à le faire — trop petits à l’échelle mondiale, trop grands pour animer communautés et provinces. En même temps, il faudra promouvoir les régions et les pôles de développement qui correspondent aux nécessités, mais aussi aux possibilités nouvelles de la technique dans notre ère post-industrielle.

Contre l’Europe des politiques traditionnelles, c’est-à-dire des clichés nationalistes, il nous faut édifier l’Europe de la politique véritable, celle qui prend ses repères aux trois niveaux local, continental et planétaire qui déterminent la société de demain.

Car au niveau local se posent — et peuvent être résolus en partie — les problèmes immédiats de l’environnement, de l’emploi, et de la participation civique, laquelle ne peut être réelle que dans de petites unités.

Au niveau continental se forme le tissu toujours plus serré des relations entre régions : transports et culture, mobilité professionnelle et défense locale.

Au niveau planétaire enfin peut seule devenir organisable la régulation des climats, de l’alimentation, des ressources non renouvelables, de la défense des océans…

Contre l’Europe des mythes stato-nationalistes, la seule Europe que nous pourrons bâtir sera celle des réalités en création : Écologie, Régions, Fédération : même Avenir.