I.
L’économie
De▶ quelle économie va-t-on parler ici ?
Le grand public croit trop souvent que l’Économie est une entité qui a ses lois, lesquelles s’imposent même aux Premiers ministres, et ses mystères, impénétrables même aux plus savants économistes. Superstition que les vrais économistes ne partagent pas, et dont les seuls bénéficiaires sont ceux qui savent nous faire prendre leurs projets pour des impératifs du Progrès, et leurs désirs pour nos fatalités. Pour tous les autres, il faut bien constater que les « lois du Progrès économique » apportent aux hommes ◀d’▶aujourd’hui autant ◀de▶ stress que ◀de▶ mieux-être, voire un peu plus et même beaucoup plus en temps ◀de▶ crise.
Or la crise est devenue le régime habituel (si pas normal) ◀de▶ toute l’économie occidentale et l’horizon toujours plus sombre du « progrès », selon le credo du xixe européen adopté par les masses mondiales du xxe siècle.
Dans ce domaine, point ◀de▶ lois ni ◀de▶ mystères autres que ceux ◀de▶ l’homme qui a fait l’Économie et par qui seul elle est en crise. Dans le monde qui nous entoure, où tout est fait ◀de▶ main ◀d’▶homme, même les paysages et les déserts (surtout ceux-là), l’Économie comme science, en dernière analyse, ne peut étudier que la projection ◀de▶ nos besoins, ou plutôt ◀de▶ nos désirs, vrais ou faux, provoqués par la publicité, la mode et l’imitation du voisin. Tout se ramène aux options et aux désirs ◀de▶ l’homme.
◀D’▶où il suit que changer nos désirs — changer nos cœurs comme on disait jadis — serait la seule solution réaliste à notre crise dite économique.
On voudra bien ne pas oublier ces remarques préalables en lisant ce qui suit.
1.
État économique ◀de▶ l’Europe
Croissance mais insatisfaction
Les Communautés ◀de▶ Bruxelles semblent avoir atteint en vingt-cinq ans la plupart de leurs buts économiques immédiats. La libération des échanges, achevée en 1977, a permis la création ◀de▶ marchés ◀de▶ grandes dimensions et des productions ◀de▶ masse. Par le jeu ◀de▶ l’expansion et des concentrations, l’industrie des Six puis des Neuf a pu se rapprocher des niveaux ◀de▶ la grande industrie américaine. Pour les Communautés donc, l’« Europe » est déjà une réalité.
Quant aux populations ◀de▶ nos pays, les rapports gouvernementaux ou privés, décrivant l’état ◀de▶ la société occidentale, ne cessent ◀de▶ vanter l’« extraordinaire amélioration du bien-être matériel des Européens » et en donnent pour exemple l’amélioration ◀de▶ leur alimentation, ◀de▶ leur habitat, ◀de▶ leurs conditions ◀de▶ travail, des possibilités ◀d’▶éducation et ◀d’▶hygiène qui leur sont offertes, ainsi que rallongement du temps des loisirs et, finalement, rallongement ◀de▶ l’espérance ◀de▶ vie.
Mais en fait, la plupart des Européens le sentent bien — et ◀d’▶innombrables études scientifiques le démontrent — c’est trop souvent le contraire qui est vrai et que nous vivons quotidiennement :
— notre alimentation, en général trop abondante, est de plus en plus dénaturée : produits ◀de▶ conservation, colorants et raffinages (souvent cancérigènes), engrais chimiques, pesticides, hormones ; vins trafiqués, eaux polluées, six à huit fois épurées et rebues, etc. ;
— l’habitat urbain est devenu plus coûteux, plus asocial ou antisocial, plus anonyme, plus dévorateur ◀d’▶énergie, plus bruyant, et beaucoup moins sûr ;
— les conditions ◀de▶ travail ont empiré dans un grand nombre ◀d’▶industries : accidents, contaminations, cadences accélérées, travail posté insupportable… ;
— l’allongement des trajets entre logis et lieu ◀de▶ travail diminue le temps des loisirs (l’expression française « métro-boulot-dodo » le dit très bien) ;
— les possibilités ◀d’▶éducation, théoriquement élargies, sont limitées en fait par les exigences sans cesse accrues ◀de▶ la spécialisation, et par l’emprise uniformisante des chaînes ◀de▶ TV pratiquement étatisées, « chaînes » vraiment pour les esprits quand elles propagent et imposent stéréotypes, clichés, modes et préjugés, aux dépens de l’esprit critique ;
— enfin l’allongement ◀de▶ l’espérance ◀de▶ vie s’appelle aussi vieillissement ◀de▶ la population, et pose à ce titre un des problèmes les plus alarmants et les plus difficiles à maîtriser ◀de▶ notre société industrielle.
La majorité ◀de▶ nos contemporains paraissent inconscients ◀de▶ ces faits, masqués par la publicité et par une politique délibérée ◀de▶ « relance ◀de▶ la croissance », que pas un seul ◀de▶ nos gouvernements n’ose encore remettre en question, tout en sachant qu’il n’est possible que ◀de▶ retarder les échéances… jusqu’au retour au pouvoir ◀de▶ l’opposition.
L’insatisfaction n’est pas le résultat ◀de▶ la croissance matérielle en soi, mais bien du fait qu’on a proposé aux peuples l’idée que cette croissance pouvait leur apporter un « bien-être » proportionnel au taux ◀d’▶augmentation du PNB. L’inverse est en passe ◀de▶ devenir vrai.
Quand on apprend un beau matin par la radio ◀de▶ l’État que le tabac fait plus ◀de▶ morts que l’auto dans tel pays ◀de▶ la CEE, et que si les taxes sur le tabac apportent à l’État tant de milliards par an, les soins hospitaliers, assurances et autres dépenses pour les maladies tabagiques s’élèvent à un peu plus du double, on oublie ◀d’▶en conclure que plus cela va mal dans ce secteur (pour la santé et pour la bourse du contribuable), plus le PNB augmente et permet au Premier ministre ◀de▶ parler ◀de▶ « la santé sans cesse améliorée ◀de▶ l’économie ◀de▶ notre pays ». En d’autres termes : la santé ◀de▶ l’économie est parfois en raison inverse ◀de▶ celle des citoyens.
À quoi s’ajoute le fait que l’introduction des systèmes ◀d’▶industrialisation dans les structures sociales du tiers-monde non préparées à les recevoir, a détruit encore plus qu’en Europe des biens et des valeurs inestimables ◀d’▶utilisation quotidienne. Avec le résultat que l’industrialisation a produit autant ou plus ◀de▶ misère pour un grand nombre que ◀de▶ richesse pour un petit nombre. Elle a fortement accru les inégalités entre les classes, entre les pays, entre le Nord et le Sud.
Toute progression rapide crée des problèmes nouveaux et imprévus
Nonobstant ces déceptions, le « Public », c’est-à-dire en fait l’opinion créée par la Publicité, et l’Industrie ont été d’accord, au cours des trente dernières années, pour développer le modèle ◀de▶ société le plus favorable à la maximisation ◀de▶ la production et du niveau de vie, c’est-à-dire ◀de▶ la consommation.
Mais du fait même ◀de▶ ces « progrès », ou plutôt ◀de▶ cette progression et ◀de▶ sa rapidité, certains problèmes nouveaux se sont posés :
a) Les institutions sont lentes à s’adapter : la législation économique n’arrive plus à protéger assez vite le consommateur et l’épargnant ; les municipalités n’arrivent plus à éviter une urbanisation chaotique ; les services publics (transports, PTT) sont débordés ; hôpitaux, universités, assurances sociales, se trouvent en crise permanente : sous-financés, suroccupés et sollicités.
b) Délinquance et criminalité se développent dans les centres urbains, la violence individuelle et collective devient un réflexe pour résoudre les difficultés angoissantes ◀d’▶un monde en changement trop rapide ; la malhonnêteté s’accroît, en protestation contre la bureaucratie.
c) Les convictions collectives, religieuses ou idéologiques s’affaiblissent et perdent peu à peu leur pouvoir ◀de▶ surmonter les problèmes matériels, multipliés plutôt que résolus par la civilisation industrielle.
d) Loin de s’atténuer, les discriminations sociales s’accentuent, et les réactions ◀de▶ rejet à l’égard des groupes marginaux ou minoritaires, tels que travailleurs immigrés ou contestataires, s’amplifient dans la population.
e) La vulnérabilité aberrante ◀de▶ l’ensemble économique occidental devient évidente dès l’automne 1973 : il suffirait ◀d’▶un embargo (par l’URSS peut-être) sur le pétrole des émirats du Golfe pour que tout s’arrête…
f) ◀De▶ là chez les Européens un sentiment croissant ◀d’▶insécurité. L’individu ne se sent plus participant ◀d’▶une structure sociale protectrice, comme l’était la famille, mais se voit livré sans défense aux pressions collectives du monde moderne. Hors des heures ◀de▶ travail (le plus souvent ennuyeux) et des heures ◀de▶ déplacement (le plus souvent irritantes), son temps ◀de▶ loisir se trouve envahi par d’autres pressions sociales (TV, publicité) qui le poussent vers toujours plus ◀de▶ consommation, ◀de▶ dépenses, ◀de▶ besoin ◀de▶ gagner plus, et donc ◀de▶ frustration et ◀d’▶insécurité.
g) Née ◀d’▶un sentiment ◀d’▶impuissance, ou ◀d’▶incapacité ◀de▶ comprendre ce qui se passe, cette insécurité est génératrice ◀d’▶une nervosité anxieuse dans laquelle on peut chercher une des causes des poussées inflationnistes actuelles. Elle motive en effet les syndicats dans leurs demandes ◀d’▶augmentation ◀de▶ salaires. Elle explique que les consommateurs, livrés à des pressions multiples dont ils ignorent la nature, acceptent les augmentations ◀de▶ prix les plus arbitraires. Elle explique enfin que les gouvernements croient nécessaire ◀d’▶augmenter encore l’expansion pour obtenir dans un proche avenir ce qu’on n’arrive déjà plus à obtenir dans le présent.
La question qui se pose est alors ◀de▶ savoir si la crise actuelle n’est qu’un accident ◀de▶ parcours dans le développement général du monde vers une productivité et une consommation accrues à l’infini ; ou si elle est le signal ◀d’▶alarme indiquant l’urgente nécessité ◀d’▶un développement très différent, ◀d’▶un véritable changement ◀de▶ cap.
2.
La crise
Les questions sans réponse se multiplient
Vue dans une perspective mondiale, l’Europe n’a pas été seulement l’initiatrice ◀de▶ l’aventure industrielle mais son premier champ ◀d’▶expérience.
Pauvre en matières premières, elle était condamnée aux techniques ◀de▶ transformation. Sa chance était ◀de▶ devenir le foyer le plus intense ◀de▶ productivité et ◀de▶ rayonnement mondial : ce fut l’histoire du xixe siècle et ◀de▶ la colonisation. Celle-ci connut son plus grand essor à partir des années 1880, pour se terminer pratiquement en 1934 avec l’invasion ◀de▶ l’Éthiopie. La décolonisation qui suivit la Seconde Guerre mondiale fut achevée pour l’essentiel autour des années 1960, en ce qui concerne la Grande-Bretagne, la France, la Hollande et la Belgique. Le Portugal devait suivre un peu plus tard : Mozambique, Angola, 1975-1976.
Ayant découvert la terre entière, alors que personne n’était jamais venu la découvrir, l’Europe avide ◀de▶ nouveauté, curieuse ◀de▶ tout, missionnaire non seulement ◀de▶ sa religion dominante qui se donnait pour universelle (« catholique »), mais des idéologies qui pouvaient en découler par sécularisation (telles que la démocratie, le socialisme, les droits de l’homme) ou par rejet ◀de▶ ses croyances fondamentales, spiritualistes et universelles (◀d’▶où le matérialisme capitaliste ou marxiste et les nationalismes de plus en plus totalitaires), l’Europe devait naturellement accéder la première au stade ◀de▶ la mise en question des idées directrices du « progrès industriel », c’est-à-dire ◀de▶ la croyance dans le Progrès humain acquis par la multiplication des objets et l’accroissement du PNB.
Les signes étaient apparus bien avant, mais il est clair que ce sont les événements ◀de▶ 1973-1975 qui ont déclaré la crise, et qui ont ébranlé la confiance générale dans la croissance illimitée, rapide et sans problèmes, ◀de▶ nos économies.
La crise actuelle, qui déborde le champ ◀de▶ l’économie, résulte à la fois ◀d’▶une récession conjoncturelle, ◀de▶ vices structurels dans le modèle ◀de▶ croissance partout admis, et ◀de▶ la conscience émergente ◀d’▶un changement nécessaire dans le choix des finalités ◀de▶ notre existence sur la terre, et des priorités qui en découlent.
Avons-nous le droit ◀de▶ brûler tout le pétrole ◀de▶ la Terre, ne laissant à nos descendants que la gestion ◀d’▶énormes dépôts radioactifs à refroidir pendant 100 000 ans, ou bien tout saute ? Augmenter nos besoins, est-ce un progrès ? Vers quoi ? Est-ce un pari raisonnable, ou une fuite en avant vers le suicide collectif ◀de▶ l’espèce ?
Une question transparaît en filigrane derrière ces doutes : « Quand nous aurons gagné le monde au prix de notre âme, que nous restera-t-il à aimer ? »
Causes multiples, effets semblables
En tant qu’économique au sens strict, la crise actuelle a des causes multiples telles que l’explosion démographique, l’anarchie monétaire et la spéculation, la montée des prix du pétrole 5, les menaces ◀de▶ pénuries ◀d’▶énergie et ◀d’▶épuisement des ressources non renouvelables, l’accroissement alarmant ◀de▶ la pollution par les activités industrielles, l’application sans scrupules ◀de▶ toutes les inventions techniques susceptibles ◀d’▶accroître la compétitivité ◀d’▶une entreprise ou ◀d’▶un État fût-ce au mépris ◀de▶ toute autre « raison » et des conséquences possiblement maléfiques pour la Nature et pour l’homme…
Mais la crise a des effets semblables, tels que la vulnérabilité aberrante des systèmes économiques, proportionnelle à leur centralisation et à leur gigantisme, l’inflation, le chômage, et la détérioration des relations humaines qui en résulte.
Inflation et chômage
Selon les monétaristes consultés, l’inflation qui caractérise l’économie occidentale résulterait d’abord ◀de▶ la guerre du Vietnam, dont les conséquences auraient été exportées vers l’Europe. Cette guerre terminée, ses conséquences se prolongent et s’amplifient. Mais il est évident qu’à ce motif conjoncturel, aujourd’hui disparu, s’ajoutent des motifs généraux tels que la croyance devenue populaire — plus encore que capitaliste ou marxiste — dans la croissance matérielle comme synonyme ◀de▶ mieux-vivre et comme acceptation passive ◀de▶ la mise en œuvre « sauvage » des techniques nouvelles, à la seule condition qu’elles soient présentées comme rentables à court terme.
◀De▶ l’utopie ◀de▶ la croissance matérielle permanente et infinie — évidemment impossible dans un monde fini — et ◀de▶ la dictature des « impératifs technologiques », devaient résulter l’inflation et le chômage, ces deux maladies complémentaires ou complices.
On connaît l’ordre ◀de▶ grandeur des taux ◀de▶ croissance ◀de▶ l’inflation dans les pays ◀de▶ la CEE : ◀de▶ 7 à 8 % par an, en moyenne, avec des pointes pour certains ◀de▶ 13,7 %, voire ◀de▶ 15,9 %, et des minima ◀de▶ 3,1 %, voire ◀de▶ 2,1 % pour d’autres.
Quant au chômage, deux chiffres suffiront ici :
6,1 millions ◀de▶ demandes ◀d’▶emploi non satisfaites dans les Neuf à la fin ◀de▶ 1978, contre 2,65 millions en 19746.
Il est certain que le chômage actuel est dû en partie à l’automation, c’est-à-dire au « progrès » industriel, substituant la machine à l’ouvrier ; en partie aux énormes investissements dans les secteurs ◀de▶ l’Énergie où le capital compte plus que le travail ; en partie au transfert (par les multinationales) ◀de▶ nos technologies aux pays du tiers-monde ; enfin à une certaine lassitude ◀de▶ la société ◀de▶ consommation.
Le chômage n’est donc pas un accident conjoncturel dans notre société. Il résulte au contraire des structures mêmes ◀de▶ cette société et ◀de▶ ses principes sacro-saints ◀de▶ profit prioritaire et ◀de▶ production sans cesse accrue par les technologies ◀de▶ pointe.
Exemples :
— les nouvelles techniques en sidérurgie, appliquées par le Japon, vont permettre une réduction ◀de▶ 70 % ◀de▶ l’emploi dans cette branche (et déjà, la sidérurgie européenne est en crise grave !) ;
— ◀de▶ 1952 à 1973, le nombre des techniciens employés dans l’industrie pétrochimique en France s’est accru ◀de▶ 150 %, mais celui des ouvriers a diminué ◀de▶ 28 % à 6 % ;
— les nouvelles machines utilisées pour la coupe rase ou la plantation mécanique des forêts permettront ◀de▶ supprimer en dix ans les deux tiers des emplois ◀d’▶ouvriers forestiers ;
— en France seule, dans les Postes, 150 000 emplois sont mis en cause par l’invention technique nommée télécoupleur, qui permet ◀d’▶envoyer des lettres par TV ◀d’▶un domicile à l’autre en trente secondes ;
— chaque nouvelle centrale nucléaire produisant 1000 MW rendrait possible la suppression, pour cause ◀d’▶automation, ◀d’▶un minimum ◀de▶ 4000 emplois ;
— la compétition dans l’industrie automobile amènera les Européens à diminuer ◀de▶ moitié le nombre des travailleurs occupés dans cette branche.
Les effets cumulés ◀de▶ l’inflation et du chômage provoquent nécessairement la détérioration du climat social. On assiste dans la plupart de nos pays — surtout les grands — à une polarisation ◀de▶ l’opinion publique créatrice ◀de▶ haines inexpiables entre une droite et une gauche plus symboliques et mythiques que réelles, mais qui procèdent sans relâche à la condamnation globale et sans appel ◀d’▶une moitié du pays par l’autre et réciproquement, au nom de principes et ◀de▶ finalités qu’il devient de plus en plus difficile ◀de▶ distinguer et, a fortiori, ◀d’▶opposer sur les grands thèmes ◀de▶ la croissance à tout prix, des armements et ◀de▶ l’énergie nucléaires, ou encore ◀de▶ l’exploitation du tiers-monde à l’enseigne ◀de▶ la Coopération : communistes et conservateurs ◀de▶ l’espèce dure votent ensemble sur tous ces choix — qui sont les choix fondamentaux du siècle !
Ainsi se répand la conviction que le type occidental ◀d’▶économie n’est plus maîtrisable, ni par la droite qui l’a créé, ni par la gauche qui a plus peur qu’envie ◀d’▶en hériter. « Au bout de la politique économique actuelle, il n’y a rien, sinon une aggravation ◀de▶ l’un ou ◀de▶ l’autre des aspects ◀de▶ la crise : au bout des périodes ◀de▶ contrôle il y a plus ◀de▶ chômage, au bout des périodes ◀de▶ relance, il y a plus ◀d’▶inflation. »7
Après une période exceptionnellement « favorable » ◀de▶ l’exploitation ◀de▶ la technologie fondée sur la science, on s’est aperçu que cette même technologie n’était plus en mesure ◀de▶ se développer à la vitesse et dans les conditions nécessaires pour que la croissance économique produise du vrai « bien-être ». On a découvert la loi des rendements décroissants ◀de▶ la technologie, qui paraît dominer désormais la relation entre le progrès industriel et le bien-être humain.
Dans les pays industrialisés, la pression sociale de plus en plus forte et impatiente a modifié substantiellement la distribution des revenus en faveur du travail et a renforcé la demande ◀d’▶équipements collectifs. ◀De▶ ces pressions accrues sur le système économique ont résulté une forme nouvelle ◀d’▶inflation généralisée, et une réduction des investissements mettant fin, pratiquement, au dynamisme « exponentiel » ◀de▶ la croissance.
Inflation, chômage, récession, instabilité croissante du système monétaire international, constituent donc les aspects ◀d’▶une seule et même crise structurelle.
Et l’on ne voit pas que nos États soient en mesure ◀de▶ la maîtriser chacun pour son compte à l’échelle nationale. Pas plus d’ailleurs que les partis ne font voir ◀d’▶une manière tant soit peu convaincante comment sortir des cercles vicieux qui constituent la crise, dans le système productiviste au sein duquel ils s’affrontent.
Un dernier mot : le pire danger qui menace l’Europe — et à cause ◀d’▶elle d’abord, mais avec elle demain, le tiers-monde — ce n’est pas la récession industrielle, ni l’épuisement des ressources, ni la hausse des impôts, ni l’inflation, ni même la croissance du chômage. Le pire danger est dans une politique économique qui cherche à sortir ◀de▶ ses impasses en exportant vers le tiers-monde les causes mêmes ◀de▶ notre crise et les moyens — notamment nucléaires — ◀d’▶y mettre fin soit par l’asservissement ◀de▶ ses fauteurs, soit par la destruction ◀de▶ ses victimes, qui se trouvent être les mêmes, à savoir nous.
C’est notre modèle ◀de▶ croissance qu’il va falloir changer, notre idéologie ◀de▶ la croissance, et tout de suite les cadres nationaux dans lesquels nous voulions mesurer son « progrès ».
3.
Solutions possibles par l’union et par une restructuration concomitante
Le savoir économique doit s’établir non sur des prémisses ◀de▶ volonté ◀de▶ puissance et ◀de▶ recherche ◀de▶ profit, mais sur celles ◀de▶ la bonne organisation ◀de▶ vie des groupes humains, selon l’étymologie même du terme.
Albert Tévoédjré (La Pauvreté, richesse des peuples.)
La croissance économique à une dimension aboutit à un accroissement des désirs, non du bonheur.
Indira Gandhi.
◀De▶ ce qui précède résulte à l’évidence qu’à la crise économique actuelle, il n’existe pas ◀de▶ solutions purement économiques.
Les déclarations gouvernementales annoncent tous les six mois environ des mesures propres à nous faire « sortir du tunnel », qu’il s’agisse ◀de▶ l’inflation ou du chômage. Pourtant, ni les États capitalistes, ni les États sociaux-démocrates, ni les États communistes ne peuvent se targuer ◀d’▶avoir trouvé les meilleures solutions dans le traitement ◀de▶ ces problèmes : ils les ont abordés en effet au nom des mêmes principes ◀de▶ croissance illimitée, et dans le même cadre national où ces problèmes se révèlent insolubles par définition.
Toutes les études récentes conduites aux États-Unis et en Europe sur la « qualité ◀de▶ la vie » sont d’accord pour estimer qu’il s’agit là ◀d’▶une notion qui n’a pas ◀de▶ contenu « national » : la qualité ◀de▶ la vie est fonction ◀de▶ la perception par l’individu ◀de▶ l’état du système économique, social et politique dans lequel il vit. Or, cette perception porte d’abord sur le milieu géographiquement limité dans lequel son existence se déroule : son habitat, son lieu ◀de▶ travail, les moyens ◀de▶ transport et les services collectifs qu’il utilise, les institutions locales ou régionales auxquelles il peut participer. Une politique ◀de▶ « qualité ◀de▶ la vie » est en fait une politique qui décentralise au maximum les pouvoirs réels et encourage la participation directe des citoyens aux niveaux décisionnels les plus immédiats, les plus proches ◀de▶ la vie ◀de▶ la commune.
◀De▶ l’ère industrielle, nous devons passer à l’ère des ressources humaines.
L’ère industrielle, parce qu’elle recherchait la maximisation ◀de▶ la production, quel qu’en fût le prix social, appelait la concentration des efforts, le centralisme. Elle appelait une planification nationale et au-delà : des marchés plus étendus, comme l’« Europe des Six », puis des Neuf ou des Douze. Les progrès des multinationales s’inscrivaient dans cette prétendue « nécessité » économique.
L’ère des ressources humaines, en revanche, parce qu’elle recherche en priorité le bien-être, appelle la décentralisation, l’initiative locale, l’autonomie, une refonte des méthodes ◀de▶ production ◀de▶ masse, et une planification régionale.
Des processus ◀de▶ solidarité. — Cependant, toute l’activité économique ne peut pas être décentralisée. Des arbitrages restent souhaitables ou nécessaires au niveau suprarégional ou national voire mondial ou continental ; des processus ◀de▶ solidarité restent à établir ou à maintenir, car les inégalités ◀de▶ distribution ◀de▶ la richesse entre régions, accentuées aujourd’hui par le processus même ◀de▶ la croissance industrielle, doivent être atténuées, sinon totalement corrigées.
Alors l’Europe — mais au sens large ◀de▶ l’union ◀de▶ tous ses pays — retrouve un sens dans l’élan organisé des solidarités transnationales.
Nécessité ◀d’▶un nouveau modèle européen. — L’Europe a besoin, aujourd’hui, ◀d’▶un véritable projet régional qui transcende les barrières politiques et douanières, et donne au monde un grand exemple ◀de▶ la capacité ◀de▶ nos peuples à résoudre un problème crucial pour l’avenir ◀de▶ toute l’humanité : celui ◀de▶ la réalisation ◀de▶ nos espérances en termes à la fois ◀de▶ niveau et ◀de▶ qualité ◀de▶ vie, et en pleine solidarité avec les habitants des autres continents.
L’absence, jusqu’ici, ◀d’▶un projet ◀de▶ ce type, explique la crise du Mouvement européen. Aux yeux ◀d’▶un observateur extérieur, ce qui manque le plus à l’Europe actuelle, ce sont ◀de▶ vrais projets porteurs ◀d’▶avenir, capables ◀de▶ redonner une motivation européenne à notre opinion publique.
Projets possibles, possibilités motivantes. — Jusqu’à présent on peut dire, en simplifiant, que les tentatives ◀de▶ projets européens se sont soldées par des échecs. Ce ne sont pas les quelques réalisations technologiques ou leurs retombées industrielles (dans le domaine ◀de▶ l’espace, ◀de▶ l’aéronautique) et encore moins le « marché commun agricole » qui peuvent véritablement motiver la formation ultérieure ◀de▶ l’Europe. Pourtant, ce ne sont pas les possibilités qui ont manqué : c’est le dessein global, c’est le projet ◀d’▶une société qui dépasse l’ère industrielle en ceci qu’elle entend subordonner l’économie non plus au profit mais à l’homme.
La crise énergétique actuelle offre l’occasion ◀de▶ créer un projet européen qui non seulement éviterait à terme ◀de▶ passer ◀de▶ l’actuelle dépendance des Arabes à une dépendance des Américains, des Russes et des dictateurs africains, mais qui surtout permettrait ◀d’▶accéder à un système ◀d’▶approvisionnement en énergie qui serait intégré aux autres activités économiques, sociales et culturelles ◀de▶ nos régions. Et ce projet, étendu sur le plan ◀de▶ la recherche fondamentale à toutes les sources ◀d’▶énergie (en particulier à l’énergie solaire), pourrait redonner à l’Europe une fonction ◀de▶ pionnier dans un domaine aujourd’hui décisif pour la survie à terme ◀de▶ l’humanité.
Un projet européen dans le domaine des transports pourrait reposer sur le besoin ◀de▶ liaisons ferroviaires rapides entre les grands centres décisionnels urbains, et ◀de▶ substitution généralisée des services publics aux autos privées partout où cela serait à la fois économique (temps, énergie, coûts, efficacité) et favorable au moral des usagers.
Un projet alimentaire devrait s’appuyer sur l’existence ◀d’▶une industrie décentralisée dans ce secteur, appuyée sur une politique planétaire.
Un projet commercial pourrait éviter que la vente aux pays du tiers-monde ◀d’▶usines clés en main n’aboutisse à la fois au chômage et à l’accroissement ◀de▶ nos importations.
◀D’▶où l’on tire deux conséquences immédiates :
1° Pas ◀d’▶économie européenne sans politique européenne. Alors que nous assistons à une globalisation des problèmes à l’échelle mondiale, que les interdépendances augmentent et que des menaces sérieuses mettent en danger l’avenir ◀de▶ l’humanité, le monde a besoin ◀d’▶une Europe forte et unie, capable ◀d’▶accomplir une tâche importante au niveau de la solidarité des peuples ◀de▶ la Terre.
2° Pas ◀de▶ vraie « Communauté européenne » sans participation à tous les niveaux ◀de▶ décision.
Dans la société industrielle ordonnée à la production et à la consommation quantitatives, selon les calculs inexplicables ◀de▶ centres lointains et anonymes, l’individu ne se sent plus sécurisé par des structures sociales accoutumées et stables. Sans aucune assurance pour son emploi demain, sans nul pouvoir sur les politiques économiques et monétaires qui décident ◀de▶ son destin concret, il est livré sans défense aux pressions extérieures massives ◀de▶ l’État, du marché, des employeurs, ou ◀d’▶un climat publicitaire qui l’entretient dans l’obsédante poursuite ◀de▶ « satisfactions » matérielles presque jamais atteintes, ou rarement suffisantes une fois atteintes par chance.
◀D’▶où les sentiments ◀d’▶insécurité et ◀de▶ frustration qui caractérisent notre climat social, et qui révèlent la désastreuse décadence des réalités communautaires en Occident.
L’une des raisons en est dans la distance croissante entre l’individu et les processus décisionnels qui affectent son présent et son avenir : il n’a plus ◀de▶ pouvoir sur eux.
En termes politiques, le remède consistera donc dans le regain ◀d’▶intérêt pour les communautés locales et régionales : là seulement l’homme et la femme peuvent faire entendre leur voix, peuvent être libres, parce qu’ils sont responsables.
Les remèdes à la crise économique consistent dans une nouvelle méthode ◀d’▶analyse des besoins humains, partant des besoins organiquement et moralement vitaux, non ◀de▶ la seule volonté ◀de▶ profit des grandes entreprises. ◀D’▶où la création ◀de▶ petites unités ◀de▶ production, ménageant une plus réelle participation aux décisions ; et sans doute, une évaluation nouvelle du rôle des gouvernements : instruments au service des citoyens.
Activités, emploi, chômage
On a calculé que l’ensemble des tâches ◀d’▶un État industriel, inclus les agences pour le chômage et les autres secours sociaux, pourraient être accomplies par 15 % des forces ◀de▶ travail aujourd’hui disponibles. Cette transformation difficile n’est pas impossible. Elle exigerait des politiques à longue vue et probablement impopulaires aux débuts, dans certains pays, mais elle pourrait conduire à un type ◀de▶ société qui maintiendrait un haut niveau matériel et créerait en même temps des possibilités ◀d’▶éducation et ◀de▶ culture encore inconcevables aujourd’hui.
Le nombre des chômeurs dans le monde s’accroît ◀de▶ 100 par minute 8. Dans cette situation, il ne saurait plus être question, sérieusement, ◀de▶ « stimuler la demande » (artificiellement), ni ◀de▶ rechercher la dilution des forces ◀de▶ travail par l’introduction ◀de▶ postes non nécessaires et ◀de▶ productivité inférieure.
Un consensus est en train de se former et commence à se manifester parmi les économistes les plus sérieux (c’est-à-dire les moins routiniers) du tiers-monde comme des États-Unis et ◀de▶ l’Europe, ainsi que dans les milieux syndicaux non communistes. Les solutions au problème crucial du chômage comme produit structurel ◀de▶ la société industrielle doivent être cherchées sans délai dans les directions suivantes :
— raccourcir le temps ◀de▶ travail ;
— allonger (réellement, c’est-à-dire déduction faite du temps ◀de▶ déplacement) le temps des loisirs, ou le temps libre pour d’autres activités ;
— développer une agriculture plus autonome, mieux adaptée aux conditions spécifiques — écologiques et sociales — des régions ◀de▶ l’Europe ; plus diversifiée ; moins importatrice ◀d’▶énergie ; plus soucieuse ◀de▶ résultats qualitatifs que ◀de▶ profits rapides obtenus aux dépens des systèmes et des régimes ◀de▶ relations sociales, psychologiques et culturelles ◀d’▶une population donnée, en Europe comme dans le tiers-monde ;
— développer un artisanat communautaire, familial, individuel, et toutes les formes ◀d’▶arts manuels ; multiplier les seconds métiers (non concernés par la limite ◀d’▶âge) ;
— réduire la bureaucratie par une décentralisation effective, poussée jusqu’à la région, et permettant à celle-ci ◀de▶ reprendre l’initiative (dans le cadre général et moyennant les arbitrages éventuels ◀d’▶agences ◀de▶ concertations nationales ou fédérales) ;
— régionaliser les ajustements ◀de▶ l’offre et ◀de▶ la demande ◀d’▶emplois, moduler l’orientation vers des emplois diversifiés, selon les coutumes et les relations ◀de▶ voisinage, en prenant avantage des chances, localement mieux visibles et multipliées, ◀de▶ combiner des activités ◀de▶ secteurs différents ;
— obtenir une concertation internationale sur les transferts ◀de▶ technologies, afin d’éviter qu’ils ne détruisent les écosystèmes dans les pays récepteurs, puis qu’ils n’augmentent le chômage dans le pays ◀d’▶origine — celui-ci devenant importateur des produits ◀de▶ ses propres techniques, au détriment de ses propres entreprises qui tombent en faillite et licencient…
Toutes ces flèches indicatrices traduisent un même souci ◀d’▶ordonner l’économie — le travail des hommes et les moyens ◀de▶ subsistance qu’ils en tirent — au bien-être réel du plus grand nombre possible ◀de▶ personnes réelles, plutôt qu’au profit en monnaie ◀d’▶un -nombre toujours plus restreint ◀de▶ sociétés toujours plus anonymes et toujours plus irresponsables.
◀D’▶urgence
Il est temps ◀de▶ mettre l’économie au service des finalités reconnues ◀de▶ notre société, et non plus ◀de▶ prétendus « impératifs » qui nous empêcheraient ◀de▶ le faire « pour le moment ».
Il est temps ◀de▶ chercher les moyens immédiats ◀d’▶obéir au seul impératif indiscutable : celui du désarmement nucléaire, condition ◀de▶ la survie ◀de▶ l’espèce humaine en tant que civilisation.
Il est temps ◀de▶ libérer l’économie mondiale ◀de▶ sa servitude la plus angoissante : la production, pour 350 milliards ◀de▶ dollars par an, ◀d’▶armements qui ne servent qu’à se neutraliser potentiellement, et sont, au mieux, ◀d’▶utilisation nulle.
Et cette économie libérée ◀de▶ l’obsession ◀de▶ la guerre, c’est-à-dire du suicide ◀de▶ l’espèce, il est temps ◀de▶ l’ordonner aux buts humains, mais aussi aux limites que lui posent les réalités sociales et naturelles qu’elle avait cru pouvoir éliminer ◀de▶ ses comptes.
Il est grand temps que « R & D » (la Recherche et le Développement, sigle et termes sacralisés par l’industrie et la technocratie contemporaines) se portent vers des domaines nouveaux, non encore colonisés par les États-nations, non encore structurés et dimensionnés par les « impératifs » ◀de▶ la préparation à la guerre, donc ◀de▶ la centralisation.
Parlant ◀de▶ la mise en place ◀de▶ structures fédérales en Europe, Louis Armand avait formulé une règle ◀d’▶or qui trouve ici ses applications : « Développons en commun ce qui est neuf. Laissons ◀de▶ côté les héritages du passé dont l’unification prendrait trop ◀de▶ temps, demanderait trop ◀d’▶énergie et soulèverait trop ◀d’▶opposition. »
Si l’on veut vraiment unir l’Europe, il faut partir ◀d’▶autre chose que ◀de▶ ses facteurs ◀de▶ division, il faut bâtir sur autre chose que sur les obstacles à l’union, espérer sur un autre plan que celui où l’union s’est révélée impossible. Ces réalités neuves, ou en pleine transformation, nous les trouverons aujourd’hui dans le domaine ◀de▶ l’Énergie, dans les problèmes ◀de▶ l’Écologie, et dans la montée des régions.