IV.
Les régions
1.
Émergence du problème
Naissance simultanée des régions et de▶ ◀la▶ fédération européenne
◀Le▶ phénomène région est probablement ◀la▶ nouveauté politique ◀la▶ plus importante du siècle depuis ◀l’▶apparition, à la suite de la Première Guerre mondiale, des États totalitaires ◀de▶ Staline, Mussolini et Hitler, imités après ◀la▶ Seconde Guerre mondiale par près ◀d’▶une cinquantaine ◀de▶ dictatures à parti unique, en Europe d’abord, puis au lendemain ◀de▶ ◀la▶ décolonisation, en Afrique, en Amérique latine et en Asie.
À vrai dire, ◀le▶ phénomène région s’explique comme réaction aux délires centralisateurs qui caractérisent ◀les▶ États totalitaires et représentent ◀le▶ stade ◀de▶ blocage final dans ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶État-nation né ◀de▶ ◀la▶ Révolution française et du Premier Empire.
◀De▶ 1792 aux années 1960, on assiste à ◀la▶ réduction progressive, et généralement tenue pour progressiste, des minorités linguistiques, à ◀la▶ dissolution systématique des communautés ethniques, à ◀la▶ suppression des libertés locales et régionales, à ◀la▶ subordination croissante ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀de▶ ses valeurs et ◀de▶ ses désirs aux ambitions, baptisées nécessités ou « raisons ◀d’▶État », ◀de▶ ◀l’▶appareil politique, administratif ou militaire qui a réussi à faire main basse sur une nation. ◀Les▶ dictatures totalitaires achèvent ce processus. Elles tuent, peut-être pour longtemps, toute espèce ◀de▶ vitalité, ◀de▶ spontanéité civique.
C’est alors au sein des États-nations ◀les▶ moins « avancés » à cet égard et ◀les▶ plus libéraux (entendons ◀les▶ moins brutalement répressifs) que vont se manifester les premières réactions des ethnies et des « minorités » ◀de▶ toute nature qui sentent qu’elles doivent protester et se faire entendre là où c’est encore possible, là où il n’est pas déjà trop tard.
Il faut souligner fortement ◀le▶ fait que les premières affirmations régionalistes ont suivi ◀de▶ peu ◀la▶ mise en œuvre des premières organisations ◀d’▶union européenne : notamment ◀la▶ création du Marché commun puis ◀la▶ réunion des trois Communautés économiques (CECA, Euratom et MC) sous ◀le▶ sigle ◀de▶ ◀la▶ CEE siégeant à Bruxelles (début ◀de▶ 1958). ◀Le▶ lien entre ces deux phénomènes est évident : il suffit que se lève à ◀l’▶horizon ◀la▶ possibilité ◀d’▶une autorité supérieure à celle des États et coiffant leurs « souverainetés indivisibles » pour que renaisse ◀la▶ possibilité ◀de▶ prise au sérieux ◀de▶ réalités locales et régionales. L’un ◀de▶ ces deux mouvements ne va pas sans l’autre ; en réalité, ils sont ◀les▶ deux aspects apparemment contradictoires mais pratiquement inséparables du dépassement ◀de▶ ◀la▶ structure État-nation par ◀le▶ bas et ◀le▶ haut à la fois, c’est-à-dire par ◀les▶ régions comme éléments ◀de▶ base ◀de▶ ◀la▶ fédération continentale.
En même temps que ◀l’▶on crée à Bruxelles une Direction générale ◀de▶ ◀la▶ politique régionale, se manifestent les premières revendications régionalistes dans ◀de▶ nombreux pays ◀d’▶Europe de l’Ouest. (On ne sait rien ou presque ◀de▶ ◀l’▶activité clandestine des régionalistes en Europe de l’Est.) En France, attentats au plastic en Bretagne et en Corse ; en Grande-Bretagne, mouvement écossais et gallois exigeant une « dévolution » du pouvoir central à des autorités régionales ; en Italie, agitation pour ◀l’▶entrée en vigueur ◀de▶ ◀la▶ Constitution votée après ◀la▶ chute du fascisme et qui prévoit ◀la▶ création dans ◀la▶ Péninsule ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ régions dotées ◀de▶ pouvoirs réels. En Espagne, série noire ◀d’▶attentats dans ◀le▶ Pays basque, pression croissante du mouvement catalan réclamant ◀le▶ retour au statut ◀d’▶autonomie ◀d’▶avant Franco ; en Suisse, agitation et plasticages dans ◀le▶ Jura francophone et catholique « attribué » depuis 1814 au canton ◀de▶ Berne alémanique et protestant…
Tout le monde, dans tous ces pays, se retrouve d’accord pour condamner ◀les▶ plasticages et ◀la▶ violence en général. Mais une distinction très importante doit être faite entre ◀les▶ actes ◀de▶ violence contre des relais ◀de▶ TV, des cars ◀de▶ police (vides), voire une salle ◀de▶ musée ◀d’▶histoire exaltant ◀les▶ victoires ◀d’▶un tyran, d’une part, — et ◀les▶ attentats contre des personnes comme ceux que multiplient certains mouvements « nationalistes » en Irlande du Nord ou en Euskadi, d’autre part. Dans le premier cas, il s’agit ◀de▶ gestes symboliques, commis par des autonomistes qui se plaignent ◀de▶ n’avoir pas d’autres moyens ◀de▶ se faire entendre ◀de▶ ◀l’▶opinion publique et ◀de▶ forcer ◀l’▶attention des Pouvoirs. Dans le second cas, il s’agit ◀de▶ crimes, non seulement contre ◀l’▶ordre établi, souvent jugé oppressif, mais encore, contre ◀l’▶ordre à établir, contre ◀la▶ cause elle-même au nom de laquelle on prétend combattre. On ◀l’▶a dit avec raison : ◀les▶ crimes terroristes multipliés par ◀l’▶ETA sont ◀la▶ pire menace, actuellement, non seulement contre ◀la▶ démocratie espagnole, mais contre ◀le▶ régionalisme en soi, contre ◀l’▶esprit fédéraliste, contre ◀l’▶Europe, contre ◀la▶ Liberté dans ◀le▶ monde ◀de▶ demain.
Revendications et motivations
Reste à savoir quelles sont leurs revendications — celles qu’ils déclarent — et quelles sont ◀les▶ motivations profondes — pas toujours bien conscientes — qui animent leur lutte. Trois ordres ◀de▶ revendications correspondent à trois types ◀de▶ régions.
a) ◀Le▶ réveil des ethnies, groupes historiques et minorités linguistiques englobées, contre leur gré ◀le▶ plus souvent, dans un État national plus vaste qui tend à supprimer leur identité et à éliminer par tous ◀les▶ moyens leurs caractéristiques culturelles, juridiques, économiques et sociales, à mesure que ◀la▶ centralisation se fait plus impérieuse dans tous ces domaines. Exemples : Écosse, pays de Galles, Bretagne, Euskadi, Catalogne, Occitanie, Corse, Sud Tyrol, Val ◀d’▶Aoste, Alsace, Flandres, Jura. Leurs doléances et revendications sont toujours ◀les▶ mêmes : droit à leur langue historique dans tous ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀la▶ vie publique (écoles, conseils, tribunaux, médias, publications), suppression des discriminations ◀de▶ tout ordre (économiques autant que culturelles et sociales) dont ils se disent victimes et qu’exercerait à son profit ◀l’▶ethnie dominante dans ◀l’▶État national (◀la▶ castillane, ◀la▶ française, ◀l’▶anglaise, ◀la▶ wallonne, ◀la▶ piémontaise et ◀la▶ lombarde, etc.), cette ethnie dominante n’imposant pas seulement sa langue, dite « littéraire », aux « dialectes » des peuples conquis, mais ses systèmes ◀de▶ valeurs24.
b) D’autres régions, telles que ◀le▶ Mezzogiorno, ◀la▶ Sardaigne, ◀le▶ Sud-Ouest ◀de▶ ◀la▶ France, ou ◀la▶ Calotte du Nord (cercle polaire), sont définies en tant que problèmes essentiellement économiques — ceux dont s’occupe ◀la▶ Direction générale ◀de▶ ◀la▶ politique régionale des Communautés. ◀Les▶ revendications ethniques n’y jouent pratiquement aucun rôle.
c) ◀De▶ nombreux groupements transfrontaliers représentent une troisième catégorie : parfois dépourvus ◀d’▶unité historique, mais parlant même langue ou dialectes semblables, par-dessus ◀les▶ frontières qui séparent actuellement nos États-nations. Ces régions sont définies par des réactions communes à certains « défis » socioéconomiques ou à certaines menaces sur leur environnement qui contribuent à former dans leur population une conscience régionale et ◀le▶ sens ◀d’▶une communauté ◀de▶ destin.
C’est ainsi que ◀la▶ Regio basiliensis vise à grouper des Alsaciens (français), des Badois (allemands), et des Bâlois (suisses) qui voisinent sur ◀les▶ deux rives du Rhin et parlent des dialectes germaniques très semblables, aux fins immédiates ◀de▶ réduire ◀la▶ pollution ◀de▶ ◀l’▶atmosphère et du fleuve, ◀d’▶améliorer ◀les▶ transports publics et ◀le▶ régime des travailleurs frontaliers, ◀de▶ créer un aéroport international commun, et ◀de▶ résister à ◀l’▶implantation autour du coude du Rhin ◀de▶ seize centrales nucléaires (six tranches françaises, cinq suisses, cinq allemandes), dont ◀le▶ moins qu’on puisse dire est qu’elles sont superflues pour ◀les▶ besoins réels ◀de▶ ◀la▶ région…
Une quinzaine d’autres régions suscitées par des problèmes analogues et des possibilités ◀de▶ solution du même ordre sont en voie ◀de▶ formation, ◀de▶ ◀la▶ Calotte nordique (Norvège, Suède, Finlande) à ◀la▶ Frise et jusqu’à Bâle. Une dizaine d’entre elles chevauchent ◀les▶ frontières communes avec ◀l’▶Allemagne du Danemark, ◀de▶ ◀la▶ Hollande, ◀de▶ ◀la▶ Belgique, du Luxembourg, ◀de▶ ◀la▶ France et ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Elles englobent parfois des districts relevant ◀de▶ trois pays différents, ainsi ◀les▶ régions ◀d’▶Aix-la-Chapelle-Liège-Maastricht et ◀de▶ Sarre-Lorraine-Luxembourg ; ◀la▶ région dite lémano-alpine qui se constitue à cheval sur ◀la▶ frontière franco-suisse autour de Genève ; enfin ◀la▶ région qu’on pourrait baptiser triestine Frioul-Carinthie-Slovénie, à ◀l’▶extrémité est ◀de▶ ◀l’▶arc alpin.
Certaines ◀de▶ ces revendications (surtout celles des ethnies) avaient été exprimées par ◀les▶ éléments dits réactionnaires au début du siècle, et ◀les▶ gouvernements des États-nations montraient tous une tendance marquée à ◀les▶ pousser vers ◀le▶ folklore, ◀les▶ célébrations historiques et ◀l’▶érudition locale. C’est ainsi qu’en France, ◀le▶ félibrige, mouvement essentiellement culturel animé en Provence par Frédéric Mistral (qui reçut l’un des premiers prix Nobel ◀de▶ littérature), fut encouragé par Paris. Mais au lendemain ◀de▶ ◀la▶ Seconde Guerre mondiale, lorsque se découvrit ◀l’▶horizon européen, c’est-à-dire supranational, ◀les▶ revendications régionalistes, dans toute ◀l’▶Europe, prirent rapidement un tour nouveau : ce n’était plus tellement ◀le▶ passé et ◀les▶ symboles collectifs qu’il s’agissait ◀de▶ préserver, mais ◀l’▶avenir, ◀les▶ libertés civiques et ◀les▶ responsabilités concrètes à restaurer ou instaurer. ◀La▶ cause régionaliste, sans perdre ses tenants traditionnels, devenait une cause ◀d’▶avant-garde, mobilisant ◀la▶ gauche et ◀la▶ jeunesse ◀de▶ gauche autant que ◀de▶ droite.
d) Derrière toutes ◀les▶ revendications qu’on vient de rappeler, ◀le▶ besoin ◀de▶ participation civique est sans doute ◀la▶ motivation ◀la▶ plus fondamentale qui soit commune à tous ◀les▶ types ◀de▶ régions.
Ce besoin peut suffire à lui seul, en ◀l’▶absence ◀de▶ « problèmes » ethniques et ◀de▶ « défis » économiques, à susciter des projets régionaux sans précédents historiques (du moins conscients), tournés vers un avenir prochain où ◀l’▶homme pourra de nouveau faire entendre sa voix, agir en citoyen à la fois libre et responsable dans une communauté à mesure humaine.
Car là seulement ◀le▶ citoyen pourra voir et vérifier dans une large mesure ◀la▶ portée effective des décisions qu’il aura contribué à former :
— quant à ◀la▶ création ou au maintien ◀d’▶emplois rétribués ou ◀d’▶activités artisanales ;
— quant à ◀la▶ production locale et à ◀la▶ distribution ◀d’▶énergie solaire, hydraulique, éolienne, géothermique, biologique ;
— quant à ◀la▶ protection des sols, ◀de▶ ◀l’▶humus, des forêts, des eaux et ◀de▶ ◀l’▶air ;
— quant aux transports publics ;
—quant à ◀la▶ mise en commun des instruments ◀de▶ culture des terres, des corps et des esprits, lorsqu’ils dépassent ◀les▶ possibilités ◀de▶ ◀l’▶individu, ◀de▶ ◀la▶ famille, ou ◀de▶ ◀la▶ commune.
◀De▶ telles régions, définies comme espaces ◀de▶ participation civique, sont en train de se dessiner là même où nul problème ethnique et linguistique, et nul défi économique ne suffiraient à ◀les▶ caractériser.
On a vu ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ Regio basiliensis : tous y parlent ◀la▶ même langue réelle, sinon officielle dans ◀la▶ partie alsacienne. Mais dans ◀la▶ région lémano-alpine, cette dernière distinction tombe, et ne subsistent réellement que ◀les▶ motivations ◀d’▶action commune sur le plan civique sur un territoire donné. Il en va de même pour la plupart des régions ou Comunidades Autonomas définies par ◀la▶ Constitution espagnole : à ◀l’▶exception ◀de▶ ◀la▶ Catalogne et ◀de▶ ◀l’▶Euskadi, elles ne correspondent pas à des particularismes linguistiques ou ethniques, mais seulement aux besoins que leur nom même indique, ◀de▶ communauté et ◀d’▶autonomie. Elles relèvent donc ◀de▶ ◀la▶ définition ◀la▶ plus générale ◀de▶ ◀la▶ région comme espace ◀de▶ participation civique.
D’autres régions tout anglaises se dessinent dans ◀les▶ Midlands, tout italiennes existent dans ◀la▶ Botte, toutes françaises peuvent se déclarer dans ◀le▶ Centre, ◀le▶ Sud-Ouest, ◀la▶ Franche-Comté…
Il semble donc que ◀le▶ phénomène régional dans son ensemble puise ses motivations essentielles dans une réaction contre ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀la▶ centralisation stato-nationale, réaction plus profonde que toutes ◀les▶ revendications ethniques ou économiques isolées ou combinées.
On peut en voir une preuve dans ◀le▶ fait que plusieurs cantons suisses sont bilingues et l’un même quadrilingue, sans qu’y soient jamais apparus ◀de▶ problèmes politiques ou économiques sérieux résultant ◀de▶ cette pluralité : c’est que ◀les▶ communautés linguistiques allemandes, françaises, italiennes, ladines ou romanches, qui cohabitent dans ◀les▶ cantons ◀de▶ Fribourg, du Valais et des Grisons, ont toujours eu ◀la▶ possibilité ◀de▶ participer réellement, sur pied ◀d’▶égalité incontestée, aux décisions publiques dans leur État. Et c’est aussi que leur réunion avec d’autres groupes ethniques pour former un canton (« État souverain » selon ◀la▶ Constitution suisse) a résulté ◀d’▶une libre décision communautaire. ◀Le▶ contraire s’est produit dans ◀le▶ cas du Jura : en 1814, ce pays s’est vu « attribué » par ◀les▶ Puissances à ◀l’▶État de Berne, pays ◀de▶ langue et ◀de▶ confession différentes. ◀D’▶où ◀le▶ mouvement séparatiste (et pas seulement autonomiste) qui s’est réveillé dans ◀les▶ années 1950 et qui vient ◀d’▶aboutir à ◀la▶ création ◀d’▶un État cantonal nouveau : si ◀les▶ revendications ethniques et économiques ont paru décisives en ◀l’▶occurrence, c’est précisément parce qu’à ◀l’▶inverse ◀de▶ ce qui s’était passé dans ◀les▶ autres cantons bilingues, ◀les▶ Jurassiens « attribués » à Berne ne se sentaient pas responsables ◀de▶ leur destin.
Ce qui a été fait jusqu’ici
En Europe, tout commence par des congrès, y compris ◀les▶ révolutions. Et ◀la▶ « révolution régionaliste », comme certains ◀l’▶ont déjà baptisée, n’y a pas manqué.
À Bruxelles, en 1961, ◀la▶ Conférence sur ◀les▶ économies régionales apparaît comme la première reconnaissance officielle du thème régional sur le plan européen. Des initiatives spontanées groupant économistes, industriels, sociologues, députés et élus locaux répondent dans plusieurs pays à ce signal ◀d’▶ouverture du débat, tandis qu’à ◀la▶ Direction générale ◀de▶ ◀la▶ politique régionale créée par ◀les▶ Communautés ◀de▶ Bruxelles répondra dès 1970 ◀la▶ « Conférence européenne des pouvoirs locaux et régionaux » du Conseil de l’Europe. Celle-ci convoque à Strasbourg en 1972 une première Confrontation européenne des régions frontalières 25.
Lors de ces rencontres, désormais régulières, ◀les▶ délégués des régions en formation peuvent comparer leurs problèmes, leurs méthodes, leurs solutions. Ils découvrent que si chaque région présente des caractères uniques, c’est par là qu’elle ressemble ◀le▶ plus à toutes ◀les▶ autres. Ils sortent ◀de▶ leur longue lutte en retraite, parfois désespérée, pour entrer dans un grand mouvement continental ◀de▶ renouveau.
À ces congrès patronnés par ◀les▶ organisations intergouvernementales s’ajoutent ◀les▶ très nombreux colloques organisés par ◀les▶ fédéralistes européens, par ◀les▶ instituts universitaires ◀d’▶études européennes (il en existe une quarantaine), et récemment par ◀les▶ mouvements écologistes soucieux ◀de▶ marquer leur convergence décisive avec ◀les▶ mouvements fédéralistes et régionalistes.
Autour de ces colloques, dont chacun marque un progrès vers ◀la▶ synthèse des forces émergentes « pour ◀l’▶Europe », foisonnent des centaines ◀d’▶études, ◀de▶ volumes, ◀de▶ numéros spéciaux ◀de▶ revues, qui à leur tour vont alimenter hebdomadaires et journaux régionaux, manifestes, tracts et bulletins ◀de▶ liaison, tout cela traduisant ◀la▶ réalité montante ◀d’▶un phénomène que seuls ◀les▶ appareils des partis politiques font encore semblant ◀de▶ mettre en doute, et qui n’est autre que ◀la▶ nécessité urgente ◀de▶ décentraliser au maximum, ◀de▶ régionaliser et ◀de▶ localiser ◀les▶ pouvoirs politiques et économiques, si ◀l’▶on veut sauver ◀l’▶Europe du désastre des sociétés industrielles, ◀de▶ leur gigantisme, ◀de▶ leur méconnaissance foncière des besoins véritables ◀de▶ ◀l’▶homme autant que des rythmes et des équilibres naturels.
2.
Crise ◀de▶ ◀l’▶État centraliste
Mais au niveau des États-nations et ◀de▶ leurs gouvernements, il faut reconnaître que ◀la▶ résistance des administrations nationales et des classes politiciennes à toute redistribution des pouvoirs ◀de▶ ◀l’▶État central domine encore ◀la▶ conjoncture.
◀L’▶ampleur du phénomène régionaliste est encore mal perçue par ◀l’▶opinion ◀de▶ nos pays, qu’elle ne réveille qu’au bruit des détonations ◀de▶ charges ◀de▶ plastic détruisant périodiquement ◀les▶ symboles ◀de▶ ◀l’▶État centralisé : cars ◀de▶ police ou tours ◀de▶ retransmission du discours ◀de▶ ◀la▶ capitale.
◀Les▶ appareils des grands partis — à deux ou trois exceptions près — se montrent réticents ou franchement hostiles.
◀Les▶ uns redoutent ◀les▶ régions au nom d’un égalitarisme jacobin qui voit dans toute « différence » une menace ◀de▶ dissidence, et dans toute particularité reconnue un « privilège » potentiel. ◀Les▶ autres condamnent toute décentralisation réelle au nom d’un système ◀d’▶« efficacité capitaliste qui a fait ses preuves », nous dit-on. (Serait-ce par ◀l’▶inflation et ◀le▶ chômage ?)
Tous voient dans une Europe des régions un retour au chaos ou, ce qui leur paraît pire encore, à ◀la▶ féodalité (dont ils ignorent ◀les▶ structures et fonctions au Moyen Âge).
Alors que c’est ◀la▶ centralisation actuelle qui crée ◀les▶ crises ◀de▶ tous ordres, économiques, sociales, scolaires, politiques, et ◀les▶ violences qui en résultent.
◀Le▶ chaos ◀le▶ plus grave est celui qu’amène ◀la▶ guerre. Or il n’est pas niable que ◀les▶ guerres en Europe, depuis un siècle, ont toutes eu pour détonateur des problèmes non résolus ou brutalement niés ◀de▶ régions, du Schleswig-Holstein en 1866 aux Sudètes en 1939, en passant par ◀l’▶Alsace-Lorraine en 1870, et ◀la▶ Bosnie en 1914. Ce qui revient à dire qu’elles ont été causées par ◀le▶ refus buté ◀de▶ toute espèce ◀de▶ solution fédéraliste, ◀de▶ toute reconnaissance réelle du droit des peuples à se déterminer librement au sein d’une union librement consentie.
Aujourd’hui, ◀la▶ tendance dominante en Europe peut être caractérisée par ◀l’▶opposition aux régimes totalitaires (successivement, ◀la▶ Grèce, ◀le▶ Portugal, ◀l’▶Espagne, ont liquidé leur dictature sans drames sanglants) et par ◀l’▶affirmation partout réitérée des avantages ◀de▶ ◀la▶ décentralisation. Nous n’en voyons pas moins nos principaux États réaffirmer à tout propos leur volonté ◀de▶ ne rien sacrifier ◀de▶ leur « souveraineté nationale absolue et indivisible », tout en réitérant leur volonté ◀d’▶« accroître ◀l’▶union entre ◀les▶ nations européennes ». Or, ces deux volontés sont contradictoires, en pratique comme en théorie.
◀L’▶objectivité scientifique oblige à constater que :
1° ◀Les▶ gouvernements des États ◀les▶ plus susceptibles quant à ◀la▶ sauvegarde ◀de▶ leur indépendance nationale sont aussi ceux qui n’ont cessé depuis plusieurs siècles ◀de▶ refuser tous droits ◀d’▶« indépendance », voire ◀de▶ simple autonomie, aux ethnies conquises et annexées par leurs ancêtres, à savoir
— en France : ◀la▶ Bretagne, ◀le▶ Pays basque, ◀l’▶Occitanie, ◀le▶ Roussillon catalan, ◀la▶ Provence, ◀la▶ Corse, ◀l’▶Alsace ;
— en Grande-Bretagne : ◀l’▶Écosse, ◀le▶ pays de Galles, ◀la▶ Cornouaille, ◀l’▶Irlande du Nord.
2° Il est contradictoire ◀de▶ prétendre fonder ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe sur des États à ce point jaloux ◀de▶ ◀la▶ moindre parcelle ◀de▶ leur indépendance, et qui en revanche, à ◀l’▶intérieur, ne conçoivent ◀l’▶union que sous ◀la▶ forme ◀d’▶une assimilation forcée du plus faible par ◀le▶ plus fort.
◀D’▶où, sans nul doute, ◀la▶ crainte perpétuelle manifestée par ces mêmes États, devant ◀les▶ « risques ◀d’▶hégémonie », au sein d’une union européenne, ◀de▶ tel ou tel État-nation autre que ◀le▶ leur. Ils ne sauraient imaginer qu’une Europe unie ne leur fasse pas ce qu’ils ont fait eux-mêmes à leurs « nations » (au sens ancien du terme : ethnies, langues). Ils sont ◀les▶ plus éloquents à revendiquer, au niveau européen, ◀le▶ respect des indépendances et des identités — celles-là mêmes qu’ils ont vilipendées chez eux au niveau national.
Cette conjoncture ne saurait annoncer qu’une escalade ◀de▶ violence, si des solutions novatrices n’interviennent pas à bref délai. Mais là encore, elles ne peuvent être qu’européennes.
Car, ainsi que ◀le▶ fait voir une analyse désormais classique, ◀les▶ États-nations d’Europe sont en crise à cause du double fait :
— qu’ils sont trop petits pour jouer un rôle effectif à ◀l’▶échelle mondiale, ou pour assurer leur défense ;
— qu’ils sont trop grands — à deux ou trois exceptions près — pour animer réellement leurs régions et pour résoudre leurs problèmes ◀de▶ chômage, ◀d’▶écologie, ◀d’▶enseignement.
Pourquoi cela ? Parce que nos États-nations étant nés ◀de▶ ◀la▶ guerre continuent à trouver dans ◀la▶ préparation à ◀la▶ guerre, baptisée « défense nationale », ◀la▶ justification en dernier recours, ◀l’▶ultima ratio ◀de▶ leurs décisions ◀les▶ moins défendables à tout autre point de vue — qu’il soit économique, écologique, culturel ou ◀de▶ simple justice : centrales nucléaires (ruineuses), ventes ◀d’▶armes et recherches sur ◀la▶ guerre bactériologique (criminelles), priorité aux industries ◀les▶ plus liées aux armements (et tant pis pour ◀les▶ activités qui nourrissent ◀l’▶homme), etc.
◀L’▶État-nation étant ◀l’▶obstacle principal non seulement à sa propre régionalisation (fédéralisme interne) mais aussi à toute intégration dans ◀l’▶ensemble européen continental (fédération externe), il devient évident que ◀la▶ région et ◀la▶ fédération européenne ne se feront pas l’une sans l’autre.
Point ◀de▶ fédération européenne sans régions comme unités ◀de▶ base ; point ◀de▶ régions viables sans ouverture sur ◀la▶ fédération européenne et par là même sur ◀le▶ monde uni, but ultime.
3.
Solutions européennes
Repartir ◀d’▶en bas
Il ne saurait y avoir ◀de▶ liberté réelle du citoyen tant que ◀les▶ collectivités dont il fait partie ne sont pas devenues elles-mêmes pleinement responsables.26
Nous allons essayer ◀d’▶humaniser ◀la▶ vie professionnelle et ◀de▶ renforcer ◀la▶ participation ◀de▶ chacun au sein des communautés locales et provinciales. Notre programme tient en un mot : décentralisation.27
◀L’▶État national n’est plus ◀le▶ critère ultime ◀de▶ ◀la▶ politique, dans notre pays.28
Ces trois déclarations définissent très clairement ◀les▶ conditions ◀de▶ toute restauration ou création ◀de▶ communautés efficaces et pacifiques, là où ◀le▶ centralisme napoléonien a manifestement échoué.
Il faut inverser ◀la▶ tendance : au lieu de tout dicter à partir ◀d’▶un centre administratif sourd aux directives politiques quelles qu’elles soient et ◀de▶ si haut qu’elles viennent29, il nous faut repartir ◀d’▶en bas, des groupes et des communautés locales. Avec ◀la▶ force immense ◀de▶ ◀la▶ germination !
Partir ◀d’▶en bas, c’est-à-dire des plus petites unités, signifie très exactement ceci, que ◀le▶ diplomate américain D. Moynihan formulait naguère à propos des États-Unis, mais qu’il est facile ◀de▶ transposer en termes européens :
Ne confiez jamais à une plus grande unité ce qui peut être fait par une plus petite. Ce que ◀la▶ famille peut faire, ◀la▶ municipalité ne doit pas ◀le▶ faire. Ce que ◀la▶ municipalité peut faire, ◀les▶ États ne doivent pas ◀le▶ faire. Et ce que ◀les▶ États peuvent faire, ◀le▶ gouvernement fédéral ne doit pas ◀le▶ faire.
Dans ◀le▶ même sens se prononcent aujourd’hui la plupart des sociologues et politologues européens, et nombre ◀d’▶hommes politiques responsables aux USA : ◀la▶ décentralisation du gouvernement, ◀de▶ ◀l’▶économie et des activités culturelles, leur paraît ◀la▶ condition même ◀d’▶une renaissance civique, économique et culturelle ◀de▶ leur pays.
Progrès, parfois spectaculaires
À part ◀les▶ guerres ◀d’▶agression et ◀les▶ centrales nucléaires, qui exigent ◀les▶ unes et ◀les▶ autres une centralisation ombrageuse, tout marche mieux, sur une petite échelle, dans ◀les▶ autonomies locales. « Coopératives ◀d’▶habitation, énergie solaire, petites entreprises, compost, alimentation du bétail, banques locales : ◀les▶ communes (neighborhoods) commencent à retrouver ◀le▶ sens ◀de▶ leur autonomie, à reprendre en main leur destin. »30 Il est faux que ◀le▶ plus grand soit ◀le▶ plus efficace. E. M. Schumacher a démontré ◀le▶ contraire, ◀d’▶une manière décisive, dans son célèbre ouvrage Small is beautiful. Ici encore, nos meilleurs sociologues et politologues européens font à cette thèse un écho enthousiaste, mais il est rare qu’ils soient suivis autrement qu’en paroles par des hommes politiques ◀d’▶influence comparable à celle des gouverneurs ◀d’▶État et maires ◀de▶ mégalopoles qui militent aux USA pour ◀les▶ autonomies locales et ◀les▶ régions transétatiques.
Cependant, ◀les▶ progrès sont notables, parfois spectaculaires, non seulement dans ◀la▶ prise de conscience du phénomène régional, mais déjà dans ◀la▶ mise en forme des mesures tendant à instaurer ◀l’▶autonomie des régions, notamment en Italie, en Espagne, en Grande-Bretagne et en Belgique. (Voir Annexe 3.)
Cette évolution apparaît comme ◀le▶ préalable à toute formation continentale ◀d’▶une véritable Europe des régions. Car il n’est guère possible ◀de▶ fédérer que des entités elles-mêmes fédératives, ◀les▶ centralistes s’y opposant en vertu de leur formule même.
Quant aux acteurs principaux ◀de▶ ◀la▶ fédération des régions, on peut ◀les▶ répartir en quatre classes : ◀les▶ États en voie ◀de▶ décentralisation fédéraliste (voir Annexe 3) ; ◀les▶ organisations européennes intergouvernementales (Conseil de l’Europe, Communautés économiques) ; ◀les▶ régions transfrontalières déjà opérationnelles ou en voie ◀de▶ ◀le▶ devenir ; ◀les▶ mouvements fédéralistes et ◀les▶ mouvements écologistes.
◀Les▶ États en voie ◀de▶ fédéralisation interne préparent ◀le▶ dépassement des souverainetés nationales au profit des communautés régionales, unités ◀de▶ base ◀de▶ toute fédération.
◀Les▶ Communautés économiques rendent concevables ◀les▶ notions ◀d’▶entraide substituée à celle ◀de▶ concurrence, et ◀de▶ péréquation substituée à celle ◀d’▶exploitation des plus pauvres par ◀les▶ plus riches entre régions inégalement favorisées du continent.
◀Le▶ Conseil de l’Europe, par sa Conférence des pouvoirs locaux et régionaux, a lancé ◀l’▶idée ◀d’▶un Sénat européen des régions : c’est à ce jour ◀l’▶initiative ◀la▶ plus hardie et novatrice qui se soit manifestée au niveau des organisations intergouvernementales.
Enfin, ◀les▶ régions frontalières sont désormais ◀le▶ front ◀de▶ ◀la▶ lutte pour ◀l’▶Europe, ◀le▶ lieu du combat décisif entre fédéralisme et stato nationalisme. Une percée silencieuse s’y est produite, encore inaperçue — et c’est peut-être heureux — des mass médias et des politiciens : nous voulons parler ◀de▶ ◀la▶ Commission consultative franco-suisse, nommée en 1975 par ◀les▶ gouvernements ◀de▶ Berne et ◀de▶ Paris, pour connaître ◀d’▶un nombre chaque année croissant ◀de▶ problèmes intéressant ◀les▶ populations du canton ◀de▶ Genève, ◀de▶ ◀la▶ Haute-Savoie et du pays ◀de▶ Gex. Cette innovation, qui peut faire jurisprudence, annonce un développement prochain des entités administratives transfrontalières : elle a donc valeur historique. Déjà ◀la▶ Regio basiliensis ◀la▶ rejoint, avec une commission cette fois-ci tripartite. Cette voie ouverte au dépassement des souverainetés nationales absolues et indivisibles est ◀la▶ voie même ◀de▶ ◀la▶ fédération, on veut dire ◀de▶ ◀la▶ seule formule ◀d’▶union qui puisse être acceptée sans réaction ◀de▶ rejet par nos 30 pays européens, et plus encore : par ◀l’▶immense diversité ◀de▶ leurs régions.
Conditions requises
Pour que cette voie mène à des résultats concrets en temps utile, quelques conditions sont requises :
1. Que ◀les▶ habitants des régions comprennent qu’ils n’ont pas à se faire octroyer des pouvoirs par ◀l’▶État central, ni à prendre ◀le▶ Pouvoir dans ◀la▶ capitale, mais à constituer des pouvoirs régionaux, sur place, avec ◀les▶ moyens du bord, par des initiatives ◀de▶ groupes privés au départ. Quand ces moyens ◀d’▶action auront fait leurs preuves, il sera temps ◀de▶ ◀les▶ faire reconnaître par des conventions avec d’autres régions voisines, États nationaux, autorités européennes.
2. Que ◀les▶ responsables gouvernementaux ◀de▶ ◀la▶ politique régionale se forment une vision globale, et non pas sectorielle (intéressée) ni nationale, des problèmes du monde moderne ; qu’ils osent annoncer clairement et simplement, dans leurs déclarations officielles, ◀la▶ nécessité — que tout le monde reconnaît, sans toujours ◀l’▶avouer — ◀de▶ dépasser ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale absolue : toutes ◀les▶ réalités technologiques, écologiques, socioéconomiques et monétaires ◀l’▶ont déjà dépassé en fait, comme ◀l’▶ont fait depuis des siècles, en Europe, ◀les▶ réalités spirituelles, culturelles et scientifiques.
3. Qu’une fiscalité refondue en fonction et au bénéfice des besoins locaux donne enfin ◀les▶ moyens indispensables à ◀l’▶autonomie régionale.
4. Que ◀la▶ Presse, ◀la▶ Radio, ◀la▶ TV et ◀l’▶École ne perdent pas une occasion ◀de▶ souligner tout ce qui, chaque jour, vient illustrer non pas ◀la▶ supériorité ◀de▶ « notre » pays, mais nos interdépendances désormais évidentes et nos complémentarités réjouissantes.
Ainsi se nouera ◀la▶ chaîne des réalités qu’appelle ◀l’▶union des peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe : Écologie — régions — fédération : même avenir.